Résolution CM/ResChS(2013)17
Réclamation collective n° 74/2011
Fellesforbundet for Sjøfolk (FFFS) c. Norvège
(adoptée par le Comité des Ministres le 16 octobre 2013, lors de la 1181e réunion des Délégués des Ministres)
Le Comité des Ministres[1],
Vu l’article 9 du Protocole additionnel à la Charte sociale européenne prévoyant un système de réclamations collectives ;
Considérant la réclamation présentée le 27 septembre 2011 par Fellesforbundet for Sjøfolk (FFFS) contre la Norvège ;
Eu égard au rapport contenant la décision sur le bien-fondé de la réclamation qui lui a été transmis par le Comité européen des Droits sociaux, dans laquelle celui‑ci a conclu à l’unanimité :
– qu’il y a violation de l’article 24 de la Charte
D’une manière générale, les conditions du droit du travailleur de gagner sa vie par un travail librement entrepris, de même que toute discrimination en la matière, sont examinées dans le cadre de l’article 1§2. Néanmoins, lorsqu’un licenciement est uniquement dicté par l’âge du salarié, les faits de la cause peuvent constituer une restriction du droit à la protection en cas de licenciement et, dès lors, relever de l’article 24.
La loi sur les gens de mer n’impose à aucun employeur de mettre fin à un contrat d’emploi, mais ôte au salarié toute protection contre un licenciement de cette nature. Cette possibilité est, dans les faits, utilisée par bon nombre d’employeurs. Cela étant, tous n’y ont pas recours, puisqu’il a été établi que 430 marins âgés de 62 ans ou plus sont toujours employés à bord de navires norvégiens. Il est donc établi que la limite d’âge actuellement en vigueur n’équivaut pas, dans les faits, à une rupture automatique de la relation d’emploi pour les gens de mer.
Le libellé des dispositions litigieuses de la loi sur les gens de mer autorise le licenciement des marins concernés à l’âge de 62 ans, indépendamment de leur capacité ou de leur comportement, et quelles que soient les nécessités de fonctionnement de l’entreprise, de l’établissement ou du service. Dès lors que le droit interne n’exige aucun motif autre que l’âge pour justifier le licenciement, la disposition litigieuse relève clairement du champ d’application de l’article 24.
La décision de fixer un âge de départ à la retraite plus bas (62 ans) pour les gens de mer a été prise sur la base de diverses considérations touchant à la politique de l’emploi, en fonction de certaines exigences pratiques, et dans le but aussi de garantir la santé et la sécurité des marins. Ces éléments relèvent de la marge d’appréciation laissée aux Etats parties.
Un âge de départ obligatoire à la retraite, si légitime en soit le but, doit aussi s’avérer nécessaire à la réalisation du but poursuivi. Ici encore, il est pris note à cet égard des multiples buts et objectifs spécifiques de la législation.
Pour ce qui est du but qui consiste à garantir la santé et la sécurité des gens de mer, il est à noter qu’aucun élément n’a été produit tendant à démontrer la prétendue dégénérescence de la santé des marins à l’âge précis de 62 ans.
Puisque qu’un certificat d’aptitude médicale à l’exercice de certains types de tâches devant être effectuées à bord d’un navire peut être délivré à un marin ayant atteint l’âge de 62 ans et puisque ce marin peut être réembauché en vertu d’un nouveau contrat de travail pour exercer les tâches confiées aux marins quel soit leur âge, la limite d’âge de 62 ans ne peut être jugée nécessaire à la réalisation des objectifs recherchés.
Aucun argument suffisamment précis n’a été présenté pour justifier la différence de traitement. Aucun élément précis n’a été soumis démontrant en quoi la limite d’âge de 62 ans répondrait à des exigences professionnelles essentielles de nature à justifier la retraite anticipée des gens de mer, dans les circonstances actuelles. La limite d’âge ne repose pas sur des motifs objectifs. En outre, il n’est pas démontré qu’il n’aurait pas été possible d’atteindre les buts poursuivis par des moyens moins radicaux. Par conséquent, la limite d’âge affecte de manière disproportionnée les droits des gens de mer qui relèvent de son champ d’application et la loi sur les gens de mer n’exige aucun motif valable, au sens de l’article 24, à leur licenciement.
