COMITE EUROPEEN DES DROITS SOCIAUX
DECISION SUR LA RECEVABILITE
23 mai 2012
Fellesforbundet for Sjøfolk (FFFS)
c. Norvège
Réclamation n° 74/2011
Le Comité européen des Droits sociaux, comité d’experts indépendants institué en vertu de l’article 25 de la Charte sociale européenne (« le Comité »), au cours de sa 257e session où siégeaient :
MM. Luis JIMENA QUESADA, Président
Colm O’CINNEIDE, Vice-Président
Jean-Michel BELORGEY, Rapporteur Général
Mme Csilla KOLLONAY LEHOCZKY
MM. Andrzej SWIATKOWSKI
Lauri LEPPIK
Mme Birgitta NYSTRÖM
MM. Rüçhan IŞIK
Petros STANGOS
Alexandru ATHANASIU
Mmes Jarna PETMAN
Elena MACHULSKAYA
M. Giuseppe PALMISANO
Mme Karin LUKAS
Assisté de M. Régis BRILLAT, Secrétaire exécutif,
Vu la réclamation datée du 27 septembre 2011, enregistrée à la même date sous la référence 74/2011, présentée par le Fellesforbundet for Sjøfolk (syndicat représentant des gens de mer) (« le FFFS ») et signée par son Président, M. Leif R. Vervik, tendant à ce que le Comité déclare que la situation de la Norvège n’est pas conforme aux articles 1§2 et 24 de la Charte sociale européenne révisée (« la Charte ») lus seuls ou en combinaison avec l’article E ;
Vu la notification adressée au Gouvernement norvégien (« le Gouvernement ») le 28 octobre 2011 ;
Vu les documents annexés à la réclamation ;
Vu la Charte, et notamment les articles 1§2, 24 et E, ainsi libellés :
Article 1 – Droit au travail
Partie I : « Toute personne doit avoir la possibilité de gagner sa vie par un travail librement entrepris ».
Partie II : « En vue d’assurer l’exercice effectif du droit au travail, les Parties s’engagent : (…)
2. à protéger de façon efficace le droit pour le travailleur de gagner sa vie par un travail librement entrepris ; (…) ».
Article 24 – Droit à la protection en cas de licenciement
Partie I : « Tous les travailleurs ont droit à une protection en cas de licenciement ».
Partie II : « En vue d’assurer l’exercice effectif du droit à la protection en cas de licenciement, les Parties s’engagent à reconnaître :
a le droit des travailleurs à ne pas être licenciés sans motif valable lié à leur aptitude ou conduite, ou fondé sur les nécessités de fonctionnement de l’entreprise, de l’établissement ou du service ;
b le droit des travailleurs licenciés sans motif valable à une indemnité adéquate ou à une autre réparation appropriée.
A cette fin les Parties s’engagent à assurer qu’un travailleur qui estime avoir fait l’objet d’une mesure de licenciement sans motif valable ait un droit de recours contre cette mesure devant un organe impartial. »
Article E – Non-discrimination
« La jouissance des droits reconnus dans la présente Charte doit être assurée sans distinction aucune fondée notamment sur la race, la couleur, le sexe, la langue, la religion, les opinions politiques ou toutes autres opinions, l’ascendance nationale ou l’origine sociale, la santé, l’appartenance à une minorité nationale, la naissance ou toute autre situation ».
Vu le Protocole additionnel à la Charte sociale européenne (« la Charte de 1961 ») prévoyant un système de réclamations collectives (« le Protocole ») ;
Vu le Règlement du Comité adopté le 29 mars 2004 lors de la 201e session et révisé le 12 mai 2005 lors de la 207e session, le 20 février 2009 lors de la 234e session et le 10 mai 2011 lors de la 250e session (« le Règlement ») ;
Vu les observations du Gouvernement sur la recevabilité de la réclamation datées du 12 janvier 2012 et enregistrées à la même date ;
Vu les observations du FFFS datées du 1er février 2012 et enregistrées à la même date, en réponse à celles du Gouvernement ;
Vu les observations additionnelles du Gouvernement datées du 21 février 2012 et enregistrées à la même date, ainsi que les documents qui y sont annexés ;
Vu les observations additionnelle du FFFS datées du 30 avril 2012 et enregistrées à la même date, en réponse à celle du Gouvernement ;
Après avoir délibéré le 23 mai 2012 ;
Rend la décision suivante, adoptée à cette date :
1. Le FFFS allègue que la loi sur les marins (Den norske sjømannslov) du 30 mai 1975 (n° 18), imposant une retraite obligatoire aux marins lorsqu’ils atteignent l’âge de 62 ans, s’interprète comme une interdiction de travail injustifiée et une suppression discriminatoire du droit des marins à travailler comme marins, en violation des articles 1§2 (droit au travail) et 24 (droit à la protection en cas de licenciement) lus seuls ou en combinaison avec l’article E (non discrimination) de la Charte.
