AFFAIRE STOYAN NIKOLOV c. BULGARIE (Cour européenne des droits de l’homme) Requête no 68504/11

À l’issue d’une procédure administrative, le requérant s’est vu infliger une amende administrative et il s’est vu confisquer la totalité de la somme qu’il n’avait pas déclarée à la douane bulgare. Invoquant les articles 6 § 1 et 13 de la Convention et l’article 1 du Protocole no 1, il se plaint des sanctions qui lui ont été imposées dans le cadre de cette procédure administrative, il allègue que le tribunal administratif de Sofia n’a pas répondu à un argument important soulevé par lui dans le cadre de la procédure de contestation de ces sanctions et il dénonce une absence de voies de recours internes qui lui auraient permis de remédier à l’atteinte alléguée à son droit au respect de ses biens.


QUATRIÈME SECTION
AFFAIRE STOYAN NIKOLOV c. BULGARIE
(Requête no 68504/11)
ARRÊT

Art 1 P1 • Réglementer l’usage des biens • Cumul non nécessaire d’une amende administrative avec la confiscation de la totalité d’une somme non déclarée à la douane pour assurer l’effet dissuasif et punitif de la sanction et prévenir d’autres infractions à l’obligation déclarative • Confiscation disproportionnée • Poursuite d’un but purement punitif
Art 13 (+ Art 1 P1) • Recours interne effectif pour remédier à l’atteinte alléguée au droit au respect des biens

STRASBOURG
20 juillet 2021

Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Stoyan Nikolov c. Bulgarie,

La Cour européenne des droits de l’homme (quatrième section), siégeant en une Chambre composée de :

Tim Eicke, président,
Yonko Grozev,
Faris Vehabović,
Iulia Antoanella Motoc,
Gabriele Kucsko-Stadlmayer,
Pere Pastor Vilanova,
Ana Maria Guerra Martins, juges,
et de Andrea Tamietti, greffier de section,

Vu :

la requête (no 68504/11) dirigée contre la République de Bulgarie et dont un ressortissant de cet État, M. Stoyan Todorov Nikolov (« le requérant ») a saisi la Cour en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention ») le 13 octobre 2011,

la décision de porter à la connaissance du gouvernement bulgare (« le Gouvernement ») le grief fondé sur l’article 6 § 1 de la Convention relatif à la motivation de l’arrêt du 13 avril 2011 du tribunal administratif de Sofia, le grief fondé sur l’article 1 du Protocole no 1 et celui fondé sur l’article 13 de la Convention, et de déclarer irrecevable la requête pour le surplus,

les observations des parties,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 29 juin 2021,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

INTRODUCTION

1. À l’issue d’une procédure administrative, le requérant s’est vu infliger une amende administrative et il s’est vu confisquer la totalité de la somme qu’il n’avait pas déclarée à la douane bulgare. Invoquant les articles 6 § 1 et 13 de la Convention et l’article 1 du Protocole no 1, il se plaint des sanctions qui lui ont été imposées dans le cadre de cette procédure administrative, il allègue que le tribunal administratif de Sofia n’a pas répondu à un argument important soulevé par lui dans le cadre de la procédure de contestation de ces sanctions et il dénonce une absence de voies de recours internes qui lui auraient permis de remédier à l’atteinte alléguée à son droit au respect de ses biens.

EN FAIT

2. Le requérant était né en 1960 et il résidait à Rogosh. Il était représenté par Mes M. Ekimdzhiev et K. Boncheva, avocats à Plovdiv.

3. Le requérant est décédé le 3 avril 2015. Son épouse, Mme Kostadinka Nikolova, et ses deux fils, M. Todor Nikolov et M. Ivan Nikolov, ont exprimé leur souhait de continuer la procédure devant la Cour. Ils ont retenu les mêmes représentants.

4. Le Gouvernement a été représenté par son agent, Mme V. Hristova, du ministère de la Justice.

5. Le requérant exerçait le métier d’agriculteur. Le 9 février 2009, il se rendit à l’aéroport de Sofia d’où il devait prendre un vol à destination de Londres. Il portait sur lui la somme de 34 300 euros (EUR) en espèces qu’il destinait à l’achat d’un tracteur. Après avoir passé le contrôle d’identité, le requérant fut abordé par une douanière qui lui demanda s’il avait des devises étrangères sur lui. Le requérant répondit par l’affirmative et présenta l’argent qu’il transportait.

6. Le même jour, la douanière dressa un constat d’infraction administrative dans lequel il était reproché au requérant de ne pas avoir déclaré la somme de 34 300 EUR et de ne pas avoir présenté d’attestation de régularité fiscale prouvant qu’il ne devait pas d’argent au trésor public. L’argent fut saisi.

7. Des poursuites pénales pour non-observation de l’obligation déclarative à la douane furent ouvertes contre le requérant et la procédure administrative fut suspendue. Le 19 février 2009, le requérant fut formellement mis en examen dans le cadre de la procédure pénale pour non‑observation de l’obligation déclarative à la douane, infraction réprimée par l’article 251, alinéa 1, du code pénal.

8. Les organes de poursuite pénale firent une inspection du hall des départs à l’aéroport, entendirent quelques témoins et rassemblèrent des preuves écrites. Interrogé au cours de l’enquête, le requérant expliqua qu’il souhaitait se rendre au Royaume-Uni dans le but d’acheter un engin agricole qu’il avait repéré sur Internet et que l’argent trouvé sur lui provenait de ses économies. Il présenta des documents bancaires prouvant qu’il avait effectué des retraits d’argent à cette fin ainsi que des attestations fiscales montrant qu’il n’était pas endetté à l’égard du trésor public. Le requérant expliqua ensuite que c’était son premier voyage en avion et qu’il n’avait vu nulle part de panneau informant les passagers de l’obligation de déclarer les sommes transportées en espèces. Il ajouta que lorsque les douaniers lui avaient demandé s’il avait de l’argent liquide sur lui, il avait répondu par l’affirmative et avait immédiatement présenté l’argent qu’il transportait. Il déclara qu’il n’avait eu aucune intention de dissimuler l’argent en cause.

9. Le 30 septembre 2009, le procureur chargé du dossier pénal mit fin aux poursuites pénales contre le requérant. Sur la base des preuves recueillies (paragraphe 8 ci-dessus), le procureur constata que le requérant n’avait pas dissimulé de manière intentionnelle l’argent qu’il portait et qu’il l’avait au contraire déclaré oralement à la douane. Il fut établi que le requérant n’avait jamais rempli de déclaration douanière auparavant et que le hall des départs à l’aéroport de Sofia était dépourvu de panneau explicatif indiquant aux passagers l’obligation de déclarer les sommes en espèces supérieures à 10 000 EUR. Dans ces conditions, le procureur conclut à l’absence de faute intentionnelle de la part du prévenu et il estima que les faits en cause n’étaient pas constitutifs d’une infraction pénale.

