TROISIÈME SECTION
AFFAIRE MESTAN c. BULGARIE
(Requête no 24108/15)
ARRÊT
STRASBOURG
2 mai 2023
Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire Mestan c. Bulgarie,
La Cour européenne des droits de l’homme (troisième section), siégeant en une Chambre composée de :
Pere Pastor Vilanova, président,
Yonko Grozev,
Jolien Schukking,
Darian Pavli,
Ioannis Ktistakis,
Andreas Zünd,
Oddný Mjöll Arnardóttir, juges,
et de Milan Blaško, greffier de section,
Vu la requête (no 24108/15) dirigée contre la République de Bulgarie et dont un ressortissant de cet État, M. Lyutvi Ahmed Mestan (« le requérant »), a saisi la Cour en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention ») le 12 mai 2015,
Vu la décision de porter à la connaissance du gouvernement bulgare (« le Gouvernement ») les griefs concernant la sanction administrative imposée au requérant au motif qu’il s’était exprimé en turc dans le cadre d’une campagne électorale,
Vu les observations des parties,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 28 mars 2023,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :
INTRODUCTION
1. La présente affaire concerne une sanction administrative infligée au requérant, leader d’un parti politique et candidat aux élections législatives bulgares de 2013, au motif qu’il s’était exprimé en turc à l’occasion d’un événement organisé dans le cadre de sa campagne électorale. Le requérant invoque sa liberté de communiquer et de recevoir des informations sous l’angle de l’article 10, pris isolément et en combinaison avec l’article 13 garantissant le droit à un recours effectif et l’article 14 prohibant les traitements discriminatoires.
EN FAIT
2. Le requérant est né en 1960 et réside à Sofia. Il a été représenté d’abord par Me M. Ilieva, avocate exerçant à Sofia et, à l’époque où l’affaire lui a été confiée, au sein de l’organisation non gouvernementale Comité Helsinki bulgare, puis par le président dudit comité, M. K. Kanev, que la présidente de la cinquième section de la Cour a par une note du 15 janvier 2016 autorisé en vertu de l’article 36 § 4 a) in fine du règlement de la Cour (« le règlement ») à représenter les requérants dans toutes les affaires alors pendantes ou à venir dans lesquelles il agissait ou serait appelé à agir personnellement en qualité de conseil.
3. Le Gouvernement est représenté par ses agentes, Mmes M. Ilcheva et M. Kotseva, du ministère de la Justice.
4. À l’époque des faits, le requérant, homme politique bulgare d’origine turque, présidait le Mouvement pour les droits et libertés, parti disposant alors de trente-six sièges à l’Assemblée nationale bulgare et traditionnellement soutenu par l’électorat de la minorité turque de Bulgarie.
5. Par une décision (наказателно постановление) du 17 mai 2013 fondée sur des éléments recueillis par la commission électorale locale, le gouverneur de la région de Sliven constata que le requérant avait enfreint la disposition de l’article 133, alinéa 2 du code électoral en s’exprimant en turc lors d’un événement organisé le 5 mai 2013 dans le cadre de la campagne qu’il menait pour les élections législatives. Il s’agissait d’une réunion à ciel ouvert tenue à proximité du village de Yablanovo. Selon les éléments versés au dossier, le requérant y prit la parole en turc pendant sept minutes, et six autres personnes – élus ou membres du Mouvement pour les droits et libertés – y tinrent également des discours, les unes en turc, d’autres en bulgare, d’autres encore dans l’une et l’autre langues.
6. Notant que l’infraction en question présentait, du fait que son auteur était le président d’un parti politique, un danger important pour l’ordre public, le gouverneur régional imposa au requérant une sanction administrative sous la forme d’une amende qu’il fixa au montant maximal prévu par la loi en la matière, à savoir 2 000 levs bulgares (BGR) (environ 1 000 euros (EUR)).
7. Le 20 mai 2013, le requérant recourut contre cette décision devant le tribunal de district de Kotel. Il expliquait qu’il s’était adressé au public dans la langue – le turc – qui était non seulement sa langue maternelle, mais aussi la langue maternelle de son électorat. Il ajoutait que l’assemblée comptait un grand nombre de personnes âgées qui ne pouvaient assimiler une information délivrée en bulgare aussi bien que si elle était énoncée en turc, ce qui compromettait leur accès effectif à la dimension politique du processus électoral. Il soutenait que l’interdiction de s’exprimer dans une langue minoritaire était contraire à l’article 10 de la Convention et, considérant que l’article 133, alinéa 2 du code électoral était incompatible avec cette disposition de la Convention, il demandait au tribunal de n’appliquer que celle-ci.
8. Le 10 juillet 2014, le tribunal de district, après examen des pièces du dossier, notamment d’un enregistrement vidéo, de documents écrits et de déclarations de témoins, confirma que, le 5 mai 2013, le requérant avait fait campagne en turc sans interprétation vers le bulgare, enfreignant ainsi le code électoral (paragraphes 5 ci-dessus et 14 ci-dessous). Le tribunal considéra cependant que s’agissant de la première infraction que l’intéressé eût commise, il convenait de ne pas fixer au maximum légal le montant de l’amende dont il devait être frappé pour cette infraction. Le tribunal modifia donc le montant de l’amende initiale pour l’établir à 500 BGN (environ 250 EUR). Il précisa que l’amende en question était destinée à mettre en garde et à rappeler à l’ordre l’auteur de l’infraction ainsi que les autres personnes susceptibles de se trouver dans une situation semblable.
9. Le requérant se pourvut en cassation auprès du tribunal administratif de Sliven. Le 9 décembre 2014, le tribunal administratif confirma le jugement du tribunal de district. Il rappela la disposition litigieuse du code électoral prévoyant qu’une campagne devait être menée en bulgare et que tout contrevenant s’exposait à une sanction administrative pécuniaire. Le tribunal administratif ajouta que cette norme était conforme à la Constitution et à l’article 10 de la Convention compte tenu du fait que le droit à la liberté d’expression n’était pas absolu et pouvait faire l’objet en période électorale de restrictions plus importantes qu’à l’ordinaire aux fins de garantir la libre expression du peuple à l’occasion de l’élection du corps législatif. Le tribunal administratif expliqua que plusieurs motifs fondaient l’obligation légale pour les candidats de mener campagne en bulgare : a) cette obligation défendait les droits des électeurs bulgares en les plaçant tous dans les mêmes conditions, et garantissait ainsi un égal exercice par tous du droit de vote ; b) elle assurait à tous les électeurs la possibilité de comprendre les messages électoraux et d’exprimer leur suffrage en toute connaissance de cause ; c) elle garantissait le droit à l’information des personnes qui ne comprendraient pas les candidats si ceux-ci pouvaient choisir de s’exprimer dans leur langue maternelle qui se trouverait être une langue autre que le bulgare, le tribunal indiquant à cet égard – sans fournir de détails à ce sujet – que certaines personnes présentes au meeting en cause ne pouvaient comprendre les propos du requérant ; d) elle visait à prévenir toute confusion éventuelle entre le débat politique et des questions privées concernant des personnes dont la langue maternelle n’était pas le bulgare. Le tribunal nota enfin que l’obligation légale de s’exprimer en bulgare lors des campagnes électorales était également liée aux droits et devoirs établis par la Constitution pour tous les citoyens d’apprendre et d’employer le bulgare.
