Résumé juridique
Juillet 2023
Osman et Altayc. Türkiye – 23782/20 et 40731/20
Arrêt 18.7.2023 [Section II]
Article 10
Article 10-1
Liberté de recevoir des idées
Liberté de recevoir des informations
Rétention par les autorités pénitentiaires d’éditions d’un journal envoyées par la poste à des détenus sans l’intermédiaire de l’administration en méconnaissance de la loi : violation
En fait – Les requérants, détenus dans deux prisons distinctes à l’époque des faits, se sont heurtés au refus des autorités pénitentiaires de leur remettre quatre éditions d’un journal qui leur avaient été envoyées par la poste sans avoir été légalement commandées ou achetées par l’intermédiaire de l’administration pénitentiaire.
La Cour constitutionnelle a déclaré les recours individuels des requérants irrecevables pour défaut manifeste de fondement.
En droit – Article 10 :
Le refus des autorités nationales de remettre aux requérants les exemplaires du journal en question s’analyse en une ingérence dans leur droit à recevoir des informations et des idées. Cette ingérence était prévue par loi et elle poursuivait les buts légitimes de la protection de la sécurité nationale, la défense de l’ordre et la prévention du crime.
Quant à la nécessité de l’ingérence, la Cour constitutionnelle a développé deux lignes jurisprudentielles distinctes concernant les publications reçues dans les centres pénitentiaires, les principes applicables à ces dernières dépendant de leur mode de réception.
Une première ligne jurisprudentielle a été établie dans son arrêt Halil Bayik (30 novembre 2017) ,énonçant les critères devant être pris en compte par les autorités pénitentiaires lorsqu’elles contrôlent les publications adressées aux détenus dans le respect des modalités légales, à savoir les éditions achetées par les prisonniers par l’intermédiaire de l’administration pénitentiaire, les ouvrages émanant des instances officielles ou de certaines organisations, les écrits destinés à la bibliothèque de la prison, les livres reçus en cadeau à des dates précises et les manuels scolaires. Ces critères ont été confirmés ultérieurement par la haute juridiction dans son arrêt Recep Bekik (27 mars 2019). Il ressort de ces deux arrêts que les autorités pénitentiaires doivent effectuer une analyse détaillée du contenu des publications envoyées aux détenus et répondre aux questions de savoir si celui-ci justifie ou glorifie le recours aux actes violents ou s’il est de nature à inciter à la violence, à mettre en péril la sécurité, la discipline ou l’ordre au sein du centre pénitentiaire et à faciliter la communication entre les membres d’organisations criminelles, eu égard notamment aux situations personnelles et particulières des détenus concernés et au niveau de tension régnant le cas échéant dans le pays et dans le centre pénitentiaire en cause à la date pertinente. Les autorités pénitentiaires doivent aussi envisager la possible suppression des passages des publications considérés problématiques afin de remettre la partie restante à l’intéressé.
Dans l’arrêt Mehmet Çiftçi c. Türkiye, la Cour a fait siens ces principes dégagés par la Cour constitutionnelle ayant pour finalité d’empêcher d’éventuels abus de la part de l’administration pénitentiaire, et poursuivant dès lors l’un des buts visés dans sa propre jurisprudence.
La Cour constitutionnelle a exposé une seconde ligne jurisprudentielle dans son arrêt İbrahim Kaptan (2) (12 septembre 2018) portant sur les publications adressées aux détenus en méconnaissance des modalités légales c’est-à-dire par voie postale ou remise par des visiteurs sans l’intermédiaire de l’administration. La haute juridiction a observé que les détenus pouvaient d’accéder à des publications par divers autres moyens prévus par la loi et qu’elles devaient être soumises à un examen strict et détaillé, conformément aux principes énoncés dans les deux arrêts précités , avant de faire l’objet d’une éventuelle mesure de rétention. Puis elle a considéré que la charge représentée par cet examen, au regard du grand nombre de détenus, pouvait empêcher l’administration pénitentiaire d’accomplir ses autres tâches. Elle a donc estimé que le refus de remettre les publications envoyées de manière non conforme aux modalités légales avait pour objectif la préservation de la sécurité de l’établissement et la prévention de la criminalité, qu’il répondait à un besoin social impérieux et qu’il n’était pas disproportionnée au but qu’elle poursuivait.
Les détenus continuant à jouir, en prison, du droit à la liberté de recevoir des informations et des idées, toute restriction à ce droit doit répondre à un « besoin social impérieux ». Par ailleurs, les États contractants disposent d’une certaine marge d’appréciation pour juger de l’existence d’un tel besoin, mais cette marge se double d’un contrôle européen portant à la fois sur la loi et sur les décisions qui l’appliquent, même quand celles-ci émanent d’une juridiction indépendante.
La Cour constitutionnelle, en l’espèce, s’est référée à son arrêt İbrahim Kaptan (2) dans lequel s’est essentiellement fondée sur la charge de travail causée par le contrôle des publications en question et sur la nécessité d’empêcher les membres d’organisations terroristes de communiquer entre eux pour estimer que le refus de les remettre aux détenus, constitutif d’une restriction à leurs droits à la liberté de recevoir des informations et idées, répondait à un besoin social impérieux.
