La présente affaire concerne la procédure pénale à charge du requérant devant la cour d’assises de Liège dans le cadre de l’accusation de l’assassinat de ses deux enfants et, en particulier, la rencontre de la mère des victimes par le président de cette juridiction au cours de la semaine qui précéda le procès. Document en format: PDF, WORD.
TROISIÈME SECTION
AFFAIRE KARRAR c. BELGIQUE
(Requête no 61344/16)
ARRÊT
Art 6 (pénal) • Tribunal impartial • Rencontre de la mère des victimes par le président de la cour d’assises au cours de la semaine qui précéda le procès du requérant pour l’assassinat de ses deux enfants • Conduite du président ayant pu faire naître des doutes objectivement justifiés quant à son impartialité objective et ainsi remettre en cause l’impartialité de la cour d’assises elle-même
STRASBOURG
31 août 2021
Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire Karrar c. Belgique,
La Cour européenne des droits de l’homme (troisième section), siégeant en une Chambre composée de :
Georgios A. Serghides, président,
Paul Lemmens,
Dmitry Dedov,
Georges Ravarani,
Anja Seibert-Fohr,
Peeter Roosma,
Andreas Zünd, juges,
et de Milan Blaško, greffier de section,
Vu :
la requête (no 61344/16) dirigée contre le Royaume de Belgique et dont un ressortissant de cet État, M. Abdelmajid Karrar (« le requérant ») a saisi la Cour en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention ») le 13 octobre 2016,
la décision de porter à la connaissance du gouvernement belge (« le Gouvernement ») le grief tiré de l’article 6 § 1 concernant l’impartialité du président de la cour d’assises et de déclarer irrecevable la requête pour le surplus,
les observations des parties,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 29 juin 2021,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :
INTRODUCTION
1. La présente affaire concerne la procédure pénale à charge du requérant devant la cour d’assises de Liège dans le cadre de l’accusation de l’assassinat de ses deux enfants et, en particulier, la rencontre de la mère des victimes par le président de cette juridiction au cours de la semaine qui précéda le procès.
2. Le requérant invoque l’article 6 § 1 de la Convention.
EN FAIT
3. Le requérant est né en 1959 et est détenu à Andenne. Il est représenté par Me A. Closson, avocate à Namur.
4. Le Gouvernement a été représenté par son agente, Mme I. Niedlispacher, service public fédéral de la Justice.
5. Les faits de la cause, tels qu’exposés par les parties, peuvent se résumer comme suit.
6. À une date non précisée, le requérant fut inculpé d’assassinat de ses deux enfants le 2 août 2013.
7. Le 18 septembre 2013, le procureur du Roi de Liège demanda le dessaisissement du tribunal de première instance de Liège à la Cour de cassation pour cause de suspicion légitime au motif que la mère des enfants décédés était la fille d’un magistrat retraité de l’auditorat général près la cour du travail de Liège qui exerçait encore des fonctions judiciaires, y compris l’action publique près la chambre des mises en accusation de la cour d’appel de Liège. Le 10 octobre 2013, le requérant soutint cette requête par conclusions. Par un arrêt du 16 octobre 2013, la Cour de cassation rejeta la demande de dessaisissement.
8. Le 16 février 2015, la chambre du conseil du tribunal de première instance de Liège ordonna la transmission des pièces au procureur général près la cour d’appel de Liège pour que celui-ci puisse les soumettre à la chambre des mises en accusation de la cour d’appel de Liège en vue du jugement du requérant par la cour d’assises.
9. Le 2 avril 2015, la chambre des mises en accusation de la cour d’appel ordonna le renvoi du requérant devant la cour d’assises de Liège pour y être jugé du chef d’avoir volontairement, avec intention de donner la mort et avec préméditation, commis un homicide sur la personne de ses deux enfants.
10. Par des arrêts de motivation du 8 décembre 2015 et de condamnation du 9 décembre 2015, le requérant fut condamné par la cour d’assises de Liège à une peine de réclusion à perpétuité pour l’assassinat de ses deux enfants.
