L’affaire concerne l’impossibilité pour des copropriétaires d’un bien exproprié de faire appel du jugement fixant les indemnités d’expropriation.
CINQUIÈME SECTION
AFFAIRE DIEUDONNÉ ET AUTRES c. FRANCE
(Requête no 59832/19 et 6 autres – voir liste en annexe)
ARRÊT
Art 6 § 1 (civil) • Impossibilité pour des copropriétaires minoritaires d’un bien exproprié de faire appel du jugement fixant les indemnités d’expropriation sans atteinte au droit d’accès à un tribunal • Intérêts de la collectivité des copropriétaires représentés dans la procédure par le syndicat des copropriétaires • Autorités expropriantes devenues copropriétaires majoritaires par le jeu d’achats amiables • Possibilité pour les copropriétaires devenus minoritaires d’exercer un recours pour abus de majorité contre la décision de l’assemblée générale des copropriétaires de ne pas interjeter appel du jugement
STRASBOURG
4 mai 2023
Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire Dieudonné et autres c. France,
La Cour européenne des droits de l’homme (cinquième section), siégeant en une Chambre composée de :
Georges Ravarani, président,
Carlo Ranzoni,
Mārtiņš Mits,
Lado Chanturia,
María Elósegui,
Mattias Guyomar,
Kateřina Šimáčková, juges,
et de Martina Keller, greffière adjointe de section,
Vu :
les requêtes (nos 59832/19, 27523/20, 27534/20, 27578/20, 27586/20, 27589/20 et 27591/20) dirigées contre la République française et dont des ressortissants de cet État, Mme Beatrice Dieudonné, M. Grégory Bazin, M. Luc Terrolle, Mme Béatrice Dias, Mme Margurite Courlet, M. Yves Gimenez et Mme Fabienne Tardy (« les requérants ») ont saisi la Cour en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention ») aux dates indiquées dans le tableau joint en annexe,
la décision de porter les requêtes à la connaissance du gouvernement français (« le Gouvernement »),
les observations des parties,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 28 mars 2023,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :
INTRODUCTION
1. L’affaire concerne l’impossibilité pour des copropriétaires d’un bien exproprié de faire appel du jugement fixant les indemnités d’expropriation. Les requérants invoquent les articles 6 § 1 et 13 de la Convention ainsi que l’article 1er du Protocole no 1.
EN FAIT
2. Les requérants sont représentés par Me E. Tête, avocat.
3. Le gouvernement français (« le Gouvernement ») est représenté par son agent, M. F. Alabrune, directeur des affaires juridiques au ministère de l’Europe et des Affaires étrangères.
4. Les requérants figurent parmi les copropriétaires d’un ensemble immobilier situé place des maisons neuves à Villeurbanne, dans la périphérie de Lyon. La copropriété comprenait un immeuble d’habitation et un terrain qui était partiellement occupé par des garages.
5. Au début des années 2000, la ville de Villeurbanne projeta de mettre en œuvre une opération d’urbanisme dans le quartier des maisons neuves, dans le but notamment de développer son caractère résidentiel. Le 12 juillet 2004, la communauté urbaine de Lyon approuva à cette fin la création d’une zone d’aménagement concertée (la « ZAC » des maisons neuves), dans le périmètre de laquelle se trouve la place des maisons neuve et la copropriété des requérants. La réalisation de la ZAC fut confiée à l’office public d’aménagement et de construction (« OPAC ») du département du Rhône, ce que la communauté urbaine de Lyon approuva le même jour.
6. La ville de Villeurbanne acquit divers immeubles par accord amiable ou par préemption, dont les garages qui relevaient de la copropriété des requérants. Avec l’OPAC, elle devint donc également copropriétaire des biens immobiliers en question.
7. Par des arrêtés préfectoraux des 6 juin 2007 et 27 janvier 2010, les travaux d’aménagement de la ZAC furent déclarés d’utilité publique et les parcelles comprises dans le périmètre de la déclaration d’utilité publique furent déclarées cessibles. Par une ordonnance du 15 février 2010, la présidente du tribunal de grande instance de Lyon, juge de l’expropriation pour le département du Rhône, déclara expropriés pour cause d’utilité publique au profit de l’OPAC, divers immeubles nécessaires à la réalisation de l’opération, dont le terrain d’assiette de la copropriété des requérants, donc une partie commune de cette copropriété.
I. Le jugement du juge de l’expropriation pour le département du Rhône du 12 mai 2012
8. Après avoir vainement fait une offre préalable indemnitaire, l’OPAC saisit le juge de l’expropriation pour le département du Rhône aux fins de fixation des indemnités d’expropriation devant être allouées au syndicat des copropriétaires au titre de l’expropriation des biens de la copropriété des requérants.
9. L’OPAC du Rhône proposait que l’indemnité principale d’expropriation soit fixée à 40 000 euros (EUR) et l’indemnité de remploi, à 5 000 EUR. Le syndicat des copropriétaires demandait 1 235 500 EUR au titre de l’indemnité principale (860 400 EUR pour le terrain d’assiette de lots de copropriété (où se trouvaient les garages) et 375 750 EUR pour le terrain d’assiette de la cour et de la voie de desserte de la copropriété) et 125 615 EUR pour l’indemnité de remploi.
10. Par un jugement du 12 mai 2012, le juge de l’expropriation fixa l’indemnité principale à 1 EUR pour le terrain d’assiette de lots de copropriété et 84 240 EUR pour le terrain d’assiette de la cour et de la voie de desserte, et l’indemnité de remploi à 9 424 EUR.