10. Par ailleurs, le dossier contient des décisions prises entre le 28 novembre 2014 et le 2 avril 2015 par les gouverneurs régionaux de Kurdjali, Plovdiv, Shumen, Varna et Veliko Tarnovo imposant au requérant des sanctions administratives au motif qu’il avait mené campagne en turc dans différents lieux publics situés dans ces régions. Il s’agit d’amendes administratives d’un montant de 200 à 2 000 BGN et dont la somme totale s’élève à 5 862 BGN (environ 2 931 EUR). Le requérant ne présente pas d’éléments établissant qu’il ait recouru contre ces décisions.
11. Le dossier contient enfin une série de décisions de gouverneurs régionaux datant de la même période et infligeant des sanctions similaires à d’autres candidats du Mouvement des droits et des libertés pour des infractions commises à l’occasion de divers événements organisés à titre individuel dans le cadre d’une campagne électorale.
LE CADRE JURIDIQUE ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS
I. LA CONSTITUTION de la république de BULGARiE et la loi sur la cour constitutionnelle
12. L’article 150, alinéa 1 de la Constitution de 1991 et l’article 12, alinéa 1, point 2 de la loi sur la Cour constitutionnelle disposent que cette juridiction peut être à l’initiative d’au moins un cinquième des députés saisie d’une demande, entre autres, de déclaration d’inconstitutionnalité d’une loi.
13. La Cour constitutionnelle se prononce par une décision sur le fond de la demande, conformément à l’article 14, alinéa 2 de la loi sur la Cour constitutionnelle. L’article 151, alinéa 2 de la Constitution de 1991 prévoit que les décisions de la Cour constitutionnelle entrent en vigueur trois jours après leur publication au Journal Officiel, moment à partir duquel les actes ou parties d’actes déclarés inconstitutionnels ne s’appliquent plus. Il résulte de ces dispositions que les décisions de la Cour constitutionnelle n’ont d’effet que pour l’avenir.
II. La législation électorale
14. Les parties pertinentes du code électoral de 2011 se lisaient ainsi dans leur rédaction en vigueur à l’époque des faits :
Campagne électorale
Article 133
« (…) 2) La campagne électorale se déroule en bulgare. »
Article 299
« (…) Quiconque enfreint les dispositions du présent code (…) est passible d’une sanction prenant la forme d’une amende de 200 à 2 000 BGN. »
15. Le code électoral de 2014 reprend ces dispositions à l’article 181, alinéa 2 et à l’article 495, alinéa 1, respectivement. Il prévoit par ailleurs que la campagne électorale est ouverte trente jours avant le jour des élections (article 175). Il définit en outre la « propagande électorale » (« предизборна агитация ») comme l’appel au soutien ou au rejet d’un candidat, d’un parti, d’une coalition ou d’un comité d’initiative (§ 1, point 17 des dispositions supplémentaires).
III. La jurisprudence applicable
16. Selon la jurisprudence nationale, la disposition de l’article 133, alinéa 2 du code électoral de 2011 reprise à l’article 181, alinéa 2 du code électoral de 2014 est impérative et ne laisse aucune marge d’interprétation aux tribunaux (решение № 167 от 09.06.2016 г. на Адм. съд Велико Търново по адм. д. № 10120/2016 г. et решение № 7825 от 23.05.2019 г. на ВАС по адм. д. № 5853/2019 г., IV о.). Il résulte de l’examen de certaines décisions judiciaires présentées par les parties que les juridictions bulgares considèrent que cette disposition est conforme aux normes internationales et à la Constitution bulgare (решение от 23.10.2020 г. на РС – Провадия по АНД № 163/2020 г.).
17. Lorsqu’ils sont saisis de recours contre les décisions des gouverneurs régionaux imposant des sanctions administratives pour violation de l’obligation de mener campagne en bulgare, les tribunaux compétents examinent la question de savoir si la décision est dirigée contre une personne physique (voir, par exemple, решение от 19.02.2020 г. на РС – Айтос по АНД № 344/2019 г., où le tribunal a considéré que seules les personnes physiques pouvaient être sanctionnées pour l’infraction en cause) ; ils déterminent, par ailleurs, si le discours litigieux tenu dans une langue autre que le bulgare relève de la propagande électorale (решение от 18.12.2019 г. на РС – Силистра по АНД № 750/2019 г., решение от 28.01.2020 г. на РC – Айтос по АНД № 381/2019 г., решение № 757 от 26.06.2020 г. на Адм. съд – Бургас, XIX адм. състав по д. № 682/2020 г., решение от 23.10.2020 г. на РС – Провадия по АНД № 163/2020 г., où les tribunaux ont annulé des décisions des gouverneurs régionaux imposant des sanctions administratives pour violation de l’interdiction de s’exprimer dans une langue autre que le bulgare au motif que les discours en cause, tenus en turc, ne consistaient pas en une propagande électorale et ne relevaient donc pas d’une campagne électorale) ; ils établissent enfin s’il y a des preuves qu’un discours a été tenu dans une langue autre que le bulgare (решение от 21.06.2021 г. на РС – Провадия по АНД № 2021313200110/2021 г., où le tribunal a annulé la décision du gouverneur régional pour défaut de preuve établissant la réalité de l’événement de campagne censé avoir constitué la circonstance de l’infraction alléguée).
IV. TEXTES INTERNATIONAUX PERTINENTS
A. Les Nations Unies
18. L’Observation générale no 25 du Comité des droits de l’homme des Nations Unies relative à l’article 25 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques garantissant à tout citoyen les droits « de prendre part à la direction des affaires publiques », « de voter et d’être élu », et « d’accéder aux fonctions publiques », adoptée le 12 juillet 1996, énonce notamment ce qui suit :
« 11. Les États doivent prendre des mesures efficaces pour faire en sorte que toutes les personnes qui remplissent les conditions pour être électeurs aient la possibilité d’exercer ce droit (…).
12. Le droit à la liberté d’expression, de réunion et d’association est une condition essentielle à l’exercice effectif du droit de vote et doit être pleinement protégé. Des mesures positives devraient être prises pour surmonter certaines difficultés telles que l’analphabétisme, les obstacles linguistiques, la pauvreté ou les entraves à la liberté de circulation, qui empêchent les détenteurs du droit de vote de se prévaloir effectivement de leurs droits. Des informations et tous les documents requis devraient être disponibles dans les langues des minorités. (…) »
19. L’article 27 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques se lit ainsi en sa partie pertinente :
« Dans les États où il existe des minorités ethniques (…) ou linguistiques, les personnes appartenant à ces minorités ne peuvent être privées du droit (…) d’employer leur propre langue. »
20. L’article 2 de la Déclaration des Nations unies sur les droits des personnes appartenant à des minorités nationales ou ethniques, religieuses et linguistiques, adoptée le 12 décembre 1992, dispose notamment :
« 1. Les personnes appartenant à des minorités nationales ou ethniques (…) et linguistiques (…) ont le droit (…) d’utiliser leur propre langue, en privé et en public, librement et sans ingérence ni discrimination quelconque.
2. Les personnes appartenant à des minorités ont le droit de participer pleinement à la vie (…) publique. »
21. L’article 5 de la Déclaration universelle de l’UNESCO sur la diversité culturelle, adoptée le 2 novembre 2001, énonce :
« Toute personne doit (…) pouvoir s’exprimer, créer et diffuser ses œuvres dans la langue de son choix et en particulier dans sa langue maternelle (…). »
22. Le principe selon lequel aucune interdiction ne doit frapper l’emploi de langues minoritaires lors d’une campagne électorale est énoncé dans les recommandations sur « [l]es minorités et leur participation effective à la vie politique » formulées à l’issue de la deuxième session du Forum des Nations Unies sur les questions relatives aux minorités, organisée en novembre 2009. Le point 19 de ces recommandations est ainsi libellé :
« Lors des campagnes électorales, l’utilisation des langues minoritaires ne devrait pas faire l’objet d’une interdiction ni de restrictions excessives, mais le choix d’une langue devrait découler naturellement du souci de toucher le plus possible d’électeurs. Dans la mesure du possible, les autorités électorales devraient diffuser l’information concernant le scrutin dans la langue officielle et aussi dans les langues minoritaires dans les zones où elles sont utilisées. »
B. Le Conseil de l’Europe et l’OSCE
1. La Convention-cadre pour la protection des minorités nationales
23. La Convention-cadre pour la protection des minorités nationales adoptée le 10 novembre 1994 par le Comité des Ministres, ratifiée par la Bulgarie le 7 mai 1999, contient plusieurs dispositions pertinentes en l’espèce :
Article 9
« 1. Les Parties s’engagent à reconnaître que le droit à la liberté d’expression de toute personne appartenant à une minorité nationale comprend la liberté d’opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées dans la langue minoritaire, sans ingérence d’autorités publiques et sans considération de frontières (…) »
Article 10
« 1. Les Parties s’engagent à reconnaître à toute personne appartenant à une minorité nationale le droit d’utiliser librement et sans entrave sa langue minoritaire en privé comme en public, oralement et par écrit. (…) »
Article 15
« Les Parties s’engagent à créer les conditions nécessaires à la participation effective des personnes appartenant à des minorités nationales à la vie culturelle, sociale et économique, ainsi qu’aux affaires publiques, en particulier celles les concernant. »
24. Le 27 février 2008, le Comité consultatif de la Convention-cadre pour la protection des minorités nationales, dans son Commentaire sur la participation effective des personnes appartenant à des minorités nationales à la vie culturelle, sociale et économique ainsi qu’aux affaires publiques, a exprimé l’avis suivant quant à l’emploi de langues minoritaires dans les campagnes électorales :
« 77. Les États Parties devraient veiller à ce que les formations politiques représentant ou incluant des personnes appartenant à des minorités nationales aient la possibilité de mener campagne de manière appropriée. Il peut s’agir par exemple de l’affichage de publicités électorales en langues minoritaires. Les autorités devraient également envisager la possibilité d’utiliser les langues minoritaires dans les programmes radiodiffusés par le service public et consacrés à la campagne électorale, ainsi que pour les bulletins de vote ou tout autre matériel électoral dans les régions habitées traditionnellement ou en nombre important par des personnes appartenant à des minorités nationales. »
25. Plus récemment, dans son quatrième Avis sur la Bulgarie, adopté le 26 mai 2020, le Comité consultatif de la Convention-cadre pour la protection des minorités nationales a exprimé sa position quant à l’interdiction d’employer une langue autre que le bulgare dans le cadre des campagnes électorales :
« 191. Le Comité consultatif s’inquiète du fait que le code électoral continue d’interdire l’usage de langues autres que le bulgare pendant les campagnes électorales. Lors de la campagne des dernières élections législatives, l’un des vice-présidents de l’Alliance DOST s’est vu infliger une amende pour avoir diffusé deux vidéos sous‑titrées en turc sur le site web officiel de l’Alliance. Le Comité consultatif estime que cette interdiction pose problème en ce qu’elle restreint le droit des personnes appartenant à des minorités de participer aux affaires publiques et le droit garanti par l’article 9 de la Convention-cadre (voir aussi l’article 10.1) de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées dans une langue minoritaire sans ingérence d’autorités publiques. (…)
Recommandation
192. Le Comité consultatif appelle les autorités à supprimer l’interdiction d’utiliser des langues autres que le bulgare pendant les campagnes électorales. »
2. La Commission européenne pour la démocratie par le droit (Commission de Venise) et le Bureau des institutions démocratiques et des droits de l’homme de l’OSCE (OSCE/BIDDH)
26. La question de la disposition du code électoral bulgare (aussi bien dans sa version de 2011 que dans celle de 2014) prohibant l’emploi d’une langue autre que le bulgare lors d’une campagne électorale a été abordée dans plusieurs avis conjoints de la Commission de Venise et du Bureau des institutions démocratiques et des droits de l’homme de l’OSCE (OSCE/BIDDH).
27. Dans leur avis conjoint de 2011, la Commission de Venise et l’OSCE/BIDDH se sont exprimés dans les termes suivants :
« 65. L’OSCE/BIDDH a recommandé que les personnes appartenant aux minorités soient autorisées à employer leur langue maternelle au cours d’une campagne électorale, de façon à favoriser leur participation effective aux affaires publiques. Cette recommandation n’a pas été prise en compte par le Code, comme en témoigne l’article 133 (2), qui impose que « la campagne électorale se déroule en langue bulgare ». Il est primordial que les personnes appartenant aux minorités aient accès à des informations et à d’autres documents officiels relatifs aux élections qui soient rédigés dans leurs langues. Cette disposition permettrait d’accroître la compréhension du processus électoral de la part de toutes les communautés. »
28. Dans leur avis conjoint de 2014, les mêmes institutions ont noté ce qui suit :
« 78. Le projet de code énonce que « le bulgare est la langue officielle de la campagne électorale », ce qui prive les minorités de la possibilité de promouvoir leur participation efficace aux affaires publiques grâce aux élections. L’OSCE/BIDDH et la Commission de Venise persistent à recommander la modification de cette disposition. »
29. Elles ont réitéré leur position dans leur avis conjoint de 2017 :
« 54. L’article 181 (2) stipule que le bulgare est la langue officielle de la campagne électorale. À reconnaître l’importance de la langue officielle, cette disposition pourrait priver certaines personnes appartenant à des minorités de la possibilité de participer activement aux affaires publiques par les processus électoraux. De telles restrictions à la liberté d’expression consacrée par l’article 10 de la Convention européenne des droits de l’Homme et par d’autres standards internationaux peuvent être considérées comme disproportionnées. L’OSCE/BIDDH et la Commission de Venise recommandent une fois encore, comme dans leurs avis conjoints de 2011 et 2014, de revenir sur cette disposition et de permettre aux minorités nationales de faire campagne dans leur propre langue. Comme indiqué dans l’avis conjoint de 2011, « il est primordial que les personnes appartenant aux minorités aient accès à des informations et à d’autres documents officiels relatifs aux élections qui soient rédigés dans leurs langues. Cette disposition permettrait d’accroître la compréhension du processus électoral de la part de toutes les communautés ». L’OSCE/BIDDH et l’APCE ont exprimé la même inquiétude dans leurs rapports d’observation des élections de mai 2013 et des élections législatives anticipées d’octobre 2014, en recommandant d’y remédier. »
30. On relève dans plusieurs rapports d’observation des élections adoptés entre 2013 et 2017 par l’OSCE/BIDDH des recommandations telles que celle-ci, tirée du Rapport final d’observation des élections législatives anticipées de 2013 :
« Les personnes qui se considèrent comme appartenant à des minorités devraient être autorisées à utiliser leur langue maternelle dans une campagne électorale, de façon à favoriser leur participation effective aux affaires publiques. Il pourrait également être envisagé de fournir aux électeurs des informations et d’autres documents électoraux officiels rédigés dans les langues minoritaires, ce qui leur permettrait de mieux comprendre le processus électoral. »
3. Le Congrès des pouvoirs locaux et régionaux du Conseil de l’Europe
31. Au point 5 d) de la Recommandation 273 (2009) du Congrès des pouvoirs locaux et régionaux du Conseil de l’Europe, intitulée « L’égalité d’accès aux élections locales et régionales », ledit Congrès appelle le Comité des Ministres à encourager les gouvernements des États membres :
« à inviter les autorités locales et régionales à veiller à la disponibilité du matériel électoral dans une (des) langue(s) régionale(s) ou minoritaire(s) ainsi qu’à donner le droit à des candidats de groupes minoritaires d’utiliser leur langue maternelle dans la campagne préélectorale, afin de garantir aux membres de groupes minoritaires un accès égal aux élections locales et régionales ».
