Plazzi c. Suisse (Cour européenne des droits de l’homme)

Note d’information sur la jurisprudence de la Cour 259
Février 2022

Plazzi c. Suisse – 44101/18

Arrêt 8.2.2022 [Section III]

Article 6
Procédure civile
Article 6-1
Accès à un tribunal

Retrait, sans contrôle judiciaire, de l’effet suspensif des recours des pères, ayant permis le départ à l’étranger des enfants avec leurs mères et ainsi entraîné l’incompétence des tribunaux internes : violations

[Ce résumé concerne également l’arrêt Roth c. Suisse, 69444/17, 8 février 2022]

En fait – Dans les affaires Plazzi et Roth, l’Autorité de protection de l’enfant et de l’adulte (APEA) a autorisé le transfert du domicile des enfants des requérants, les pères, à l’étranger et a décidé de l’absence d’effet suspensif d’un éventuel recours.

La décision de l’APEA étant immédiatement exécutoire, dans l’affaire Plazzi, l’enfant du requérant V.R. a déménagé avec sa mère D.R. à la Principauté de Monaco le jour même de la notification de la décision et dans l’affaire Roth, l’enfant du requérant L.L. a déménagé avec sa mère F.L. en Allemagne dans les jours qui suivirent cette décision.

Les requérants se plaignent de ne pas avoir pu s’opposer, devant un tribunal national, à la décision de l’APEA. À la suite du déménagement des mères et des enfants, les juridictions suisses se sont déclarées incompétentes pour traiter du recours des requérants au fond et décider du rétablissement de l’effet suspensif, car les transferts du domicile des enfants à l’étranger ont entraîné le transfert de la compétence internationale à ces États.

En droit – Article 6 § 1 :

a) Définition de l’objet du litige pendant :

Le changement de lieu de résidence des enfants a entraîné le transfert de la compétence internationale à ces États et donc l’incompétence des juridictions suisses pour connaître des recours des requérants en application de l’article 5 de la Convention de La Haye de 1996. Par conséquent, suite au recours des requérants contre les décisions de l’APEA, le Tribunal d’appel (Plazzi) et la Cour suprême cantonale de Berne (ci-après Cour suprême bernoise) (Roth) ont constaté qu’ils n’étaient plus compétents pour se prononcer sur les recours, traiter des demandes de rétablissement de l’effet suspensif et du fond de l’affaire. Le Tribunal fédéral confirma ces décisions dans les deux affaires.

b) Limitation du droit d’accès à un tribunal :

Les requérants ont subi une limitation de leur droit d’accès à un tribunal qui a été causée par le retrait par l’APEA de l’effet suspensif à un éventuel recours et qui a été matérialisée par la déclaration d’incompétence des tribunaux nationaux.

c) Justification de la limitation :

Les juridictions nationales, s’étant déclarées incompétentes, n’ont pas pu réaliser un examen effectif et complet en fait et en droit, lors d’un examen contradictoire des affaires au cours d’un procès équitable respectant les garanties de l’article 6 § 1.

Les arrêts de ces juridictions se fondent sur la Convention de La Haye de 1996 qui ne s’applique qu’aux situations dans lesquelles il y a eu un déplacement du lieu de résidence habituelle d’un enfant au sens de son article 5. Ces arrêts n’étaient pas arbitraires et peuvent être justifiés si l’on considère seulement l’aspect du changement accompli de la résidence habituelle.

Cependant, le retrait de l’effet suspensif à un éventuel recours a été décidé par l’APEA, qui est une autorité administrative, sans que le Tribunal d’appel ou la Cour suprême bernoise puis le Tribunal fédéral n’aient pu remédier à cette situation. Le contrôle effectif ultérieur d’un organe judiciaire de pleine juridiction national a été exclu par l’APEA.

Il existe des situations exceptionnelles, dûment justifiées par l’intérêt supérieur de l’enfant, dans lesquelles l’urgence particulière commande que le parent concerné puisse changer le domicile de l’enfant sans devoir attendre le jugement définitif au fond. Dans de tels cas, il est suffisant mais nécessaire qu’une procédure effective de recours avec des mesures provisionnelles soit à disposition. Il n’est dès lors pas exclu que les autorités administratives retirent exceptionnellement l’effet suspensif à un éventuel recours. Toutefois, dans de telles circonstances, il faut qu’il soit assuré que le parent concerné ait la possibilité de s’adresser à un juge avant que le retrait de l’effet suspensif n’entre en vigueur et qu’il soit rendu attentif à la procédure à suivre.

