Muhammad et Muhammad c. Roumanie [GC] (Cour européenne des droits de l’homme)

Note d’information sur la jurisprudence de la Cour 244
Octobre 2020

Muhammad et Muhammad c. Roumanie [GC]80982/12

Arrêt 15.10.2020 [GC]

Article 1 du Protocole n° 7

Garanties procédurales en cas d’expulsion d’étrangers

Expulsion prononcée par un tribunal pour des raisons de sécurité nationale sur la base d’informations classées secrètes non communiquées aux requérants et en l’absence de garanties compensatrices suffisantes : violation

En fait – Les requérants, des ressortissants pakistanais qui résidaient en Roumanie où ils avaient obtenu des visas d’étudiants, furent expulsés du territoire roumain pour des motifs de sécurité nationale. La décision prononçant leur expulsion était fondée sur des documents classés secrets. Les requérants n’eurent pas accès à ces documents et ne reçurent aucune information précise sur les faits et les motifs sur lesquels reposait leur expulsion.

En droit – Article 1 du Protocole n° 7

Principes généraux

a) Sur la question de savoir si – et dans quelle mesure – les droits revendiqués par les requérants étaient protégés par l’article 1 du Protocole n° 7

L’article 1 § 1 du Protocole n° 7 exige en principe, premièrement, que les étrangers concernés soient informés des éléments factuels pertinents qui ont conduit l’autorité nationale compétente à considérer qu’ils représentent une menace pour la sécurité nationale et, deuxièmement, qu’ils aient accès au contenu des documents et des informations du dossier de l’affaire sur lesquels ladite autorité s’est fondée pour décider de leur expulsion. Ils doivent y avoir accès de préférence par écrit, et en tout état de cause d’une manière telle qu’il puisse se défendre de façon effective, sans préjudice de la possibilité pour les autorités d’apporter, si nécessaire, des restrictions dûment justifiées quant à ce type d’information

b) Sur les restrictions qui peuvent être apportées à ces droits (ci-après « les droits procéduraux des étrangers »)

Nonobstant l’importance des enjeux de la lutte antiterroriste, les restrictions apportées aux droits en question ne doivent pas réduire à néant la protection procédurale assurée par l’article 1 du Protocole n° 7 en touchant à la substance même des garanties prévues par cette disposition. Même lorsqu’il existe des limitations, l’étranger doit se voir offrir une possibilité effective de faire valoir les raisons qui militent contre son expulsion et bénéficier d’une protection contre l’arbitraire.

c) Sur les critères à prendre en compte pour statuer sur la compatibilité avec l’article 1 du Protocole n° 7 de restrictions apportées à ces droits

La jurisprudence relative aux articles 5 et 6 de la Convention fournit des indications utiles quant à la méthodologie à suivre pour apprécier des restrictions apportées aux droits consacrés par l’article 1 du Protocole n° 7, même si l’étendue des garanties procédurales attachées à cet article ne doit pas nécessairement être identique à celle des garanties inhérentes aux dispositions susmentionnées.

Il convient d’abord rechercher si l’autorité indépendante compétente a jugé que les limitations apportées aux droits procéduraux de l’étranger étaient dûment justifiées à la lumière des circonstances de l’espèce. Dans l’affirmative, la Cour examinera ensuite si les difficultés causées par ces limitations à l’étranger concerné ont été suffisamment contrebalancées par des facteurs compensateurs, notamment des garanties procédurales, de manière à préserver la substance même des droits en cause. En effet, seules sont admissibles au regard de l’article 1 du Protocole n° 7 les restrictions qui, eu égard aux circonstances de la cause, sont dûment justifiées et suffisamment contrebalancées. Pour se prononcer sur cette question, la Cour aura égard aux circonstances concrètes d’une affaire donnée, et tiendra compte de l’ensemble de la procédure en cause.

i) Sur la question de savoir si les restrictions aux « droits procéduraux » des étrangers étaient dûment justifiées

S’il peut exister des motifs dûment justifiés, tels que la nécessité de protéger la sécurité nationale, d’imposer des restrictions aux droits procéduraux des étrangers, l’appréciation, par les autorités nationales, de la nécessité des restrictions en question doit être entourée de garanties contre l’arbitraire. À cet effet, il faut notamment que la décision imposant de telles restrictions soit dûment motivée et qu’il existe une procédure permettant d’en contrôler les motifs de manière appropriée, en particulier lorsqu’ils ne sont pas divulgués à la personne concernée.

