Note d’information sur la jurisprudence de la Cour 253
Juillet 2021
D c. Bulgarie – 29447/17
Arrêt 20.7.2021 [Section IV]
Article 3
Expulsion
Renvoi en Turquie, d’un journaliste turc ayant exprimé ses craintes de mauvais traitements dans le contexte du coup d’état à la police aux frontières, sans examen préalable des risques encourus : violation
Article 13
Recours effectif
Renvoi précipité en Turquie d’un journaliste, 24 heures après son arrestation à la frontière, ayant rendu les recours existants inopérants en pratique, et donc indisponibles : violation
En fait – Le requérant est un ancien journaliste d’un quotidien turc entré irrégulièrement en Bulgarie et arrêté le 14 octobre 2016 par la police des frontières bulgares. Il allègue avoir été exposé par les autorités bulgares à des risques de mauvais traitements lors de son renvoi en Turquie au regard de sa situation personnelle envisagée dans le contexte des conditions qui régnaient après la tentative de coup d’État, et notamment des mesures prises à l’égard des journalistes dans le cadre de l’état d’urgence.
En droit – Articles 3 et 13 combiné avec l’article 3 :
Le droit bulgare prévoit explicitement que les autorités assurant le contrôle aux frontières sont dans l’obligation d’accueillir les demandes d’asile soumises à la frontière. En effet, lorsque la police aux frontières détecte des indices montrant que la personne détenue souhaite déposer une demande de protection internationale, ces autorités sont dans l’obligation de lui fournir des informations sur les procédures, ainsi qu’une traduction. La demande et tous les documents établis au cours de la détention sont transmis directement, par tous les moyens de communication disponibles, à l’Agence nationale pour les réfugiés. La loi n’autorise pas la police aux frontières à refuser une demande de protection ou à statuer sur la question de savoir si la demande doit être examinée sur le fond ou pas. Seule l’Agence nationale pour les réfugiés peut prendre pareille décision.
1. Sur la question de savoir si le requérant a exprimé ses craintes devant les autorités bulgares d’être soumis à des traitements contraires à l’article 3 en cas de retour en Turquie
Le requérant faisait partie d’un groupe de personnes qui voulait transiter par la Bulgarie pour atteindre l’Allemagne. Il n’avait dès lors pas, dans un premier temps, l’intention de demander l’asile en Bulgarie. Toutefois, il semble qu’il ait voulu changer de stratégie en annonçant, dès son arrestation par la police bulgare et son placement en détention au poste de la police aux frontières, son souhait d’introduire une demande de protection en Bulgarie. Il affirme avoir de nouveau exprimé cette volonté oralement, à plusieurs reprises par la suite lors des changements d’équipe des policiers, ainsi qu’à l’arrivée au centre d’accueil pour étrangers. Il ajoute qu’il a formalisé sa demande d’asile dans un document écrit qu’il a remis aux autorités de la police aux frontières et dont il n’a pas reçu de copie. Dans sa version, le Gouvernement contredit toutes ces affirmations.
Il ne convient pas d’accorder un poids décisif à l’absence d’une demande explicite de protection adressée par le requérant aux autorités compétentes dans les enregistrements écrits des dires du requérant devant les autorités bulgares, étant donnée l’absence d’un interprète visant à garantir que toutes les déclarations ont été dûment notées. En l’espèce, lors de sa détention, plusieurs documents ont été établis en un laps de temps assez bref, et la Cour n’est pas convaincue que l’intéressé en ait saisi le contenu ni qu’il ait eu le temps de le comprendre, même avec l’aide des agents parlant le turc ou l’anglais. L’assistance d’un interprète, dans ces circonstances, aurait été essentielle notamment pour que le requérant fût en mesure de comprendre ce que renfermaient les documents qu’il a été amené à signer, tout comme pour l’enregistrement de toutes ses déclarations devant les autorités internes. Il apparaît de plus que l’enquête interne conduite par la commission mandatée par le ministère des Affaires intérieures n’a fait ressortir aucune preuve en lien avec les dépositions des officiers de police impliqués dans le renvoi du requérant. Ainsi, le renvoi a été réalisé en un temps extrêmement court en violation du droit interne. Cependant, la Cour n’estime pas nécessaire de se prononcer sur la présence ou non d’un document écrit sur une demande explicite de protection de la part du requérant. Le requérant aurait pu se trouver en état de désarroi lorsqu’il a livré ses explications aux autorités bulgares, après avoir passé de longues heures de trajet à l’intérieur de la remorque d’un camion. Toutefois, en tout état de cause les documents présentés par le Gouvernement sont suffisants pour l’analyse exposée ci-dessous.