10. La décision du parquet ne fut pas contestée et elle devint définitive sept jours plus tard. Par la suite, la procédure administrative qui avait été suspendue (paragraphe 7 ci-dessus) reprit son cours.

11. Par une décision du 25 novembre 2009, le chef du service des douanes à l’aéroport de Sofia constata que le requérant n’avait pas rempli pour la somme de 34 300 EUR en cause l’obligation déclarative énoncée par la législation interne, ce qui constituait une infraction aux dispositions de l’article 11, alinéa 3, de la loi de 1999 sur les devises et de l’article 2, alinéas 2 et 4, de l’arrêté ministériel no 10 du 16 décembre 2003 (paragraphes 17 et 18 ci-dessous). Il ordonna la confiscation de cette somme et imposa au requérant une amende de 1 000 levs bulgares (BGN) (environ 500 EUR).

12. Le requérant contesta cette décision devant le tribunal de district de Sofia. Dans ses observations écrites, l’avocat du requérant souleva trois arguments relatifs à l’illégalité alléguée de la décision attaquée. En premier lieu, il argua que les éléments matériel et moral de l’infraction administrative en cause n’étaient pas constitués, avançant que le requérant avait fait une déclaration orale pour la somme détenue et qu’il ne savait pas, et n’avait pas été informé, qu’il devait remplir une déclaration écrite à cet effet. En deuxième lieu, il souleva un vice de procédure au motif que le constat d’infraction administrative indiquait qu’il s’agissait d’une infraction contraire, entre autres, au Règlement no 1889/2005 du Parlement européen et du Conseil (paragraphe 23 ci-dessous), tandis que la décision de sanction administrative ne retenait pas ce règlement comme base légale de l’infraction constatée. Enfin, l’avocat exposa que la sanction imposée était incompatible avec le droit de l’Union européenne, soutenant notamment que l’article 3 § 1 du Règlement (CE) no 1889/2005 du Parlement européen et du Conseil prévoyait une obligation de déclaration des sommes en espèces uniquement lorsque la personne concernée franchissait les frontières extérieures de l’Union et non pas en cas de voyage entre deux États membres.

13. Par un jugement du 15 novembre 2010, le tribunal de district de Sofia annula la décision prise le 25 novembre 2009 par le chef du service des douanes. Le tribunal estima tout d’abord que le constat dressé le 9 février 2009 (paragraphe 6 ci-dessus) et la décision du 25 novembre 2009 (paragraphe 11 ci-dessus) ne reflétaient pas fidèlement les faits en cause, ce qui constituait selon lui un manquement grave aux règles procédurales. Il considéra ensuite que les pièces du dossier ne démontraient pas que le requérant ait eu un comportement fautif et que dès lors l’élément moral de l’infraction n’était pas constitué. Le tribunal constata enfin que la partie introductive de la décision attaquée, qui mentionnait le Règlement no 1889/2005 du Parlement européen et du Conseil, ne correspondait pas au texte du dispositif de celle-ci, qui ne comportait pas de mention de ce règlement. Le tribunal observa par ailleurs que le règlement en question concernait l’argent qui « entrait ou sortait de la Communauté » tandis que le requérant avait simplement exercé sa liberté de mouvement à l’intérieur de l’Union européenne en voyageant entre deux États membres.

14. Le service des douanes interjeta appel devant le tribunal administratif de Sofia. Sa représentante soutenait que le requérant avait commis l’infraction administrative en cause par négligence, ce qui permettait selon elle d’engager sa responsabilité administrative. Elle soutenait également que la procédure n’avait pas été entachée de manquements de nature à justifier l’annulation de la décision du 25 novembre 2009 (paragraphe 11 ci-dessus).

15. Il ressort des pièces du dossier que l’avocat du requérant s’opposa à l’appel formé par le service des douanes. La partie requérante ne précise pas quels ont été les arguments soulevés par l’avocat au cours de la procédure devant le tribunal administratif et ne présente aucun document à cet effet, comme le procès-verbal de l’audience ou les observations écrites de l’avocat.

16. Par un arrêt définitif du 13 avril 2011, le tribunal administratif de Sofia infirma le jugement du tribunal de district et confirma la décision prise par le chef du service des douanes le 25 novembre 2009. Sur la base des preuves recueillies, il estima que le requérant avait omis par négligence de déclarer par écrit aux autorités douanières bulgares qu’il transportait la somme de 34 300 EUR en espèces et de soumettre une attestation de régularité fiscale. Le tribunal administratif considéra que, dans le cadre de la procédure administrative, le requérant avait eu connaissance des faits qui lui étaient reprochés, ce qui lui avait permis d’exercer pleinement ses droits de la défense. Il jugea également que la discordance entre la partie introductive et le dispositif de la décision attaquée (paragraphe 13 ci-dessus) ne constituait pas un vice de procédure majeur. Il indiqua qu’en particulier, la décision du 25 novembre 2009 ne retenait pas l’article 3 du Règlement no 1889/2005 du Parlement européen et du Conseil comme base légale pour l’imposition de la sanction en cause. Il ajouta que si cette disposition était citée dans la partie introductive de la décision, c’était parce qu’elle avait été mentionnée dans le constat dressé le 9 février 2009 (paragraphe 6 ci‑dessus). Or, selon le tribunal, il s’agissait d’une imprécision d’ordre technique qui n’avait empêché le requérant ni de comprendre pourquoi il était poursuivi ni d’organiser sa défense.

LE CADRE JURIDIQUE ET LA PRATIQUE PERTINENTS

I. le droit national pertinent

A. Le régime d’importation et d’exportation des devises

17. En droit bulgare, le régime de l’importation et de l’exportation des monnaies étrangères est régi par la loi de 1999 sur les devises. Les dispositions pertinentes de cette loi, dans leur libellé en vigueur à l’époque des faits, se lisaient ainsi :

Article 11

« (1) Les personnes physiques (…) peuvent importer et exporter (…) des monnaies étrangères en espèces sans limite de montant, dans le respect des conditions définies par la présente loi.

