AFFAIRE KEMAL BAYRAM c. TURQUIE (Cour européenne des droits de l’homme) Requête no 33808/11

La présente requête porte sur une perte de propriété ayant découlé pour le requérant de travaux de cadastrage, et sur l’impossibilité pour l’intéressé de contester cette mesure faute d’en avoir été informé. Document en format: PDF, WORD.


DEUXIÈME SECTION
AFFAIRE KEMAL BAYRAM c. TURQUIE
(Requête no 33808/11)
ARRÊT

Art 1 P1 • Respect des biens • Impossibilité de contester judiciairement la perte de propriété découlant de travaux de cadastrage et de l’inscription des biens comme propriété du Trésor, faute d’en avoir été informé par l’administration • Délai de la prescription extinctive de dix ans

STRASBOURG
31 août 2021

Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention . Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Kemal Bayram c. Turquie,

La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une Chambre composée de :

Jon Fridrik Kjølbro, président,
Carlo Ranzoni,
Aleš Pejchal,
Egidijus Kūris,
Branko Lubarda,
Pauliine Koskelo,
Saadet Yüksel, juges,
et de Hasan Bakırcı, greffier adjoint de section,

Vu :

la requête (no 33808/11) dirigée contre la République de Turquie et dont un ressortissant de cet État, M. Kemal Bayram (« le requérant ») a saisi la Cour en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention ») le 12 avril 2011,

la décision de porter la requête à la connaissance du gouvernement turc (« le Gouvernement »),

les observations des parties,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 29 juin 2021,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

INTRODUCTION

1. La présente requête porte sur une perte de propriété ayant découlé pour le requérant de travaux de cadastrage, et sur l’impossibilité pour l’intéressé de contester cette mesure faute d’en avoir été informé.

EN FAIT

2. Le requérant est né en 1948 et réside à Werdohl, en Allemagne. Il est représenté par Me A. Bacanak, avocat.

3. Le Gouvernement a été représenté par son agent.

4. Le 29 décembre 1977, le requérant fit l’acquisition de deux terrains situés dans le village d’Engiz-Samsun et immatriculés au registre foncier. La vente fut enregistrée et deux titres de propriété, inscrits au registre foncier, furent délivrés à l’intéressé.

5. En 1979, le requérant fit construire une maison de trois étages sur les terrains en question.

6. À cette époque, le requérant aurait résidé en Allemagne.

7. En 1985, l’administration entreprit en application de la loi no 766 du 28 juin 1966 relative au cadastrage et à l’enregistrement des titres fonciers le cadastrage des biens situés dans le village d’Engiz.

8. Le 2 avril 1986, les terrains du requérant furent enregistrés comme propriété du Trésor (parcelle no 106).

9. Les procès-verbaux relatifs à la zone de cadastrage furent affichés publiquement du 4 octobre au 2 novembre 1989.

10. Hormis cet affichage, aucune notification ne fut envoyée, ni aucune démarche entreprise, à l’effet d’informer le requérant.

11. Le 21 octobre 1989, la direction départementale des finances publiques contesta les conclusions de la commission cadastrale.

12. Le 11 novembre 1991, la commission du registre foncier rendit ses conclusions. Les terrains du requérant furent de nouveau enregistrés comme propriété du Trésor.

13. Le requérant ne fut pas informé de cette décision.

14. Les conclusions de la commission du registre foncier devinrent définitives le 2 janvier 1992, aucun recours n’ayant été introduit pour les contester.

15. Le 24 mai 2004, la direction départementale des finances publiques notifia au requérant une injonction de payer une indemnité d’occupation illégale d’un bien public pour la période de 1994 à 2004.