2. Dans ses observations, le Gouvernement soulève les objections ci-après quant à la recevabilité de la réclamation :
– le FFFS ne démontrerait pas que le signataire de la réclamation aurait les pouvoirs de le faire ;
– le FFFS ne serait pas un syndicat « représentatif » au sens de l’article 1§c du Protocole ;
– déclarer la réclamation recevable serait particulièrement malheureux dans un secteur avec un tel degré de syndicalisation alors qu’elle porte sur un sujet soutenu seulement par un tout petit syndicat.
3. En réponse, le FFFS souligne qu’il est représentatif aux fins de la procédure de réclamations collectives, que son Statut accorde le pouvoir de signature à M. Leif R. Vervik et que le fait que les autres syndicats ne remettent pas en cause l’âge limite de départ à la retraite n’a pas d’incidence sur sa capacité à saisir le Comité.
EN DROIT
En ce qui concerne les conditions de recevabilité énoncées par le Protocole et par le Règlement du Comité et les objections 1 et 2 du Gouvernement y relatives
4. Le Comité observe que, conformément à l’article 4 du Protocole, texte que la Norvège a ratifié le 20 mars 1997 et qui a pris effet pour cet Etat le 1er juillet 1998, la réclamation a été déposée sous forme écrite et concerne les articles 1§2, 24 et E de la Charte, dispositions acceptées par la Norvège lors de la ratification de ce traité le 7 mai 2001 et à laquelle elle est liée depuis l’entrée en vigueur de ce traité en ce qui la concerne le 1er juillet 2001. Le Comité relève que, en matière de discrimination dans l’emploi, il est inutile de combiner l’article E (non-discrimination) avec l’article 1§2 (droit au travail) puisque la discrimination dont pourraient souffrir les travailleurs dans l’emploi est déjà interdite par ce dernier.
5. En outre, la réclamation est motivée.
6. Le Comité rappelle que, au regard de l’article 1§c du Protocole, les Parties contractantes au Protocole reconnaissent le droit de faire des réclamations alléguant une application non satisfaisante de la Charte aux « organisations nationales représentatives (…) de travailleurs relevant de la juridiction de la Partie contractante mise en cause par la réclamation ».
7. Le Comité note que le FFFS est une organisation syndicale qui exerce des activités relevant de la juridiction norvégienne, conformément à l’article 1§c du Protocole, ce que le Gouvernement ne conteste pas.
8. En application de l’article 23 du Règlement du Comité, « les réclamations doivent être signées par la ou les personnes habilitées à représenter l’organisation réclamante ». La réclamation présentée au nom du FFFS est signée par M. Leif R. Vervik, Président du FFFS.
9. Le Gouvernement soulève les deux objections suivantes alléguant un défaut d’habilitation de M. Leif R. Vervik à représenter le FFFS :
– D’après l’article 17 du Statut du FFFS, le pouvoir de signature est accordé au président du conseil d’administration/directeur général et au vice-président. Il ne ressort donc pas clairement de ce libellé si le président du conseil d’administration peut signer seul ;
– D’après l’article 13 du Statut du FFFS, les pouvoirs du président du conseil d’administration sont limités. Il représente le conseil d’administration et il doit agir conformément aux décisions que ce dernier prend. Ce n’est qu’exceptionnellement qu’il peut agir de sa propre responsabilité et, dans un tel cas, il doit demander l’accord du conseil d’administration par la suite. La réclamation ne démontre pas que la décision d’attribuer le pouvoir de représenter le FFFS et de déposer la réclamation a été prise en conformité avec cet article.
10. En ce qui concerne la première objection, le FFFS indique que l’article 17 de son Statut signifie que tant le président du conseil d’administration/directeur général que le vice-président détiennent séparément la signature.
11. Le Comité relève que, dans sa réplique, le Gouvernement ne revient plus sur ce point. Il souligne quoi qu’il en soit que l’article 17 du Statut du FFFS accorde le pouvoir de signature à M. Leif R. Vervik en tant que président du conseil d’administration.
12. En ce qui concerne la seconde objection, le FFFS souligne que M. Leif R. Vervik a le soutien unanime du conseil d’administration et qu’il a les pouvoirs de décider d’engager un avocat pour déposer la réclamation collective. Le FFFS a d’ailleurs communiqué une note de son conseil d’administration datée du 25 avril 2012 donnant tout pouvoir à M. Leif R. Vervik dans la présente réclamation.
13. Le Comité rappelle qu’à défaut d’être autorisé de façon permanente par les statuts, le signataire peut l’être par une délibération de l’organe dirigeant le syndicat. Celle-ci peut même intervenir après le dépôt de la réclamation (voir Centrale générale des services publics (CGSP) c. Belgique, réclamation n° 25/2004, décision sur la recevabilité du 6 septembre 2004, §8). Il relève ainsi que M. Leif R. Vervik peut engager le FFFS dans la présente procédure.