(…)

(3) En cas d’importation ou d’exportation d’une somme dépassant 25 000 levs bulgares ou l’équivalent en monnaies étrangères, les personnes physiques (…) déclarent aux services douaniers le montant et l’origine de la somme en question (…) et leur présentent une attestation de régularité fiscale délivrée par la direction régionale compétente de l’administration fiscale nationale. »

Article 18

« (1) Celui qui commet ou permet la commission d’une infraction aux règles énoncées à l’article 11, alinéa 3, (…) et aux actes d’application de cette disposition est puni d’une amende allant de 1 000 à 3 000 levs dès lors que son acte ne constitue pas une infraction pénale. »

Article 20

« L’objet de l’infraction est confisqué au profit de l’État, y compris quand le contrevenant ne peut pas être identifié. »

18. Les dispositions pertinentes de l’arrêté ministériel no 10 du 16 décembre 2003 sur l’application de cette loi, dans leur libellé en vigueur à l’époque des faits, se lisaient comme suit :

Article 2

« (1) Les personnes physiques (…) peuvent importer et exporter une somme d’argent inférieure à 10 000 euros ou son équivalent en levs bulgares ou en autres devises librement sans avoir à la déclarer par écrit aux services douaniers.

(2) Les personnes physiques (…) peuvent importer et exporter une somme d’argent égale ou supérieure à 10 000 euros ou l’équivalent en levs bulgares ou en autres devises après avoir déclaré aux services douaniers, conformément à l’article 8, l’identité de son propriétaire et de son destinataire, sa contrevaleur et la forme qu’elle revêt, son origine, sa destination, le moyen de transport utilisé et l’itinéraire emprunté.

(4) Les services douaniers autorisent l’exportation de sommes d’argent supérieures à 25 000 levs bulgares ou l’équivalent en monnaies étrangères sur présentation d’une attestation de régularité fiscale délivrée par la direction régionale compétente de l’administration fiscale nationale. »

Article 8

« (1) Dans les cas prévus à l’article 2 (2) (…) les personnes physiques (…) remplissent et présentent aux services douaniers une déclaration en douane dont le formulaire est approuvé par le ministre des Finances. »

19. En 2011, par une modification de la loi de 1999 sur les devises (paragraphe 17 ci-dessus), le régime de déclaration des exportations d’argent liquide fut amendé. Les dispositions pertinentes se lisent désormais comme suit :

Article 11

« (1) Les personnes physiques sont en droit de franchir les frontières du pays avec une somme d’argent liquide illimitée. »

Article 11b

« (1) Le transport (…) de sommes d’argent égales ou supérieures à 10 000 euros ou l’équivalent en levs bulgares ou en autres devises en provenance ou à destination d’un autre État membre de l’Union européenne doit être déclaré si cela est demandé par les services douaniers.

(…)

(3) L’obligation déclarative découlant de l’alinéa 1 est réputée non exécutée en cas de refus de déclaration ou si les informations fournies sont incorrectes ou incomplètes. »

Article 18a

« (1) En cas de non-exécution des obligations découlant de l’article 11b, alinéa 3 (…), les personnes physiques sont passibles d’une amende allant de 1 000 à 3 000 levs (…). »

20. L’article 20 de la loi de 1999 (paragraphe 17 in fine ci-dessus) fut abrogé en février 2020.

B. La loi sur la responsabilité de l’État et des communes pour dommages

21. Les dispositions pertinentes de l’article 2, alinéa 1, de cette loi, dans leur libellé tel qu’en vigueur à l’époque des faits, sont résumées dans la décision Kolev c. Bulgarie ((déc.), no 69591/14, §§ 12-14, 30 mai 2017).

II. Le droit européen pertinent

22. Les dispositions pertinentes du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne (ci-après, « le TFUE ») se lisent ainsi :

Article 63

« 1. Dans le cadre des dispositions du présent chapitre, toutes les restrictions aux mouvements de capitaux entre les États membres et entre les États membres et les pays tiers sont interdites. »

Article 65

« 1. L’article 63 ne porte pas atteinte au droit qu’ont les États membres :

(…)

b) de prendre toutes les mesures indispensables pour faire échec aux infractions à leurs lois et règlements, notamment en matière fiscale ou en matière de contrôle prudentiel des établissements financiers, de prévoir des procédures de déclaration des mouvements de capitaux à des fins d’information administrative ou statistique ou de prendre des mesures justifiées par des motifs liés à l’ordre public ou à la sécurité publique.

(…)

3. Les mesures et procédures visées aux paragraphes 1 et 2 ne doivent constituer ni un moyen de discrimination arbitraire ni une restriction déguisée à la libre circulation des capitaux et des paiements telle que définie à l’article 63. »

23. Les dispositions pertinentes du Règlement (CE) no 1889/2005 du Parlement européen et du Conseil du 26 octobre 2005 relatif aux contrôles de l’argent liquide entrant ou sortant de la Communauté, qui était en vigueur à l’époque des faits, se lisaient comme suit :

Article premier

Objectif

« 1. Le présent règlement complète les dispositions de la directive 91/308/CEE concernant les transactions effectuées à travers les institutions financières, les établissements de crédit et certaines professions, en établissant des règles harmonisées concernant le contrôle, par les autorités compétentes, des mouvements d’argent liquide entrant ou sortant de la Communauté.

2. Le présent règlement est sans préjudice des mesures nationales visant à contrôler les mouvements d’argent liquide au sein de la Communauté, lorsque ces mesures sont prises conformément à l’article 58 du traité. »

Article 3

Obligation de déclaration

« 1. Toute personne physique entrant ou sortant de la Communauté avec au moins 10 000 euros en argent liquide déclare la somme transportée aux autorités compétentes de l’État membre par lequel elle entre ou sort de la Communauté, conformément au présent règlement. L’obligation de déclaration n’est pas réputée exécutée si les informations fournies sont incorrectes ou incomplètes. »

24. Certains États membres de l’Union européenne ont choisi d’introduire une obligation déclarative pour les particuliers transportant une somme d’argent liquide équivalente ou supérieure à 10 000 euros en provenance ou à destination d’un autre État membre de l’Union. D’après les informations rendues publiques sur les pages internet des différents services douaniers nationaux concernés, les États suivants figurent parmi ceux qui ont choisi d’introduire une telle obligation sous différentes formes : l’Allemagne, la France, le Luxembourg, la Belgique, l’Italie, la Bulgarie, la Lettonie, la Lituanie, Chypre et Malte. D’autres États membres, comme l’Autriche, la Finlande, la Suède, les Pays-Bas, la Hongrie ou la Croatie, ont choisi de ne pas mettre en place pareille obligation déclarative pour cette catégorie de voyageurs.