32. Dans sa réponse, adoptée le 16 septembre 2010, le Comité des Ministres a considéré ce qui suit :
« 1. Le Comité des Ministres a examiné avec attention la Recommandation 273 (2009) du Congrès des pouvoirs locaux et régionaux du Conseil de l’Europe sur « L’égalité d’accès aux élections locales et régionales ». Il a porté la recommandation à l’attention des gouvernements des États membres. Il l’a également transmise au Comité européen sur la démocratie locale et régionale (CDLR) et à la Commission européenne pour la démocratie par le droit (Commission de Venise).
2. Le Comité des Ministres soutient les efforts du Congrès visant à promouvoir l’égalité d’accès aux élections et invite instamment les États membres à examiner les recommandations formulées dans ce document. Le Comité des Ministres souhaite également attirer l’attention sur les observations, jointes en annexe, de la Commission de Venise et sur les documents qui y sont cités, en particulier le Code de bonne conduite en matière électorale, qui définissent d’importantes normes et conditions concernant l’organisation d’élections – notamment l’accès aux médias et aux ressources financières lors des campagnes ainsi que l’enregistrement des partis politiques – et qu’il convient de garder à l’esprit dans ce contexte. »
V. ÉLÉMENTS DE DROIT COMPARÉ PERTINENTS
33. D’après des informations recueillies par la Cour en 2022 au sujet de trente-sept États contractants (Albanie, Allemagne, Autriche, Azerbaïdjan, Bosnie-Herzégovine, Belgique, Chypre, Croatie, Espagne, Estonie, Finlande, France, Grèce, Hongrie, Islande, Italie, Lettonie, Liechtenstein, Lituanie, Luxembourg, Malte, République de Moldova, Pays-Bas, Macédoine du Nord, Norvège, Pologne, Portugal, Roumanie, Saint-Marin, Serbie, République slovaque, Slovénie, Suède, Suisse, République tchèque, Türkiye et Ukraine), il apparaît qu’à la seule exception de l’Ukraine, aucun ne prévoit dans sa législation qu’une campagne électorale doive se dérouler uniquement dans la ou les langues officielles comme c’est le cas en Bulgarie. Ces pays permettent ainsi l’emploi oral de langues minoritaires ou autres par les candidats lors d’événements publics de campagne électorale, sans aucune sanction.
EN DROIT
I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 10 DE LA CONVENTION
34. Le requérant se plaint d’avoir été frappé d’une sanction administrative au seul motif qu’il s’était exprimé en turc pendant une campagne électorale. Il invoque l’article 10 de la Convention, ainsi libellé :
« 1. Toute personne a droit à la liberté d’expression. Ce droit comprend la liberté d’opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu’il puisse y avoir ingérence d’autorités publiques et sans considération de frontière (…)
2. L’exercice de ces libertés comportant des devoirs et des responsabilités peut être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à l’intégrité territoriale ou à la sûreté publique, à la défense de l’ordre (…) ou des droits d’autrui (…). »
A. Sur la recevabilité
35. Le Gouvernement plaide le non-épuisement des voies de recours internes. Selon lui, il était loisible au requérant, en tant que leader politique et président du groupe parlementaire de son parti, de s’associer aux députés de son groupe et à au moins douze autres députés pour saisir la Cour constitutionnelle d’une demande tendant à faire déclarer l’article 133, alinéa 2 du code électoral contraire à la Constitution bulgare et/ou aux normes internationales.
36. Le requérant réplique qu’il n’était tenu de former que les recours qui lui étaient directement accessibles, et qu’étant donné que la Constitution bulgare ne prévoyait pas la possibilité – pas plus pour un député que pour un simple particulier – d’un recours constitutionnel individuel, le moyen suggéré par le Gouvernement est d’ordre purement spéculatif. Il estime qu’en ayant soulevé ses griefs devant les tribunaux qui ont statué sur le recours formulé par lui contre la décision du gouverneur régional, il satisfait à la condition d’épuisement des voies de recours internes.
37. La Cour rappelle tout d’abord qu’aux termes de l’article 35 § 1 de la Convention, elle ne peut être saisie qu’après épuisement par le requérant des voies de recours internes. Cette disposition, qui vise à ménager en principe aux États contractants l’occasion d’éviter ou de redresser les manquements qui leur sont reprochés, se fonde sur l’hypothèse que l’ordre interne offre un recours effectif quant à la violation alléguée par le requérant. Elle ne prescrit toutefois l’épuisement que des recours à la fois relatifs à ladite violation et aptes à redresser celle-ci. Ces recours doivent exister à un degré suffisant de certitude non seulement en théorie mais aussi en pratique, sans quoi leur manquent l’effectivité et l’accessibilité voulues. C’est à l’État défendeur qu’il incombe de démontrer que l’ensemble de ces conditions sont satisfaites (voir, parmi beaucoup d’autres, McFarlane c. Irlande [GC], no 31333/06, § 107, 10 septembre 2010, Parrillo c. Italie [GC], no 46470/11, § 87, CEDH 2015, et Karácsony et autres c. Hongrie [GC], nos 42461/13 et 44357/13, § 76, 17 mai 2016).
38. La Cour constate que le recours suggéré par le Gouvernement s’appuie sur l’article 150, alinéa 1 de la Constitution bulgare, lequel prévoit qu’à l’initiative d’un cinquième au moins des membres de l’Assemblée nationale, la Cour constitutionnelle peut être saisie d’une demande tendant à faire reconnaître l’éventuelle inconstitutionnalité d’une disposition légale (paragraphe 12 ci-dessus). Elle note que le recours constitutionnel individuel n’existe pas en droit bulgare et que pour exercer la voie évoquée par le Gouvernement, le requérant aurait dû s’assurer le soutien d’un cinquième des députés bulgares, ce qui, même à tenir compte de son statut de président de parti et chef de groupe parlementaire, n’allait pas de soi. À supposer même que le requérant fût parvenu à engager une telle procédure devant la Cour constitutionnelle, une éventuelle décision d’inconstitutionnalité prise par cette juridiction à l’égard de la disposition litigieuse n’aurait eu d’effet que pour l’avenir : en effet, il n’apparaît pas que la Cour constitutionnelle ait le pouvoir d’invalider une décision individuelle fondée sur cette disposition (paragraphe 13 ci-dessus). Dès lors, il n’est pas démontré que le recours susmentionné, même en cas de succès, eût aucunement permis au requérant de solliciter une révision de la décision litigieuse.
39. Au vu de ces éléments, la Cour estime qu’un recours constitutionnel fondé sur les dispositions de l’article 150, alinéa 1 de la Constitution n’était pas pour le requérant un recours effectif aux fins de l’article 35 § 1 de la Convention, puisque, même en cas de succès, il n’aurait pas permis un redressement de la violation alléguée (voir, mutatis mutandis, Magyar Keresztény Mennonita Egyház et autres c. Hongrie, nos 70945/11 et 8 autres, § 50, 8 avril 2014, et Karácsony et autres, précité, § 82).
