S.P. et autres c. Russie

Résumé juridique
Mai 2023

S.P. et autres c. Russie – 36463/11, 11235/13, 35817/13 et al.

Arrêt 2.5.2023 [Section III]

Article 3
Traitement dégradant
Traitement inhumain
Obligations positives

Ségrégation, humiliation et maltraitance infligées à des détenus par des codétenus du fait du statut inférieur des intéressés dans une hiérarchie informelle des détenus tolérée par le personnel pénitentiaire, et absence d’action systémique de la part de l’État : violation

En fait – Les requérants, qui purgeaient tous des peines de prison dans des établissements correctionnels russes, se plaignaient de traitements inhumains et dégradants infligés en raison de leur statut subalterne de « parias » dans une hiérarchie informelle des détenus. Ils formèrent devant les autorités internes des recours relativement à ces traitements, mais tous furent rejetés de manière sommaire.

En droit

Question préliminaire – Les faits sur lesquels se fondent les violations de la Convention alléguées s’étant produits avant le 16 septembre 2022, date à laquelle la Fédération de Russie a cessé d’être partie à la Convention, la Cour est compétente pour examiner la requête.

Article 3 :

a) Établissement des faits

Le caractère informel de la hiérarchie des détenus, qui était liée à des schémas comportementaux enracinés, à savoir l’infliction aux détenus « parias » par les autres détenus d’actes de maltraitance et de traitements rituels symboliquement dégradants, en fait un sujet intrinsèquement difficile à examiner pour la Cour. Elle doit donc se pencher sur les griefs des requérants en tenant compte de toutes les informations provenant de différentes sources qu’ils ont produites, notamment des rapports officiels et des études universitaires, afin de déterminer la véracité de leurs allégations.

Les requérants – qui ont été détenus à des endroits reculés et éloignés les uns des autres à des périodes différentes – ont décrit de manière similaire les actes de maltraitance auxquels ils auraient été exposés, en expliquant notamment de manière détaillée les événements qui avaient conduit à leur catégorisation comme détenus « parias ». Ils ont en outre produit des éléments propres à étayer leurs allégations. De plus, des études universitaires et le rapport pertinent du Comité européen pour la prévention de la torture (CPT) confèrent de la crédibilité à leurs observations. Par ailleurs, comme le suggèrent différents rapports d’organes de surveillance publics, il existe aussi des indications suffisamment fortes que les autorités internes avaient connaissance de cette hiérarchie informelle. En particulier, il est clair que les autres détenus et le personnel pénitentiaire avaient conscience du statut de « parias » des requérants, dont certains avaient été placés dans des unités spéciales réservées aux détenus « parias ». De surcroît, le Gouvernement n’a pas commenté les observations détaillées des requérants, et il n’a pas présenté d’autre version des événements. En conséquence, la Cour juge établi que les requérants ont été soumis aux traitements dont ils se plaignent par des codétenus au motif du statut qui était le leur dans la hiérarchie informelle des détenus.

b) Sur le point de savoir si le traitement auquel les requérants ont été soumis a atteint le seuil de gravité requis pour tomber sous le coup de l’article 3

Quoique tous les requérants n’aient pas été soumis à des violences physiques liées à leur statut de détenus « parias », deux d’entre eux ont subi des agressions physiques, et un troisième a été contraint de fournir des services sexuels à un membre de l’« élite criminelle ». En outre, le fait de vivre dans un état de souffrance morale et dans la peur des mauvais traitements faisait partie intégrante de la situation dans laquelle se trouvaient les requérants en tant que détenus « parias ».