25. Dans sa jurisprudence, la Cour de Justice de l’Union européenne (« la CJUE ») a été amenée à rechercher si de telles mesures nationales se heurtaient aux dispositions du droit primaire et dérivé de l’Union. Dans son arrêt rendu le 31 mai 2018 en l’affaire C‑190/17, Lu Zheng contre Ministerio de Economía y Competitividad (EU:C:2018:357), elle a rappelé notamment que le Règlement no 1889/2005 n’affectait pas la possibilité, pour les États membres, d’exercer, conformément aux dispositions de l’article 65 du TFUE (paragraphe 22 ci-dessus), des contrôles nationaux sur les mouvements d’argent liquide au sein de l’Union (point 34). Elle a ensuite indiqué que, selon sa jurisprudence bien établie, la libre circulation des capitaux, telle qu’instaurée par les traités, ne s’opposait pas à ce que l’exportation de billets de banque fût subordonnée à une déclaration préalable (point 39). Elle a aussi affirmé que le principe de proportionnalité s’imposait en ce qui concerne non seulement la détermination des éléments constitutifs d’une infraction, mais également la détermination des règles relatives à l’intensité des amendes et l’appréciation des éléments pouvant entrer en ligne de compte pour la fixation de celles-ci (point 40). Elle a ajouté qu’en particulier, les mesures administratives ou répressives permises par une législation nationale ne devaient pas excéder les limites de ce qui était nécessaire à la réalisation des objectifs légitimement poursuivis par cette législation (point 41) et que la rigueur des sanctions devait être en adéquation avec la gravité des violations qu’elles réprimaient (point 42). Appliquant ces principes, la CJUE a conclu dans cette affaire que les articles 63 et 65 du TFUE devaient être interprétés en ce sens qu’ils s’opposaient à une réglementation d’un État membre qui prévoyait que le manquement à l’obligation de déclarer des sommes importantes d’argent liquide entrant ou sortant du territoire de cet État était passible d’une amende pouvant aller jusqu’au double du montant non déclaré (point 46).

26. Dans une ordonnance, rendue le 19 décembre 2019 en l’affaire C‑679/19, NL contre Direcţia Generală Regională a Finanţelor Publice Bucureşti (EU:C:2019:1109), et après avoir appliqué les principes exposés dans son arrêt Lu Zheng, précité, notamment ceux relatifs à la proportionnalité des sanctions prévues (paragraphe 25 ci-dessus), la CJUE a considéré que les articles 63 et 65 du TFUE devaient être interprétés en ce sens qu’ils s’opposaient à une réglementation d’un État membre qui, pour sanctionner le manquement à l’obligation de déclarer des sommes importantes d’argent liquide entrant ou sortant du territoire de cet État, prévoyait, en sus de l’infliction d’une amende administrative, la confiscation au profit de l’État de la somme non déclarée au-delà de 10 000 euros (point 39).

EN DROIT

I. OBSERVATIONS PRÉLIMINAIRES

A. Sur la qualité des héritiers de M. Stoyan Nikolov pour agir devant la Cour

27. La Cour observe que M. Stoyan Nikolov est décédé le 3 avril 2015, c’est-à-dire alors que la procédure était pendante. Sa veuve (Mme Kostadinka Nikolova) et ses deux fils (MM. Todor et Ivan Nikolov) ont exprimé leur souhait de maintenir la requête introduite à l’origine par ce requérant (paragraphe 3 ci-dessus).

28. Eu égard à l’objet de la présente affaire, à l’ensemble des éléments dont elle dispose et à sa jurisprudence pertinente en la matière (Ergezen c. Turquie, no 73359/10, §§ 28 et 29, 8 avril 2014), la Cour estime que la veuve et les deux fils de M. Stoyan Nikolov possèdent un intérêt légitime à maintenir la requête au nom du défunt. Elle leur reconnaît dès lors qualité pour se substituer désormais à ce requérant. Pour des raisons d’ordre pratique, le présent arrêt continuera d’utiliser le terme « requérant » pour désigner Stoyan Nikolov bien qu’il faille aujourd’hui attribuer cette qualité à son épouse et à ses deux fils (Ergezen, précité, § 30 in fine, avec la référence qui y est citée).

B. Sur l’épuisement des voies de recours internes

29. À titre liminaire, le Gouvernement excipe du non-épuisement des voies de recours internes. Il observe que la procédure pénale ouverte contre le requérant a été clôturée (paragraphe 9 ci-dessus). Il considère que le requérant aurait donc pu introduire une action en dommages et intérêts en vertu de l’article 2, alinéa 1, point 3, de la loi sur la responsabilité de l’État et des communes pour dommages (paragraphe 21 ci-dessus) et obtenir, le cas échéant, une compensation pour les préjudices matériel et moral subis.

30. Le requérant rétorque que sa requête concerne non pas l’issue de la procédure pénale menée contre lui, mais les sanctions administratives qui lui ont été infligées par le service des douanes et qui ont été confirmées par les tribunaux administratifs. Il estime par conséquent que la voie de recours suggérée par le Gouvernement, qui pouvait être exercée à la suite de la clôture de la procédure pénale, était dépourvue de pertinence dans le cas d’espèce.

31. Les principes généraux en matière d’épuisement des voies de recours internes ont été rappelés par la Grande Chambre dans son arrêt Vučković et autres c. Serbie ((exception préliminaire) [GC], nos 17153/11 et 29 autres, §§ 69-77, 25 mars 2014). En particulier, l’obligation d’épuiser les recours internes impose aux requérants de faire un usage normal des recours disponibles et suffisants pour leur permettre d’obtenir réparation des violations qu’ils allèguent (ibid., § 71). Pour pouvoir être jugé effectif, un recours doit être susceptible de remédier directement à la situation incriminée et présenter des perspectives raisonnables de succès (ibid., § 74).

32. Se tournant vers les faits de l’espèce, la Cour constate d’abord que le requérant a fait l’objet de deux procédures – une procédure pénale, qui s’est achevée par un non-lieu du parquet (paragraphe 9 ci-dessus), et une procédure administrative qui a abouti à l’imposition d’une amende administrative et à la confiscation de l’argent qu’il n’avait pas déclaré à la douane (paragraphes 11 à 16 ci-dessus). C’est cette dernière procédure administrative qui se trouve au cœur de tous les griefs qu’il soulève (paragraphe 1 ci-dessus).

33. La Cour constate ensuite que la voie de recours suggérée par le Gouvernement aurait permis au requérant d’obtenir une compensation uniquement pour le préjudice subi du fait de la procédure pénale menée contre lui et qu’elle n’aurait eu aucun rapport avec les sanctions administratives infligées au requérant ni avec l’équité de la procédure administrative (paragraphes 21 et 29 ci-dessus). Dès lors, ce recours ne pouvait pas remédier directement à la situation dont se plaignait le requérant et il ne pouvait pas être considéré comme suffisamment effectif dans le cas d’espèce.

34. La Cour estime donc qu’il y a lieu de rejeter l’exception de non‑épuisement des voies de recours internes formulée par le Gouvernement.

II. SUR lA VIOLATion alleguée de L’ARTICLE 6 § 1 DE LA CONVENTION

35. Le requérant se plaint que, dans son arrêt du 13 avril 2011 (paragraphe 16 ci-dessus), le tribunal administratif de Sofia n’a pas répondu à son argument selon lequel les sanctions administratives qui lui ont été imposées étaient contraires au droit de l’Union européenne.