Pour ce qui est de l’argument selon lequel l’Annexe à la Charte n’interdit pas le licenciement fondé sur l’ouverture des droits à pension, laquelle ne figure pas parmi les motifs ne justifiant pas la rupture de la relation d’emploi, il est rappelé que les motifs prohibés de discrimination ne sont pas tous énoncés dans l’Annexe.
La disposition litigieuse autorise le licenciement direct à raison de l’âge, et elle ne garantit donc pas effectivement le droit des gens de mer à la protection en cas de licenciement, et ce indépendamment de la question de savoir si les intéressés seront admis au bénéfice d’une pension lorsqu’il aura été mis fin à leur relation de travail.
– qu’il y a violation de l’article 1§2 de la Charte
L’article 1§2 oblige les Etats qui l’ont acceptée à protéger de façon efficace le droit pour les personnes qui travaillent de gagner leur vie par un travail librement entrepris. Cette obligation implique notamment l’élimination de toute discrimination dans l’emploi quel que soit le statut juridique de la relation professionnelle. Ledit article couvre également des questions liées à l’interdiction du travail forcé ainsi que certains autres aspects du droit de gagner sa vie par un travail librement entrepris. La présente réclamation soulève surtout des questions qui touchent au premier aspect dudit article.
Au regard de l’article 1§2, le droit interne doit interdire toute discrimination dans l’emploi à raison, notamment, de l’âge. La législation doit couvrir aussi bien la discrimination directe que la discrimination indirecte. Les actes et dispositions discriminatoires prohibés par l’article peuvent concerner tous les aspects du recrutement et les conditions d’emploi en général, y compris le licenciement. Il peut être dérogé à l’interdiction de la discrimination pour des exigences professionnelles essentielles ou pour permettre la mise en place de mesures d’intervention positive.
La disposition litigieuse a été soutenue comme discriminatoire en premier lieu par rapport aux gens de mer employés à bord de navires immatriculés dans un Etat où l’âge de départ obligatoire des marins à la retraite est plus élevé qu’en Norvège. L’examen des réclamations collectives n’implique aucune comparaison entre les Etats parties qui ont ratifié la Charte. Cependant, il n’a été fait référence à aucune règlementation internationale relative à l’âge souhaitable de départ à la retraite des marins.
L’examen est en conséquence limité à la situation de la Norvège. En particulier, les pilotes chevronnés et les ouvriers expérimentés employés dans le secteur du pétrole peuvent être considérés comme des catégories comparables aux gens de mer aux fins de la présente réclamation. Ces différentes catégories de personnels travaillent dans des situations qui peuvent être assez similaires en termes de difficultés professionnelles et d’efforts physiques.
L’application de la loi sur les gens de mer a pour effet de soumettre les marins qui relèvent de son champ d’application à un traitement moins favorable que d’autres personnes qui peuvent continuer à travailler en Norvège sans que ce droit soit soumis à des restrictions après 62 ans. La loi établit une différence de traitement entre ces catégories de travailleurs, fondée sur l’âge.
La disposition litigieuse ne prévoit pas d’âge inférieur de départ à la retraite. En outre, selon les informations communiquées par le gouvernement, 430 marins au total avaient pu, au 1er janvier 2013, continuer à travailler en mer bien qu’ils aient atteint la limite d’âge contestée.