14. Par ailleurs, le Gouvernement conteste que le FFFS soit une organisation représentative, au sens de l’article 1§c du Protocole, du fait d’un nombre d’adhérents trop limité et du fait que le FFFS ne participe pas aux négociations sur le plan national. Le Gouvernement rappelle à cet effet le Rapport explicatif au Protocole qui précise : « En l’absence de critères existant au niveau national, des éléments tels que le nombre d’adhérents et le rôle effectif joué dans les négociations sur le plan national devraient être pris en considération » (§23).
15. Pour ce qui est du nombre d’adhérents du FFFS, le Gouvernement souligne que le FFFS est un syndicat beaucoup plus petit que les trois principaux syndicats norvégiens du secteur : le Norske Maskinistforbundet (Syndicat norvégien des ingénieurs de marine) avec environ 6 300 adhérents, le Norsk Sjømannsforbund (Syndicat des marins norvégiens) avec environ 10 100 adhérents, et le Norsk Sjøoffisersforbund (Syndicat norvégien des officiers de marine) avec environ 5 100 adhérents auxquels il convient d’ajouter 700 officiers subalternes. Le nombre cumulé de membres de ces trois syndicats s’élève à environ 22 200. Le FFFS représenterait donc, avec 1 500 adhérents revendiqués, au plus 6% des travailleurs syndiqués du secteur maritime. Le Gouvernement ajoute qu’il y aurait environ 19 300 travailleurs sur des navires en Norvège (au 31 décembre 2009) ; environ 16 900 d’entre eux sont adhérents d’un des trois syndicats mentionnés ci-dessus.
16. En réponse, le FFFS indique que 1 293 travailleurs sont adhérents cotisants auxquels il faut ajouter un certain nombre d’adhérents retraités. Le FFFS est, de par sa taille, le 4ème syndicat norvégien de marins. Il ajoute que le Comité européen des droits sociaux a déjà examiné le bien-fondé de réclamations déposées par de petits syndicats. Le FFFS souligne que le Comité procède à une estimation globale du dossier pour apprécier la représentativité d’un syndicat et que le nombre d’adhérents n’est qu’un élément parmi d’autres.
17. En ce qui concerne le rôle du FFFS dans les négociations sur le plan national, le Gouvernement souligne que, malgré les demandes formulées en ce sens par le FFFS auprès des organisations d’employeurs, le droit de négociations collectives ne lui a pas été accordé contrairement aux trois autres syndicats du secteur. Le FFFS n’a pas non plus été invité à participer, au niveau national, à la Commission juridique mise en place par le Gouvernement le 18 novembre 2011 pour procéder à un examen complet de la Loi sur les marins (Den norske sjømannslov) de 1975. Le Gouvernement indique qu’il s’agissait de limiter la taille de la Commission pour des raisons d’efficacité et pour avoir un équilibre entre le nombre de représentants des travailleurs et le nombre de représentants des employeurs. D’après le Gouvernement, ceci démontre que le FFFS n’est pas considéré comme étant un syndicat représentatif.
18. Le FFFS reconnaît que la Norges Rederiforbund (Association des armateurs de Norvège) ne lui a pas accordé le droit de négociations collectives. En revanche le FFFS indique avoir passé de nombreux accords et aide depuis plusieurs années ses membres à se défendre contre leurs employeurs dans des différends portant sur divers sujets, notamment par des actions devant les tribunaux.
19. Le Comité rappelle qu’aux fins de la procédure de réclamations collectives, la représentativité est une notion autonome qui n’est pas nécessairement identique à la notion nationale de représentativité (Confédération française de l’Encadrement CFE-CGC c. France, réclamation n° 9/2000, décision sur la recevabilité du 6 novembre 2000, §6).
20. Le Comité souligne que le nombre d’adhérents et le rôle joué dans les négociations sur le plan national sont mentionnés dans le rapport explicatif du Protocole additionnel à la Charte prévoyant un système de réclamations collectives à titre illustratif et non comme des conditions à caractère exclusif. Le Comité procède ainsi à une appréciation globale pour déterminer si un syndicat est ou non représentatif au sens de l’article 1§c du Protocole.
21. L’application de critères de représentativité ne saurait conduire à exclure automatiquement les petits syndicats ou les syndicats constitués depuis peu de temps au profit des organisations syndicales plus grandes et établies depuis plus longtemps et, partant, de compromettre l’effectivité du droit de tous les syndicats de déposer une réclamation devant le Comité.
