QUATRIÈME SECTION
AFFAIRE SFÎRĂIALĂ c. ROUMANIE
(Requête no 30253/20)
ARRÊT
STRASBOURG
18 avril 2023
Cet arrêt est définitif. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire Sfîrăială c. Roumanie,
La Cour européenne des droits de l’homme (quatrième section), siégeant en un comité composé de :
Faris Vehabović, président,
Branko Lubarda,
Ana Maria Guerra Martins, juges,
et de Crina Kaufman, greffière adjointe de section f.f.,
Vu la requête (no 30253/20) dirigée contre la Roumanie et dont un ressortissant de cet État, M. Andrei-Valentin Sfîrăială (« le requérant »), né en 1977 et résidant à Bucarest, représenté par Me A. Popescu, avocat à Bucarest, a saisi la Cour le 1er juillet 2020 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »),
Vu la décision de porter à la connaissance du gouvernement roumain (« le Gouvernement »), représenté par son agente, Mme O.F. Ezer, du ministère des Affaires étrangères, les griefs concernant les articles 3 et 5 § 1 de la Convention et de déclarer la requête irrecevable pour le surplus,
Vu les observations des parties,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 28 mars 2023,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :
OBJET DE L’AFFAIRE
1. La requête concerne, sous l’angle des articles 3 et 5 de la Convention, les mauvais traitements auxquels le requérant allègue avoir été soumis le 12 août 2013 au poste de police de la ville de Năvodari et sa privation de liberté subie à la suite d’un contrôle d’identité.
I. L’arrestation du requÉrant
2. Dans la soirée du 12 août 2013, à la suite d’un contrôle d’identité sur la voie publique, le requérant fut menotté et conduit au poste de police de Năvodari, où il fut soumis à des fouilles corporelles, fut retenu plusieurs heures et se vit infliger deux amendes administratives (paragraphe 8 ci‑dessous). Il soutient qu’il n’était pas nécessaire de l’amener au poste de police aux fins d’un contrôle d’identité dès lors qu’il avait décliné son identité en présentant son permis de conduire aux policiers qui l’avaient interpellé alors qu’il avait garé sa voiture devant un distributeur de banque pour retirer de l’argent.
3. Dans les locaux de la police, le requérant fut victime d’un malaise à la suite duquel il fut transporté en ambulance aux urgences de l’hôpital local. Le médecin légiste qui l’examina le lendemain de l’incident constata qu’il avait subi « un traumatisme thoraco-abdominal provoqué par des coups portés avec un objet contondant ».
II. L’enquête pénale
4. Il ressort de l’ordonnance rendue le 21 décembre 2018 par le parquet près la cour d’appel de Constanţa que le requérant avait été immobilisé par des policiers, qui l’avaient fait monter dans leur véhicule à 20 h 32, et qu’il avait été retenu au commissariat de police jusqu’à ce qu’il fût transporté vers 23 heures aux urgences de l’hôpital local, où une fiche à son nom avait été établie à 23 h 56.
5. Une plainte pénale pour mauvais traitements et détention abusive déposée le 19 août 2013 par le requérant fut classée le 11 janvier 2016 par une décision du procureur près le tribunal de première instance de Constanţa au motif que les faits imputés aux policiers par l’intéressé « n’existaient pas ».
6. Le 12 septembre 2016, constatant que les enquêteurs avaient renoncé, sans fournir de justification, à entendre les témoins oculaires proposés par le requérant, le tribunal accueillit la contestation formée par l’intéressé contre la décision du procureur et ordonna le renvoi de l’affaire au parquet aux fins d’ouverture de poursuites pénales (în vederea începerii urmăririi penale) des chefs des infractions punies par les articles 205, 206, 296 et 297 du code pénal.
7. Après avoir entendu les témoins oculaires mentionnés dans la décision du 12 septembre 2016, par une ordonnance du parquet du 21 décembre 2018, qui fut confirmée par un jugement définitif du tribunal de première instance de Constanţa (« le tribunal ») du 11 novembre 2019, la plainte pénale du requérant fut à nouveau classée au motif que les preuves administrées pendant l’enquête ne permettaient pas d’établir avec certitude l’origine du traumatisme thoraco-abdominal constaté par le médecin légiste dans son rapport du 16 août 2013. En outre, le parquet considéra que c’était selon les voies légales que le requérant avait été privé de liberté aux fins de contrôle de son identité.
III. la procédure contraventionnelle
8. Ainsi qu’il ressort de deux procès-verbaux de contravention établis le 13 août 2013 à la suite des événements décrits ci-dessus, la police infligea au requérant deux amendes administratives de 800 lei roumains (RON) et de 1 500 RON, respectivement, aux motifs qu’il avait « garé sa voiture (…) sur l’espace piéton en face de la banque T., entravant ainsi la circulation des piétons » et « provoqué un scandale de nature à susciter l’indignation des citoyens (…) en refusant de décliner son identité sur demande de la police ». Le premier procès-verbal fut annulé pour défaut de fondement par une décision rendue le 18 juin 2014 par le tribunal, lequel observa que les preuves administrées devant lui indiquaient que la voiture, telle qu’elle avait été garée, n’avait pas entravé la circulation des piétons. Le second procès-verbal fut annulé par le tribunal départemental de Constanţa par une décision du 18 mars 2015 au motif que les faits reprochés au requérant n’y étaient pas dûment mentionnés et qu’il n’y avait aucune preuve démontrant que l’intéressé eût provoqué un scandale ou suscité l’indignation des citoyens.