Aucune information n’a été communiquée quant au nombre total de marins qui ne sont plus employés dans la profession des gens de mer à l’âge de 62 ans et au-delà, de sorte qu’il est impossible d’en comparer le nombre à celui des marins qui conservent leur emploi. Qui plus est, selon le Comité norvégien, le texte de loi litigieux, conjugué à la loi en vigueur sur l’assurance‑pensions, « a incité de nombreuses entreprises […] à adopter des régimes internes qui prévoient la mise à la retraite d’office des marins de 62 ans ». Un nombre important de marins sont, dans les faits, licenciés à l’âge de 62 ans en application de la disposition litigieuse. Ce point n’a pas été contesté par le gouvernement. Même si la disposition en question ne constitue pas, dans son libellé, une règle établissant un âge de départ obligatoire à la retraite pour les gens de mer, elle est souvent appliquée comme telle.
Au regard de l’article 1§2, les personnes âgées ne peuvent être privées de la protection effective du droit de gagner sa vie par un travail librement entrepris. Cet aspect du droit de gagner sa vie par un travail librement entrepris concorde également avec l’un des principaux objectifs de l’article 23, à savoir permettre aux personnes âgées de rester membres à part entière de la société et, par conséquent, de ne subir aucun ostracisme en raison de leur âge. Il fallait reconnaître à toute personne active ou retraitée le droit de participer aux divers domaines d’activité de la société, en ce comprises les mesures visant à permettre aux personnes âgées de continuer à travailler ou à les y encourager.
Conformément au constat sous l’angle de l’article 24, à savoir que les arguments sur lesquels se fonde la limite d’âge ne constituent pas une justification suffisante pour expliquer la différence de traitement, cette différence de traitement établi constitue une discrimination contraire au droit à la non-discrimination dans l’emploi garanti par l’article 1§2.
Vu les informations communiquées par la délégation norvégienne par lettre du 12 septembre 2013 indiquant que la Norvège a amendé sa législation (voir Annexe à la présente résolution),
1. prend note de l’information selon laquelle la Norvège a abrogé la loi de 1975 sur les gens de mer et a adopté la loi sur le travail maritime, entrée en vigueur le 20 août 2013, dont l’article 5-12, paragraphe premier, dispose qu’il peut être mis fin à la relation de travail quand l’employé atteint l’âge de 70 ans ;
2. invite la Norvège à fournir toutes les informations pertinentes sur la présente situation à l’occasion de la soumission de son prochain rapport relatif aux dispositions pertinentes de la Charte sociale européenne.
Annexe à la Résolution CM/ResChS(2013)17
Informations communiquées le 12 septembre 2013 par le Représentant Permanent de la Norvège concernant la Réclamation n° 74/2011
Le Comité européen des Droits sociaux a transmis au Comité des Ministres, en date du 17 juillet 2013, son rapport relatif à la Réclamation collective n° 74/2011 formée par Fellesforbundet for Sjøfolk (FFFS) contre la Norvège.
La réclamation
La réclamation soumise par le Fellesforbundet for Sjøfolk (FFFS) a été enregistrée le 27 septembre 2011. Le syndicat auteur de la réclamation alléguait que la loi sur les gens de mer (sjømannslov du 30 mai 1975 no 18), imposant une retraite obligatoire aux marins lorsqu’ils atteignaient l’âge de 62 ans, s’interprétait comme une interdiction de travail injustifiée et une suppression discriminatoire du droit des gens de mer à travailler comme marins, en violation des articles 1§2 (droit au travail) et 24 (droit à la protection en cas de licenciement) lus seuls ou en en combinaison avec l’article E (non-discrimination) de la Charte sociale européenne[2].
Le rapport du Comité européen des Droits sociaux
Dans son rapport, le Comité européen des Droits sociaux a conclu à l’unanimité qu’il y avait eu violation des articles 24 et 1§2 de la Charte.