II. L’appel interjeté par les requérants
11. Les requérants firent convoquer l’assemblée générale des copropriétaires afin de décider d’interjeter appel du jugement du 12 mai 2012.
12. Au cours de l’assemblée générale des copropriétaires, qui se réunit le 25 juin 2012, la ville de Villeurbanne et l’OPAC votèrent contre l’appel ; les huit autres copropriétaires présents ou représentés votèrent pour. Toutefois, la ville et l’OPAC étant majoritaires en tantièmes en raison des acquisitions déjà réalisées, la décision de l’assemblée générale fut de ne pas interjeter appel.
13. L’OPAC versa l’indemnité d’expropriation fixée par le jugement du 12 mai 2012 au syndicat des copropriétaires, qui, en septembre 2012, la répartit entre les copropriétaires en fonction du nombre de millièmes dont chacun disposait.
14. Les requérants saisirent de leur propre chef la cour d’appel de Lyon le 11 septembre 2012.
15. Par un arrêt du 28 mai 2013, la cour d’appel de Lyon déclara l’appel irrecevable par le motif suivant :
« (…) l’appel [interjeté par les requérants] doit être déclaré irrecevable dès lors que ces personnes physiques dont le droit de recours est par principe acquis, n’étaient toutefois pas juridiquement constituées en première instance en tant que telles et ne peuvent pas davantage soutenir avoir été représentées ès-qualité par le syndicat des copropriétaires dont l’objet et la mission sont distincts des intérêts privés que défend chacun des propriétaires dans le cadre de la procédure d’expropriation ».
16. Invoquant notamment leur droit à un recours effectif et l’article 6 de la Convention, les requérants se pourvurent en cassation.
17. La Cour de cassation rejeta le pourvoi par un arrêt du 18 novembre 2014 ainsi motivé :
« (…) attendu qu’ayant relevé que les [requérants] avaient relevé appel d’un jugement ayant fixé le montant des indemnités principale et de remploi revenant au syndicat des copropriétaires à la suite de l’expropriation du terrain d’assiette de cette copropriété, et retenu à bon droit que les copropriétaires, qui n’étaient pas juridiquement constitués en première instance, ne pouvaient soutenir avoir été représentés par le syndicat des copropriétaires dont l’objet et la mission sont distincts des intérêts privés que défend chacun des copropriétaires dans le cadre d’une procédure d’expropriation, la cour d’appel, qui n’était pas tenue de répondre à des conclusions inopérantes, en a exactement déduit que l’appel (…) était irrecevable (…) ».
III. L’opposition formée par les requérants
18. Le 24 mars 2015, les requérants saisirent le juge de l’expropriation pour le département du Rhône aux fins de rétractation et réformation du jugement du 12 mai 2012. Ils demandaient que les indemnités principales d’expropriation et de remploi soient fixées à 8 825 700 EUR et 2 206 425 EUR respectivement. Ils faisaient valoir que leur tierce opposition était recevable en leur qualité de propriétaires en indivision des parties communes disposant en cette qualité d’une action concurrente à celle du syndicat de copropriété, qui ne les représentait pas.
19. Par un jugement du 1er juillet 2015, le juge de l’expropriation déclara les requérants irrecevables en leur tierce opposition. Il constata que l’expropriation n’avait porté que sur les parties communes de la copropriété et qu’en conséquence, l’indemnisation avait été fixée au profit du syndicat des copropriétaires en sa qualité de représentant des copropriétaires pour leurs droits sur les parties communes. Il en déduisit qu’ayant été représentés au jugement attaqué et n’agissant pas pour la seule défense de leurs propres droits attachés à leurs lots privatifs, les requérants ne remplissaient pas les conditions posées par l’article 583 du code de procédure civile.
20. Le 11 septembre 2015, les requérants interjetèrent appel de ce jugement devant la cour d’appel de Lyon, qui le confirma le 21 novembre 2017 par un arrêt ainsi motivé :
« (…) l’expropriation n’a (…) porté que sur les parties communes de la copropriété et l’indemnisation a été fixée au profit du syndicat des copropriétaires en sa qualité de représentant des copropriétaires pour leurs droits sur les parties communes. D’autres part, les appelants sollicitent une réévaluation des indemnités d’expropriation des parties communes et ne défendent pas un préjudice personnel et distinct des intérêts défendus par leur syndicat.
En conséquence, en ayant été légalement représentés au jugement attaqué et en n’agissant pas pour la seule défense de leurs propres droits attachés à leur lots privatifs, ni pour la dévalorisation de leur lot privatif du fait de la perte des parties communes objet de l’expropriation, les copropriétaires sont irrecevables en leur tierce opposition.
La représentation des copropriétaires par leur syndicat devant le juge de l’expropriation ne leur a pas conféré la qualité processuelle de partie à l’instance, de sorte qu’ils n’avaient pas qualité pour faire appel.
Mais la représentation des copropriétaires au sens de l’article 16-2 de la loi du 10 juillet 1965, ne permet pas aux copropriétaires de contourner les dispositions de [cet article] et de se substituer à lui pour la défense de l’intérêt commun.
Les copropriétaires ne sont pas privés d’un recours effectif, dès lors :
– qu’ils peuvent agir concurremment au syndicat des copropriétaires, lorsque leurs intérêts personnels distincts de ceux défendus par le syndicat sont en cause,
– qu’ils sont membres du syndicat,
– que l’organisation et le fonctionnent du syndicat est conforme à la loi du 10 juillet 1965 et donc démocratique,
– qu’ils ont été convoqués aux assemblées générales au cours desquelles les décisions ont été prises et contre lesquelles ils ont disposé de recours effectifs, notamment en cas d’abus de majorité (…). »
21. Les requérants se pourvurent en cassation le 29 mars 2018, invoquant notamment leur droit à un recours effectif et les articles 6 et 13 de la Convention et 1 du Protocole no 1.