L’APEA et le Gouvernement ont justifié l’urgence qui commandait le retrait de l’effet suspensif d’un éventuel recours à savoir l’intérêt supérieur des enfants pour lesquels l’APEA souhaitait éviter l’impact négatif d’un éventuel recours. Or les raisons de l’urgence invoquées dans les présentes espèces n’étaient pas assez graves pour justifier l’impossibilité pour les requérants de s’adresser à un juge avant l’entrée en vigueur du retrait de l’effet suspensif. Cela d’autant plus s’agissant d’une procédure relevant du droit de la famille, susceptible d’avoir des conséquences très graves et délicates pour les requérants dans la mesure où des questions du futur rapport avec leurs enfants ainsi que leurs droits vis-à-vis de ces derniers étaient directement en jeu.

Pour le Gouvernement, les requérants auraient pu demander la restitution de l’effet suspensif au Tribunal d’appel ou la Cour suprême bernoise, le jour même de la notification de la décision de l’APEA. Si ces juridictions avaient accédé aux demandes des requérants, la compétence internationale de la Suisse pour le fond de l’affaire aurait été maintenue. En tout état de cause, ce moyen leur aurait permis de faire examiner par une autorité judiciaire le risque d’un transfert de la compétence internationale vers l’étranger.

Dans l’affaire Plazzi, le requérant n’a pas tardé à introduire son recours auprès du Tribunal d’appel le mardi 29 août 2017 au regard de la date de la notification de la décision le vendredi 25 août 2017. Le requérant ne s’est pas abstenu d’utiliser les voies de recours existantes au moins en théorie. En outre, D.R. est partie avec V.R. pour la Principauté de Monaco le jour même de la notification de la décision de l’APEA et dès lors le requérant n’avait aucune chance de s’adresser au Tribunal d’appel pour restituer l’effet suspensif de son recours afin de maintenir la juridiction de la Suisse et avoir accès à un tribunal au fond.

Dans l’affaire Roth, la Cour peut se poser la question du temps que le requérant a pris pour réaliser son recours devant la Cour suprême bernoise, soit presque un mois, au regard de la date de la notification de la décision et de sa connaissance de la date de début du nouveau travail de F.L. en Allemagne. Le requérant n’a donc a priori pas utilisé une voie de recours existante en théorie dans un délai raisonnable. Il incombait au requérant après qu’il eut pris connaissance de la décision litigieuse de s’enquérir lui-même, en s’entourant au besoin de conseils éclairés, des recours disponibles. Cependant, la recherche des recours disponibles contre la décision de l’APEA, après avoir eu connaissance de celle-ci le jour de sa notification le mercredi 27 janvier 2016, en présence d’une situation juridique complexe, a pu demander un certain temps au requérant et à son avocat. Tout en admettant que ce ne soit pas un argument valable en soi, la Cour reconnaît qu’il ne leur restait donc que trop peu de temps pour introduire la demande de saisine à titre superprovisionnel et a fortiori obtenir une décision juridictionnelle, préalablement au départ de L.L. avec F.L. en Allemagne qui s’est probablement réalisé l’après-midi du vendredi 29 janvier 2016 sachant que F.L. commençait son nouveau travail en Allemagne le lundi 1er février 2016.

Aussi, dans les deux affaires, le Gouvernement n’a pas apporté la preuve de la mise en œuvre et de l’efficacité pratique des recours qu’il suggère dans les circonstances particulières de la cause, avec des exemples de jurisprudence pertinente des tribunaux nationaux dans une affaire analogue.

Ainsi un tel recours devant le Tribunal d’appel ou la Cour suprême bernoise n’aurait pas présenté des perspectives raisonnables de succès relativement au grief formulé par les requérants sur le terrain de l’article 6 § 1.

Par conséquent les requérants n’ont pas pu avoir accès à un tribunal national, avant le départ à l’étranger des enfants avec leurs mères, pour contester la décision de l’autorité administrative « APEA » au fond et demander le rétablissement de l’effet suspensif.

Le droit d’accès à un tribunal était atteint dans sa substance même par les décisions de l’APEA de retirer l’effet suspensif du recours des requérants, suivi du départ à l’étranger des enfants avec leurs mères, qui a entraîné l’incompétence des tribunaux suisses à travers le transfert de la compétence internationale vers les pays de destination respectifs. Cette limitation était disproportionnée au but poursuivi, à savoir la protection des droits et libertés de la mère et de l’enfant du requérant, au regard de l’importance pour les requérants des questions soulevées par la procédure litigieuse.

Conclusion : violation (unanimité).

Article 41 : 12 000 EUR pour chaque requérant dans les deux affaires pour préjudice moral.

Dernière mise à jour le février 8, 2022 par loisdumonde

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