Une autre indication de traitements dégradants réside dans les restrictions et privations arbitraires subies par les requérants dans leur vie quotidienne. On avait attribué aux intéressés les places les moins confortables au dortoir et à la cantine et on leur avait interdit sous peine de sanctions l’usage de tout autre espace. L’accès aux ressources de la prison, y compris les douches et les soins médicaux, leur était restreint, voire interdit, et il leur était aussi interdit de s’approcher d’autres détenus – et encore plus de les toucher –, sous peine de les « contaminer ». L’interdiction des contacts humains est une pratique déshumanisante qui renforce l’idée que certaines personnes seraient inférieures et ne mériteraient pas le même traitement et le même respect que les autres. L’isolement social et la marginalisation des requérants « parias » qui en ont résulté ont nécessairement eu des conséquences psychologiques graves. En outre, la répartition du travail en fonction du statut, dans le cadre de laquelle les requérants « parias » étaient forcés d’accomplir les tâches et activités jugées « impures » ou inacceptables pour une autre raison par les autres détenus (par exemple le nettoyage des latrines ou des douches), les avilissait encore davantage et perpétuait leur sentiment d’infériorité. La répartition du travail en fonction du statut servait à perpétuer la mise à l’écart – sur les plans physique et symbolique – des requérants « parias » et leur sentiment d’infériorité et d’impuissance a nécessairement été intensifié par la permanence de la stigmatisation associée à leur faible statut. Le caractère durable de cette stigmatisation privait les requérants « parias » de toute perspective d’amélioration de leur situation, même après qu’ils auraient passé une longue période en détention et même s’ils venaient à être transférés dans un autre établissement.

À la lumière de ce qui précède, la Cour juge que la stigmatisation et la ségrégation physique et sociale des requérants, associées à leur affectation à des tâches subalternes et à la négation de leurs besoins élémentaires, par exemple en matière de literie, d’hygiène et de soins médicaux, mises en œuvre par des menaces de violence et occasionnellement par des violences physiques et sexuelles, leur ont fait subir de l’angoisse et des souffrances physiques qui ont nécessairement excédé le niveau inévitable de souffrance inhérent à la détention, même si tous les requérants n’ont pas été soumis à des violences physiques ou sexuelles. Cette situation que les requérants ont subie pendant des années du fait de leur assignation au groupe des détenus « parias » s’analyse en un traitement inhumain et dégradant au sens de l’article 3 de la Convention.

c) Sur l’obligation pour l’État de protéger les requérants des mauvais traitements

L’existence d’une hiérarchie informelle des détenus était un problème répandu et bien connu dans les établissements pénitentiaires russes. Le personnel pénitentiaire et les autorités en général auraient dû avoir conscience non seulement de son existence mais aussi du statut qui était celui des requérants au sein de cette hiérarchie. En conséquence, il était impossible qu’ils ignorent les risques de traitements inhumains et dégradants auxquels les requérants ont été exposés au quotidien pendant toute la durée de leur emprisonnement. Partant, il incombe au Gouvernement d’expliquer quelles mesures ont été prises pour remédier à la vulnérabilité des requérants.

Le personnel pénitentiaire n’a pas mis en place de mesures de sécurité ou de surveillance spécifiques sans délai pour empêcher que les requérants ne fussent forcés de respecter le code de conduite informel, il n’a pas cherché de quelle manière il serait possible de protéger les intéressés de la maltraitance et du harcèlement, et il n’a pas instauré une politique de classification appropriée comprenant une appréciation du risque de brimades et de maltraitance. De surcroît, rien n’indique que le personnel pénitentiaire ait disposé d’une politique normalisée de sanctions à l’égard des détenus ayant commis des violences dans le but de contraindre d’autres détenus à respecter le code de conduite informel. L’absence d’une telle politique montre que la question de la violence en prison n’était pas prise suffisamment au sérieux et que le personnel pénitentiaire était disposé à laisser des détenus agir avec impunité au détriment des droits d’autres détenus. Il apparaît en outre que les autorités internes ne disposaient d’aucun plan d’action pour lutter contre ce problème au niveau structurel et qu’elles n’avaient pas été en mesure d’indiquer des recours internes effectifs propres à permettre aux requérants qui en étaient victimes d’obtenir réparation.