40. En conséquence, la Cour rejette l’exception de non-épuisement des voies de recours internes formulée par le Gouvernement.
41. Constatant par ailleurs que ce grief n’est pas manifestement mal fondé ni irrecevable pour un autre motif visé à l’article 35 de la Convention, la Cour le déclare recevable.
B. Sur le fond
1. Les arguments des parties
42. Le requérant considère que son cas est comparable à l’affaire Şükran Aydın et autres c. Turquie (nos 49197/06 et 4 autres, 22 janvier 2013), où la Cour a constaté une violation de l’article 10 à raison de sanctions pénales infligées à l’intéressé sur le fondement d’une disposition du droit turc alors en vigueur selon laquelle le recours à toute langue autre que le turc dans le cadre des campagnes électorales était interdit. Il invite la Cour à appliquer au cas d’espèce l’approche qu’elle a adoptée dans cette affaire. Il explique que son droit à la liberté d’expression a fait l’objet d’une ingérence certes prévue par la loi, mais qui ne peut selon lui être considérée comme ayant poursuivi quelque but légitime que ce fût. Il argue que le fait de s’exprimer dans une langue autre que la langue officielle ne peut en soi constituer une violation de la sécurité nationale ou de l’intégrité territoriale si le contenu même des propos en cause ne comporte pas de menaces pour ces intérêts. Il considère que l’article 133, alinéa 2 du code électoral, tel qu’il était formulé, énonçait une interdiction absolue de s’exprimer dans une langue autre que le bulgare dans le cadre d’une campagne électorale, ce qui limitait le contrôle juridictionnel dont était susceptible la décision prise à son égard en application de cette disposition aux seules questions de savoir si les propos litigieux avaient été prononcés dans le cadre d’une « campagne électorale » et si la procédure d’imposition de la sanction administrative avait été légale. Il estime que dans ces conditions les tribunaux bulgares se trouvaient dans l’impossibilité – comme le démontre selon lui la jurisprudence nationale en la matière – d’apprécier la nécessité et la proportionnalité de l’ingérence découlant à ses yeux de la disposition litigieuse. Il indique que les juridictions internes, liées selon lui par l’interdiction absolue prévue par cette disposition, ne se sont livrées en l’espèce à aucun examen du contenu des propos qu’il avait tenus à l’occasion du meeting en cause, et qu’elles n’ont pas pris en considération le fait que le turc était la langue parlée par de nombreuses personnes dans l’assistance ni la circonstance que le turc était, pour ces personnes comme pour lui-même, à la fois la langue maternelle et la langue de socialisation. Le requérant ajoute que les tribunaux n’ont pas examiné l’argument qu’il avait tiré de la présence à la réunion en question de nombreuses personnes âgées qui ne pratiquaient que le turc. Il découle à ses yeux de ce qui précède que la restriction ainsi imposée à sa liberté d’expression par une décision fondée, sans considération du contenu de son discours, sur le seul fait qu’il s’était exprimé dans sa langue maternelle, n’était pas justifiée et n’était pas nécessaire dans une société démocratique.
43. Le Gouvernement réplique que la sanction administrative infligée au requérant était prévue par l’article 133, alinéa 2 et par l’article 299 du code électoral de 2011, dispositions selon lui suffisamment claires quant au comportement qu’elles prohibaient, à savoir le fait de mener une campagne électorale dans une langue autre que le bulgare. Il considère que la restriction ainsi imposée à la liberté d’expression du requérant poursuivait plusieurs buts légitimes, notamment la protection de la sécurité nationale, de l’intégrité territoriale et de l’ordre public ainsi que des droits d’autrui. Le Gouvernement souligne enfin qu’elle répondait à un « besoin social impérieux », était proportionnée à la poursuite des buts qu’elle visait et nécessaire dans une société démocratique, compte tenu notamment du contexte politique et social bulgare. Le Gouvernement se réfère à cet égard aux événements advenus après la modification forcée des noms des citoyens d’origine turque en Bulgarie en 1984, le déplacement d’un grand nombre de ces citoyens vers la Turquie en 1989 et la transition démocratique ayant succédé en 1989 au régime totalitaire. Il précise qu’il existe en Bulgarie de nombreux citoyens dont le bulgare n’est pas la langue maternelle et à qui la Constitution reconnaît le droit d’étudier et d’employer leur langue parallèlement à l’apprentissage obligatoire du bulgare. Rappelant que la minorité ethnique turque représente le plus grand groupe minoritaire en Bulgarie, le Gouvernement explique que sont mises en place dans le pays de nombreuses structures et initiatives destinées à favoriser l’intégration des personnes appartenant à ce groupe, et qu’il y a lieu de mettre en balance les enjeux sociaux que représente une telle intégration, d’une part, avec les particularités du processus politique et électoral, domaine directement lié à la souveraineté de l’État, à la sécurité nationale et à l’ordre public, d’autre part. Pour le Gouvernement, la sanction du requérant n’excédait pas la grande marge d’appréciation laissée aux États en matière de politiques linguistiques aux fins de réglementer le processus électoral (Şükran Aydın et autres, précité, § 51). Il précise qu’aussi bien la norme litigieuse que la sanction en cause étaient proportionnées aux buts légitimes poursuivis. Il ajoute à cet égard que l’emploi du bulgare lors d’une campagne électorale est essentiel aux fins de permettre aux autorités de contrôler la conduite des élections et de sanctionner les violations éventuellement constatées dans ce cadre, pareille disposition ayant selon lui pour finalité la préservation de la vie démocratique nationale. Il indique par ailleurs que ces restrictions forment, avec l’obligation faite à tous les citoyens bulgares d’apprendre le bulgare et avec l’interdiction constitutionnelle de former des partis politiques sur le fondement de critères ethniques, religieux ou raciaux, un ensemble cohérent.
44. Le Gouvernement ajoute que la restriction imposée à la liberté d’expression du requérant visait aussi à protéger les droits des citoyens qui ne maîtrisaient pas le turc en leur permettant de se former une opinion. Autoriser l’emploi d’une langue minoritaire comporterait selon lui le risque d’une perte de confiance mutuelle des différentes communautés et d’un isolement de certaines d’entre elles, et détruirait ainsi les efforts qui ont été menés pour encourager l’intégration de toutes les communautés ethniques du pays.
45. Par ailleurs, le Gouvernement fait valoir que le requérant s’est vu imposer une sanction correspondant au montant minimum prévu par la loi. Il ajoute qu’il était loisible au requérant de recourir à l’interprétation simultanée.
46. Enfin, il soutient que la présente espèce est à distinguer de l’affaire Şükran Aydın et autres précitée. Il explique à cet égard qu’à la différence de la minorité kurde de Turquie, laquelle souffre de problèmes profondément enracinés dont témoignent une série d’arrêts de la Cour, la population d’origine turque et de confession musulmane de Bulgarie, même si elle a été victime pendant l’époque communiste de nombreuses violations des droits de l’homme, a été depuis lors intégrée avec succès et participe à la vie sociale bulgare, tout en se voyant garantir par la Constitution le droit d’étudier sa langue maternelle. Ce qui distingue encore selon le Gouvernement la présente espèce de l’affaire Şükran Aydın et autres précitée, c’est, d’une part, la nature – administrative ici, pénale dans l’affaire précitée – de la sanction imposée et, d’autre part, le fait que le requérant de l’affaire susmentionnée s’était adressé en kurde à un public qui ne comprenait pas le turc, tandis que le requérant de la présente affaire s’est exprimé en turc devant une assemblée comportant des personnes qui ne comprenaient pas cette langue. Enfin, le Gouvernement estime qu’en l’espèce les juridictions internes ont opéré un contrôle de proportionnalité, ce que n’avaient pu faire les tribunaux turcs dans l’affaire en question, l’interdiction légale absolue de parler une langue autre que le turc les ayant empêchés de se livrer à un tel examen.