22. Le 16 mai 2019, la Cour de cassation rejeta le pourvoi par un arrêt rédigé comme il suit :
« (…) attendu qu’ayant relevé que l’expropriation n’avait porté que sur des parties communes de la copropriété, que l’indemnisation avait été fixée au profit du syndicat des copropriétaires en sa qualité de représentant des copropriétaires pour leurs droits sur les parties communes, que les copropriétaires demandaient seulement une réévaluation de cette indemnisation et que, n’agissant pas pour la seule défense de leurs propres droits attachés à leurs lots privatifs, ni au titre de la dévalorisation de ces lots du fait de la perte des parties communes objet de l’expropriation, ils ne défendaient pas un préjudice personnel et distinct des intérêts défendus par le syndicat et retenu que les copropriétaires n’étaient pas privés d’un recours effectif dès lors qu’ils pouvaient agir, concurremment avec le syndicat des copropriétaires, lorsque leurs intérêts personnels distincts de ceux défendus par celui-ci étaient en cause, que l’organisation et le fonctionnement du syndicat était conforme à la loi du 10 juillet 1965 et qu’ils avaient été convoqués aux assemblées générales au cours desquelles les décisions avaient été prises et contre lesquelles ils avaient disposé de recours effectifs, notamment en cas d’abus de majorité, la cour d’appel en a déduit à bon droit que la tierce opposition était irrecevable (…) ».
LE CADRE JURIDIQUE ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS
I. La loi no 65-557 du 10 juillet 1965 fixant le statut de la copropriété des immeubles bâtis (version applicable à l’époque des faits de la cause)
23. La collectivité des copropriétaires est constituée en un syndicat, qui a la personnalité civile (article 14 de la loi du 10 juillet 1965) et qui a qualité pour agir en justice au nom de la collectivité, même contre certains des copropriétaires (article 15 de la loi).
24. En cas d’expropriation pour cause d’utilité publique de parties communes, les sommes qui correspondent à leur prix se divisent de plein droit entre les copropriétaires dans les lots desquels figuraient ces parties communes et proportionnellement à la quotité de ces parties afférentes à chaque lot (article 16-1 de la loi). Lorsque l’expropriation porte uniquement sur des parties communes à l’ensemble des copropriétaires, elle est valablement poursuivie et prononcée à l’encontre du syndicat représentant les copropriétaires et titulaires de droits réels immobiliers (article 16-2 de la loi).
II. L’appel et l’opposition
25. Le droit d’appel appartient à toute personne qui y a intérêt et qui était partie en première instance (article 546 du code de procédure civile) ou partie par représentation.
26. Toute personne qui n’était ni partie ni représentée à un jugement et qui y a intérêt peut former tierce opposition, afin de le faire rétracter ou réformer à son profit. La tierce opposition remet en question relativement à son auteur les points jugés qu’elle critique, pour qu’il soit à nouveau statué en fait et en droit (articles 582 et 583 du code de procédure civile).
EN DROIT
I. JONCTION DES REQUÊTES
27. Eu égard à la similarité de l’objet des requêtes, la Cour juge opportun de les examiner ensemble dans un arrêt unique.
II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DEs ARTICLEs 6 § 1 et 13 DE LA CONVENTION, et de l’article 1 du Procole no 1
28. Les requérants se plaignent de ce qu’ils n’ont pas eu accès à un juge pour déterminer le montant de l’indemnisation qui leur était due au titre de l’expropriation de biens appartenant à la copropriété dont ils sont membres. Ils invoquent les articles 6 § 1 et 13 de la Convention ainsi que l’article 1 du Protocole no 1.
29. La Cour rappelle que, maîtresse de la qualification juridique des faits, elle n’est pas liée par celle que leur attribuent les requérants ou le Gouvernement (voir, parmi de nombreux autres, X et autres c. Bulgarie [GC], no 22457/16, § 149, 2 février 2021). En l’espèce, constatant que l’allégation des requérants concerne le droit à un tribunal, elle estime qu’il convient de l’examiner sous l’angle de l’article 6 § 1 de la Convention dès lors que cette disposition est applicable (paragraphe 31 ci-dessous), plutôt que sous celui de l’article 13 de la Convention (l’article 6 § 1 constituant par ailleurs une lex specialis par rapport à l’article 13 ; voir, par exemple, Grzęda c. Pologne [GC], no 43572/18, §§ 352-353, 15 mars 2022) ou des exigences procédurales de l’article 1 du Protocole no 1 (Jokela c. Finlande, no 28856/95, § 45, CEDH 2002‑IV).
30. L’article 6 § 1 de la Convention est ainsi libellé :
« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement (…) par un tribunal (…), qui décidera (…) des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil (…) »
A. Sur la recevabilité
31. La Cour note que le Gouvernement déclare que « l’article 6 § 1 trouv[e] à s’appliquer en l’espèce ». Elle partage ce constat. Renvoyant à sa jurisprudence relative à l’applicabilité de l’article 6 § 1 dans son volet civil (voir, par exemple, Grzęda, précité, § 257), elle relève en particulier qu’en tant que copropriétaires du bien objet de l’expropriation, les requérants avaient droit à une portion des indemnités d’expropriation, de sorte que la contestation relative au montant de celles-ci dont ils entendaient saisir le juge interne se rapportait à leur droit de propriété et concernait en conséquence un droit de caractère civil dont ils pouvaient se dire titulaires.