11. Le 20 avril 2016, la Cour de cassation rejeta le pourvoi introduit par le requérant contre ces deux arrêts.
12. Dans l’intervalle, par une lettre du 10 mars 2016, le requérant apprit par la mère des enfants, partie civile constituée au procès pénal, que le président de la cour d’assises avait pris l’initiative, au cours de la semaine précédant l’ouverture du procès, de prendre rendez-vous par téléphone avec elle aux fins d’effectuer une visite informelle de son domicile et qu’il lui avait à cette occasion exprimé sa compassion. Le 30 mars 2016, l’intéressée confirma ces informations dans un courriel adressé à l’avocat du requérant.
13. Par ailleurs, dans un courriel du 12 avril 2016 adressé à l’avocat du requérant, le conseil technique du requérant, c’est-à-dire un expert consulté par ce dernier, critiqua l’attitude du président durant son audition lors du procès. L’intéressé se plaignait notamment d’avoir été sans cesse coupé et repris par le président, d’avoir été soumis à un contre-interrogatoire par les experts de l’accusation sans que l’inverse ne soit prévu, ainsi que de ne pas avoir pu réagir à une question posée à l’expert toxicologue, son point de vue écrit ayant été raillé par le président. Il qualifiait le comportement du président d’ahurissant et soutenait n’avoir jamais été confronté à un comportement de ce type de la part d’un autre président en trente ans de comparution en assises.
14. Sur la base des éléments qui précèdent, le requérant déposa, le 13 avril 2016, une requête de prise à partie devant la Cour de cassation à l’encontre du président de la cour d’assises. Invoquant l’article 6 de la Convention, il faisait valoir que les éléments de fait rapportés par la mère de ses enfants étaient incompatibles avec la notion de procès équitable et constituaient la preuve d’une faute volontaire, à savoir d’un dol dans le chef du magistrat concerné. Il se plaignait d’incidents ayant émaillé le procès, dont l’audition de son conseil technique. En conséquence, il demandait à la Cour de cassation l’annulation des arrêts de la cour d’assises des 8 et 9 décembre 2015, le renvoi de la cause devant d’autres juges du même rang et qu’il fût ordonné que le magistrat en cause s’abstînt de connaître de tout litige le concernant, de même que ses parents en ligne directe ou son conjoint.
15. Dans un mémoire du 25 avril 2016, le président de la cour d’assises exposa que les sessions d’assises qu’il préside incluent généralement une visite des lieux et qu’il avait effectué sa visite en vue de percevoir plus clairement la disposition des lieux après avoir pris rendez-vous avec la mère des victimes qui occupait toujours les lieux. S’il admettait avoir fait preuve à l’égard de cette dernière de la courtoisie que commandait la tristesse des circonstances, et lui avoir « souhaité bon courage pour le procès », il déniait toute manifestation de compassion ou d’empathie à son égard.
16. Par un arrêt du 10 juin 2016, la Cour de cassation rejeta la requête de prise à partie. Elle jugea que le dol ou la fraude requis par la prise à partie supposaient des manœuvres ou des artifices auxquels l’auteur recourt, soit pour tromper la justice, soit pour favoriser une partie ou pour lui nuire, soit pour servir un intérêt personnel. La faute du juge, quelle que soit sa gravité, ne suffisait pas à constituer la fraude ou le dol ainsi entendus. La Cour considéra que les déclarations de la mère des enfants du requérant, formellement contredites par le magistrat pris à partie, ne pouvaient suffire à les tenir pour établies, leur perception dépendant largement de la subjectivité de la personne à laquelle elles s’étaient adressées. Il ne ressortait pas des procès-verbaux que les audiences eussent été émaillées d’incidents comme l’alléguait le requérant et la déclaration du conseil technique ne permettait pas d’établir que le président eût fait preuve de partialité lors de son audition. Par conséquent, il n’était pas établi que le magistrat pris à partie eût témoigné en faveur de la mère des enfants du requérant d’une bienveillance s’exerçant au détriment de ce dernier. La visite des lieux que ledit magistrat reconnaissait avoir faite en sa compagnie, pour critiquable qu’elle fût, n’était pas constitutive d’un dol ou d’une fraude au sens requis par l’article 1140, 1o, du code judiciaire.