16. Le 28 juillet 2004, le requérant demanda au Trésor public s’il pouvait acheter les terrains en question.

17. L’administration ne donna pas une suite favorable à cette demande.

18. Le 14 mai 2009, le requérant introduisit un recours aux fins d’obtenir l’annulation de l’enregistrement effectué au bénéfice du Trésor et la réinscription des terrains à son nom sur le registre foncier. Il déclara qu’il n’avait jamais été informé des travaux de cadastrage et qu’il n’avait pris connaissance de la teneur des conclusions cadastrales qu’en 2004. À l’appui de sa demande, il fit valoir d’une part ses titres de propriété inscrits au registre foncier en 1977, et d’autre part la durée de sa possession des biens en question.

19. Le 3 juillet 2009, le tribunal du cadastre d’Ondokuzmayıs se déclara incompétent et renvoya l’affaire devant le tribunal d’instance d’Ondokuzmayıs (« le tribunal d’instance »).

20. Le 30 octobre 2009, le tribunal d’instance procéda à une visite des lieux, entendit des témoins, ordonna une expertise et fit établir des plans.

21. Les témoins affirmèrent que le requérant avait fait l’acquisition des terrains litigieux et qu’il y avait fait construire une maison qu’il avait ensuite mise en location et qui était toujours occupée par son locataire.

22. Le 5 novembre 2009, l’expert scientifique rendit son rapport d’expertise. Il constata que les biens en question étaient situés dans la parcelle no 106 et que cette parcelle de terrain était enregistrée comme propriété du Trésor public.

23. Le 15 décembre 2009, le tribunal d’instance se déclara incompétent et renvoya l’affaire devant le tribunal de grande instance d’Ondokuzmayıs (« le tribunal de grande instance »).

24. Par un jugement en date du 1er avril 2010, le tribunal de grande instance débouta le requérant. Il nota que le recours que l’intéressé avait introduit visait à contester les conclusions cadastrales du 2 janvier 1992. Or, constatait-il, cette action avait été formée après l’expiration du délai de dix ans prévu par l’article 12 de la loi no 3402 du 21 juin 1987 relative au cadastre, et elle devait donc être rejetée.

25. Par un arrêt en date du 23 novembre 2010, la Cour de cassation confirma ce jugement en toutes ses dispositions.

26. Le 7 mars 2011, la Cour de cassation rejeta le recours en rectification de l’arrêt que le requérant avait introduit.

27. Le 25 mars 2011, l’arrêt de la Cour de cassation fut notifié à l’avocat du requérant.

LE CADRE JURIDIQUE ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS

I. Le cadastre

A. La loi no 2613 (travaux de cadastrage dans les villes)

28. L’article 8 de la loi no 2613 du 15 décembre 1934 relative au cadastrage et à l’enregistrement des titres fonciers, qui était en vigueur à l’époque des faits, précisait que lorsque les zones dans lesquelles des travaux de cadastrage devaient être entrepris avaient été déterminées, la décision devait être portée à la connaissance du public dans un délai d’un mois par voie de presse ou, en l’absence de presse locale, par des méthodes coutumières. Elle disposait en outre que les travaux ne pouvaient débuter qu’après l’expiration d’un délai de deux mois à compter de la date de l’annonce.

29. L’article 18 prévoyait que les propriétaires des biens concernés devaient procéder à des marquages sur les terrains dont les limites n’étaient pas visibles. Ce processus de démarcation devait être annoncé quinze jours avant son commencement par voie de presse ou, en l’absence de presse locale, par des méthodes coutumières.

30. L’article 19 disposait que les agents du cadastre devaient fournir des formulaires déclaratifs aux propriétaires des terrains, et que les signes apposés en guise de signature sur ces formulaires par des personnes analphabètes devaient être certifiés par le mukhtar (muhtar), un agent public élu pour administrer les plus petites divisions administratives – village ou quartier – et exerçant notamment des fonctions de gestion de l’état civil et des relations entre les administrations et les habitants du village ou quartier concerné.

31. En vertu de l’article 25, les conclusions de la commission cadastrale devaient être affichées publiquement durant deux mois, en un lieu visible de tous. Elles devaient en outre être annoncées par des méthodes coutumières ou, lorsque c’était possible, dans la presse locale.