22. Le Comité examine notamment la représentativité au regard du domaine couvert par la réclamation, de l’objet du syndicat et des activités qu’il mène (voir Syndicat de Défense des Fonctionnaires c. France, réclamation n° 73/2011, décision sur la recevabilité du 7 décembre 2011, §6). Il estime aussi que, pour être qualifié de représentatif, un syndicat doit être réel, actif et indépendant. Le Comité constate que le FFFS remplit ces critères, ce que le Gouvernement ne remet d’ailleurs pas en cause.
23. L’appréciation globale des informations en sa possession conduit le Comité à considérer que le FFFS est une organisation syndicale représentative aux fins de la procédure de réclamations collectives.
24. Le Comité considère, par conséquent, que la réclamation satisfait à l’article 1§c du Protocole.
En ce qui concerne l’objection du Gouvernement relative à l’opportunité de la réclamation et les difficultés que rencontrerait le FFFS pour mener son action syndicale
25. Pour le Gouvernement, la recevabilité d’une réclamation doit être appréciée de façon stricte pour un sujet ayant des répercussions potentielles sur toutes les personnes dépassant un certain âge, alors même que la réclamation est soutenue par un tout petit syndicat contre la volonté de la très grande majorité des adhérents des syndicats du secteur maritime. Déclarer une telle réclamation recevable serait particulièrement malheureux dans un secteur avec un tel degré de syndicalisation.
26. Le FFFS souligne quant à lui que les trois autres syndicats du secteur sont proches les uns des autres puisque leurs locaux sont situés à la même adresse et qu’ils ont un compte bancaire joint pour les cotisations de leurs adhérents. D’après le FFFS, il y a donc un réel besoin qu’il y ait un syndicat alternatif. Le FFFS ajoute que les trois autres syndicats et le Gouvernement cherchent à empêcher le FFFS de mener ses activités syndicales par diverses mesures comme le fait que les cotisations versées au FFFS ne sont pas déductibles des impôts contrairement aux cotisations versées aux trois autres syndicats du secteur. Le FFFS ajoute que le fait que les autres syndicats ne remettent pas en cause l’âge limite de départ à la retraite n’a pas d’incidence sur sa capacité à saisir le Comité en alléguant d’une violation de la Charte. Le FFFS estime en outre que rien ne permet de connaître la position de ces syndicats sur le caractère discriminatoire ou non de la limite d’âge de 62 ans et sur sa conformité ou non à la Charte.
27. En réponse, le Gouvernement souligne que le fait que les cotisations au FFFS ne sont pas déductibles des impôts découle de l’application de la loi qui exige que, pour ce faire, les syndicats aient une dimension nationale. Il ajoute que cette question fait actuellement l’objet d’un examen par la Cour de première instance d’Oslo (Oslo tingrett). Le FFFS, en réponse, souligne sa dimension nationale.
28. Le Comité considère que le moyen soulevé par le Gouvernement est inopérant puisqu’il n’est pas au nombre de ceux qui peuvent être utilement invoqués pour établir l’irrecevabilité ou le caractère mal fondé d’une réclamation. Il serait, de plus, particulièrement inopportun que le Comité refuse d’examiner des situations portant potentiellement violation de la Charte sous prétexte que l’organisation auteur de la réclamation soutiendrait une position non partagée par d’autres organisations du même secteur. Toute autre position du Comité porterait atteinte à la liberté syndicale.
29. En conséquence, le Comité dit que les exceptions d’irrecevabilité soulevées par le Gouvernement doivent être rejetées.
30. Par ces motifs, le Comité, par 13 voix contre 1, sur la base du rapport présenté par Mme Jarna PETMAN, et sans préjuger de sa décision sur le bien-fondé de la réclamation,
DECLARE LA RECLAMATION RECEVABLE
En application de l’article 7§1 du Protocole, charge le Secrétaire exécutif d’informer de la présente décision l’organisation auteur de la réclamation et l’Etat défendeur, de la communiquer aux Parties au Protocole et aux Etats ayant fait une déclaration au titre de l’article D§2 de la Charte, et de la rendre publique.
Charge le Secrétaire exécutif de publier la décision sur le site Internet du Conseil de l’Europe.
Invite le Gouvernement à lui soumettre par écrit avant le 12 juillet 2012 un mémoire sur le bien-fondé de la réclamation.
Invite le FFFS à lui soumettre dans un délai qu’il fixera une réplique au mémoire du Gouvernement.
Invite les Parties au Protocole et les Etats ayant fait une déclaration au titre de l’article D§2 de la Charte à lui transmettre avant le 12 juillet 2012 les observations qu’ils souhaiteraient présenter.
En application de l’article 7§2 du Protocole, invite les organisations internationales d’employeurs ou de travailleurs visées à l’article 27§2 de la Charte de 1961 à formuler des observations avant le 12 juillet 2012.
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Dernière mise à jour le septembre 17, 2021 par loisdumonde
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