LE CADRE JURIDIQUE ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS
17. Les principales dispositions du code d’instruction criminelle (« CIC ») relatives au rôle du président de la cour d’assises applicables à la procédure litigieuse sont les suivantes :
Article 254
« Au moins quinze jours avant l’audience préliminaire, le président vérifie si l’accusé a fait choix d’un conseil pour l’aider dans sa défense. Si ce n’est pas le cas, il lui en désigne un sur-le-champ, en concertation avec le bâtonnier, à peine de nullité de tout ce qui suivra.
Si l’accusé fait choix d’un conseil, cette désignation est considérée comme non avenue et la nullité ne sera pas prononcée.
Le président peut interroger l’accusé. Dans ce cas, l’interrogatoire fait l’objet d’un procès-verbal qui est signé par le président, le greffier et l’accusé. »
Article 255
« Le président, s’il estime l’instruction incomplète ou si des éléments nouveaux ont été révélés depuis sa clôture, peut ordonner tous actes d’instruction qu’il estime utiles, à l’exception d’un mandat d’arrêt. Les procès-verbaux et autres pièces ou documents réunis au cours de cette instruction supplémentaire sont déposés au greffe et joints au dossier de la procédure.
Le greffier informe le procureur général et les parties de ce dépôt et délivre à chacune des parties une copie gratuite du dossier complémentaire. »
Article 281
« § 1er. Le président est chargé personnellement de guider les jurés dans l’exercice de leurs fonctions, de les informer des instances auxquelles ils peuvent s’adresser pour obtenir un soutien psychologique au terme de leur mission, de leur rappeler leurs devoirs, en particulier leur devoir de discrétion, et de les exhorter à se tenir à l’écart des médias. Il est aussi chargé personnellement de présider à toute l’instruction et de déterminer l’ordre dans lequel la parole est donnée à ceux qui la demandent.
Il a la police de l’audience.
(…)
§ 2. Le président prend, même d’office, toute mesure utile pour recueillir toutes les preuves à charge et à décharge. Il mène les débats d’une manière objective et impartiale. Le président est investi d’un pouvoir discrétionnaire, en vertu duquel il peut prendre sur lui tout ce qu’il croit utile pour découvrir la vérité ; la loi le charge d’employer en honneur et conscience tous ses efforts pour en favoriser la manifestation.
(…) »
Article 289
« § 1er. Le président tire un à un de l’urne les noms des jurés.
(…)
Le président peut récuser des jurés afin de satisfaire à l’exigence prévue au § 3.
(…) »
Article 290
« Ensuite, le président adresse aux jurés le discours suivant :
« Vous jurez et promettez d’examiner avec l’attention la plus scrupuleuse les charges qui seront portées contre N., de ne trahir ni les intérêts de l’accusé, ni ceux de la société qui l’accuse ; de ne communiquer avec personne jusqu’après votre déclaration ; de n’écouter ni la haine ou la méchanceté, ni la crainte ou l’affection ; de vous décider d’après les preuves et les moyens de défense, avec l’impartialité et la fermeté qui conviennent à une personne probe et libre. »
(…) »
Article 322
« Le président rappelle aux jurés les fonctions qu’ils auront à remplir avant qu’ils se retirent pour délibérer.
Il pose les questions ainsi qu’il est dit ci-après. »
Article 326
« Le président, après avoir posé les questions, les remet aux jurés ; il leur remet en même temps l’acte d’accusation, le cas échéant l’acte de défense, les procès-verbaux qui constatent l’infraction et les pièces du procès.
Le président rappelle aux jurés leur serment. Il leur indique qu’une condamnation ne peut être prononcée que s’il ressort des éléments de preuve admis et soumis à la contradiction des parties que l’accusé est coupable au-delà de tout doute raisonnable des faits qui lui sont incriminés.