32. L’article 26, quant à lui, disposait que l’affichage avait valeur de notification à personne.

B. La loi no 766 (travaux de cadastrage dans les villages)

33. L’article 10 de la loi no 766 du 28 juin 1966 relative au cadastrage et à l’enregistrement des titres fonciers disposait que lorsque les zones dans lesquelles des travaux de cadastrage devaient être entrepris avaient été déterminées, la décision devait dans un délai d’un mois être portée à la connaissance du public par des méthodes coutumières. Il précisait en outre que ces travaux devaient être annoncés à la radio et par voie de presse, dans un quotidien imprimé à Ankara et à Istanbul.

34. En vertu de l’article 26, les conclusions de la commission cadastrale devaient être affichées publiquement à la mairie pendant trente jours.

35. L’article 27, quant à lui, disposait que les conclusions cadastrales devenaient définitives à l’issue de ces trente jours si personne ne s’y opposait.

36. L’article 28 précisait qu’en cas d’opposition au cours du délai légal commençant à courir à compter de la date de publication des conclusions de la commission cadastrale, une commission dite « du registre foncier » était constituée, et sa décision notifiée aux parties concernées. Il disposait que la décision en question pouvait être contestée devant le tribunal du registre foncier, sous réserve que le recours fût introduit dans un délai de trente jours à compter de la date de notification de la décision de la commission du registre foncier.

C. La loi no 3402 (travaux de cadastrage dans les villes et villages)

37. La loi no 3402 relative au cadastre est entrée en vigueur le 21 juin 1987.

38. En vertu de son article 12, les conclusions établies à l’issue des travaux de cadastrage sont affichées publiquement pendant trente jours. En l’absence de contestation durant cette période, les procès-verbaux de cadastrage deviennent définitifs et sont retranscrits sur le registre foncier sous trois mois.

39. L’article 12 dispose en outre en son alinéa 3 qu’« au-delà d’un délai de dix ans à compter de la date à laquelle les procès-verbaux sont devenus définitifs, aucun recours fondé sur des droits antérieurs au cadastrage ne peut être formé pour contester les constatations, droits et délimitations que [lesdits procès‑verbaux] contiennent ».

40. L’alinéa 4 de cet article dispose quant à lui qu’à l’issue du délai de dix ans en question, tous les titres antérieurs relatifs aux biens situés dans la zone de cadastrage perdent leur « qualité de titre en circulation » et n’ouvrent plus droit à entamer des démarches auprès des services du cadastre ou du registre foncier.

II. La prescription acquisitive

41. En vertu de l’article 713 § 1 du nouveau code civil (NCC), toute personne ayant exercé une possession continue et paisible à titre de propriétaire pendant vingt ans sur un bien immeuble pour lequel aucune mention ne figure au registre foncier peut introduire une action en justice en vue d’obtenir l’enregistrement de ce bien comme étant sa propriété.

III. La loi no 4070 relative à la vente de terrains agricoles appartenant au Trésor

42. L’article 7 de la loi no 4070 du 16 février 1995, qui était en vigueur à l’époque des faits, prévoyait que les terrains appartenant au Trésor pouvaient être cédés par « vente directe », c’est-à-dire sans appel d’offres, aux personnes en ayant fait un usage agricole pendant au moins cinq ans avant le 31 décembre 2002, sous réserve, notamment, d’un constat d’usage par le Trésor et du paiement par les intéressés des indemnités d’occupation illégale et des éventuels arriérés.

43. En vertu de l’article 8, toute personne qui avait fait un usage agricole d’un tel terrain avant le 31 décembre 2002 et n’avait pas pu en faire l’acquisition par voie de « vente directe » bénéficiait d’un droit d’achat préférentiel dans le cadre de sa vente par appel d’offres.

EN DROIT

I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 1 DU PROTOCOLE No 1 À LA CONVENTION

44. Le requérant allègue que les circonstances de la cause ont emporté violation de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention, qui est ainsi libellé :

« Toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens. Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d’utilité publique et dans les conditions prévues par la loi et les principes généraux du droit international.