Compte tenu de la nature structurelle du problème, des mesures individuelles n’auraient pas remédié au problème principal qui constitue le noyau des griefs des requérants. Même si les griefs des requérants « parias » avaient fait l’objet d’enquêtes adéquates et que des violences ou mauvais traitements spécifiques avaient entraîné des sanctions, cela n’aurait pas changé les structures de pouvoir sous-jacentes de la hiérarchie informelle des détenus ni le statut subalterne des requérants dans cette hiérarchie. Un transfert dans un autre établissement n’aurait pas mis fin à la stigmatisation liée au statut de « parias » des requérants, qui leur serait resté associé aussi longtemps que ceux-ci se seraient trouvés dans des établissements régis par un code de conduite informel. De même, la possibilité d’un placement en « lieu sûr » était, en vertu du droit interne, une mesure temporaire.

Certains des requérants ont cherché à améliorer leur situation en déposant des plaintes auprès des bureaux régionaux du service fédéral de l’exécution des peines, du médiateur et même du service fédéral de sécurité, mais toutes ont été rejetées sommairement, sans que les plaignants n’aient été entendus ni que d’autres éléments aient été recueillis. Le médiateur a reconnu que de telles plaintes ne présentaient pas la moindre perspective de succès. En ce qui concerne les recours systémiques, il est inexplicable que les Cadres conceptuels pour le développement du système pénitentiaire n’aient même pas reconnu en la hiérarchie informelle des détenus un problème requérant l’attention des autorités pénitentiaires. En conséquence de cette défaillance, les autorités n’ont pris aucune mesure pour protéger les requérants des traitements inhumains et dégradants associés à leur statut de détenus « parias ». De plus, les autorités russes ne disposent pas à l’heure actuelle de mécanismes effectifs propres à améliorer la situation individuelle des requérants, ni d’un plan d’action visant à traiter le problème de manière globale. Partant, la Cour rejette l’exception de non-épuisement des voies de recours internes soulevée par le Gouvernement, étant donné que les requérants n’ont pas disposé de recours effectifs et que les autorités n’ont rien fait pour régler le problème de manière systématique.

En somme, les requérants, qui appartenaient à une catégorie particulièrement vulnérable, celle des détenus « parias », ont été soumis à une ségrégation, à des pratiques humiliantes et à des actes de maltraitance au quotidien pendant leur détention, et ils étaient exposés à un risque accru de subir des actes de violence commis par d’autres détenus. La soumission à un tel traitement pendant des années s’analyse en un traitement inhumain et dégradant. Les autorités étatiques avaient ou auraient dû avoir connaissance de la situation de vulnérabilité dans laquelle se trouvaient les requérants, d’autant plus que celle-ci s’inscrivait dans le cadre d’un phénomène systémique et largement répandu. Or les autorités internes n’ont rien fait pour reconnaître ce problème, et moins encore pour le corriger, et elles n’ont pris aucune mesure générale ou individuelle pour garantir la sécurité et le bien-être des requérants. Au vu de l’étendue du problème, le fait que les autorités russes n’aient pas agi peut être considéré, en l’espèce, comme une forme de complicité relativement aux actes de maltraitance qui ont été commis à l’égard de détenus qui se trouvaient sous leur protection.

Conclusion : violation (unanimité).

La Cour constate également une violation de l’article 13, combiné avec l’article 3, relativement aux requérants qui ont présenté un grief à cet égard.

Art. 41 : 20 000 EUR (ou une somme inférieure en cas de prétentions moindres) à chacun des requérants pour dommage moral.

(Voir aussi Premininy c. Russie, no 44973/04, 10 février 2011, résumé juridique ; Ananyev et autres c. Russie, nos 42525/07 et 60800/08, 10 janvier 2012, résumé juridique).

Dernière mise à jour le mai 2, 2023 par loisdumonde

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