À cet égard, il convient en premier lieu de se poser la question de savoir si une  autorité indépendante – juridictionnelle ou autre – a examiné la nécessité des restrictions aux droits procéduraux de l’étranger mis en cause. La Cour attachera de l’importance à l’étendue des compétences de ladite autorité et notamment au point de savoir si celle-ci peut contrôler la nécessité de maintenir la confidentialité des données classifiées.

La Cour devra s’intéresser ensuite aux pouvoirs dévolus à ladite autorité en fonction du constat qu’elle aura fait dans un cas donné quant à la nécessité de restreindre les droits procéduraux de l’étranger concerné. Il conviendra de rechercher si cette autorité, lorsqu’elle estime que la sécurité nationale ne justifie pas les restrictions litigieuses, peut demander à l’organe compétent en matière de sécurité nationale de revoir la classification des documents en cause, voire les déclassifier elle-même en vue de les transmettre à l’étranger concerné ou, à tout le moins, lui en communiquer le contenu. En revanche, dans l’hypothèse où l’autorité indépendante estimerait que les restrictions en cause sont justifiées par la sauvegarde de la sécurité nationale, la Cour devra rechercher si, pour parvenir à cette conclusion, ladite autorité a dûment identifié les intérêts en jeu et les a mis en balance.

Toutefois, le fait que les autorités nationales n’aient pas examiné ou qu’elles aient insuffisamment examiné et justifié la nécessité de restrictions aux droits procéduraux des étrangers mis en cause ne suffit pas, à lui seul, à emporter violation de l’article 1 du Protocole n° 7. La Cour recherchera également si des éléments compensateurs ont été appliqués dans le cas concret des étrangers concernés et, dans l’affirmative, s’ils ont été suffisants pour contrebalancer les effets des restrictions apportées aux droits procéduraux des intéressés, de manière à préserver la substance même desdits droits. Moins les autorités nationales seront rigoureuses dans l’examen de la nécessité des restrictions litigieuses, plus le contrôle par la Cour des éléments compensateurs devra être strict. Concrètement, un examen trop sommaire de la nécessité des restrictions appellera la mise en place d’éléments compensateurs renforcés.

La Cour a également élaboré deux principes directeurs pour l’examen de ces questions : en premier lieu, plus les informations fournies à l’étranger concerné sont limitées, plus les garanties doivent être importantes et, en second lieu, lorsque les circonstances d’une affaire révèlent un enjeu particulièrement important pour l’étranger en question, les garanties compensatoires doivent encore être renforcées.

ii) Sur les éléments susceptibles de compenser suffisamment les restrictions apportées aux « droits procéduraux »

En l’absence de consensus européen quant aux types de facteurs compensateurs ou quant à leur portée, les États bénéficient d’une certaine marge d’appréciation à cet égard. Il convient de tenir compte des facteurs énumérés ci-après, dont la liste n’est pas limitative :

1) La pertinence des informations communiquées aux étrangers quant aux raisons de leur expulsion et l’accès au contenu des documents sur lesquels les autorités se sont fondées

La Cour recherchera si les autorités nationales ont, dans toute la mesure compatible avec la préservation de la confidentialité et la bonne conduite des investigations, informé l’étranger concerné, dans le cadre de la procédure, de la substance des reproches dont il a fait l’objet. Revêt aussi de l’importance la question de savoir s’il appartient à une autorité indépendante – juridictionnelle ou autre – de déterminer, dans une affaire donnée, après avoir examiné l’ensemble des preuves classées secrètes, quelles sont les informations factuelles qui peuvent être communiquées à l’intéressé sans que la sécurité nationale soit mise en péril et cela dans une phase de la procédure où l’intéressé pourrait encore les contester utilement.