Les dispositions précédentes ne portent pas atteinte au droit que possèdent les États de mettre en vigueur les lois qu’ils jugent nécessaires pour réglementer l’usage des biens conformément à l’intérêt général ou pour assurer le paiement des impôts ou d’autres contributions ou des amendes. »

45. Le Gouvernement s’oppose à cette thèse.

A. Sur la recevabilité

46. La Cour relève que le Gouvernement n’a soulevé aucune exception.

47. Constatant que la requête n’est pas manifestement mal fondée au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’elle ne se heurte par ailleurs à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour la déclare recevable.

B. Sur le fond

48. Le requérant allègue qu’il a perdu ses biens sans aucune contrepartie et que cette privation de propriété a découlé d’un défaut de notification des travaux de cadastrage et de la mise en œuvre du délai de prescription de dix ans prévu par la loi. Il argue qu’il résidait en Allemagne à l’époque des faits et qu’il ne savait pas que des travaux de cadastrage avaient été menés dans le village d’Engiz. Ce ne serait qu’en 2004, après être rentré en Turquie pour rendre visite à sa famille, qu’il se serait vu réclamer une indemnité d’occupation et qu’il aurait pris connaissance des conclusions cadastrales de 1985. Il aurait joui paisiblement de ses biens depuis leur acquisition. Il y aurait construit une maison de trois étages et l’aurait mise en location. Il serait de bonne foi et ne comprendrait pas pourquoi l’administration n’a pas donné une suite favorable à sa demande d’acquisition des terrains litigieux.

49. Le Gouvernement, renvoyant aux dispositions des lois no 2613 et no 3402, rappelle l’importance des travaux de cadastrage, qui permettent d’établir à la suite de relevés topographiques et d’opérations administratives l’ensemble des documents qui recensent, regroupent et évaluent les propriétés foncières de chaque commune. Il soutient que le délai de prescription extinctive de dix ans répond à l’intérêt général prépondérant que constitue la nécessité de garantir la sécurité juridique aux travaux de cadastrage et d’assurer la confiance légitime dans les registres fonciers et la fiabilité des transactions immobilières. Il affirme que le droit à un tribunal n’est pas absolu et se prête à des limitations implicitement admises, notamment quant aux conditions de recevabilité des recours, car il appelle selon lui par sa nature même une réglementation par l’État, lequel jouit à cet égard d’une certaine marge d’appréciation. Il est d’avis qu’un délai de dix ans pour introduire un recours est suffisamment long pour être considéré comme proportionné. Il estime proportionnée également la règle qui veut que le délai en question débute à l’expiration de la période d’affichage des conclusions cadastrales. Sur ce point, il avance que le début des travaux de cadastrage est annoncé en amont, notamment par le biais d’avis publiés par voie de presse et d’affiches posées dans les lieux les plus fréquentés tels les écoles, les lieux de culte et le bureau du mukhtar. Il ajoute que des formulaires de déclaration sont distribués aux propriétaires durant les travaux, et que les conclusions sont affichées pendant deux mois dans les locaux de la municipalité ou du mukhtar (paragraphes 28 à 32 ci-dessus). Il considère que ces éléments suffisent pour informer les intéressés et qu’il n’y a pas lieu de procéder à des notifications individuelles.

50. Le Gouvernement ajoute que les biens du requérant sont situés en zone rurale. Or, selon lui, les agriculteurs sont plus attachés que les citadins à leurs terres – celles-ci constituant leur principal moyen de subsistance – et sont dès lors plus attentifs aux questions qui s’y rapportent, comme les travaux de cadastrage. Dans des lieux de taille modeste comme ceux dont il est question en l’espèce, tous les habitants sauraient quand des travaux de cadastrage sont réalisés. Ce serait dès lors au requérant que serait revenue la tâche de démontrer, en exposant des motifs valables et raisonnables et en justifiant la passivité dont il aurait fait preuve en ne saisissant pas les juridictions nationales pendant près de vingt ans, qu’il n’avait pas eu connaissance de la réalisation desdits travaux. La situation dont se plaint le requérant serait donc la conséquence de la négligence dont l’intéressé aurait fait preuve.