(…) »
18. La prise à partie est réglée par les dispositions suivantes du code judiciaire :
Article 1140
« Les juges peuvent être pris à partie dans les cas suivants :
1o s’ils se sont rendus coupables de dol ou de fraude, soit dans le cours de l’instruction, soit lors des jugements ;
(…) »
Article 1143
« [La prise à partie] est introduite par le dépôt au greffe de la Cour de cassation d’une requête contenant les moyens, signée de la partie et d’un avocat à la Cour de cassation et préalablement signifiée au magistrat pris à partie. Les pièces justificatives sont annexées à la requête. »
Article 1147
« Si la prise à partie est accueillie, la cour, suivant les circonstances, condamne le défendeur à la réparation du préjudice souffert, ou annule le jugement et renvoie la cause devant d’autres juges. »
19. La procédure de récusation d’un juge est régie comme suit par le code judiciaire :
Article 828
« Tout juge peut être récusé pour les causes ci-après :
1o s’il y a suspicion légitime
(…). »
Article 842
« Le jugement ou l’arrêt qui a rejeté une demande en récusation d’un juge ne fait pas obstacle à l’introduction d’une nouvelle demande pour cause de faits survenus depuis la prononciation. »
20. La procédure de renvoi d’une affaire d’un tribunal à un autre, ou dessaisissement, est réglée par les articles suivants du CIC :
Article 542
« En matière criminelle, correctionnelle et de police, la Cour de cassation peut, sur la réquisition du procureur général près cette Cour, renvoyer la connaissance d’une affaire d’une cour d’appel et d’une cour d’assises à une autre, d’un tribunal correctionnel ou de police à un autre tribunal de même qualité, […], pour cause de sûreté publique ou de suspicion légitime. Ce renvoi peut aussi être ordonné sur la réquisition des parties intéressées, mais seulement pour cause de suspicion légitime. »
Article 543
« La partie intéressée qui aura procédé volontairement devant une cour, un tribunal ou un juge d’instruction, ne sera reçue à demander le renvoi qu’à raison des circonstances survenues depuis, lorsqu’elles seront de nature à faire naître une suspicion légitime. »
EN DROIT
I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 § 1 DE LA CONVENTION
21. Le requérant se plaint du manque d’impartialité du président de la cour d’assises. Il invoque l’article 6 de la Convention, qui, en ses parties pertinentes, est ainsi libellé :
Article 6
« 1. Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement, publiquement et dans un délai raisonnable, par un tribunal indépendant et impartial, établi par la loi, qui décidera, soit des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil, soit du bien-fondé de toute accusation en matière pénale dirigée contre elle (…). »
A. Sur la recevabilité
22. Le Gouvernement fait valoir que le requérant n’a pas épuisé les voies de recours internes, dans la mesure où il est resté en défaut, d’une part, de demander la récusation du président de la cour d’assises, et d’autre part, d’introduire une seconde demande de dessaisissement pour suspicion légitime.
23. Le requérant affirme avoir bien épuisé les voies de recours internes, considérant que les doutes qu’il nourrit quant à l’impartialité du président de la cour d’assises reposent sur un élément déterminant, la visite des lieux et, à cette occasion, la rencontre de la mère des victimes par le président de la cour d’assises, qui n’avait pas été portée à sa connaissance dans les délais qui lui auraient permis d’introduire une demande de récusation ou une nouvelle demande de dessaisissement.
24. La Cour est d’avis, au vu des dispositions de droit interne, que les critiques formulées par le requérant concernant l’attitude du président de la cour d’assises lors de l’audition de son conseil technique, à les considérer avérées, permettaient au requérant de solliciter la récusation de ce juge ou d’introduire une nouvelle demande de dessaisissement pour cause de suspicion légitime en temps utile. La Cour juge dès lors que les voies de recours internes n’ont pas été épuisées concernant cet aspect du grief. Partant, la Cour déclare cette partie de la requête irrecevable par application de l’article 35 §§ 1 et 4 de la Convention.
25. En ce qui concerne la visite des lieux et la rencontre de la mère des victimes, le Gouvernement ne conteste pas que le requérant n’en fût pas informé au moment où il aurait été en mesure d’introduire une demande de récusation ou une nouvelle demande de dessaisissement pour ce motif. Par conséquent, la Cour rejette l’exception de non-épuisement des voies de recours internes soulevée par le Gouvernement concernant cet aspect du grief.
26. Constatant que cette partie de la requête n’est pas manifestement mal fondée ni irrecevable pour un autre motif visé à l’article 35 de la Convention, la Cour la déclare recevable.
B. Sur le fond
27. Le requérant fait valoir que la visite du président de la cour d’assises met à mal la présomption d’impartialité qui s’applique à ce magistrat et qu’à tout le moins un doute légitime sur l’impartialité de ce dernier ne peut être exclu. Il souligne par ailleurs le rôle important qui incombe au président dans le cadre la procédure devant la cour d’assises.
28. Le Gouvernement expose que la visite des lieux par le président de la cour d’assises avant le procès entre dans les attributions de ce magistrat en vertu du pouvoir discrétionnaire qui lui revient. Une telle visite peut lui permettre d’évaluer l’intérêt d’organiser une visite des lieux en présence des jurés et des parties durant le procès et d’en fixer les éventuelles modalités en connaissance de cause. Le Gouvernement reconnaît qu’en l’espèce les lieux des faits constituaient la résidence d’une partie civile mais souligne que le déroulement de la visite ne dénote aucun manque de prudence de la part du président de la cour d’assises. Il considère que l’impartialité dont devait faire preuve le magistrat n’exigeait pas qu’il fît abstraction de la douleur de la mère des enfants. Il souligne que bien que le président eût participé à la rédaction de l’arrêt de motivation et à la délibération sur la peine, il s’était limité à tout faire pour favoriser la manifestation de la vérité, le jury ayant délibéré seul sur la culpabilité du requérant.
29. La Cour rappelle qu’il est fondamental que les tribunaux d’une société démocratique inspirent confiance aux justiciables, à commencer, au pénal, aux prévenus (Kyprianou c. Chypre [GC], no 73797/01, § 118, CEDH 2005‑XIII). À cet effet, l’article 6 exige qu’un tribunal relevant de cette disposition soit impartial.
30. L’impartialité se définit d’ordinaire par l’absence de préjugé ou de parti pris. Son existence peut s’apprécier de diverses manières. Aux fins de l’article 6 § 1, l’impartialité doit s’apprécier selon une démarche subjective, en tenant compte de la conviction personnelle et du comportement du juge, c’est-à-dire en recherchant si celui-ci a fait preuve de parti pris ou préjugé personnel dans le cas d’espèce, ainsi que selon une démarche objective, consistant à déterminer si le tribunal offrait des garanties suffisantes pour exclure tout doute légitime quant à son impartialité (Piersack c. Belgique, 1er octobre 1982, § 30, série A no 53, et Ramos Nunes de Carvalho e Sá c. Portugal [GC], nos 55391/13 et 2 autres, § 145, 6 novembre 2018).
31. S’agissant de la démarche subjective, la Cour a toujours considéré que l’impartialité personnelle d’un magistrat se présume jusqu’à la preuve du contraire (Hauschildt c. Danemark, 24 mai 1989, § 47, série A no 154). Quant au type de preuve requis, elle a par exemple cherché à vérifier si un juge avait fait montre d’hostilité ou de malveillance pour des raisons personnelles (De Cubber c. Belgique, 26 octobre 1984, § 25, série A no 86, Kyprianou, précité, § 119, et Morice c. France [GC], no 29369/10, § 74, CEDH 2015).
32. Dans le cadre de la démarche objective, même les apparences peuvent revêtir de l’importance (De Cubber, précité, § 26, Hauschildt, précité, § 48, Kyprianou, précité, § 118, Morice, précité, § 78, Ramos Nunes de Carvalho e Sá, précité, § 149, et Mugemangango c. Belgique [GC], no 310/15, § 95, 10 juillet 2020). Pour se prononcer sur l’existence, dans une affaire donnée, d’une raison légitime de redouter d’un juge ou d’une juridiction collégiale un défaut d’impartialité, l’optique de celui qui met en doute l’impartialité entre en ligne de compte mais ne joue pas un rôle décisif. L’élément déterminant consiste à savoir si l’on peut considérer les appréhensions de l’intéressé comme objectivement justifiées (Hauschildt, précité, § 48, Kyprianou, précité, § 118, Morice, précité, § 76, et Ramos Nunes de Carvalho e Sá, précité, § 147).
33. Une analyse de la jurisprudence de la Cour permet de distinguer deux types de situations susceptibles de dénoter un défaut d’impartialité du juge. Le premier, d’ordre fonctionnel, regroupe les cas où la conduite personnelle du juge n’est absolument pas en cause mais où, par exemple, l’exercice par la même personne de différentes fonctions dans le cadre du processus judiciaire ou des liens hiérarchiques ou autres avec un autre acteur de la procédure suscitent des doutes objectivement justifiés quant à l’impartialité du tribunal, lequel ne répond donc pas aux normes de la Convention selon la démarche objective. Le second type de situations est d’ordre personnel et se rapporte à la conduite des juges dans une affaire donnée. D’un point de vue objectif, pareille conduite peut suffire à fonder des craintes légitimes et objectivement justifiées, mais peut également poser un problème dans le cadre de la démarche subjective, voire révéler des préjugés personnels de la part des juges. À cet égard la réponse à la question de savoir s’il y a lieu de recourir à la démarche objective, à la démarche subjective ou aux deux dépend des circonstances de la conduite litigieuse Kyprianou, précité, § 121).
34. En l’espèce, la Cour relève que le président de la cour d’assises avait pris l’initiative de contacter par téléphone la mère des victimes et s’était rendu à son domicile avant l’ouverture du procès. Elle constate que cette visite a eu lieu sans que le requérant et son conseil n’eussent été informés de cette initiative et en dehors de la présence de quiconque. En l’absence de témoin, la portée des propos échangés à l’occasion de la visite a fait l’objet d’appréciations diverses devant la Cour de cassation. Le magistrat a ainsi affirmé n’avoir fait preuve que de courtoisie à l’égard de la mère des victimes et lui avoir souhaité « bon courage » pour le procès à venir tandis que le requérant a estimé qu’il avait témoigné de la « compassion ».
35. La Cour admet qu’en tant que telle la manifestation de simples sentiments de courtoisie ou de compassion à l’égard d’une partie civile ne peut s’assimiler à l’expression d’un parti pris à l’égard de l’accusé, et qu’elle peut au contraire s’analyser comme l’expression d’une justice à visage humain. La Cour considère qu’elle ne peut conclure, sur cette seule base, à un manque d’impartialité subjective. Néanmoins, elle relève que, dans la mesure où la visite a été sollicitée unilatéralement par le président et, surtout, a eu lieu en dehors de la présence de quiconque, le président a pris le risque que sa démarche puisse être critiquée. Aussi, s’il n’est pas démontré qu’il serait parti de l’idée préconçue que le requérant était coupable des faits dont il était appelé à répondre devant la cour d’assises, la conduite de ce magistrat, d’ailleurs qualifiée de « critiquable » par la Cour de cassation (paragraphe 16 ci-dessus), pouvait faire naître une crainte objective de manque d’impartialité, ce qui est de nature à remettre en cause son impartialité objective. La Cour estime que l’argument du Gouvernement selon lequel une visite des lieux des faits pouvait se rattacher à l’exercice par le président du pouvoir discrétionnaire que lui accordent les articles 255 et 281 du CIC n’est pas de nature à remédier à ce constat.
36. La Cour a déjà jugé que la circonstance qu’un manque d’impartialité objective ne concerne que l’un des membres d’une formation collégiale n’est pas déterminante au regard de l’article 6 § 1 de la Convention dans la mesure où le secret des délibérations ne permet pas de connaître l’influence réelle du magistrat concerné au cours de celles-ci (Morice, précité, § 89, Otegi Mondragon c. Espagne, nos 4184/15 et 4 autres, § 67, 6 novembre 2018, Škrlj c. Croatie, no 32953/13, § 46, 11 juillet 2019, et Sigríður Elín Sigfúsdóttir c. Islande, no 41382/17, § 57, 25 février 2020).
37. La Cour relève qu’en vertu du droit belge, le jury populaire est composé de douze citoyens tirés au sort. À l’époque des faits, le jury délibérait seul quant à la culpabilité. Les trois magistrats professionnels composant la cour (le président et les deux assesseurs) n’étaient appelés à voter sur la culpabilité que dans l’hypothèse où le verdict de culpabilité n’avait été acquis qu’à une majorité de sept contre cinq. Dans tous les cas, les magistrats professionnels étaient appelés à formuler les principales raisons de la décision du jury. Le cas échéant, le jury et la cour débattent ensemble de la peine à infliger. La procédure devant la cour d’assises est orale et contradictoire. Le président, qui dirige les débats, fait notamment prêter serment aux jurés et, de façon générale, les guide dans l’exercice de leur mission, et met tout en œuvre pour favoriser l’émergence de la vérité (paragraphe 17 ci-dessus).
38. La Cour constate qu’en l’espèce, conformément aux règles en vigueur au moment du procès, le jury a délibéré seul sur la culpabilité du requérant. Pour autant, elle estime que le rôle du président dans le cadre de la procédure dirigée contre le requérant ne saurait être sous-estimé. Le président a ainsi pris part, aux côtés des deux assesseurs et avec le jury, d’abord à la rédaction de l’arrêt de motivation du verdict des jurés, puis à la délibération sur la peine et à l’arrêt concernant celle-ci. Par ailleurs, il disposait d’une grande latitude dans la manière d’organiser les débats devant la cour d’assises en vue de favoriser la manifestation de la vérité.
39. La circonstance que la Cour de cassation ait jugé que l’attitude du président de la cour d’assises, « pour critiquable qu’elle soit », n’était pas constitutive d’un dol ou d’une fraude pouvant donner lieu à la prise à partie n’est pas déterminante aux fins de l’article 6 § 1 de la Convention. La Cour considère que la conduite du président a à tout le moins pu faire naître des doutes objectivement justifiés quant à son impartialité objective et ainsi remettre en cause l’impartialité de la cour d’assises elle-même pour connaître du bien-fondé de l’accusation pénale dirigée contre le requérant.
40. Partant, il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention.
II. SUR L’APPLICATON DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
41. Aux termes de l’article 41 de la Convention :
« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »
A. Dommage
42. Le requérant ne formule aucune demande quant au dommage matériel ou moral qu’il estime avoir subi et s’en réfère à la sagesse de la Cour.
43. Le Gouvernement s’en réfère également à la sagesse de la Cour.
44. La Cour estime que, dans les circonstances de l’espèce, le constat de violation suffit à compenser le préjudice moral subi par le requérant.
B. Frais et dépens
45. Le requérant ne formule aucune demande et ne fournit aucun document justificatif au titre des frais et dépens qu’il a engagés dans le cadre de la procédure menée devant les juridictions internes et au titre de ceux qu’il a engagés aux fins de la procédure menée devant la Cour.
46. En conséquence, il n’y a pas lieu de lui accorder de somme à ce titre.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,
1. Déclare le grief tiré de l’article 6 § 1 recevable en ce qui concerne la visite des lieux et la rencontre de la mère des victimes, et irrecevable pour le surplus ;
2. Dit qu’il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention ;
3. Dit que le constat de violation constitue en lui-même une satisfaction équitable suffisante pour le dommage moral subi par le requérant.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 31 août 2021, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Milan Blaško Georgios A. Serghides
Greffier Président
Document en format: PDF, WORD.
Dernière mise à jour le août 31, 2021 par loisdumonde
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