Dans le récit du requérant du 14 octobre 2016, rédigé en bulgare, il existe les formulations suivantes : « Je travaillais en tant que journaliste dans la ville de Bozova. Après la tentative de coup d’État, j’ai été licencié du journal. J’ai changé d’adresse et j’ai appris que la police m’avait cherché à mon ancienne adresse (…) ». Indépendamment de la question de savoir si le requérant a présenté une demande explicite de protection, et compte tenu des obstacles linguistiques ainsi que de l’absence d’intervention d’un avocat pendant les faits litigieux, il se pose la question de savoir si les autorités bulgares pouvaient lire dans ces propos les craintes que le requérant dit leur avoir communiquées. La volonté de demander l’asile n’a pas besoin d’être exprimée dans une forme particulière. L’élément déterminant est la crainte exprimée par rapport au retour dans un pays. D’une façon similaire, le Comité des ministres du Conseil de l’Europe a recommandé aux États membres de dispenser une formation aux agents des frontières afin de leur permettre de détecter et de comprendre les demandes d’asile, même dans les cas où les demandeurs d’asile ne sont pas en position de communiquer clairement leur intention de demander l’asile.
À la lumière de ces facteurs, même si les explications du requérant, telles que notées dans le document présenté, ne contiennent pas le mot « asile », elles indiquent qu’il était un journaliste turc contre lequel une mesure de licenciement avait été prise dans le contexte de l’état d’urgence instauré en Turquie après la tentative de coup d’État, et elles font surtout ressortir la crainte de l’intéressé d’être recherché par les autorités de poursuite.
De surcroît, le consulat turc avait fait savoir que le requérant et ses compagnons turcs étaient considérés comme impliqués dans la tentative de coup d’État. Or les communiqués de presse et avis d’observateurs internationaux, y compris les commentaires du Commissaire aux droits de l’homme, qui avaient été publiés dans les trois mois ayant précédé les faits litigieux, soulevaient de graves préoccupations quant à la mise en œuvre des mesures adoptées dans le contexte de l’état d’urgence, y compris celles visant les journalistes. En effet, plusieurs communications dénonçaient de la violence, des représailles et des incarcérations arbitraires à l’égard des journalistes. Pourtant, lors de la détention ou de l’éloignement du requérant et de ses compatriotes, les autorités n’ont pas cherché à analyser les éléments enregistrés de l’histoire personnelle du requérant le 14 octobre 2016 à la lumière de la situation ainsi décrite.
En ce sens, les explications du requérant enregistrées le 14 octobre 2016, lues à la lumière des autres éléments décrits, ont été suffisantes, au regard de l’article 3, pour considérer que l’intéressé a exprimé en substance ses craintes auprès des autorités de la police aux frontières bulgares avant d’être renvoyé en Turquie.
2. Sur la question de savoir si les autorités ont dûment examiné les craintes exprimées par le requérant d’être soumis à des traitements contraires à l’article 3 en cas de retour en Turquie
Ni les agents de la police aux frontières qui ont recueilli et noté en bulgare le récit susmentionné effectué par le requérant puis rapporté les faits à leurs supérieurs, ni le directeur régional de la police aux frontières, qui a imposé la mesure coercitive de « renvoi forcé jusqu’à la frontière de la République de Bulgarie », ni le Centre national pour la lutte contre la migration illégale, ni le directeur de la direction « Migration » du ministère des Affaires intérieures ayant ordonné la reconduite à la frontière, n’ont considéré que les explications livrées par le requérant valaient demande de protection. Aucune procédure n’a été ouverte auprès des autorités compétentes en matière de protection internationale.