La référence à cette affaire semble indiquer que la rétention des publications envoyées aux requérants était justifiée, non pas sur la base d’une appréciation de leurs contenus dangereux, mais simplement parce qu’elles avaient été reçues par les services postaux en méconnaissance des modalités légales. Or, les raisonnements des décisions étaient bien succincts à cet égard. Par ailleurs, les comités d’éducation des deux centres pénitentiaires, pour intercepter les publications litigieuses, se sont référés explicitement à la disposition qui permet de contrôler le contenu d’une publication ; et, d’après leurs décisions, les publications concernées ont été retenues pour avoir été considérées comme mettant en péril, eu égard à leur contenu, la sécurité des établissements pénitentiaires. Ainsi, les publications adressées aux requérants, se prêtent à un contrôle fondé sur leurs contenus, à effectuer conformément aux critères énoncés dans la première ligne jurisprudentielle de la Cour constitutionnelle, avant de pouvoir faire l’objet d’une mesure de rétention. À cet égard, l’administration pénitentiaire doit rendre des décisions contenant une motivation satisfaisante et suffisamment circonstanciée, les passages de l’écrit litigieux considérés comme non communicables devant être expressément identifiés et donner lieu à une analyse propre à faire apparaître un lien concret entre le contenu censuré et lesdits critères. Ainsi, la seule indication du numéro des pages comportant les parties de la publication en cause considérées problématiques n’est pas suffisante à cet égard et l’emploi d’une méthode d’examen tenant compte des critères pertinents s’imposent dans tous les cas.
En l’espèce, les comités d’éducation des administrations pénitentiaires ont justifié leurs décisions au regard de la possible mise en péril la sécurité de l’établissement carcéral en provoquant une généralisation des grèves de la faim poursuivies par certains détenus dans des centres pénitentiaires, en promouvant des organisations illégales et leurs activités et en encourageant le recours à des actes violents. La Cour admet que, d’une manière générale, ces considérations retenues in fine peuvent, certes, être regardées comme constituant des motifs acceptables propres à justifier le refus de remettre les publications litigieuses aux requérants. Toutefois, ni les décisions des comités d’éducation ni celles rendues subséquemment par les juridictions internes ne lui permettent d’établir que ces juridictions ont effectué en l’espèce une mise en balance adéquate, conforme aux critères établis par la Cour constitutionnelle dans sa première ligne jurisprudentielle et à ceux consacrés par la Cour, entre le droit des requérants à la liberté d’expression et les autres intérêts en jeu, tels que le maintien de l’ordre et de la discipline dans les établissements pénitentiaires. En effet, même si les décisions des comités d’éducation se réfèrent au numéro des pages de la revue qui comportaient les passages litigieux, elles ne font en rien état, fût-ce sommairement, du contenu qu’elles ont considéré comme étant problématique. Elles ne font pas davantage référence aux situations personnelles des requérants en vue d’une évaluation de l’effet possible desdits passages sur les intéressés. Or, les décisions ultérieures des juges de l’exécution et les cours d’assises, ayant rejetées les oppositions des requérants au motif que les décisions étaient conformes à la procédure et à la loi, ne contiennent pas une motivation suffisante pour remédier à ces lacunes. Quant à la Cour constitutionnelle, elle a écarté tout examen des décisions de rejet des administrations pénitentiaires à l’aune desdits principes, décidant de faire application des conclusions de sa seconde ligne jurisprudentielle aux recours individuels des requérants, et approuvant par là-même le principe d’une rétention systématique des publications envoyées aux détenus en méconnaissance des modalités légales. Or, une telle approche ne saurait être retenue au regard de l’article 10 de la Convention.
Ainsi, les autorités se sont bornées à énoncer les conclusions auxquelles elles étaient parvenues concernant les publications litigieuses, leurs décisions ne comportant aucune motivation satisfaisante et étant dépourvues, d’une part, de tout raisonnement propre à établir un lien avec les contenus litigieux et à fonder lesdites conclusions au regard de l’ensemble des critères exposés tant dans la jurisprudence de la Cour que dans celle de la Cour constitutionnelle et, d’autre part, de tout développement quant à une possibilité de remise des revues aux requérants après retrait des passages jugés problématiques.
Il n’apparaît donc pas, dans les décisions rendues, que les autorités nationales aient satisfait à l’exigence d’une mise en balance des différents intérêts en jeu dans la présente affaire ni qu’elles se soient acquittées de leur obligation d’empêcher tout abus de la part de l’administration.
Eu égard à ce qui précède, le Gouvernement n’a pas démontré que les motifs invoqués par les autorités nationales pour justifier les mesures incriminées étaient pertinents et suffisants et que ces mesures étaient nécessaires dans une société démocratique.
Conclusion : violation (cinq voix contre deux).
Article 41 : demande rejetée pour dommage matériel ; 1 000 EUR pour préjudice moral.
(Voir aussi Mehmet Çiftçi c. Türkiye, 53208/19, 16 novembre 2021)
Dernière mise à jour le juillet 18, 2023 par loisdumonde
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