Il invoque l’article 6 § 1 de la Convention, qui, dans ses parties pertinentes en l’espèce, est ainsi libellé :

« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement (…) par un tribunal (…) qui décidera, soit des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil, soit du bien-fondé de toute accusation en matière pénale dirigée contre elle. (…) »

A. Arguments des parties

36. Le requérant expose que, pendant l’examen de son recours contre la décision prise par le directeur du service des douanes le 25 novembre 2009 (paragraphe 11 ci-dessus), il a avancé que les sanctions qui lui avaient été imposées étaient incompatibles avec le droit de l’Union européenne. Il indique avoir soutenu que l’article 3 du Règlement (CE) no 1889/2005 du Parlement européen et du Conseil autorisait l’application d’une obligation déclaratoire aux seuls particuliers qui entraient ou sortaient de l’Union avec une somme d’argent liquide égale ou supérieure à 10 000 euros, et il ajoute que, voyageant entre deux États qui étaient membres de l’Union à cette époque, à savoir la Bulgarie et le Royaume-Uni, il ne s’était pas trouvé dans ce cas. Il relate que son recours a été rejeté par le tribunal administratif de Sofia qui, statuant en dernière instance, n’a pas répondu à cet argument. Or il considère qu’il s’agissait d’un moyen qui pouvait avoir une importance décisive pour l’issue de l’affaire. Ainsi, selon le requérant, le manquement allégué du tribunal administratif a emporté violation de son droit à un procès équitable, tel que protégé par l’article 6 § 1 de la Convention.

37. Le Gouvernement s’oppose à la thèse du requérant et estime que les allégations de celui-ci sont mal fondées. Il considère que le tribunal administratif de Sofia a abordé toutes les questions de fait et de droit qui étaient pertinentes en l’espèce et qu’il a rendu un jugement amplement motivé.

B. Appréciation de la Cour

38. La Cour rappelle que, selon sa jurisprudence constante reflétant un principe lié à la bonne administration de la justice, les cours et tribunaux doivent indiquer de manière suffisante les motifs sur lesquels ils fondent leurs décisions. L’étendue de ce devoir peut varier selon la nature de la décision et doit s’apprécier dans chaque espèce à la lumière des circonstances qui lui sont propres (García Ruiz c. Espagne [GC], no 30544/96, § 26, CEDH 1999-I). Sans exiger une réponse détaillée à chaque argument du plaignant, cette obligation implique que toute partie à une procédure judiciaire doit pouvoir escompter une réponse spécifique et explicite aux moyens décisifs pour l’issue de la procédure en cause (voir, parmi d’autres exemples, Ruiz Torija c. Espagne, 9 décembre 1994, §§ 29‑30, série A no 303-A, et Higgins et autres c. France, 19 février 1998, §§ 42-43, Recueil des arrêts et décisions 1998-I). Par ailleurs, la Cour vérifie si la motivation des décisions rendues par les juridictions nationales n’est pas automatique ou stéréotypée (Moreira Ferreira c. Portugal (no 2) [GC], no 19867/12, § 84, 11 juillet 2017, avec les références qui s’y trouvent citées).

39. Se tournant vers les faits de l’espèce, la Cour observe que le requérant a contesté les sanctions imposées par le service des douanes en saisissant en premier lieu le tribunal de district de Sofia. Il a soulevé devant cette juridiction de premier ressort trois moyens : i) une absence des éléments matériel et moral de l’infraction administrative ; ii) un vice de procédure tenant selon lui à l’absence de mention du Règlement no 1889/2005 du Parlement européen et du Conseil dans le dispositif de la décision attaquée ; et iii) une non-conformité des sanctions imposées avec le droit matériel de l’Union européenne (paragraphe 12 ci-dessus). Le tribunal de première instance lui a donné gain de cause en retenant explicitement le premier et le deuxième moyens soulevés (paragraphe 13 ci-dessus). Le service des douanes a attaqué ce jugement devant le tribunal administratif, qui l’a annulé en estimant que les éléments matériel et moral de l’infraction avaient été établis et que le processus décisionnel n’était pas entaché de graves manquements aux règles procédurales (paragraphes 16 ci-dessus).

40. Le requérant allègue que ce dernier arrêt du tribunal administratif n’était pas accompagné d’une motivation suffisante et il reproche notamment à cette juridiction de ne pas avoir abordé la question relative à la conformité des sanctions avec le droit matériel de l’Union européenne (paragraphe 36 ci-dessus).

41. La Cour constate cependant qu’aucune pièce du dossier ne lui permet de conclure que cet argument ait effectivement été soulevé devant le tribunal administratif. Le requérant n’a présenté aucune preuve, comme par exemple le procès-verbal de l’audience tenue devant le tribunal administratif ou les observations écrites de son avocat, pour étayer son allégation (paragraphe 15 ci-dessus). En l’absence de tels éléments de preuve, la Cour ne saurait considérer que le tribunal administratif a manqué à son obligation de répondre à un argument décisif que le requérant lui aurait adressé.

42. La Cour constate par ailleurs que le tribunal administratif a exposé des motifs pertinents et spécifiques pour résoudre le litige dont il était saisi (paragraphe 16 ci-dessus). Son arrêt ne reposait donc pas sur une motivation automatique ou stéréotypée, et son adoption n’a pas été entachée d’arbitraire.

43. À la lumière de ces éléments, la Cour considère que le grief formulé sous l’angle de l’article 6 § 1 de la Convention est manifestement mal fondé et qu’il doit donc être rejeté en application de l’article 35 §§ 3 a) et 4 de la Convention.

III. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 1 du protocole no 1 À LA CONVENTION

44. Le requérant se plaint d’avoir été sanctionné par une amende et par la confiscation de l’argent non déclaré à la douane bulgare.

Il invoque l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention, qui est ainsi libellé :

« Toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens. Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d’utilité publique et dans les conditions prévues par la loi et les principes généraux du droit international.

Les dispositions précédentes ne portent pas atteinte au droit que possèdent les États de mettre en vigueur les lois qu’ils jugent nécessaires pour réglementer l’usage des biens conformément à l’intérêt général ou pour assurer le paiement des impôts ou d’autres contributions ou des amendes. »

A. Sur la recevabilité

45. Constatant que ce grief n’est pas manifestement mal fondé ni irrecevable pour un autre motif visé à l’article 35 de la Convention, la Cour le déclare recevable.

B. Sur le fond

1. Arguments des parties

a) Le requérant

46. Le requérant expose que, à l’issue d’une procédure administrative, il a été sanctionné pour manquement à ses obligations déclaratives à la douane bulgare par une amende de 1 000 BGN et par la confiscation de la somme de 34 300 EUR. Ces mesures auraient constitué une ingérence dans l’exercice par lui de son droit au respect de ses biens qu’il estime injustifiée, pour les motifs exposés ci-dessous.

47. Il soutient tout d’abord que cette ingérence était contraire au droit de l’Union européenne. En effet, selon lui, celui-ci prévoyait une obligation déclarative uniquement pour l’argent liquide entrant ou sortant de la Communauté, cette règle trouvait une application directe dans l’ordre juridique interne bulgare et elle primait sur les lois internes qui la contredisaient. Aux yeux du requérant, l’ingérence en cause n’était donc pas « prévue par la loi ».

48. En second lieu, le requérant soutient que l’ingérence était arbitraire : il fait valoir qu’il ne s’était pas trouvé dans une situation de blanchiment d’argent et que cette ingérence ne poursuivait donc aucun but légitime.

49. Le requérant conteste enfin la nécessité de cette ingérence. Il avance à cet égard que les sanctions imposées étaient disproportionnées compte tenu des circonstances spécifiques de l’espèce : le droit interne aurait permis d’exporter de l’argent liquide sans aucune limitation ; l’argent qu’il transportait aurait eu une origine établie et licite ; son seul manquement aurait été son omission involontaire de déclarer la somme transportée ; l’État n’aurait encouru aucun préjudice matériel ; et, enfin, il n’aurait été nullement nécessaire de cumuler l’imposition d’une amende administrative et la confiscation de la totalité de la somme non déclarée.

b) Le Gouvernement

50. Le Gouvernement réfute la thèse du requérant et soutient qu’il n’y a pas eu en l’occurrence violation de l’article 1 du Protocole no 1.

51. S’il admet que les mesures contestées s’analysent en une ingérence dans l’exercice par le requérant de son droit au respect de ses biens, le Gouvernement soutient que cette ingérence était justifiée pour les motifs suivants.

52. Premièrement, les sanctions imposées en l’espèce auraient été prévues par la loi de 1999 sur les devises (paragraphe 17 ci-dessus), par l’arrêté ministériel no 10 sur l’application de cette loi (paragraphe 18 ci‑dessus), mais aussi par les dispositions du Règlement no 1889/05 du Parlement européen et du Conseil du 26 octobre 2005 relatif aux contrôles de l’argent liquide entrant ou sortant de la Communauté (paragraphe 23 ci‑dessus).

53. Le Gouvernement soutient ensuite que les mesures en cause poursuivaient un but légitime, à savoir la prévention de l’exportation illicite de moyens de paiement, et qu’elles servaient donc l’intérêt public.

54. Il assure enfin que l’ingérence en cause était proportionnée à la gravité de l’infraction commise par le requérant, lequel aurait omis de déclarer une somme d’argent importante à la douane. Le Gouvernement ajoute que le requérant a été sanctionné par une amende équivalente au minimum prévu par la loi nationale applicable et que l’objet de son infraction lui a été confisqué. Le Gouvernement en conclut que l’État n’a pas outrepassé la marge d’appréciation dont il aurait disposé sous l’angle de l’article 1 du Protocole no 1 pour réglementer l’usage des biens conformément à l’intérêt général.

2. Appréciation de la Cour

55. La Cour note que, en l’espèce, le requérant a été condamné au paiement d’une amende et à la confiscation de la somme qu’il n’avait pas déclarée à la douane (paragraphes 11 à 16 ci-dessus). À la lumière de sa jurisprudence en la matière (voir, notamment, Grifhorst c. France, no 28336/02, §§ 84-86, 26 février 2009, et Gabrić c. Croatie, no 9702/04, § 33, 5 février 2009), elle estime qu’il s’agit d’une ingérence dans le droit du requérant au respect de ses biens, que les mesures contestées relèvent de la réglementation de l’usage des biens et que cette situation entre dans le champ d’application du second alinéa de l’article 1 du Protocole no 1.

56. La Cour doit donc établir si cette ingérence était « prévue par la loi », si elle poursuivait un but légitime et si elle était proportionnée au but poursuivi (Togrul c. Bulgarie, no 20611/10, § 39, 15 novembre 2018).

57. Elle observe, en premier lieu, que les deux sanctions appliquées au requérant étaient prévues par les articles 11, 18 et 20 de la loi de 1999 sur les devises et par l’arrêté ministériel no 10 du 16 décembre 2003, qui réprimaient l’infraction reprochée à l’intéressé, à savoir la non‑observation des règles relatives à la déclaration des sommes d’argent en espèces lors du passage à la frontière bulgare (paragraphes 17 et 18 ci‑dessus). Il ressort également des dispositions pertinentes du TFUE et du Règlement (CE) no 1889/05 du Parlement européen et du Conseil du 26 octobre 2005, telles qu’elles sont interprétées par la Cour de justice de l’Union européenne dans sa jurisprudence, que le droit primaire et le droit dérivé de l’Union européenne ne s’opposent pas en principe à ce que les États membres de l’Union mettent en place une obligation déclarative pour les particuliers transférant de l’argent liquide d’un État membre à un autre (paragraphes 22, 23, 25 et 26 ci-dessus). Il convient de noter à cet égard que, d’après l’information dont dispose la Cour, plusieurs États membres de l’Union européenne ont choisi de mettre en place des mesures similaires de contrôle, sous différentes formes et conditions (paragraphe 24 ci-dessus).

58. La Cour ne s’estime pas appelée dans la présente espèce à déterminer de manière abstraite si, compte tenu des sanctions prévues par le droit bulgare pertinent, cette réglementation nationale pouvait être considérée comme compatible avec les articles 63 et 65 du TFUE (paragraphe 22 ci-dessus). Elle observe qu’il incombe au premier chef aux autorités nationales, et singulièrement aux cours et tribunaux, d’interpréter et d’appliquer le droit interne, même lorsque celui-ci renvoie au droit international ou à des accords internationaux. De même, les organes judiciaires de l’Union européenne sont mieux placés pour interpréter et appliquer le droit de l’Union (Bosphorus Hava Yolları Turizm ve Ticaret Anonim Şirketi c. Irlande [GC], no 45036/98, § 143, CEDH 2005-VI, et Jeunesse c. Pays-Bas [GC], no 12738/10, § 110, 3 octobre 2014). Sur la base des éléments dont elle dispose dans le cadre de la présente affaire, la Cour estime que l’ingérence dont se plaint le requérant était « prévue par la loi » au sens de sa jurisprudence (voir, par exemple, Beyeler c. Italie [GC], no 33202/96, §§ 108 et 109, CEDH 2000-I). Dans son analyse de la proportionnalité de l’ingérence en cause, elle prendra en compte la nature et la sévérité des sanctions infligées au requérant (paragraphes 60 in fine et 63 ci-dessous).

59. La Cour peut accepter l’argument du Gouvernement (paragraphe 53 ci-dessus), selon lequel les mesures contestées visaient à contrôler l’importation et l’exportation d’argent liquide et donc à lutter contre l’exportation illicite de moyens de paiement, ce qui s’analyse en des « buts légitimes » répondant à l’intérêt général, au sens du second paragraphe de l’article 1 du Protocole no 1.

60. Il reste à établir si les autorités ont, dans la présente affaire, ménagé un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but poursuivi. En d’autres termes, la Cour doit rechercher si un juste équilibre a été ménagé entre les exigences de l’intérêt général et la protection des droits fondamentaux de l’individu, compte tenu de la marge d’appréciation reconnue à l’État en pareille matière (Grifhorst, précité, § 94). Pour cela, elle tiendra compte de la nature et de la gravité de l’infraction reprochée au requérant, du comportement de celui-ci et de la nature et de la sévérité des sanctions infligées (Grifhorst, précité, §§ 95-105, et Gabrić, précité, §§ 36-39).

61. La Cour constate tout d’abord que le requérant a été sanctionné dans le cadre d’une procédure administrative pour ne pas avoir déclaré à la douane bulgare la somme de 34 300 EUR qu’il transportait. Il apparaît que la légalité de l’origine de cet argent n’inspirait pas le moindre soupçon : le requérant avait présenté des documents bancaires et donné des explications cohérentes à ce sujet au cours de la procédure pénale concomitante et les organes chargés de l’enquête pénale avaient retenu ces explications (paragraphes 8 et 9 ci-dessus). Les poursuites pénales ouvertes contre lui pour les mêmes faits ont été abandonnées et les autorités bulgares n’ont soupçonné l’intéressé d’aucune activité illégale. Il en ressort que l’infraction pour laquelle le requérant a été sanctionné était le manquement à une obligation déclarative à la douane.

62. Pour ce qui est du comportement du requérant, la Cour observe que lorsque l’intéressé a été interrogé par la douanière, il n’a pas cherché à dissimuler l’argent, mais a au contraire immédiatement présenté la somme en question (paragraphe 5 ci-dessus). Les autorités internes, qui avaient examiné les affaires pénale et administrative ouvertes à ce sujet, ont constaté que le requérant n’avait pas commis de faute intentionnelle, mais une infraction administrative par négligence (paragraphes 9 et 16 ci-dessus).

63. La Cour rappelle sa jurisprudence constante selon laquelle, dans pareille situation, la sanction doit correspondre à la gravité du manquement constaté, à savoir un manquement à l’obligation de déclaration, et non pas à la gravité d’un manquement présumé non avéré, tel qu’un blanchiment d’argent ou une fraude fiscale (Ismayilov c. Russie, no 30352/03, § 38, 6 novembre 2008, et Grifhorst, précité, § 102). Dans la présente affaire, le requérant a été sanctionné par une amende de 1 000 BGN (soit environ 500 EUR), qui était le montant minimum prévu par la loi nationale sur les devises (paragraphe 17 ci-dessus). Il s’est également vu confisquer, conformément à la législation interne (paragraphe 17 in fine ci-dessus), la totalité de la somme non déclarée, à savoir 34 300 EUR. Force est de constater que la confiscation de cette somme poursuivait un but purement punitif, puisqu’elle ne visait à compenser aucun préjudice qui aurait été subi par l’État et qui aurait résulté de l’infraction du requérant. Le Gouvernement n’a pas démontré de manière convaincante qu’il était nécessaire de cumuler l’amende administrative avec la confiscation de cent pour cent de la somme non déclarée aux fins d’assurer l’effet dissuasif et punitif de la sanction administrative et de prévenir d’autres infractions à l’obligation déclarative en question.

64. La Cour estime qu’il y a lieu de distinguer la présente espèce de l’affaire Karapetyan c. Géorgie (no 61233/12, 15 octobre 2020), dans laquelle elle a conclu à une non-violation de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention dans la mesure où la requérante dans cette affaire était bien au courant de l’existence d’une obligation déclarative en cas de franchissement de la frontière avec de l’argent liquide, où elle avait intentionnellement dissimulé l’argent non déclaré, où elle avait été sanctionnée seulement par une confiscation de la somme non déclarée sans faire l’objet en plus d’une amende, et où elle n’avait présenté aucun document permettant d’établir l’origine licite de l’argent confisqué (ibid., §§ 38 et 39).

65. En revanche, la situation du requérant dans la présente espèce présente des similitudes avec celle des requérants dans les affaires précitées Gabrić (§ 39), Ismayilov (§ 38) et Togrul (§ 45). De la même manière que dans ces affaires, la Cour conclut en l’espèce que la confiscation de cent pour cent du montant non déclaré infligée au requérant pour son manquement à l’obligation déclarative était disproportionnée et qu’elle lui a imposé un fardeau excessif.

66. Il y a donc eu violation de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention.

IV. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 13 DE LA CONVENTION COMBINé avec L’ARTICLE 1 du protocole no 1

67. Enfin, le requérant soutient qu’il n’a pas disposé de voies de recours internes effectives qui lui auraient permis de remédier à la violation alléguée de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention.

Il invoque l’article 13 de la Convention, qui est ainsi libellé :

« Toute personne dont les droits et libertés reconnus dans la (…) Convention ont été violés, a droit à l’octroi d’un recours effectif devant une instance nationale, alors même que la violation aurait été commise par des personnes agissant dans l’exercice de leurs fonctions officielles. »

A. Sur la recevabilité

68. Constatant que ce grief n’est pas manifestement mal fondé ni irrecevable pour un autre motif visé à l’article 35 de la Convention, la Cour le déclare recevable.

B. Sur le fond

69. Le requérant allègue qu’il n’avait à sa disposition aucune voie de recours effective susceptible de remédier à l’atteinte selon lui injustifiée à son droit au respect de ses biens. Il expose en particulier que les tribunaux n’ont pas répondu à son argument fondé sur une incompatibilité alléguée des sanctions imposées avec le droit de l’Union européenne et qu’ils n’ont pas cherché à établir si les mesures en cause étaient proportionnées, de sorte que son recours devant les tribunaux administratifs aurait été dépourvu d’effectivité.

70. Le Gouvernement répond que le recours introduit par le requérant devant les tribunaux administratifs présentait tous les attributs d’un recours effectif. Il soutient que le seul fait que le requérant n’a pas obtenu gain de cause ne saurait amener la Cour à constater une violation de l’article 13 dans le cas d’espèce.

71. La Cour rappelle que l’article 13 de la Convention garantit aux requérants un recours interne « effectif », en ce sens qu’il peut empêcher la survenance ou la continuation de la violation alléguée ou fournir à l’intéressé un redressement approprié pour toute violation s’étant déjà produite (Kudła c. Pologne [GC], no 30210/96, § 158, CEDH 2000-XI).

72. La Cour observe que la violation de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention constatée en l’espèce découlait de la décision prise le 25 novembre 2009 par le directeur du service des douanes, lequel a imposé au requérant une amende et la confiscation de l’argent qu’il transportait. Or cet acte était susceptible d’un recours devant les tribunaux administratifs, que le requérant a d’ailleurs exercé (paragraphes 11 à 16 ci-dessus).

73. Force est de constater que rien dans le cas d’espèce ne permet de conclure que ce recours n’était pas de nature à empêcher la survenance de l’atteinte alléguée au droit au respect des biens : il s’agissait d’un recours judiciaire, soumis à des tribunaux établis par la loi, offrant toutes les garanties du procès équitable, disposant des compétences nécessaires pour examiner le litige sur le fond et dont les décisions auraient pu conduire à l’annulation de la décision litigieuse prise par le directeur du service des douanes. Le seul fait que le requérant s’est vu débouter par les tribunaux ne peut pas à lui seul remettre en cause l’efficacité de ce recours, étant donné que l’« effectivité » d’un « recours » au sens de l’article 13 ne dépend pas de la certitude d’une issue favorable pour le requérant (Kudła, précité, § 157).

74. Les considérations qui précèdent sont suffisantes pour permettre à la Cour de conclure que le requérant disposait d’un recours interne effectif pour remédier à l’atteinte alléguée à son droit au respect de ses biens.

75. Partant, en l’espèce il n’y a pas eu violation de l’article 13 de la Convention combiné avec l’article 1 du Protocole no 1.

V. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

76. Aux termes de l’article 41 de la Convention :

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

A. Dommage

77. La partie requérante demande 76 660,28 euros (EUR) pour dommage matériel, somme qui correspond aux 34 300 EUR confisqués, majorés des intérêts moratoires appliqués pour la période comprise entre le 9 février 2009 et le 26 novembre 2020, et à laquelle s’ajoutent les 500 EUR payés à titre d’amende. La partie requérante réclame de surcroît 10 000 EUR pour préjudice moral.

78. Le Gouvernement soutient que ces prétentions sont injustifiées et excessives.

79. La Cour a constaté que la somme de 34 300 EUR a été confisquée au requérant en violation de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention. Elle rappelle que les États disposent d’une marge d’appréciation pour déterminer le montant exact des sanctions à imposer dans pareilles circonstances en choisissant, par exemple, de retenir un certain pourcentage de la somme non déclarée (Grifhorst, précité, §§ 83, 100, 101 et 103). Or dans la présente affaire, la confiscation de la totalité de la somme non déclarée était exigée par le droit interne applicable (paragraphe 17 in fine ci-dessus). Par conséquent, la Cour ne peut qu’accorder l’équivalent de la somme confisquée (voir, mutatis mutandis, Gabrić, précité, § 48, et Togrul, précité, § 59). Par ailleurs, prenant en compte les circonstances spécifiques de l’espèce et les arguments ainsi que les preuves soumis par les parties, elle estime qu’il n’y a pas lieu de faire droit à la prétention de la partie requérante pour ce qui est des intérêts moratoires réclamés pour la période comprise entre le 9 février 2009 et le 26 novembre 2020 (paragraphe 77 ci‑dessus).

80. Pour ces motifs, elle considère qu’il y a lieu d’accorder aux héritiers du requérant 34 300 EUR en réparation du dommage matériel, plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt sur cette somme.

81. Concernant le préjudice moral, dans les circonstances de l’espèce, la Cour estime que le constat de violation de l’article 1 du Protocole no 1 constitue une satisfaction équitable suffisante (Gabrić, précité, § 49, et Togrul, précité, § 60).

B. Frais et dépens

82. La partie requérante réclame 4 423,64 EUR au titre des frais et dépens qu’elle dit avoir engagés dans le cadre de la procédure menée devant la Cour. Il est demandé à la Cour d’ordonner le versement de cette somme sur le compte bancaire du cabinet d’avocats Ekimdzhiev et associés, déduction faite de 1 800 EUR que le requérant a payés par avance à ses représentants.

83. Le Gouvernement s’oppose à cette prétention et estime que la somme demandée est exorbitante et non étayée.

84. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. En l’espèce, compte tenu des documents en sa possession et des critères susmentionnés, la Cour juge raisonnable d’allouer à la partie requérante la somme de 3 500 EUR pour la procédure menée devant elle, dont 1 700 EUR à verser directement sur le compte du cabinet d’avocats Ekimdzhiev et associés (voir, mutatis mutandis, Khlaifia et autres c. Italie [GC], no 16483/12, § 288, CEDH 2016 (extraits)), et 1 800 EUR à verser sur le compte des héritiers de M. Stoyan Nikolov.

C. Intérêts moratoires

85. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1. Dit que les héritiers du requérant, Mme Kostadinka Nikolova, M. Todor Nikolov et M. Ivan Nikolov, ont qualité pour poursuivre la présente procédure à sa place ;

2. Déclare les griefs concernant l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention et l’article 13 de la Convention recevables et le surplus de la requête irrecevable ;

3. Dit qu’il y a eu violation de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention ;

4. Dit qu’il n’y a pas eu violation de l’article 13 de la Convention combiné avec l’article 1 du Protocole no 1 ;

5. Dit que le constat de violation de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention constitue une satisfaction équitable suffisante pour le préjudice moral subi ;

6. Dit

a) que l’État défendeur doit verser conjointement aux héritiers du requérant, dans un délai de trois mois à compter de la date à laquelle l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes, à convertir en levs bulgares au taux applicable à la date du règlement :

i. 34 300 EUR (trente-quatre mille trois cents euros), plus tout montant pouvant être dû sur cette somme à titre d’impôt, pour dommage matériel ;

ii. 3 500 EUR (trois mille cinq cents euros), plus tout montant pouvant être dû sur cette somme par les héritiers du requérant à titre d’impôt, pour frais et dépens, dont 1 700 EUR (mille sept cents euros) à verser sur le compte du cabinet d’avocats Ekimdzhiev et associés et 1 800 EUR (mille huit cents euros) à verser sur le compte des héritiers de M. Stoyan Nikolov ;

b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage.

7. Rejette le surplus de la demande de satisfaction équitable.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 20 juillet 2021, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

Andrea Tamietti                                 Tim Eicke
Greffier                                              Président

Dernière mise à jour le juillet 20, 2021 par loisdumonde

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