Au vu des éléments démontrés ci-dessus, selon lesquels les autorités bulgares disposaient de suffisamment d’informations indiquant que le requérant pouvait nourrir des craintes réelles au regard de l’article 3, le non-examen manifeste de sa situation étonne la Cour.
Force est par ailleurs de constater que, sur le plan des garanties procédurales, non seulement le requérant n’a pas bénéficié de l’assistance d’un interprète ou d’un traducteur, mais qu’il n’a pas non plus reçu d’informations sur ses droits de demandeur d’asile, y compris sur les procédures à suivre. La Cour ne peut donc pas conclure que les autorités bulgares se sont acquittées en l’espèce de leur devoir de coopération requis dans les procédures de protection.
De même, le requérant n’a pas bénéficié de l’accès à un avocat ou à un représentant des organisations spécialisées qui l’auraient aidé à évaluer si sa situation ouvrait droit à une protection internationale. Il ressort aussi des éléments versés au dossier que l’Ombudsman de la République n’a pas non plus été consulté aux fins d’effectuer une surveillance sur le renvoi des étrangers en question, contrairement à ce qu’imposait la disposition légale expresse à cet égard. De plus, il existe d’autres défaillances dans le déroulement des procédures internes : l’établissement de deux versions de la déclaration sur l’information relative aux droits du requérant, ou l’établissement tardif de l’arrêté de placement au centre d’accueil pour étrangers et son envoi par voie électronique à ce centre au moment où le requérant était déjà en cours de transfert pour la frontière. Le Gouvernement n’explique pas pourquoi l’arrêté porte une mention indiquant que le requérant a refusé de le signer alors qu’il apparaît, en contradiction avec les explications données, que ce document n’a matériellement pas pu lui être notifié. Ces défaillances traduisent pour la Cour la précipitation extrême avec laquelle le requérant a été renvoyé, de plus en violation avec les règles du droit interne. Cette rapidité et le non-respect des procédures internes, alors qu’elles visent à protéger contre un renvoi rapide sans la possibilité d’un examen des circonstances individuelles, ont privé de fait le requérant de l’évaluation du risque prétendu en cas de retour.
De la même manière, l’arrêté de reconduite à la frontière a été exécuté immédiatement, sans que le requérant ait eu la possibilité de comprendre son contenu, et celui-ci a été de fait privé de la possibilité offerte par le droit interne de demander aux tribunaux de prononcer la suspension de son exécution. Ainsi, la hâte avec laquelle la mesure de renvoi a été mise en œuvre, à savoir en l’espace de 24 heures après l’arrestation du requérant à la frontière bulgaro-roumaine, a eu pour effet de rendre les recours existants inopérants en pratique, et donc indisponibles.
En conséquence, le requérant a été renvoyé en Turquie, son pays d’origine qu’il fuyait, sans un examen préalable des risques qu’il courait au regard de l’article 3 de la Convention et donc de sa demande de protection internationale.
Au vu de ce qui précède, le défaut de recours à ces procédures ne peut être imputé au requérant. Alors que celui-ci a exprimé des craintes relatives à des mauvais traitements qu’il risquait de subir en cas de retour en Turquie, les autorités bulgares n’ont pas examiné sa demande de protection internationale.
Conclusion : violation (unanimité).
Article 41 : 15 000 EUR pour préjudice moral.
(Voir aussi M.S.S. c. Belgique et Grèce [GC], 30696/09, 21 janvier 2011, Résumé juridique ; Hirsi Jamaa et autres c. Italie [GC], 27765/09, 23 février 2012, Résumé juridique ; De Souza Ribeiro c. France [GC], 22689/07, 13 décembre 2012, Résumé juridique ; M.A. et autres c. Lituanie, 59793/17, 11 décembre 2018, Résumé juridique)
Dernière mise à jour le juillet 20, 2021 par loisdumonde
Laisser un commentaire