32. Le Gouvernement estime en revanche que les requérants n’ont pas épuisé les voies de recours internes, faute d’avoir saisi les juridictions internes d’une action tendant à l’annulation pour abus de majorité de la décision de l’assemblée générale des copropriétaires de ne pas interjeter appel du jugement du 12 mai 2012. Toutefois, dès lors que le grief concerne un défaut d’accès à la justice, la question de savoir si les requérants disposaient d’un recours pour faire valoir leurs droits relève de l’examen du bien-fondé de la requête.
33. Ceci étant, constatant que les requêtes ne sont ni manifestement mal fondées ni irrecevables pour un autre motif visé à l’article 35 de la Convention, la Cour les déclare recevables.
B. Sur le fond
Arguments des parties
a) Les requérants
34. Les requérants contestent l’interprétation des dispositions de droit interne relatives à la recevabilité des recours qui a fondé le rejet de leur appel et de leur tierce intervention. Ils ajoutent qu’ils sont juridiquement les destinataires finaux de l’indemnité d’expropriation accordée au titre de l’expropriation des patries communes, et qu’ils l’ont effectivement été au titre et en proportion de leur millième dans les parties communes. Ils considèrent qu’ils étaient en droit de protéger un bien qui leur est propre et, à cette fin, d’avoir accès à un juge impartial compétent pour déterminer les montants auxquels ils ont chacun droit personnellement. Ils indiquent à titre de comparaison que lorsqu’un immeuble qui se trouve sous le régime de l’indivision est exproprié, chaque indivisaire peut défendre individuellement sa part dans l’indivision.
35. Les requérants font valoir que la question essentielle qui se pose dans les situations telles que la leur est la suivante : soit les copropriétaires expropriés ont été représentés en première instance par le syndic, qui représente lui-même le syndicat des copropriétaires, dans quel cas ils devraient pouvoir interjeter appel du jugement ; soit ils n’ont pas été représentés, dans quel cas ils devraient pouvoir faire tierce-opposition au jugement. Selon eux, si aucune de ces possibilités n’est ouverte, il y a une atteinte au droit à un recours effectif.
36. Ils relèvent, premièrement, qu’en tant que bénéficiaires de l’indemnité, ils se sont trouvés privés de la possibilité d’en discuter le montant, parce que la Cour de cassation a jugé dans le cadre de la procédure principale qu’ils ne pouvaient pas soutenir avoir été représentés par le syndicat des copropriété en première instance et ne pouvaient donc interjeter appel, pour juger ensuite qu’ils ne pouvaient non plus faire tierce opposition parce que l’indemnisation avait été fixée au profit du syndicat des copropriétaires en sa qualité de représentant des copropriétaires pour leurs droits sur les parties communes.
37. Deuxièmement, ils observent que, dans le cadre de la procédure en tierce opposition, la Cour de cassation a jugé qu’en demandant la réévaluation de l’indemnisation des parties communes distribuée aux copropriétaires au prorata de leurs millièmes, ils n’agissaient ni pour la défense de leurs propres droits attachés à leurs lots privatifs, ni au titre de la dévalorisation de ces lots du fait de la perte des parties communes, objet de l’expropriation, et qu’ils ne défendaient pas un préjudice personnel et distinct des intérêts défendus par le syndicat. Selon eux, faire une distinction entre, d’une part, l’indemnisation des parties communes qui revient aux propriétaires afin de compenser la dévalorisation de leur lot et, d’autre part, la défense de la dévalorisation de leur lot, est une « subtilité juridique inconcevable ».
38. Troisièmement, les requérants relèvent que la Cour de cassation a estimé qu’ils disposaient d’un recours effectif dès lors qu’ils avaient la possibilité de contester pour abus de majorité la décision d’assemblée générale refusant de faire appel. Or, soulignent-ils, s’il avait abouti, un tel recours aurait eu pour seul effet l’annulation de cette décision. Il n’aurait pas obligé l’assemblée générale à interjeter appel. Par ailleurs, il n’aurait pas eu pour effet de suspendre le délai d’appel, si bien qu’à supposer qu’ils eussent bénéficier d’une décision d’annulation, elle aurait été tardive.
39. Les requérants estiment que le but légitime avancé par le Gouvernement – la protection des droits des autres parties et particulièrement ceux de l’autorité expropriante – « n’est pas perceptible », d’autant moins que l’expropriant par délégation des collectivités publiques et la commune porteuse du projet étaient majoritaires. Ils en concluent que la restriction à leur droit d’accès à un juge ne repose sur aucun motif d’intérêt général et était disproportionnée. Sur ce dernier point, ils font valoir que le rapport de proportionnalité s’analyse différemment selon qu’il s’agit d’une restriction au droit d’accès au tribunal reposant sur une règle de procédure particulière telle que l’obligation de prendre un avocat, ou d’une interdiction en toutes circonstances et au fond de saisir un tribunal. Se référant à l’affaire Cordova c. Italie (no 1) (no 40877/98, CEDH 2003-I), ils indiquent que la Cour a jugé en matière d’immunité, que les interdictions en toutes circonstances portent atteinte au droit à un recours effectif.
b) Le Gouvernement
40. Selon le Gouvernement, il ne saurait y avoir violation du droit des requérants à un tribunal en raison de l’irrecevabilité – conforme au droit interne – de l’appel et de la tierce opposition qu’ils ont formés. Il considère, d’une part, qu’ils avaient accès à un tribunal dès lors qu’ils étaient représentés devant le juge de l’expropriation par le syndicat des copropriétaires, et que cette limitation poursuivait un but légitime et ménageait un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et ce but. D’autre part, les requérants avaient la possibilité d’agir en justice dans leur intérêt propre en contestant pour abus de majorité la décision de l’assemblée générale des copropriétaires de ne pas interjeter appel.