APPRÉCIATION DE LA COUR
I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 3 DE LA CONVENTION
9. Le requérant se plaint sous l’angle de l’article 3 de la Convention des mauvais traitements auxquels le requérant allègue avoir été soumis le 12 août 2013 au poste de police de la ville de Năvodari et de l’absence d’enquête effective à cet égard.
10. Constatant que le grief en question n’est pas manifestement mal fondé ni irrecevable pour un autre motif visé à l’article 35 de la Convention, la Cour le déclare recevable.
11. Les principes généraux concernant l’interdiction des mauvais traitements et l’obligation d’effectuer une enquête effective lorsqu’un individu affirme de manière défendable avoir subi de la part de la police des traitements contraires à l’article 3 de la Convention ont été résumés notamment dans les arrêts Bouyid c. Belgique ([GC], no 23380/09, §§ 81-90 et 114-123, CEDH 2015) et Bursuc c. Roumanie (no 42066/98, §§ 80 et 101, 12 octobre 2004).
12. En l’espèce, la Cour note que le requérant affirme que le 12 août 2013, après avoir été conduit au commissariat de police, il y a subi des violences à la suite desquelles il fut transporté à l’hôpital. Elle relève que le rapport médicolégal a confirmé que l’intéressé présentait un traumatisme thoraco‑abdominal provoqué par des coups portés avec un objet contondant (paragraphe 3 ci-dessus).
13. Faute pour le Gouvernement d’avoir fourni à cet égard une explication plausible et suffisamment étayée pour faire douter des conclusions du rapport médicolégal, lesquelles n’ont pas été autrement contestées, la Cour estime établi en l’espèce que le traumatisme dont le requérant fut la victime a été causé par un traitement dont l’État défendeur porte la responsabilité et que ce traitement atteint le seuil de gravité requis pour l’application de l’article 3 de la Convention (Barbu Anghelescu c. Roumanie, no 46430/99, §§ 57-60, 5 octobre 2004).
14. Compte tenu de ce qui précède, la Cour conclut qu’il y a eu violation de l’article 3 de la Convention sous son volet matériel.
15. Au regard du volet procédural de l’article 3, la Cour note qu’une enquête a bien eu lieu en l’espèce. Il lui reste à déterminer si cette enquête a été effective.
16. La Cour observe à cet égard que ce n’est que plus de trois ans après le dépôt de la plainte et sur renvoi de l’affaire au parquet par le tribunal (paragraphe 6 ci-dessus) que les enquêteurs ont entendu les témoins oculaires mentionnés par cette juridiction dans sa décision du 12 septembre 2016 (voir le paragraphe 7 ci-dessus). Elle relève en outre que l’enquête a duré plus de six ans alors que la situation de fait ne présentait pas de complexité particulière.
17. La Cour observe également que le tribunal de première instance ne s’est nullement penché, dans sa décision du 11 novembre 2019 confirmant le classement sans suite, sur les conclusions du rapport médicolégal relatives à l’origine du traumatisme thoraco-abdominal diagnostiqué chez le requérant (Cucu c. Roumanie, no 22362/06, § 97, 13 novembre 2012, Răzvan Laurenţiu Constantinescu c. Roumanie, no 59254/13, § 75, 15 mars 2016).
18. Compte tenu de ce qui précède, la Cour estime que l’enquête menée par les autorités sur l’allégation défendable du requérant selon laquelle des policiers lui avaient infligé des mauvais traitements n’a pas été effective.
19. Partant, elle conclut à la violation de l’article 3 de la Convention sous son volet procédural.
II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 5 § 1 DE LA CONVENTION
20. Sous l’angle de l’article 5 de la Convention, le requérant se plaint d’avoir été abusivement arrêté et privé de liberté pendant plusieurs heures par la police dans la soirée du 12 août 2013.
21. La Cour rappelle que l’existence d’un élément de coercition dans l’exercice par la police de ses pouvoirs d’interpellation et de fouille indique une privation de liberté, nonobstant la brièveté des mesures en cause (Zelčs c. Lettonie, no 65367/16, § 40, 20 février 2020).
22. Constatant que ce grief n’est pas manifestement mal fondé ni irrecevable pour un autre motif visé à l’article 35 de la Convention, la Cour le déclare recevable.
23. Les principes généraux concernant la protection de l’individu contre les atteintes arbitraires de l’État à sa liberté telles que prohibées par l’article 5 de la Convention ont été résumés dans les arrêts Khodorkovskiy c. Russie, no 5829/04, § 136, 31 mai 2011 (avec les références y citées) et Creangă c. Roumanie ([GC], no 29226/03, §§ 84, 91-93 et 101-102, 23 février 2012).