2) L’information des étrangers quant au déroulement de la procédure et quant aux dispositifs prévus au niveau interne pour compenser la limitation de leurs droits

La Cour recherchera si les autorités internes ont fourni les informations requises à l’étranger concerné, au moins à des moments clés dans le déroulement de la procédure. Ces informations se révèlent particulièrement utiles lorsque l’intéressé n’est pas représenté et lorsqu’un défaut d’information à ce sujet risque d’avoir pour conséquence qu’il omette d’exercer des droits prévus en sa faveur par le droit interne. Cette obligation d’information s’avérera d’autant plus importante quand les règles de procédure interne imposent une certaine célérité dans l’examen de l’affaire.

3) Sur la question de savoir si l’étranger a été représenté

En premier lieu, le droit interne doit garantir aux étrangers une possibilité effective de se faire représenter. La possibilité pour un étranger de se faire représenter par un avocat, voire par un avocat spécialisé en la matière et titulaire des habilitations donnant accès aux documents classés secrets du dossier de l’affaire qui ne sont pas accessibles à l’étranger concerné, est un facteur compensateur important. En deuxième lieu, la Cour aura égard à la possibilité concrète pour l’étranger concerné d’avoir un accès effectif à une telle représentation au cours de la procédure engagée contre lui. En troisième lieu, les droits reconnus au représentant de l’étranger constituent également une garantie importante, notamment en ce qui concerne l’étendue du droit d’accès au dossier dont dispose le représentant de l’étranger, y compris aux documents classés secrets, et la question de savoir si, après l’obtention d’un accès à des pièces classées secrètes, la communication entre le représentant et son client a été restreinte ou non.

4)  Sur l’intervention d’une autorité indépendante dans la procédure

Il convient également de tenir compte des éléments énumérés ci-dessous, même si le respect de l’article 1 du Protocole n° 7 ne requiert pas nécessairement que ceux-ci soient mis en place de manière cumulative :

– Une ou des autorités indépendantes, administratives ou juridictionnelles, sont-elles intervenues dans la procédure, soit pour prendre elles-mêmes la mesure d’expulsion, soit pour en contrôler la légalité, voire le bien-fondé, et, dans l’hypothèse d’une autorité juridictionnelle, quelle était sa place dans la hiérarchie des juridictions internes ? À cet égard, un contrôle juridictionnel de la mesure d’expulsion aura en principe un effet compensatoire supérieur à un contrôle de type administratif.

– Le requérant a-t-il eu la possibilité de contester de manière effective devant une autorité indépendante les motifs retenus contre lui ?

– L’autorité indépendante était-elle compétente pour examiner de manière effective les motifs qui fondaient la demande ou, le cas échéant, la décision d’expulsion et les éléments de preuve présentées à l’appui et, dans l’affirmative, a-t-elle dûment exercé cette compétence dans le cas d’espèce ? En particulier, ladite autorité avait- elle accès à l’intégralité du dossier constitué par l’organe compétent en matière de sécurité nationale, y compris aux documents classifiés, et était-elle habilitée à vérifier l’authenticité des pièces du dossier ainsi que la crédibilité et la réalité des informations classifiées présentées à l’appui de la demande ou, le cas échéant, de la décision d’expulsion ? À cet égard, il n’existe pas de présomption en faveur de l’existence et du bien-fondé des raisons tirées de la sûreté de l’État invoquées par l’organe compétent en matière de sécurité nationale: l’autorité indépendante devrait pouvoir vérifier les faits à la lumière des preuves soumises.

– L’autorité indépendante appelée à contrôler une décision d’expulsion disposait-elle du pouvoir d’annuler ou de réformer celle-ci au cas où elle aurait estimé, au vu du dossier, que l’invocation de la notion de sécurité nationale était dénuée d’une base factuelle raisonnable et suffisante ?