41. S’agissant du but légitime, le Gouvernement évoque la bonne administration de la justice et le respect, en particulier, du principe de la sécurité juridique, exposant qu’en limitant le droit d’ester en justice pour le confier au seul syndicat des copropriétaires, la loi protège les droits des autres parties et particulièrement ceux de l’autorité expropriante. Il précise que le syndicat ne représente pas les copropriétaires, mais la copropriété et que, même si cette dernière est composée des différents lots dont sont propriétaires les membres du syndicat, il n’y a pas nécessairement d’identité entre les intérêts individuels et l’intérêt de l’immeuble ; les copropriétaires ne disposant pas de droits identifiés et divisibles sur les parties communes de l’immeuble soumis au statut de la copropriété, il ne serait pas possible d’appréhender individuellement leurs prétentions et arguments, notamment en cas de conflits d’intérêts entre eux. Il ajoute qu’un copropriétaire, propriétaire indivis d’une quote-part des parties communes, ne saurait en défendre les intérêts sans action conjointe de l’intégralité de ses copropriétaires ou, dans un souci d’efficacité et de simplification, d’un mandataire commun ou d’une personne morale désignée par convention ou par la loi pour représenter la collectivité des copropriétaires, en l’espèce le syndicat.
42. S’agissant de la proportionnalité, le Gouvernement souligne que les critères de recevabilité de l’appel et de la tierce opposition et les règles relatives à la copropriété et à l’exercice de l’action par le syndicat des copropriétaires sont fixés par la loi, si bien que l’encadrement des actions devant les juridictions repose sur des critères objectifs, prévus par la loi et interprétés par le juge judiciaire. Selon lui, les requérants, qui ne pouvaient donc ignorer ces règles, devaient légitimement s’attendre à ce qu’elles fussent appliquées et non tenter de les détourner pour obtenir satisfaction.
43. Le Gouvernement soutient ensuite que la circonstance que la ville, entité expropriante, et une autre personne publique, l’OPAC, étaient devenues copropriétaires, qu’elles constituaient ensemble un bloc majoritaire, et qu’elles s’étaient opposées en assemblée générale à l’appel du jugement fixant les indemnités d’expropriation, n’est pas en elle-même de nature à causer une atteinte aux droits des copropriétaires minoritaires, dès lors que les autres copropriétaires avaient la possibilité de contester cette décision devant un tribunal pour abus de majorité. Il précise qu’est abusive, une décision qui est prise pour favoriser certains copropriétaires majoritaires ou qui est contraire aux intérêts collectifs des copropriétaires, les critères retenus étant ainsi ceux de la poursuite d’un but autre que l’intérêt général ou d’agissements dolosifs en vue d’obtenir par surprise un vote contraire à l’intérêt général ou préjudiciable à certains copropriétaires, sans motif valable sur le plan de la collectivité. Les requérants auraient eu à prouver dans le cadre d’une telle action que la décision litigieuse visait à satisfaire les intérêts privés de la ville et de l’OPAC de ne pas verser d’indemnités d’expropriation supplémentaires, au détriment de l’intérêt des autres copropriétaires d’obtenir une réévaluation des indemnités versées. Le Gouvernement en déduit que le droit français garantissait aux requérants une voie de droit susceptible de conduire à l’annulation de la décision d’assemblée générale litigieuse et, le cas échéant, à l’octroi de dommages et intérêts.
c) Appréciation de la Cour
Rappels des principes pertinents
1) Principes généraux relatifs à l’accès à un tribunal
44. Le droit d’accès à un tribunal a été défini dans l’arrêt Golder c. Royaume-Uni (21 février 1975, §§ 28-36, série A no 18) comme un aspect du droit à un procès équitable au sens de l’article 6 § 1 de la Convention. Se référant aux principes de la prééminence du droit et de l’interdiction de tout pouvoir arbitraire qui sous-tendent pour une bonne part la Convention, la Cour y a conclu que le droit d’accès à un tribunal est un élément inhérent aux garanties consacrées par l’article 6. Ainsi, l’article 6 § 1 garantit à chacun le droit de faire statuer par un tribunal sur toute contestation portant sur ses droits et obligations de caractère civil (Grzęda, précité, § 342 ; voir aussi Zubac c. Croatie [GC], no 40160/12, § 76, 5 avril 2018).
45. Le droit d’accès à un tribunal doit être « concret et effectif », et non pas « théorique et illusoire ». Cette remarque vaut en particulier pour les garanties prévues par l’article 6, vu la place éminente que le droit à un procès équitable occupe dans une société démocratique (Zubac, précité, § 77, et références citées). L’effectivité du droit d’accès demande qu’un individu jouisse d’une possibilité claire et concrète de contester un acte constituant une ingérence dans ses droits. De même, le droit d’accès à un tribunal comprend non seulement le droit d’engager une action mais aussi le droit à une solution juridictionnelle du litige (Paroisse gréco-catholique Lupeni et autres c. Roumanie [GC], no 76943/11, § 86, 29 novembre 2016, et références citées).
46. Le droit d’accès aux tribunaux n’est toutefois pas absolu : il peut donner lieu à des limitations implicitement admises car il appelle de par sa nature même une réglementation par l’État, qui peut varier dans le temps et dans l’espace en fonction des besoins et des ressources de la communauté et des individus. En élaborant pareille réglementation, les États contractants jouissent d’une certaine marge d’appréciation. S’il appartient à la Cour de statuer en dernier ressort sur le respect des exigences de la Convention, elle n’a pas qualité pour substituer à l’appréciation des autorités nationales une autre appréciation de ce que pourrait être la meilleure politique en la matière. Néanmoins, les limitations appliquées ne sauraient restreindre l’accès ouvert à l’individu d’une manière ou à un point tels que le droit s’en trouve atteint dans sa substance même. En outre, elles ne se concilient avec l’article 6 § 1 que si elles poursuivent un but légitime et s’il existe un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé (Zubac, précité, § 78, et références citées ; voir aussi Nicolae Virgiliu Tănase c. Roumanie [GC], no 41720/13, § 195, 25 juin 2019, et références citées, et Grzęda, précité, § 343).
2) Principes généraux relatifs à l’accès à une juridiction supérieure
47. L’article 6 de la Convention n’astreint pas les États contractants à créer des cours d’appel ou de cassation. Cependant, si de telles juridictions existent, les garanties de l’article 6 doivent être respectées, notamment en ce qu’il assure aux plaideurs un droit effectif d’accès aux tribunaux pour les décisions relatives à leurs droits et obligations de caractère civil (Zubac, précité, § 80, et références citées).
48. Il n’appartient toutefois pas à la Cour d’apprécier l’opportunité des choix opérés par les États contractants relativement aux restrictions à l’accès à un tribunal ; son rôle se limite à vérifier la conformité à la Convention des conséquences qui en découlent. Il n’appartient pas non plus à la Cour de trancher les différends relatifs à l’interprétation du droit interne régissant l’accès à un tribunal, son rôle étant plutôt de vérifier la compatibilité avec la Convention des effets de pareille interprétation (ibidem, § 81, et références citées).
49. À cet égard, il convient de rappeler que la manière dont l’article 6 § 1 s’applique aux cours d’appel ou de cassation dépend des particularités de la procédure en cause. Pour en juger, il faut prendre en compte l’ensemble du procès mené dans l’ordre juridique interne et le rôle qu’y a joué la juridiction de cassation, les conditions de recevabilité d’un pourvoi pouvant être plus rigoureuses que pour un appel (ibidem, § 82, et références citées).
50. Lorsqu’elle est amenée à apprécier si la procédure devant une juridiction d’appel ou de cassation a respecté les exigences de l’article 6 § 1, la Cour tient compte de la mesure dans laquelle l’affaire avait été examinée par les juridictions inférieures, du point de savoir si la procédure devant ces juridictions soulevait des questions concernant l’équité, et du rôle de la juridiction concernée (ibidem, § 84, et références citées).
d) Application de ces principes à la présente espèce
51. La Cour constate qu’en droit français, en cas d’expropriation d’un bien relevant d’une copropriété, les intérêts de la collectivité des copropriétaires sont représentés dans la procédure d’expropriation par le syndicat des copropriétaires – qui regroupe tous les copropriétaires –, qui négocie l’indemnité d’expropriation avec l’expropriant. En cas d’échec de la négociation, c’est le syndicat des copropriétaires qui est assigné par l’expropriant à comparaître devant le juge de l’expropriation aux fins de la fixation des indemnités. Les copropriétaires expropriés n’ont pas personnellement accès à l’instance, leurs intérêts en tant que copropriétaires du bien exproprié étant représentés par le syndicat des copropriétaires. Ils ne peuvent pas non plus interjeter appel à titre individuel du jugement fixant les indemnités d’expropriation, la décision d’agir en justice appartenant au syndicat des copropriétaires.
52. Ainsi, en l’espèce, seuls l’OPAC, bénéficiaire de l’expropriation, d’un côté, et le syndicat des copropriétaires, de l’autre côté, ont participé à la procédure devant le juge de l’expropriation à l’issue de laquelle les indemnités d’expropriation ont été fixées par un jugement du 12 mai 2012. L’appel que les requérants ont ensuite interjeté de leur propre chef contre ce jugement a été déclaré irrecevable.
53. Selon la Cour, l’exclusion à titre personnel des copropriétaires des parties communes d’une copropriété immobilière de la procédure relative à l’indemnisation de l’expropriation de celles-ci n’est pas incompatible dans son principe avec leur droit d’accès à un tribunal, dès lors que leurs droits en tant que copropriétaires sont défendus dans cette procédure par un organe qui représente la collectivité des copropriétaires et dont l’objectif est le même que le leur : obtenir que l’expropriant paie la meilleure indemnisation possible au titre du bien exproprié. Les intérêts des copropriétaires se confondent alors avec ceux de la copropriété dans leur opposition à ceux de l’expropriant. Dans cette configuration, la Cour est prête à admettre que cette limitation du droit d’accès à un tribunal des copropriétaires poursuit un but légitime tenant de la bonne administration de la justice, et qu’il y a en principe un rapport raisonnable de proportionnalité entre le moyen employé et ce but.
54. À cet égard, la présente affaire peut dans une certaine mesure être rapprochée de l’affaire Lithgow et autres c. Royaume-Uni (8 juillet 1986, §§ 196-197, série A no 102), relative notamment à l’impossibilité pour les actionnaires d’une société qui faisait objet d’une procédure de nationalisation de saisir eux-mêmes les juridictions pour déterminer leur indemnité, cette possibilité étant réservée à un représentant des actionnaires désigné par l’ensemble des porteurs de titres de la société en question, qui les représentait tous. La Cour a constaté que les intérêts de chacun d’eux se trouvaient ainsi défendus, quoiqu’indirectement. Elle a de plus relevé que la loi prévoyait la tenue d’assemblées au cours desquelles les actionnaires pouvaient donner des instructions au représentant ou lui indiquer leur opinion, et qu’elle leur accordait le pouvoir de le révoquer, et qu’un recours contre lui s’ouvrait à quiconque lui reprochait un manquement à ses obligations légales ou à celles que la common law lui imposait en qualité de mandataire. La Cour a retenu que, nonobstant l’obstacle à un accès personnel, elle n’estimait pas, dans les circonstances de la cause, qu’il y avait eu atteinte à la substance même du droit à un tribunal. Elle a de plus considéré que cette limitation au droit à un accès individuel et direct au tribunal visait un but légitime : éviter, dans le contexte d’une mesure de nationalisation de grande envergure, une profusion de demandes et d’instances introduites par tel ou tel actionnaire. Elle a ajouté qu’eu égard aux pouvoirs et devoirs du représentant et à la marge d’appréciation du Gouvernement, elle n’apercevait pas non plus un défaut de rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et l’objectif ainsi poursuivi.
55. Cela étant, lorsque l’expropriant figure parmi les copropriétaires et qu’il est majoritaire, l’intérêt de la collectivité des copropriétaires, par l’expression de la majorité en son sein, peut être au contraire d’obtenir que l’indemnisation soit favorable à l’expropriant. Dans une telle configuration, les intérêts des copropriétaires mis en minorité par l’expropriant ne sont plus dûment représentés face à celui-ci.
56. C’est ce qui s’est produit en l’espèce au stade de l’appel. Les copropriétaires ont été réunis en assemblée générale pour décider s’il y avait lieu de faire appel du jugement relatif aux indemnités d’expropriation, qui fixait celles-ci à un montant très inférieur à celui que, par la voie du syndicat des copropriétaires, ils avaient demandé devant le juge de l’expropriation. Les autorités expropriantes étant devenues non seulement copropriétaires par le jeu d’achats amiables réalisés dans le cadre du projet d’aménagement urbain litigieux, mais aussi majoritaires, elles ont pu, dans leur intérêt en tant qu’expropriantes, faire obstacle à la saisine du juge d’appel en vue d’une augmentation des indemnités.
57. Les requérants, copropriétaires mis en minorité par les expropriants devenues copropriétaires, qui n’ont pas pu participer à l’instance devant le juge de l’expropriation pour défendre eux-mêmes leurs droits patrimoniaux, n’ont pu ensuite ni faire appel du jugement du 12 mai 2012 relatif aux indemnités ni faire opposition.
58. Il reste que, comme le souligne le Gouvernement, les requérants avaient la possibilité d’exercer un recours pour abus de majorité contre la décision de l’assemblée générale des copropriétaires de ne pas interjeter appel de ce jugement. Dès lors que le nœud du problème se trouve dans les modalités de l’expression de la majorité au sein de l’assemblée générale des copropriétaires lorsqu’elle a pris cette décision, cette voie était particulièrement adaptée.
59. Certes, l’exercice d’un tel recours n’aurait pas eu pour effet la suspension du délai d’appel, qui était d’un mois, si bien qu’à supposer qu’il eût abouti à une décision donnant gain de cause aux requérants, cette décision aurait vraisemblablement été prononcée après l’expiration de ce délai. Par ailleurs, elle aurait eu pour seule conséquence l’annulation de la décision de l’assemblée générale des copropriétaires. Un recours pour abus de majorité n’aurait donc pas permis un examen de la contestation des requérants relative au montant des indemnités d’expropriation.
60. Le Gouvernement fait toutefois valoir qu’un tel recours aurait pu aboutir non seulement à l’annulation de la décision de l’assemblée générale des copropriétaires litigieuse mais aussi, le cas échéant, à l’octroi de dommages et intérêts (paragraphe 43 ci-dessus).
61. Il apparait en effet qu’en cas de succès de cette procédure, les requérants auraient eu la possibilité d’engager ensuite une action en responsabilité civile contre l’OPAC et de demander dans ce cadre réparation du préjudice résultant selon eux du refus abusif de l’assemblée générale des copropriétaires d’interjeter appel du jugement du 12 mai 2012. Si cette action n’aurait pu conduire à une réévaluation des indemnités d’expropriation comme l’aurait permis l’appel du jugement du juge de l’expropriation, elle aurait pu du moins aboutir à la réparation de la perte, en conséquence de ce refus, de la chance d’obtenir une telle réévaluation.
62. Les requérants avaient donc accès à une procédure permettant un examen judiciaire indirect de leur contestation relative à leurs droits de caractère civil et susceptible d’aboutir à l’indemnisation au moins partielle de leur préjudice.
63. La Cour note en outre que les requérants ne soutiennent pas que, devant le juge de l’expropriation, le syndicat des copropriétaires n’a pas défendu les intérêts des copropriétaires face à ceux de l’expropriant. Il ressort du reste du dossier qu’il a fait valoir devant ce juge une évaluation des indemnités d’expropriations (1 361 115 EUR) qui, si elle ne correspondait pas au calcul des requérants (paragraphe 18 ci-dessus), était néanmoins nettement supérieure à celle que proposait l’expropriant (45 000 EUR) (paragraphe 9 ci-dessus). Elle note aussi que le juge de l’expropriation a effectivement examiné les prétentions du syndicat des copropriétaires relatives aux indemnités d’expropriation. En outre, l’appel des requérants en leur propre nom ainsi que leur tierce opposition ont été examinés d’abord par la cour d’appel et ensuite par la Cour de cassation. Toutes ces instances ont confirmé l’application rigoureuse d’une jurisprudence bien établie, en particulier sur la répartition des rôles entre les copropriétaires et le syndicat des copropriétaires.
64. On ne saurait dire dans ces conditions, ni qu’il y a eu atteinte à la substance même du droit d’accès à un tribunal dans le chef des requérants, ni que les moyens employés étaient disproportionnés par rapport au but légitime poursuivi.
65. Partant, il n’y a pas eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention.
PAR CES MOTIFS, LA COUR,
1. Décide, à l’unanimité, de joindre les requêtes ;
2. Déclare, à l’unanimité, les requêtes recevables ;
3. Dit, par six voix contre une, qu’il n’y a pas eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 4 mai 2023, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Martina Keller Georges Ravarani
Greffière adjointe Président
____________
Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l’exposé de l’opinion séparée de la juge Elósegui.
G.R.
M.K.
OPINION DISSIDENTE DE LA JUGE ELÓSEGUI
1. Avec tout le respect que je dois à la décision de mes collègues, j’écris la présente opinion dissidente car le motif pour lequel je n’ai pas voté avec la majorité est que je pense qu’il y a eu en l’espèce violation de l’article 6 § 1 de la Convention, et ce pour les raisons suivantes. Les requérants avaient certes la possibilité d’exercer un recours pour abus de majorité contre la décision de l’assemblée générale des copropriétaires de ne pas interjeter appel du jugement en cause en l’espèce, mais l’exercice de ce recours n’aurait pas entraîné la suspension du délai d’appel, qui était d’un mois, si bien qu’à supposer même que le recours eût abouti à une décision donnant gain de cause aux requérants, cette décision aurait vraisemblablement été prononcée après l’expiration du délai d’appel. Par ailleurs, elle aurait eu pour seule conséquence l’annulation de la décision de l’assemblée générale des copropriétaires. L’exercice d’un recours pour abus de majorité n’aurait donc pas permis l’examen de la contestation des requérants portant sur le montant des indemnités d’expropriation.
2. Le Gouvernement fait valoir qu’un recours pour abus de majorité aurait pu aboutir non seulement à l’annulation de la décision litigieuse de l’assemblée générale des copropriétaires mais aussi, le cas échéant, à l’octroi de dommages et intérêts. Il semble en effet qu’en cas d’annulation pour abus de majorité de cette décision, les requérants auraient eu la possibilité d’engager une action en responsabilité civile contre l’OPAC et de demander dans ce cadre réparation du préjudice qu’ils estimaient avoir subi du fait du refus de l’assemblée générale des copropriétaires d’interjeter appel du jugement du 12 mai 2012. Cependant, il n’apparaît pas que cela aurait permis un examen judiciaire de leur contestation du montant des indemnités d’expropriation, contrairement aux exigences de l’article 6 § 1 de la Convention. L’action en responsabilité civile aurait consisté uniquement en l’évaluation d’une perte de chances ; elle n’aurait pas pu aboutir à une réévaluation des indemnités d’expropriation, ni au versement d’une réparation d’un montant correspondant à la somme que les intéressés auraient pu percevoir en cas de réévaluation de ces indemnités.
3. Les requérants ne disposaient donc pas, pour l’examen de leur contestation du montant des indemnités d’expropriation, d’une voie de recours alternative d’une portée comparable à l’appel du jugement fixant ces indemnités.
4. Il apparaît ainsi d’une part que, certes, telle qu’elle résulte du droit français, l’impossibilité pour les copropriétaires d’un bien faisant l’objet d’une procédure d’expropriation de participer personnellement à la procédure relative à la fixation du montant des indemnités d’expropriation et d’interjeter eux-mêmes appel du jugement fixant le montant des indemnités est en principe compatible avec leur droit d’accès à un tribunal dès lors que les intérêts de la collectivité des copropriétaires sont représentés dans la procédure par le syndicat des copropriétaires. Cependant, d’autre part, cet équilibre est rompu lorsque, comme en l’espèce, l’expropriant devient le copropriétaire majoritaire du bien en question : en effet, ses intérêts en matière d’indemnisation s’opposent alors manifestement à ceux des autres copropriétaires. Dans une telle situation, on ne saurait considérer que le syndicat des copropriétaires, dont les décisions dépendent alors de l’expropriant, représente les intérêts de la collectivité des copropriétaires dans la procédure relative aux indemnités d’expropriation.
5. Dans les circonstances particulières de la présente affaire, il y a donc eu, au stade de l’appel, atteinte à la substance même du droit d’accès à un tribunal dans le chef des requérants. Partant, j’estime qu’il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention.
ANNEXE
Liste des requêtes
No. | Requête No | Nom de l’affaire | Introduite le | Requérant Année de naissance Lieu de résidence Nationalité |
Représenté par |
1. | 59832/19 | Dieudonné c. France | 14/11/2019 | Beatrice DIEUDONNE 1985 Villeurbanne français |
Etienne TÊTE |
2. | 27523/20 | Bazin c. France | 14/11/2019 | Grégory BAZIN 1978 Villeurbanne français |
Etienne TÊTE |
3. | 27534/20 | Terrolle c. France | 14/11/2019 | Luc TERROLLE 1972 Villeurbanne français |
Etienne TÊTE |
4. | 27578/20 | Dias c. France | 14/11/2019 | Beatrice DIAS 1955 Villeurbanne français |
Etienne TÊTE |
5. | 27586/20 | Courlet c. France | 14/11/2019 | Marguerite COURLET 1957 Villeurbanne français |
Etienne TÊTE |
6. | 27589/20 | Gimenez c. France | 14/11/2019 | Yves GIMENEZ 1948 DOUVRES français |
Etienne TÊTE |
7. | 27591/20 | Tardy c. France | 14/11/2019 | Fabienne TARDY 1981 Villeurbanne français |
Etienne TÊTE |
Dernière mise à jour le mai 4, 2023 par loisdumonde
Laisser un commentaire