24. La Cour rappelle également que, pour qu’une détention puisse passer pour justifiée au regard de l’alinéa b) de l’article 5 § 1, l’obligation dont il y est question doit être spécifique et concrète et doit avoir été enfreinte, et la détention doit avoir pour but de garantir son exécution. Dès qu’il est satisfait à l’obligation visée, la base légale de la détention cesse d’exister.
25. La Cour note qu’il ressort de l’ordonnance rendue le 21 décembre 2018 par le parquet près la cour d’appel de Constanţa que le requérant a été « immobilisé par les policiers, qui [l’ont] fait monter dans leur véhicule » à 20 h 32 et qu’il a été retenu au commissariat de police jusqu’à sa prise en charge vers 23 heures par une ambulance qui l’a transporté aux urgences de l’hôpital local, où une fiche à son nom a été établie à 23 h 56 (paragraphe 4 ci-dessus). Elle relève, en conséquence, que l’intéressé a été privé de liberté pendant au moins deux heures et demie.
26. D’après le Gouvernement, le requérant a été conduit au commissariat de police sur la base de l’article 31 de la loi no 218/2002, lequel, dans sa version en vigueur à la date des faits, conférait à la police les pouvoirs suivants :
(a) « établir et authentifier l’identité des personnes qui enfreignent la loi ou pour lesquelles il existe des indices laissant penser qu’elles se préparent à commettre une infraction ou en ont commis une » ;
(b) « conduire au siège de la police des individus qui, par leurs actions, mettent en danger la vie d’autrui, l’ordre public ou d’autres valeurs sociales, ainsi que ceux qui sont soupçonnés d’avoir commis des infractions et dont l’identité n’a pas pu être établie ».
27. La Cour a déjà jugé que l’obligation faite à un individu de collaborer avec la police et de décliner son identité constitue, même si l’intéressé n’est pas soupçonné d’avoir commis une infraction, une obligation suffisamment « concrète et spécifique » pour satisfaire aux conditions de l’article 5 § 1 b) de la Convention (Vasileva c. Danemark, no 52792/99, § 38, 25 septembre 2003).
28. En l’espèce, toutefois, la Cour relève que l’amende infligée au requérant a été annulée par une décision rendue le 18 mars 2015 par le tribunal départemental de Constanţa au motif que les faits reprochés au requérant n’y étaient pas dûment mentionnés et qu’il n’y avait aucune preuve démontrant que l’intéressé eût provoqué un scandale ou suscité l’indignation des citoyens (paragraphe 8 ci-dessus) (voir, a contrario, Sarigiannis c. Italie, no 14569/05, §§ 41-74, 5 avril 2011).
29. En outre, ainsi qu’il ressort de la lettre adressée le 19 août 2021 par le parquet près la cour d’appel de Constanţa à l’agente du Gouvernement, que cette dernière a annexée aux observations présentées par le Gouvernement à la Cour, certains policiers disposaient à l’époque des faits de stations de radio, ce qui leur permettaient de consulter des bases de données relatives à la population, ce qui aurait pu constituer un moyen moins contraignant d’établir l’identité du requérant – à qui on ne reprochait au départ qu’une simple infraction de stationnement – à partir du numéro d’immatriculation de sa voiture.
30. Le Gouvernement n’a pas expliqué pour quelle raison il a fallu aux autorités plus de deux heures pour établir l’identité du requérant, ni pourquoi l’intéressé n’a pas été remis en liberté plus tôt.
31. À la lumière des éléments qui précèdent, la Cour considère que la privation de liberté dont le requérant a été victime le 12 août 2013 était dépourvue de justification suffisante au regard de l’article 5 § 1 (b) de la Convention (voir, mutatis mutandis, Zelčs, précité, §§ 53-58).
32. Partant, il y a eu violation de l’article 5 § 1 de la Convention.
APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
33. Le requérant demande 20 000 euros (EUR) pour dommage moral et 4 000 EUR pour frais et dépens.
34. Le Gouvernement fait observer que le requérant n’a pas étayé ses prétentions concernant les frais et dépens.
35. La Cour octroie au requérant 6 500 EUR, plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt sur cette somme, pour dommage moral, et rejette comme non étayée la demande formulée par l’intéressé au titre des frais et dépens.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,
1. Déclare la requête recevable ;
2. Dit qu’il y a eu violation de l’article 3 de la Convention ;
3. Dit qu’il y a eu violation de l’article 5 § 1 de la Convention ;
4. Dit
a) que l’État défendeur doit verser au requérant, dans un délai de trois mois, 6 500 EUR (six mille cinq cents euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt sur cette somme, pour dommage moral, à convertir dans la monnaie de l’État défendeur au taux applicable à la date du règlement ;
b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ce montant sera à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;
5. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 18 avril 2023, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Crina Kaufman Faris Vehabović
Greffière adjointe f.f. Président
Dernière mise à jour le avril 18, 2023 par loisdumonde
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