Le Comité a estimé, que l’article 19§1, alinéa 7[3], de la loi sur les gens de mer, constituait une violation de l’article 24 de la Charte, en ce qu’il autorisait le licenciement direct à raison de l’âge et ne garantissait donc pas effectivement le droit des gens de mer à la protection en cas de licenciement[4]. Il a par ailleurs considéré que la limite d’âge fixée dans la disposition précitée affectait de manière disproportionnée les droits des gens de mer relevant de son champ d’application par rapport aux travailleurs employés dans d’autres professions et qu’au regard de l’article 1§2 de la Charte, cette différence de traitement constituait une discrimination contraire au droit à la non-discrimination dans l’emploi garanti par ledit article. Il a estimé, au vu de ce qui précède, que la discrimination établie constituait une violation du droit effectif d’un travailleur à gagner sa vie par un travail librement entrepris, comme le prévoit l’article 1§2 de la Charte[5].
Informations concernant les mesures prises
Comme indiqué dans le rapport du Comité, un comité norvégien constitué par décret royal a soumis, le 1er novembre 2012, un rapport officiel concernant la refonte de la loi sur les gens de mer (NOU 2012 : 18 Rett om bord – ny skipsarbeiderlov).
Le 21 juin 2013, avant que le Comité européen des Droits sociaux ne remette son rapport, le Storting (Parlement) a abrogé la loi de 1975 sur les gens de mer et adopté la loi sur le travail maritime (Lov om stillingsvern mv. for arbeidstakere på skip). Ce nouveau texte est entré en vigueur le 20 août 2013.
S’appuyant sur les recommandations du rapport officiel NOU 2012:18, l’article 5-12, paragraphe premier, de la loi sur le travail maritime dispose qu’il peut être mis fin à la relation de travail quand l’employé atteint l’âge de 70 ans, ce qui correspond à la disposition générale relative à la cessation d’emploi à raison de l’âge qui figure à l’article 15-13a (1) de la loi sur l’environnement de travail (arbeidsmiljøloven).
Dans le projet de loi qu’il a soumis au parlement (Prop. 115-L (2012-2013)) pour exposer les motifs justifiant l’introduction de la loi sur le travail maritime, le gouvernement souligne que son objectif est de maintenir les travailleurs âgés plus longtemps en emploi.
Le gouvernement insiste sur l’importance qu’il attache à aligner les droits des gens de mer sur ceux que la loi sur l’environnement de travail confère à l’ensemble des travailleurs, dans la mesure où ces droits sont conciliables avec les conditions propres au secteur du transport maritime.
Conclusion
Eu égard à l’adoption et à l’entrée en vigueur de la loi sur le travail maritime, le Gouvernement norvégien considère que la législation de son pays est pleinement conforme à la Charte sociale européenne.
___________
[1] Conformément à l’article 9 du Protocole additionnel à la Charte sociale européenne prévoyant un système de réclamations collectives, ont participé au vote les Parties contractantes à la Charte sociale européenne ou à la Charte sociale européenne révisée : Albanie, Andorre, Arménie, Autriche, Azerbaïdjan, Belgique, Bosnie-Herzégovine, Bulgarie, Croatie, Chypre, République tchèque, Danemark, Estonie, Finlande, France, Géorgie, Allemagne, Grèce, Hongrie, Islande, Irlande, Italie, Lettonie, Lituanie, Luxembourg, Malte, République de Moldova, Monténégro, Pays-Bas, Norvège, Pologne, Portugal, Roumanie, Fédération de Russie, Serbie, République slovaque, Slovénie, Espagne, Suède, « l’ex-République yougoslave de Macédoine », Turquie, Ukraine et Royaume-Uni.
[2] Cf. paragraphes 1 et 2 de la décision du Comité sur le bien-fondé.
[3] La référence correcte est l’article 19 (1), paragraphe 6, de la loi sur les gens de mer.
[4] Cf. paragraphes 99 et 100 de la décision du Comité sur le bien-fondé.
[5] Cf. paragraphes 117 et 118 de la décision du Comité sur le bien-fondé.
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Dernière mise à jour le septembre 17, 2021 par loisdumonde
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