51. Compte tenu de ces éléments, la mise en œuvre du délai de prescription serait proportionnée et l’État n’aurait pas méconnu l’obligation de garantir dans son ordre juridique interne que le droit de propriété soit suffisamment protégé par la loi et que des recours adéquats soient offerts. Le juste équilibre voulu par l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention n’aurait donc pas été rompu.

52. La Cour rappelle que l’article 1 du Protocole no 1, qui garantit en substance le droit de propriété, contient trois normes distinctes (voir, notamment, James et autres c. Royaume-Uni, 21 février 1986, § 37, série A no 98) : la première, qui s’exprime dans la première phrase du premier alinéa et revêt un caractère général, énonce le principe du respect de la propriété ; la deuxième, figurant dans la seconde phrase du même alinéa, vise la privation de propriété et la subordonne à certaines conditions ; quant à la troisième, consignée dans le second alinéa, elle reconnaît aux États contractants le pouvoir, entre autres, de réglementer l’usage des biens conformément à l’intérêt général, en mettant en vigueur les lois qu’ils estiment nécessaires à cette fin (Fábián c. Hongrie [GC], no 78117/13, § 60, 5 septembre 2017). Il ne s’agit pas pour autant de règles dépourvues de rapport entre elles. La deuxième et la troisième ont trait à des exemples particuliers d’atteintes au droit de propriété ; dès lors, elles doivent s’interpréter à la lumière du principe consacré par la première (voir, parmi beaucoup d’autres, Sargsyan c. Azerbaïdjan [GC], no 40167/06, § 217, CEDH 2015, et Broniowski c. Pologne [GC], no 31443/96, § 134, CEDH 2004).

53. Pour se concilier avec la règle générale énoncée à la première phrase du premier alinéa de l’article 1, une atteinte au droit au respect des biens doit ménager un « juste équilibre » entre les exigences de l’intérêt général de la collectivité et celles de la protection des droits fondamentaux de l’individu (Beyeler c. Italie [GC], no 33202/96, § 107, CEDH 2000-I).

54. Nonobstant le silence de l’article 1 du Protocole no 1 en matière d’exigences procédurales, les procédures applicables à une espèce doivent aussi offrir aux requérants une occasion adéquate d’exposer leur cause aux autorités compétentes afin de contester effectivement les mesures portant atteinte à leur droit au respect de leurs biens (Zehentner c. Autriche, no 20082/02, § 73, 16 juillet 2009, Société Anonyme Thaleia Karydi Axte c. Grèce, no 44769/07, § 36, 5 novembre 2009, et Gereksar et autres c. Turquie, nos 34764/05 et 3 autres, § 51, 1er février 2011).

55. En l’espèce, la Cour observe que le grief du requérant concerne la perte de ses biens et l’impossibilité dans laquelle il s’est trouvé de contester judiciairement cette mesure en raison du délai de la prescription extinctive, à savoir dix ans. Elle considère que la situation dénoncée par l’intéressé relève de la première phrase de l’article 1 du Protocole no 1 (Elif Kızıl c. Turquie, no 4601/06, § 90, 24 mars 2020).

56. La Cour tient d’abord à préciser l’objet du litige. À cet égard, elle considère qu’elle n’est pas appelée à déterminer in abstracto si la prescription décennale prévue à l’article 12 de la loi no 3402 relative au cadastre est compatible ou non avec la Convention, mais uniquement à dire si, dans les circonstances particulières de l’espèce, l’application de ce délai a porté atteinte au droit du requérant au respect de ses biens.

