Résumé juridique
Mai 2023
Arrêt 2.5.2023 [Section III]
Article 10
Article 10-1
Liberté d’expression
Liberté de communiquer des informations
Liberté de recevoir des informations
Amende administrative en raison de l’interdiction légale absolue pour une personne politique d’employer une langue non officielle lors de sa campagne électorale : violation
En fait – Le requérant, leader d’un parti politique et candidat aux élections législatives de 2013, s’est vu infligé une amende administrative d’environ 250 euros (EUR) pour avoir enfreint le code électoral au motif qu’il s’était exprimé dans une autre langue (le turc) que la langue officielle (le bulgare) à l’occasion d’un événement public de sa campagne électorale.
Le code électoral interdit absolument l’emploi de toute langue autre que la langue officielle, dans le cadre des campagnes électorales, et les infractions à cette législation entraînent des sanctions administratives prenant la forme d’amendes.
En droit – Article 10 :
La décision des autorités s’analyse en une ingérence dans l’exercice par l’intéressé de son droit à la liberté d’expression. Elle était prévue par la loi dans le code électoral de 2011 et poursuivait les buts légitimes de la défense de l’ordre et de la protection des droits d’autrui.
Les politiques linguistiques des États contractants sont influencées par une multitude de facteurs d’ordre historique, linguistique, religieux et culturel, de sorte qu’il est extrêmement difficile, voire impossible, de déterminer des principes qui leur soient communs. C’est pourquoi la Cour a considéré que la marge d’appréciation dont jouissent les États en la matière est particulièrement large dans certains contextes.
Cela étant dit, dans une société démocratique, le droit à la liberté d’expression et le droit à des élections libres garanti par l’article 3 du Protocole no 1 entretiennent un rapport d’interdépendance et il convient de considérer le premier à la lumière du second. La liberté d’expression est une condition essentielle de « la libre expression de l’opinion du peuple sur le choix du corps législatif ». C’est pourquoi il est particulièrement important en période préélectorale que les opinions et informations de toutes sortes puissent circuler librement. Dans le cadre du discours politique et des élections, la marge d’appréciation des États est étroite, en particulier pendant la phase qui précède les élections ou les référendums, où l’enjeu démocratique est à son apogée. Les restrictions apportées à la liberté pour les partis politiques d’exprimer leurs opinions font ainsi l’objet d’un contrôle rigoureux.
L’affaire ne concerne pas l’emploi d’une langue non officielle dans le cadre de communications avec les autorités publiques ou de rapports avec des institutions officielles mais une restriction linguistique imposée à des individus dans leurs relations avec d’autres, même si ces relations ont eu pour cadre une réunion publique organisée lors d’une campagne électorale. L’article 10 comprend la liberté de recevoir et de communiquer des informations ou des idées dans toute langue qui permette de participer à l’échange public d’informations et d’idées culturelles, politiques et sociales de toutes sortes ; dans des tels contextes, la langue en tant que moyen d’expression mérite indéniablement la protection de cette disposition.
La Cour doit examiner non pas la question générale de savoir si un État doit autoriser l’emploi de toute langue autre que la ou les langues officielles pendant une campagne électorale mais plutôt celle de savoir si, lorsqu’un tel emploi fait l’objet d’une restriction, la portée et le mode d’application de cette restriction sont compatibles avec l’article 10.
Le caractère absolu de l’interdiction litigieuse a privé les juridictions nationales de leur pouvoir d’exercer un contrôle juridictionnel adéquat. Le tribunal de district s’est borné à vérifier si, pendant la réunion en cause, le requérant s’était exprimé dans une langue autre que le bulgare dans le cadre d’une campagne électorale. Le tribunal administratif a pleinement confirmé cette démarche, tout en soulignant le caractère absolu de l’interdiction en question. Ce caractère absolu est confirmé par les exemples de jurisprudence qui démontrent que lorsque les tribunaux doivent trancher la question de savoir si les décisions prises par les gouverneurs régionaux dans des situations similaires sont légales, ils vérifient si le sujet de l’infraction alléguée est une personne physique, si les propos litigieux ont été tenus dans une langue autre que le bulgare, et s’ils consistaient en une « propagande électorale ».
En principe les États ont le droit de réglementer l’emploi des langues, sous certaines formes ou compte tenu des circonstances liées à la communication publique, par les candidats et par d’autres personnes pendant les campagnes électorales et, le cas échéant, d’imposer certaines restrictions ou conditions qui correspondent à un « besoin social impérieux ». Toutefois, un cadre réglementaire consistant en une interdiction absolue d’employer une langue non officielle sous peine de sanctions administratives ne saurait passer pour compatible avec les valeurs essentielles d’une société démocratique, lesquelles comprennent la liberté d’expression. À cet égard, le turc employé par le requérant est à la fois la langue maternelle de l’intéressé et celle de la population minoritaire à laquelle il s’adressait dont des personnes âgées qui la comprenaient mieux que le bulgare. Compte tenu de la circonstance particulière d’un contexte électoral et du fait que des élections libres sont inconcevables sans une libre circulation des opinions et des informations politiques, le droit pour une personne de communiquer ses opinions ou ses idées politiques et le droit pour autrui de recevoir de telles informations seraient vides de sens si la possibilité d’employer une langue capable de véhiculer convenablement ces opinions et idées était obérée par la menace de sanctions, fussent-elles de nature administrative.
Parmi trente-sept États contractants, aucun à part l’Ukraine ne prévoit, comme la Bulgarie, une telle disposition litigieuse. Par ailleurs, celle du code électoral bulgare a fait l’objet de critiques répétées de la part du Comité consultatif de la Convention-cadre pour la protection des minorités nationales, ainsi que de la Commission de Venise et de l’OSCE/BIDDH, lesquels ont considéré qu’elle prive les minorités de la possibilité de promouvoir leur participation efficace aux affaires publiques grâce aux élections. Les organes internationaux compétents ont aussi exprimé dans leurs recommandations et avis l’importance que revêt le fait de garantir aux candidats de groupes minoritaires le droit d’employer leur langue maternelle dans les campagnes électorales, condition nécessaire pour assurer aux personnes appartenant à de tels groupes un accès aux élections égal à celui dont bénéficient les autres citoyens.
Ces considérations s’avèrent en harmonie avec les valeurs d’une « société démocratique », promues par la Cour. Dans le contexte de la présente affaire, il convient de souligner l’importance du pluralisme, de la tolérance et de la protection des minorités dans une société démocratique, et d’affirmer que le respect des minorités, loin d’affaiblir les démocraties, ne peut que les renforcer.
À la lumière de ce qui précède, et en dépit de la marge d’appréciation laissée aux autorités nationales, l’interdiction en cause ne répondait pas à un besoin social impérieux et n’était pas proportionnée aux buts légitimes visés dans l’article 10 § 2. Dès lors, l’ingérence résultant de l’interdiction énoncée dans le code électoral en vigueur à l’époque des faits et reproduite dans celui de 2014 ne saurait passer pour « nécessaire dans une société démocratique ».
Conclusion : violation (unanimité).
Article 41 : 1 200 EUR pour préjudice moral.
(Voir aussi Şükran Aydın et autres c. Turquie, 49197/06 et al., 22 janvier 2013, Résumé juridique)
Dernière mise à jour le mai 2, 2023 par loisdumonde
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