2. Appréciation de la Cour
a) Sur l’existence d’une ingérence
47. La Cour observe qu’au terme d’une procédure administrative engagée contre le requérant au motif que celui-ci s’était exprimé en turc lors d’un événement organisé le 5 mai 2013 à proximité du village de Yablanovo dans le cadre de la campagne électorale menée alors par l’intéressé (paragraphe 5 ci-dessus), celui-ci s’est vu imposer une sanction administrative sous la forme d’une amende d’un montant de 500 BGN, soit environ 250 EUR (paragraphes 8 et 9 ci-dessus). Eu égard à ce qui précède, la Cour estime que cette décision des autorités bulgares s’analyse en une ingérence dans l’exercice par l’intéressé de son droit à la liberté d’expression.
48. Pareille ingérence méconnaît l’article 10 sauf si, « prévue par la loi », elle poursuit un ou plusieurs des buts légitimes au regard du paragraphe 2 de cet article et, de plus, est « nécessaire, dans une société démocratique » pour les atteindre.
b) Quant à la question de savoir si l’ingérence était « prévue par la loi »
49. La Cour considère que l’ingérence litigieuse était prévue par la loi, en l’occurrence par les articles 133 et 299 du code électoral de 2011 en vigueur à l’époque des faits (paragraphes 5 et 14 ci-dessus).
c) Si l’ingérence poursuivait un but légitime
50. La Cour a des doutes que la mesure prise contre le requérant sur le fondement du code électoral (paragraphe 49 ci-dessus) puisse passer pour avoir poursuivi certains buts évoqués par le Gouvernement, à savoir la protection de la sécurité nationale, de l’intégrité territoriale et la sûreté publique. Cependant, elle part de l’hypothèse que l’ingérence litigieuse pourrait éventuellement, dans la présente espèce, cadrer avec le but visant la défense de l’ordre, ainsi que la protection des droits d’autrui, et se concentrera sur la question de savoir si elle était « nécessaire dans une société démocratique ».
d) Si l’ingérence était « nécessaire dans une société démocratique »
51. Les principes généraux permettant d’apprécier la nécessité d’une ingérence dans l’exercice de la liberté d’expression, maintes fois réaffirmés par la Cour depuis l’arrêt Handyside c. Royaume-Uni (7 décembre 1976, série A no 24), ont été résumés dans les arrêts Morice c. France ([GC], no 29369/10, § 124, CEDH 2015), Pentikäinen c. Finlande ([GC], no 11882/10, § 87, CEDH 2015) et Bédat c. Suisse ([GC], no 56925/08, §§ 48‑49 et § 54, 29 mars 2016). En particulier, le critère de la « nécessité dans une société démocratique » commande à la Cour de déterminer si l’ingérence litigieuse correspondait à un « besoin social impérieux ». Les États contractants jouissent d’une certaine marge d’appréciation pour juger de l’existence d’un tel besoin, mais cette marge va de pair avec un contrôle européen portant à la fois sur la loi et sur les décisions prises en application de celle-ci, même quand elles émanent d’une juridiction indépendante. La Cour a donc compétence pour statuer en dernier lieu sur le point de savoir si une « restriction » se concilie avec la liberté d’expression que protège l’article 10 (voir, parmi beaucoup d’autres, Perna c. Italie [GC], no 48898/99, § 39, CEDH 2003-V, Association Ekin c. France, no 39288/98, § 56, CEDH 2001-VIII, et Şükran Aydın et autres, précité, § 48).
52. Cependant, la Cour n’a point pour tâche, lorsqu’elle exerce ce contrôle, de se substituer aux juridictions nationales compétentes : elle doit vérifier sous l’angle de l’article 10 les décisions qu’elles ont rendues en vertu de leur pouvoir d’appréciation (Fressoz et Roire c. France [GC], no 29183/95, § 45, CEDH 1999-I). En particulier, il incombe à la Cour de déterminer si les motifs invoqués par les autorités nationales aux fins de justification de l’ingérence apparaissent « pertinents et suffisants » et si la mesure litigieuse était « proportionnée aux buts légitimes poursuivis » (Chauvy et autres c. France, no 64915/01, § 70, CEDH 2004-VI). Pour juger que ces conditions sont satisfaites, la Cour doit se convaincre que les autorités nationales ont appliqué des règles conformes aux principes consacrés par l’article 10 et se sont, ce faisant, fondées sur une appréciation acceptable des faits pertinents (voir, parmi bien d’autres, Zana c. Turquie, 25 novembre 1997, § 51, Recueil des arrêts et décisions 1997-VII).
53. Il est vrai que les politiques linguistiques des États contractants sont influencées par une multitude de facteurs d’ordre historique, linguistique, religieux et culturel, de sorte qu’il est extrêmement difficile, voire impossible, de déterminer des principes qui leur soient communs. C’est pourquoi la Cour a considéré que la marge d’appréciation dont jouissent les États en la matière est particulièrement large dans certains contextes (Şükran Aydın et autres, précité, § 51, voir aussi par exemple, mutatis mutandis, Mentzen c. Lettonie (déc.), no 71074/01, CEDH 2004-XII, Boulgakov c. Ukraine, no 59894/00, §§ 43-44, 11 septembre 2007, et Baylac-Ferrer et Suarez c. France (déc.), no 27977/04, 25 septembre 2008, dans lesquelles la Cour a accordé une ample marge d’appréciation aux États en matière de transcription et de graphie de noms de provenance étrangère en fonction des circonstances historiques et culturelles).
54. Cela étant dit, la Cour estime opportun de rappeler le rapport d’interdépendance qu’entretiennent dans une société démocratique la liberté d’expression et le droit à des élections libres. Il convient à cet égard de considérer le droit à la liberté d’expression à la lumière des droits garantis par l’article 3 du Protocole no 1, cruciaux pour l’établissement et le maintien des fondements d’une véritable démocratie régie par la prééminence du droit. La liberté d’expression est une condition essentielle de « la libre expression de l’opinion du peuple sur le choix du corps législatif ». C’est pourquoi il est particulièrement important en période préélectorale que les opinions et informations de toutes sortes puissent circuler librement (Magyar Kétfarkú Kutya Párt c. Hongrie [GC], no 201/17, § 100, 20 janvier 2020 ; voir aussi Orlovskaya Iskra c. Russie, no 42911/08, § 110, 21 février 2017, avec les références qui y sont citées). Dans le cadre du discours politique et des élections, la marge d’appréciation des États est étroite, en particulier pendant la phase qui précède les élections ou les référendums, où l’enjeu démocratique est à son apogée. Les restrictions apportées à la liberté pour les partis politiques d’exprimer leurs opinions font ainsi l’objet d’un contrôle rigoureux (ibidem, ainsi que Associazione Politica Nazionale Lista Marco Pannella et Radicali Italiani c. Italie, no 20002/13, § 93, 31 août 2021).
55. Par ailleurs, la Cour est soucieuse du respect des valeurs d’une « société démocratique » telle que promue par la Convention, au premier rang desquels figurent le pluralisme, la tolérance et l’esprit d’ouverture (voir, mutatis mutandis, Young, James et Webster c. Royaume-Uni, 13 août 1981, § 63, série A no 44, Chassagnou et autres c. France [GC], nos 25088/94 et 2 autres, § 112, CEDH 1999-III, et S.A.S. c. France [GC], no 43835/11, § 128, ECHR 2014). Toute interprétation des droits et libertés garantis par la Convention doit se concilier avec son esprit général qui vise à sauvegarder et promouvoir les idéaux et valeurs d’une « société démocratique » (voir, mutatis mutandis, Fedotova et autres c. Russie [GC], nos 40792/10, 30538/14 et 43439/14, §179, 17 janvier 2023, avec les références qui y sont citées).
56. La Cour rappelle d’emblée qu’en dehors des droits spécifiques énoncés aux articles 5 § 2 (droit pour une personne à être informée, dans le plus court délai et dans une langue qu’elle comprend, des raisons de son arrestation) et 6 § 3 a) et e) (droit pour une personne à être informée, dans le plus court délai et dans une langue qu’elle comprend, de la nature et de la cause de l’accusation portée contre elle, et à se faire assister d’un interprète si elle ne comprend pas ou ne parle pas la langue employée à l’audience), la Convention ne garantit per se ni le droit pour un individu d’employer une langue déterminée dans ses communications avec les autorités publiques, ni celui de recevoir des informations dans une langue de son choix (Şükran Aydın et autres, précité, § 50, Mentzen, décision précitée, et Kozlovs c. Lettonie (déc.), no 50835/99, 10 janvier 2002). À cet égard, la Cour souligne également que la Convention ne garantit pas le droit d’employer une langue donnée pour les communications entretenues avec les autorités publiques dans le cadre d’élections (Fryske Nasjonale Partij et autres c. Pays-Bas, no 11100/84, décision de la Commission du 12 décembre 1985, et Association « Andecha Astur » c. Espagne, no 34184/96, décision de la Commission du 7 juillet 1997, et Şükran Aydın et autres, précité, § 50). De plus, la Cour rappelle que des questions telles que le choix de la langue de travail d’une assemblée parlementaire ne relèvent pas de l’article 10 (voir, par exemple, Birk-Levy c. France (déc.), no 39426/06, 21 septembre 2010, et Şükran Aydın et autres, précité, § 50).
57. Pour en revenir aux circonstances de l’espèce, la Cour observe que l’affaire ne concerne pas l’emploi d’une langue non officielle dans le cadre de communications avec les autorités publiques ou de rapports avec des institutions officielles, mais porte plutôt – comme dans l’affaire Şükran Aydın et autres précitée – sur une restriction linguistique imposée à des individus dans leurs relations avec d’autres, même si les relations en question ont eu pour cadre une réunion publique organisée lors d’une campagne électorale. À cet égard, la Cour rappelle que l’article 10 comprend la liberté de recevoir et de communiquer des informations ou des idées dans toute langue qui permette de participer à l’échange public d’informations et d’idées culturelles, politiques et sociales de toutes sortes (Eğitim ve Bilim Emekçileri sendikası c. Turquie, no 20641/05, § 71, 25 septembre 2012) ; dans de tels contextes, la langue en tant que moyen d’expression mérite indéniablement la protection de l’article 10 (Şükran Aydın et autres précité, § 52 in fine).
58. En l’espèce, la Cour estime qu’elle doit examiner non pas la question générale de savoir si un État doit autoriser l’emploi de toute langue autre que la ou les langues officielles pendant une campagne électorale mais plutôt celle de savoir si, lorsqu’un tel emploi fait l’objet d’une restriction, la portée et le mode d’application de cette restriction sont compatibles avec les normes découlant de l’article 10 (Şükran Aydın et autres, précité, § 53). À ce sujet, la Cour observe que l’article 133 du code électoral de 2011 – disposition reprise dans les versions postérieures dudit code – interdit absolument l’emploi de toute langue autre que la langue officielle, à savoir le bulgare, dans le cadre des campagnes électorales, et que les infractions à cette disposition entraînent, en vertu de l’article 299 du même code, des sanctions administratives prenant la forme d’amendes d’un montant compris entre 200 et 2 000 BGN (paragraphes 5 et 14 ci-dessus), comme le démontre la présente espèce.
59. La Cour observe que, contrairement à ce qu’a affirmé le Gouvernement qui entendait distinguer ainsi la présente espèce de l’affaire Şükran Aydın et autres précitée (paragraphe 46 ci-dessus), le caractère absolu de l’interdiction litigieuse a privé les juridictions nationales de leur pouvoir d’exercer un contrôle juridictionnel adéquat. En témoigne clairement le fait que le tribunal de district s’est borné dans son examen de l’affaire à vérifier, sur la base notamment d’un enregistrement vidéo, de documents écrits et de déclarations de témoins, si, pendant la réunion en cause, le requérant s’était exprimé dans une langue autre que le bulgare dans le cadre d’une campagne électorale (paragraphe 8 ci-dessus). Dans son jugement, le tribunal administratif a pleinement confirmé cette démarche, tout en soulignant le caractère absolu de l’interdiction de s’exprimer dans une langue autre que le bulgare (paragraphe 9 ci-dessus). La Cour note que ce caractère absolu est confirmé par les exemples de jurisprudence figurant au dossier, lesquels démontrent que lorsque les tribunaux doivent trancher la question de savoir si les décisions prises par les gouverneurs régionaux dans des situations similaires sont légales, ils vérifient si le sujet de l’infraction alléguée est une personne physique, si les propos litigieux ont été tenus dans une langue autre que le bulgare, et s’ils consistaient en une « propagande électorale » (paragraphes 16 et 17 ci-dessus). La Cour doit donc apprécier l’ingérence en l’espèce en recherchant si l’interdiction d’employer une langue non officielle dans une campagne électorale était nécessaire dans une société démocratique.
60. La Cour admet qu’en principe les États ont le droit de réglementer l’emploi des langues, sous certaines formes ou compte tenu des circonstances liées à la communication publique, par les candidats et par d’autres personnes pendant les campagnes électorales et, le cas échéant, d’imposer certaines restrictions ou conditions qui correspondent à un « besoin social impérieux ». Toutefois, un cadre réglementaire consistant en une interdiction absolue d’employer une langue non officielle sous peine de sanctions administratives ne saurait passer pour compatible avec les valeurs essentielles d’une société démocratique, lesquelles comprennent la liberté d’expression garantie par l’article 10 de la Convention. À cet égard, la Cour souligne que la langue employée par le requérant en l’espèce, à savoir le turc, est à la fois la langue maternelle de l’intéressé et celle de la population minoritaire à laquelle il s’adressait. Dans les observations qu’il a formulées devant les juridictions nationales, il a précisé que l’assemblée comportait de nombreuses personnes, notamment des personnes âgées qui comprenaient mieux le turc que le bulgare (paragraphe 7 ci-dessus). Ce point n’est pas contesté par le Gouvernement. Compte tenu de la circonstance particulière d’un contexte électoral et du fait que des élections libres sont inconcevables sans une libre circulation des opinions et des informations politiques (voir, par exemple, Parti communiste de la Russie et autres c. Russie, no 29400/05, § 79, 19 juin 2012, Şükran Aydın et autres, précité, § 55, ainsi que les références citées au paragraphe 54 ci-dessus), la Cour estime que le droit pour une personne de communiquer ses opinions ou ses idées politiques et le droit pour autrui de recevoir de telles informations seraient vides de sens si la possibilité d’employer une langue capable de véhiculer convenablement ces opinions et idées était obérée par la menace de sanctions, fussent-elles de nature administrative.
61. À ce sujet, la Cour observe que, parmi les trente-sept États contractants au sujet desquels elle a recueilli des informations sur ce point (paragraphe 33 ci-dessus), aucun à part l’Ukraine ne prévoit, comme la Bulgarie à l’époque des faits et encore aujourd’hui, une disposition interdisant absolument aux candidats sous peine de sanctions administratives de s’exprimer dans une langue autre que la ou les langues officielles dans le cadre de réunions électorales publiques. Elle note par ailleurs que cette disposition du code électoral bulgare a fait l’objet de critiques répétées de la part du Comité consultatif de la Convention-cadre pour la protection des minorités nationales, ainsi que de la Commission de Venise et de l’OSCE/BIDDH, lesquels ont considéré qu’elle prive les minorités de la possibilité de promouvoir leur participation efficace aux affaires publiques grâce aux élections (paragraphes 25 et 26-29 ci-dessus). La Cour renvoie en outre aux recommandations et avis exprimés par les organes internationaux compétents, lesquels soulignent l’importance que revêt le fait de garantir aux candidats de groupes minoritaires le droit d’employer leur langue maternelle dans les campagnes électorales, condition nécessaire pour assurer aux personnes appartenant à de tels groupes un accès aux élections égal à celui dont bénéficient les autres citoyens (paragraphes 18-32 ci-dessus).
62. Ces considérations s’avèrent en harmonie avec les valeurs d’une « société démocratique », telles que promues par la Cour (voir les principes généraux cités au paragraphe 55 ci-dessus). Dans le contexte de la présente affaire, il convient de souligner l’importance du pluralisme, de la tolérance et de la protection des minorités dans une société démocratique, et d’affirmer que le respect des minorités, loin d’affaiblir les démocraties, ne peut que les renforcer.
63. À la lumière de ce qui précède, et en dépit de la marge d’appréciation laissée aux autorités nationales, la Cour considère que l’interdiction en cause ne répondait pas à un besoin social impérieux et n’était pas proportionnée aux buts légitimes visés dans l’article 10 § 2. Dès lors, elle conclut que l’ingérence dans l’exercice par le requérant de son droit à la liberté d’expression qui résulte de l’interdiction énoncée à l’article 133 du code électoral en vigueur à l’époque des faits et reproduite dans le code électoral de 2014 ne saurait passer pour « nécessaire dans une société démocratique ».
64. Partant, il y a eu violation de l’article 10 de la Convention.
II. SUR LES VIOLATIONS ALLÉGUÉES DE L’ARTICLE 10 combiné avec les articles 13 et 14 DE LA CONVENTION
65. Le requérant allègue en outre qu’en lui infligeant une sanction administrative au seul motif qu’il s’était exprimé en turc pendant le meeting en cause, les autorités nationales lui ont également fait subir un traitement discriminatoire contraire aux dispositions de l’article 14 combiné avec l’article 10. Il ajoute que l’interdiction absolue, énoncée par le code électoral, de s’exprimer dans une langue autre que le bulgare lors des campagnes électorales a empêché les tribunaux d’opérer en l’espèce un véritable contrôle juridictionnel de la mesure qui l’avait frappé. Il reproche également aux juridictions devant lesquelles il s’est plaint d’une violation de l’article 10 découlant selon lui de l’interdiction litigieuse de ne pas avoir fait le choix d’appliquer directement les dispositions de la Convention. Il demande dès lors à la Cour de constater une violation de l’article 10 combiné avec les articles 13 et 14.
66. Le Gouvernement plaide le non-épuisement des voies de recours internes quant au grief fondé sur l’article 10 combiné avec l’article 14. Il argue qu’il était loisible au requérant de demander à la Commission pour la protection contre la discrimination d’adresser aux diverses institutions concernées des recommandations visant à faire cesser les pratiques discriminatoires alléguées, ou encore d’introduire auprès des juridictions un recours tendant à faire établir l’existence d’un acte de discrimination à son égard et à obtenir un dédommagement. Le Gouvernement conteste également sur le fond les griefs tirés des articles 10, 13 et 14.
67. Eu égard aux conclusions auxquelles elle est parvenue dans son examen des griefs formulés sur le terrain de l’article 10 de la Convention pris isolément (paragraphes 57-64 ci-dessus), la Cour estime qu’il n’est pas nécessaire dans les circonstances de la présente espèce d’examiner la recevabilité et le bien-fondé des griefs formulés sur le terrain de l’article 10 combiné avec les articles 13 et 14.
III. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
68. Aux termes de l’article 41 de la Convention :
« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »
A. Dommage
69. Le requérant demande 15 000 euros (EUR) pour dommage moral.
70. Le Gouvernement conteste ces prétentions.
71. La Cour, qui a jugé que l’interdiction prévue par l’article 133 du code électoral de 2011 s’analysait à l’égard du droit à la liberté d’expression du requérant en une ingérence contraire aux principes de la Convention, estime qu’il en est résulté pour l’intéressé un préjudice moral que le constat d’une violation ne suffit pas à compenser (Şükran Aydın et autres, précité, § 73). Compte tenu des circonstances de l’espèce et eu égard à sa jurisprudence en la matière, la Cour octroie au requérant 1 200 EUR pour dommage moral, plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt sur cette somme.
B. Frais et dépens
72. Le requérant réclame 4 500 EUR au titre des frais et dépens qu’il dit avoir engagés dans le cadre de la procédure menée devant la Cour, notamment pour assurer sa représentation. Il demande par ailleurs que le montant éventuellement octroyé par la Cour soit versé directement sur le compte bancaire du Comité Helsinki bulgare.
73. Le Gouvernement estime que ces prétentions sont excessives.
74. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. En l’espèce, compte tenu des documents en sa possession et des critères susmentionnés, la Cour juge raisonnable d’allouer au requérant la somme de 3 200 EUR – à verser directement sur le compte bancaire du Comité Helsinki bulgare – pour les frais et dépens engagés dans le cadre de la procédure menée devant elle, plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt sur cette somme (voir, mutatis mutandis, Khlaifia et autres c. Italie [GC], no 16483/12, § 288, 15 décembre 2016).
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,
1. Déclare le grief concernant l’article 10 recevable ;
2. Dit qu’il y a eu violation de l’article 10 de la Convention ;
3. Dit qu’il n’y a pas lieu d’examiner la recevabilité et le fond des griefs formulés sur le terrain de l’article 10 combiné avec les articles 13 et 14 de la Convention ;
4. Dit
a) que l’État défendeur doit verser au requérant, dans un délai de trois mois à compter de la date à laquelle l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes, à convertir dans la monnaie de l’État défendeur au taux applicable à la date du règlement :
i. 1 200 EUR (mille deux cents euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt sur cette somme, pour dommage moral ;
ii. 3 200 EUR (trois mille deux cents euros), plus tout montant pouvant être dû par le requérant à titre d’impôt sur cette somme, pour frais et dépens, à verser sur le compte bancaire du Comité Helsinki bulgare ;
b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;
5. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 2 mai 2023, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Milan Blaško Pere Pastor Vilanova
Greffier Président
Dernière mise à jour le mai 2, 2023 par loisdumonde
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