57. Elle note ensuite que ce délai est explicitement prévu par l’article 12 de la loi no 3402 (paragraphe 39 ci-dessus). C’est sur cette loi, qui était en vigueur à l’époque où le requérant a introduit son recours, que repose l’ingérence litigieuse. La décision des juridictions nationales de rejeter le recours du requérant en raison de la prescription disposait donc d’une base légale.

58. La Cour relève enfin que la mise en place d’un délai au-delà duquel les droits antérieurs au cadastrage s’éteignent et les conclusions cadastrales – qui établissent de nouveaux titres de propriété – deviennent inattaquables et privent d’effets les anciens titres de propriété vise à garantir la sécurité juridique des travaux de cadastrage et à assurer la confiance légitime dans les registres fonciers et la fiabilité des transactions immobilières. Elle considère que cette mesure constitue assurément un but légitime d’intérêt général.

59. Il y a dès lors lieu de décider si la mesure en question était proportionnée au but poursuivi. Cette vérification revient à mettre en balance le but légitime sous-jacent et les droits du requérant touchés par ladite mesure.

60. À cet égard, la Cour estime que si la sécurité juridique visée par la règle de prescription présente incontestablement en elle-même un but légitime important, l’intérêt de mettre l’administration à l’abri d’un recours du requérant demeure, dans les circonstances de la cause, limitée.

61. Concernant justement les intérêts du requérant, la Cour note que ce dernier, qui avait régulièrement fait l’acquisition de deux terrains immatriculés au registre foncier en 1977, soit huit ans environ avant le début des travaux de cadastrage, s’est finalement trouvé privé de ses biens. Face à cette situation, l’intéressé n’a pas pu faire valoir ses droits en contestant les conclusions cadastrales, et ce en raison de la prescription extinctive.

62. Sur ce point, il convient de relever que le requérant ne s’est vu notifier ni le début des travaux de cadastrage, ni les conclusions cadastrales. Or, l’article 28 de la loi no 766, qui était en vigueur au moment des travaux de cadastrage, disposait expressément que la décision de la commission du registre foncier devait être notifiée aux parties concernées (paragraphe 36 ci-dessus), et c’est sur le fondement de cette loi que les travaux de cadastrage ont été réalisés. Autrement dit, contrairement à ce qu’affirme le Gouvernement, les travaux de cadastrage ont en l’espèce été réalisés en application non pas de la loi no 2613 mais de la loi no 766. Partant, l’administration n’a pas respecté les dispositions légales qui étaient prévues par le droit interne.

63. Le requérant affirme qu’il n’a pris connaissance de l’inscription de ses biens comme propriété du Trésor qu’en 2004 (paragraphe 15 ci-dessus), et que jusqu’à cette date, il a continué à jouir paisiblement de ses biens. À cet égard, la Cour rappelle que les procédures applicables à une espèce doivent aussi offrir à la personne concernée une occasion adéquate d’exposer sa cause aux autorités compétentes afin de contester effectivement les mesures portant atteinte à son droit de propriété.

64. Reste à déterminer si en l’espèce, le requérant avait ou aurait dû avoir connaissance de la réalisation des travaux de cadastrage et des conclusions cadastrales qui n’ont pas tenu compte de ses titres de propriété et qui ont eu pour effet de les rendre caducs.

65. S’il est vrai que le début des travaux de cadastrage est annoncé, que lesdits travaux font l’objet d’une publicité, et que ces mesures permettent d’informer le public, rien ne garantit que le requérant ait effectivement été informé. Le même constat s’impose en ce qui concerne l’affichage des conclusions cadastrales (paragraphes 33 à 35 ci-dessus).

66. Sur ce point, la Cour estime utile de rappeler que le requérant affirme, sans être contredit par le Gouvernement, qu’il résidait en Allemagne.

67. Dès lors, la Cour ne voit pas comment le requérant, qui résidait à l’étranger, pouvait par le biais de telles annonces être informé de la réalisation des travaux de cadastrage.

68. D’ailleurs, la Cour rappelle à propos précisément de ce procédé d’affichage que dans l’affaire Rimer et autres c. Turquie (no 18257/04, § 27, 10 mars 2009), où les recours des requérants contre les conclusions cadastrales avaient été rejetés pour non-respect du délai de dix ans – délai qui commençait à courir à compter de la date d’affichage des conclusions – et où le Gouvernement soulevait une exception d’irrecevabilité tirée de la règle de l’épuisement des voies de recours internes, elle a indiqué qu’il n’avait pas été démontré que les requérants eussent reçu notification des conclusions en question. La Cour a suivi la même approche dans l’affaire Elif Kızıl (arrêt précité, § 109).

69. La Cour estime en outre que le Gouvernement n’a exposé aucun élément permettant raisonnablement d’affirmer que le requérant avait été informé des travaux de cadastrage et de leur teneur ou qu’il ne pouvait ignorer leur existence. De plus, la Cour réitère que les autorités ne semblent avoir entrepris aucune démarche pour identifier le requérant et l’informer.

70. La Cour considère que le fait que le requérant ait mis en location la maison qu’il avait fait construire sur ses terrains n’est pas de nature à démontrer qu’il avait pris connaissance des conclusions cadastrales de 1985 et de leurs conséquences.

71. La Cour parvient au même constat en ce qui concerne le fait que le requérant ait introduit une demande de rachat de ses biens à l’administration (paragraphe 16 ci-dessus). Cet élément ne prouve en rien que le requérant ait eu connaissance des travaux de cadastrage bien avant qu’une ordonnance de paiement ne lui eût été adressée.

72. Rien ne permet donc d’affirmer que le requérant savait ou aurait dû savoir avant d’en avoir été informé par les agents de l’administration en 2004 que ses biens avaient été inscrits comme propriété du Trésor, ni que les autorités ont procédé à une démarche quelconque dans le but d’identifier le propriétaire légitime des biens et de l’informer de la situation.

73. À la lumière de l’ensemble de ces éléments, la Cour considère que le juste équilibre voulu par la Convention a été rompu au détriment du requérant.

74. Partant, il y a eu violation de l’article 1 du Protocole no 1.

II. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

75. Aux termes de l’article 41 de la Convention :

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

A. Dommage

76. Le requérant ne présente aucune demande d’indemnité au titre du préjudice matériel. Il réclame une somme au titre du préjudice moral, sans préciser de montant.

77. Le Gouvernement conteste cette prétention et invite la Cour à la rejeter.

78. Concernant le dommage matériel, en l’absence de demande dans ce sens, la Cour estime qu’il n’y a pas lieu d’octroyer au requérant de somme à ce titre. Elle précise toutefois que cette conclusion ne relève pas l’État de l’obligation juridique de mettre un terme à la violation et d’en effacer les conséquences de manière à rétablir autant que faire se peut la situation antérieure à celle‑ci, en application de l’article 46 de la Convention.

79. Sur la question du dommage moral, la Cour considère que le requérant a subi un préjudice moral certain du fait de la situation litigieuse. Statuant en équité, elle alloue à l’intéressé 5 000 euros (EUR) pour dommage moral, plus tout montant pouvant être dû sur cette somme à titre d’impôt.

B. Frais et dépens

80. Le requérant n’a présenté aucune demande pour frais et dépens. Partant, la Cour estime qu’il n’y a pas lieu de lui octroyer de somme à ce titre.

C. Intérêts moratoires

81. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1. Déclare la requête recevable ;

2. Dit qu’il y a eu violation de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention ;

3. Dit

a) que l’État défendeur doit verser au requérant, dans un délai de trois mois à compter de la date à laquelle l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, 5 000 euros (cinq mille euros), plus tout montant pouvant être dû sur cette somme à titre d’impôt, pour dommage moral ;

b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ce montant sera à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 31 août 2021, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

Hasan Bakırcı                                         Jon Fridrik Kjølbro
Greffier adjoint                                               Président

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Dernière mise à jour le août 31, 2021 par loisdumonde

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