– La nécessité de l’expulsion apparaît-elle suffisamment plausible à la lumière des circonstances de l’affaire et du raisonnement fourni par l’autorité indépendante pour justifier sa décision ? La nature et l’intensité du contrôle exercé par l’autorité nationale se manifestent-elle, même sommairement, dans la motivation de la décision prise par celle-ci ?

Application des principes susmentionnés au cas d’espèce

Le droit des requérants d’être informés des éléments factuels et du contenu des documents qui sous-tendaient leur expulsion a subi une importante limitation. Pourtant, les juridictions internes n’ont pas examiné la nécessité de cette limitation et n’ont pas davantage explicité les raisons concrètes tirées de la protection de la sécurité nationale invoquée en l’espèce, le droit interne ne les habilitant pas à se pencher d’office sur ces questions. Le fait qu’un communiqué de presse publié par le Service roumain du renseignement contenait des informations factuelles plus détaillées que celles qui avaient été fournies aux requérants dans le cadre de la procédure antérieure contredit la thèse selon laquelle il était nécessaire de priver les intéressés de toute information concrète. En conséquence, la Cour exercera un contrôle strict sur les facteurs compensateurs mis en place. Les requérants n’ont reçu que des informations très générales sur la qualification juridique des faits retenus contre eux, sans qu’aucun de leurs comportements concrets censés mettre en danger la sécurité nationale ne transparaisse du dossier. Une simple énumération des numéros des articles de loi invoqués ne saurait constituer, même a minima, une information suffisante sur les faits reprochés. En outre, un communiqué de presse ne saurait constituer un moyen adéquat pour fournir une information officielle présentant un niveau de spécificité et de précision approprié aux particularités du litige et à l’étendue des droits procéduraux des parties. De plus, les requérants n’ont reçu aucune information quant au déroulement des moments clés de la procédure et quant à la possibilité d’avoir accès aux preuves classifiées du dossier par le biais d’un avocat spécialisé. Faute pour les avocates des requérants d’être habilitées à accéder aux documents classés secrets, leur simple présence devant les juridictions concernées, sans qu’elles puissent savoir ce qui était reproché à leurs clients, n’était pas de nature à assurer la défense effective de ces derniers. Enfin, il n’est pas certain que les juridictions nationales aient effectivement eu accès à l’ensemble des informations classées secrètes et qu’elles aient vérifié la crédibilité et la réalité des faits sur lesquels reposait la procédure : la nature et l’intensité de leur contrôle ne se manifestent pas, même sommairement, dans la motivation des décisions prises par elles. En conséquence, le seul fait que la décision d’expulsion a été prise par de hautes autorités judiciaires indépendantes, sans qu’il puisse être constaté qu’elles ont exercé concrètement les pouvoirs que la loi roumaine leur conférait, n’est pas de nature à pouvoir compenser les restrictions subies par les intéressés dans l’exercice de leurs droits procéduraux.

En résumé, eu égard à la procédure dans son ensemble et à la marge d’appréciation dont disposent les États en la matière, les restrictions litigieuses n’ont pas été compensées dans la procédure interne de manière à préserver la substance même des droits garantis par l’article 1 du Protocole n° 7.

Conclusion: violation (14 voix contre une).

Article 41:  la Cour alloue 10 000 EUR pour dommage moral à chacun des requérants et rejette leurs demandes de réparation pour préjudice matériel.

(Voir aussi Schatschaschwili c. Allemagne [GC], 9154/10, 15 décembre 2015, Note d’information n° 191; Ibrahim et autres c. Royaume-Uni [GC], 50541/08 et 3 autres, 13 septembre 2016, Note d’information n° 199; Regner c. République tchèque [GC], 35289/11, 19 septembre 2017, Note d’information n° 210; Ljatifi c. l’ex-République yougoslave de Macédoine, 19017/16, 17 mai 2018, Note d’information n° 218)

Dernière mise à jour le novembre 9, 2020 par loisdumonde

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *