AFFAIRE LOQUIFER c. BELGIQUE (Cour européenne des droits de l’homme) Requêtes nos 79089/13 et 2 autres – voir liste en annexe

L’affaire concerne l’absence alléguée de recours pour contester les décisions de suspension de toutes ses fonctions prises à l’encontre de la requérante, membre du Conseil supérieur de la Justice (« CSJ »), par ce même organe. Invoquant l’article 6 de la Convention, la requérante se plaint également de l’absence d’audience publique et du refus de lui donner accès aux procès-verbaux de l’assemblée générale du CSJ.


TROISIÈME SECTION
AFFAIRE LOQUIFER c. BELGIQUE
(Requêtes nos 79089/13 et 2 autres – voir liste en annexe)
ARRÊT

Art 6 (civil) • Accès à un tribunal • Absence de recours judiciaire pour contrôler la suspension par le Conseil supérieur de la Justice d’un de ses membres non-magistrat et obtenir l’annulation ou la suspension de l’exécution de cette décision • Art 6 § 1 applicable au regard des critères de l’arrêt Vilho Eskelinen et autres c. Finlande [GC]

STRASBOURG
20 juillet 2021

Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Loquifer c. Belgique,

La Cour européenne des droits de l’homme (troisième section), siégeant en une Chambre composée de :

Georgios A. Serghides, président,
Paul Lemmens,
Georges Ravarani,
María Elósegui,
Darian Pavli,
Peeter Roosma,
Andreas Zünd, juges,
et de Milan Blaško, greffier de section,

Vu :

les requêtes (nos 79089/13, 13805/14 et 54534/14) dirigées contre le Royaume de Belgique et dont une ressortissante de cet État, Mme Michèle Loquifer (« la requérante ») a saisi la Cour en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention ») aux dates indiquées dans le tableau joint en annexe,

la décision de porter à la connaissance du gouvernement belge (le « Gouvernement ») les griefs tirés de l’article 6 de la Convention, et de déclarer irrecevables les requêtes pour le surplus,

les observations des parties,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 15 juin 2021,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

INTRODUCTION

1. L’affaire concerne l’absence alléguée de recours pour contester les décisions de suspension de toutes ses fonctions prises à l’encontre de la requérante, membre du Conseil supérieur de la Justice (« CSJ »), par ce même organe. Invoquant l’article 6 de la Convention, la requérante se plaint également de l’absence d’audience publique et du refus de lui donner accès aux procès-verbaux de l’assemblée générale du CSJ.

EN FAIT

2. La requérante est née en 1952 et réside à Feluy. Elle a été représentée par Mes P. Lefebvre et P. Devers, avocats à Bruxelles.

3. Le Gouvernement a été représenté par son agent, Mme I. Niedlispacher, du service public fédéral de la Justice.

4. Le 30 avril 2012, la requérante fut admise à la retraite anticipée après vingt ans d’ancienneté comme magistrat.

5. Le 28 juin 2012, la requérante fut désignée par le Sénat comme membre du CSJ au titre des membres « non-magistrats » (paragraphe 18 ci‑dessous). Au sein du CSJ, elle fut élue membre à temps plein du bureau (composé de quatre membres) et, à ce titre, elle fut désignée comme présidente de la commission de nomination et de désignation francophone.

6. Le 11 février 2013, la requérante fut inculpée notamment du chef de faux en écritures et usage de faux pour des faits qu’elle aurait commis en sa capacité de présidente du tribunal de première instance de Nivelles dans le cadre de la procédure de désignation de son successeur.

I. Les décisions litigieuses du CONSEIL SUPÉRIEUR DE LA JUSTICE

7. Le 22 mai 2013, l’assemblée générale du CSJ adopta une mesure d’ordre suspendant la requérante de toutes ses fonctions au sein du CSJ pour une période renouvelable de six mois. Il fut précisé que cette mesure d’ordre, avec effet immédiat, serait rapportée d’office si le procureur général près la cour d’appel de Bruxelles renonçait à toutes poursuites pénales à l’encontre de la requérante.

8. L’assemblée générale estima que si la requérante devait bénéficier de la présomption d’innocence, une inculpation signifiait qu’il existait des indices sérieux de culpabilité à son encontre. Compte tenu de sa qualité de membre du bureau et de présidente de la commission de nomination et de désignation francophone, son inculpation était en soi très néfaste pour l’image et la crédibilité du CSJ et, en particulier, des commissions de nomination et de désignation. À cela venait s’ajouter le fait que l’acte argué de faux était un avis que la requérante avait rendu dans le cadre d’une procédure de désignation d’un chef de corps. Il était primordial que les commissions de nomination et de désignation puissent présenter les candidats de façon sereine, sans que l’autorité et la crédibilité de leurs présentations ne puissent être remises en question. Il était en outre nécessaire que leur président jouisse de la confiance inconditionnelle de ses membres. De plus, l’inculpation de l’un des membres du bureau était de nature à miner la crédibilité et l’autorité du CSJ, même dans d’autres domaines où la requérante n’intervenait pas. La décision de suspension totale était ainsi justifiée par le fait que la seule présence de la requérante était incompatible avec l’intérêt du CSJ. Cette décision fut signifiée à la requérante le 29 mai 2013. Elle fait l’objet de la requête no 79089/13.

9. Par une décision de l’assemblée générale du CSJ du 20 novembre 2013, la suspension de la requérante de toutes ses fonctions au sein du CSJ fut prolongée pour une période de trois mois. La mesure fut décidée pour les mêmes motifs que la décision du 22 mai 2013 eu égard au fait que le procureur général près la cour d’appel n’avait pas encore pris de décision quant au sort de l’action publique mais qu’il avait annoncé qu’une décision devait pouvoir être prise avant la fin de l’année 2013. Cette décision fait l’objet de la requête no 13805/14.

10. Le 20 janvier 2014, le procureur général cita la requérante à comparaître devant la cour d’appel de Bruxelles du chef de faux en écritures par fonctionnaire et usage de faux. Il classa sans suite le dossier pénal s’agissant du restant des inculpations mises à sa charge.

11. Par une décision de l’assemblée générale du CSJ du 12 février 2014, la suspension de la requérante de toutes ses fonctions au sein du CSJ fut prolongée jusqu’à ce qu’une décision définitive soit prononcée quant à la procédure pénale menée à son encontre. Il fut précisé que la décision serait réexaminée à la demande de la requérante ou d’office si des éléments nouveaux apparaissaient. Cette décision fait l’objet de la requête no 54534/14.

12. S’agissant des arguments de la requérante relatifs à l’article 6 § 1 de la Convention, l’assemblée générale du CSJ considéra que, sans devoir s’interroger sur l’applicabilité de la disposition invoquée à une procédure conduisant à la suspension préventive d’une personne, il suffisait d’observer que l’assemblée générale n’était pas amenée à statuer sur l’application d’une sanction disciplinaire et que la requérante n’avait pas demandé que son audition soit publique. La décision prise en l’espèce ne pouvait pas être qualifiée de « judiciaire » ; elle ne visait qu’à prendre des mesures indispensables au bon fonctionnement du CSJ. La suspension préventive était bien une mesure d’ordre qui devait permettre à l’autorité d’éloigner provisoirement et temporairement du service une personne dont la présence était de nature à nuire à l’intérêt du service et de sa réputation. Du reste, les motifs ayant justifié la décision du 20 novembre 2013 restaient d’actualité. Le fait que le procureur général avait entretemps décidé de citer la requérante pour faux et usage de faux était de nature à aggraver encore l’impact sur le bon fonctionnement de CSJ.

II. L’acquittement de la requérante et les décisions qui s’ensuivirent

13. Par un arrêt du 27 janvier 2015, la cour d’appel de Bruxelles acquitta la requérante.

14. Le 3 février 2015, la requérante demanda au CSJ de réexaminer la décision de suspension de toutes ses fonctions au sein du CSJ à la lumière de l’arrêt d’acquittement.

15. Le 5 février 2015, l’administrateur du CSJ prit acte de la demande de réexamen. Il indiqua que la prochaine réunion de l’assemblée générale se tiendrait le 25 mars 2015, date à laquelle la requérante pourrait être entendue dans le cadre du réexamen de la décision litigieuse.

16. Le 25 mars 2015, l’assemblée générale du CSJ prit acte de la décision pénale définitive d’acquittement prononcée à l’égard de la requérante et constata, pour autant que de besoin, que les conditions de sa reprise de fonctions étaient réunies. Elle prit également acte du fait que, lors de son audition du même jour, la requérante avait indiqué vouloir s’accorder 24 heures avant de prendre attitude quant à son avenir au sein du CSJ.

17. Le 30 mars 2015, la requérante présenta sa démission de l’ensemble de ses fonctions au sein du CSJ. Elle critiqua l’attitude que le CSJ avait adoptée à son égard, qu’elle considéra fautive car portant atteinte à son honneur. Dans les circonstances, elle estima qu’il lui était impossible de continuer à siéger au CSJ.

LE CADRE JURIDIQUE ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS

I. Le Conseil supérieur de la Justice

18. Le Conseil supérieur de la Justice (« CSJ ») est un organe indépendant des pouvoirs législatif, exécutif et judiciaire. Il se compose de 44 membres, répartis en un collège francophone et un collège néerlandophone, chacun composé de 22 membres. Chaque collège est composé paritairement, d’une part, de juges et de magistrats du ministère public élus directement par leurs pairs et, d’autre part, de membres non‑magistrats nommés par le Sénat (article 151 § 2 de la Constitution).

19. En vertu de l’article 151 § 3 de la Constitution, le CSJ exerce ses compétences dans les matières suivantes :

« 1o la présentation des candidats à une nomination de juge [de paix, de juge des tribunaux, de conseiller des cours et de la Cour de cassation] ou d’officier du ministère public ;

2o la présentation des candidats à une désignation aux fonctions [de premier président de la Cour de cassation, de premier président des cours et de président des tribunaux], et aux fonctions de chef de corps auprès du ministère public ;

3o l’accès à la fonction de juge ou d’officier du ministère public ;

4o la formation des juges et des officiers du ministère public ;

5o l’établissement de profils généraux pour les désignations visées au 2o ;

6o l’émission d’avis et de propositions concernant le fonctionnement général et l’organisation de l’ordre judiciaire ;

7o la surveillance générale et la promotion de l’utilisation des moyens de contrôle interne ;

8o à l’exclusion de toutes compétences disciplinaires et pénales :

– recevoir et s’assurer du suivi de plaintes relatives au fonctionnement de l’ordre judiciaire ;

– engager une enquête sur le fonctionnement de l’ordre judiciaire. »

20. En ses parties pertinentes, l’article 259bis-3 du code judiciaire prévoit ce qui suit :

« § 1. Les membres siègent au [CSJ] pour une période de quatre ans, prenant cours le jour de l’installation. Nul ne peut accomplir plus de deux mandats.

(…)

§ 4. Lorsque des motifs graves le justifient, il peut être mis fin au mandat d’un membre par le [CSJ], qui en décide à la majorité des deux tiers des suffrages émis dans chaque collège. Les décisions ne sont susceptibles d’aucun recours.

Il ne peut être mis fin au mandat qu’après avoir entendu le membre à propos des motifs invoqués. Préalablement à cette audition, le [CSJ] constitue un dossier qui contient toutes les pièces en rapport avec les motifs invoqués.

L’intéressé est convoqué au moins cinq jours avant l’audition par une lettre recommandée à la poste qui indique au moins :

1o les motifs graves invoqués ;

2o le fait qu’il est envisagé de mettre fin au mandat ;

3o le lieu, le jour et l’heure de l’audition ;

4o le droit, pour l’intéressé, de se faire assister par une personne de son choix ;

5o l’endroit où le dossier peut être consulté et le délai accordé à cet effet ;

6o le droit de faire appeler des témoins.

L’intéressé et la personne qui l’assiste, peuvent consulter le dossier à partir du jour de la convocation jusque et y compris la veille de l’audition.

Il est dressé procès-verbal de l’audition. »

21. En ses parties pertinentes, l’article 259bis-21 du code judiciaire prévoit ce qui suit :

« § 1er. Les magistrats qui sont membres du bureau ont, sur une base annuelle, droit à une allocation de 15.000 EUR. Les non-magistrats qui sont membres du bureau bénéficient d’un traitement égal à celui de président de chambre de cour d’appel comptant vingt et un ans d’ancienneté utile.

L’article 362 est applicable au montant visé dans l’alinéa précédent.

§ 2. (…)

§ 3. Les membres du Conseil supérieur ont droit aux indemnités pour frais de déplacement et de séjour conformément aux dispositions applicables au personnel des ministères. Les personnes n’appartenant pas à l’administration ou dont le grade appartient à un rang indéterminé, sont assimilés aux fonctionnaires de rang 13. Le président est assimilé à un fonctionnaire de rang 17.

§ 4. Le Conseil supérieur peut octroyer une indemnité horaire à ses membres pour les travaux effectués hors des locaux du Conseil supérieur relatifs à la correction des examens et des concours ainsi que pour l’examen des plaintes, pour autant que ces prestations ne soient pas rémunérées sur base des §§ 2 et 3. »

22. En vertu de l’article 21 du règlement d’ordre intérieur du CSJ, l’assemblée générale se réunit, en principe, à huis clos.

II. Les recours mentionnés par les parties

23. En ses parties pertinentes, l’article 14 § 1er des lois sur le Conseil d’État, coordonnées le 12 janvier 1973 (« lois coordonnées sur le Conseil d’État »), tel qu’en vigueur à compter du 3 février 2014, prévoit ce qui suit :

« Si le contentieux n’est pas attribué par la loi à une autre juridiction, la section [du contentieux du Conseil d’État] statue par voie d’arrêts sur les recours en annulation pour violation des formes soit substantielles, soit prescrites à peine de nullité, excès ou détournement de pouvoir, formés contre les actes et règlements :

1o des diverses autorités administratives ;

2o des assemblées législatives ou de leurs organes, en ce compris les médiateurs institués auprès de ces assemblées, de la Cour des comptes et de la Cour constitutionnelle, du Conseil d’État et des juridictions administratives ainsi que des organes du pouvoir judiciaire et du Conseil supérieur de la Justice, relatifs aux marchés publics, aux membres de leur personnel, ainsi qu’au recrutement, à la désignation, à la nomination dans une fonction publique ou aux mesures ayant un caractère disciplinaire.

(…) »

24. Toute personne peut introduire devant le juge judiciaire une procédure contre l’État sur le fondement de l’article 1382 du code civil aux fins de le voir jugé responsable d’une faute et condamné à une réparation du dommage. L’article 1382 du code civil est ainsi rédigé :

« Tout fait quelconque de l’homme, qui cause à autrui un dommage, oblige celui par la faute duquel il est arrivé, à le réparer. »

25. Toute personne qui s’estime lésée dans ses droits peut, sur le fondement de l’article 584 du code judiciaire, saisir d’une action en référé le président du tribunal de première instance compétent. Celui-ci statue au provisoire en vue de prévenir ou de faire cesser une atteinte à un droit subjectif estimée irrégulière lorsqu’il reconnaît l’urgence de la situation. En ses parties pertinentes, l’article 584 du code judiciaire prévoit ce qui suit :

« Le président du tribunal de première instance statue au provisoire dans les cas dont il reconnaît l’urgence, en toutes matières, sauf celles que la loi soustrait au pouvoir judiciaire.

(…) »

EN DROIT

I. JONCTION DES REQUÊTES

26. Eu égard à la similarité de l’objet des requêtes, la Cour juge opportun de les examiner ensemble dans un arrêt unique.

II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 § 1 DE LA CONVENTION concernant l’accès à un tribunal

27. La requérante allègue que la sanction disciplinaire déguisée prise à son encontre a été décidée par un organe qui n’est pas une instance juridictionnelle et qu’aucun recours n’était possible pour contester la mesure litigieuse. Elle invoque l’article 6 § 1 de la Convention, qui, en ses parties pertinentes, est ainsi libellé :

« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement (…) par un tribunal (…), qui décidera (…) des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil (…) »

A. Sur la recevabilité

1. Sur l’applicabilité de l’article 6 § 1 de la Convention

28. Le Gouvernement ne conteste pas expressément l’applicabilité de l’article 6 § 1 de la Convention en l’espèce. Il souligne en revanche à plusieurs reprises, sans en tirer de conséquence au regard de la Convention, qu’il n’a pas été mis fin au mandat de la requérante mais que celle-ci a seulement été suspendue de manière préventive et provisoire de ses fonctions. Le Gouvernement estime que cela constitue une mesure d’ordre purement administrative prise dans l’intérêt de l’institution, qui ne découle pas d’une procédure disciplinaire et n’entend pas sanctionner la requérante.

29. La Cour rappelle que l’applicabilité de la Convention définit l’étendue de la compétence de la Cour. Cette question doit donc être examinée d’office à chaque stade de la procédure (Blečić c. Croatie [GC], no 59532/00, § 67, CEDH 2006‑III, Pasquini c. Saint-Marin, no 50956/16, § 86, 2 mai 2019, et Jeanty c. Belgique, no 82284/17, § 58, 31 mars 2020).

30. La question de l’applicabilité du volet civil de l’article 6 § 1 de la Convention est déterminée par les critères énoncés dans l’arrêt Vilho Eskelinen et autres c. Finlande ([GC], no 63235/00, § 62, CEDH 2007-II), tels qu’ils ont notamment été appliqués à des litiges concernant des magistrats (Baka c. Hongrie [GC], no 20261/12, §§ 104-106, 23 juin 2016, Denisov c. Ukraine [GC], no 76639/11, § 52, 25 septembre 2018, et les références qui y sont citées).

31. La Cour rappelle que pour que l’article 6 § 1 trouve à s’appliquer sous son volet « civil », il faut qu’il y ait « contestation » sur un « droit » que l’on peut prétendre, au moins de manière défendable, reconnu en droit interne. Il doit s’agir d’une contestation réelle et sérieuse, qui peut concerner aussi bien l’existence même d’un droit que son étendue ou ses modalités d’exercice. L’issue de la procédure doit être directement déterminante pour le droit en question, un lien ténu ou des répercussions lointaines ne suffisant pas à faire entrer en jeu l’article 6 § 1 (voir, parmi beaucoup d’autres, Károly Nagy c. Hongrie [GC], no 56665/09, § 60, 14 septembre 2017, Regner c. République tchèque [GC], no 35289/11, § 99, 19 septembre 2017, et Denisov, précité, § 44). Enfin, ce droit doit revêtir un caractère « civil » (Mennitto c. Italie [GC], no 33804/96, § 23, CEDH 2000‑X).

a) Sur l’existence d’une contestation relative à un droit

32. La Cour rappelle qu’une contestation préexiste en général au procès éventuel devant une instance judiciaire, et se conçoit sans lui (Golder c. Royaume-Uni, 21 février 1975, § 32, série A no 18). En l’espèce, la Cour considère qu’il ne fait pas de doute qu’une contestation concernant l’exercice par la requérante de son mandat de membre du CSJ a surgi avec la décision de l’assemblée générale du CSJ de suspendre la requérante de toutes ses fonctions au sein du CSJ. Cette contestation était réelle et sérieuse, la requérante contestant la légalité de la mesure prise à son encontre.

33. Sur le point de savoir si la contestation portait sur un « droit » que la requérante pouvait prétendre, de manière défendable, reconnu en droit interne, il y a lieu de noter qu’en vertu de l’article 259bis-3 § 1er du code judiciaire, la requérante était élue au CSJ pour un mandat renouvelable de quatre ans (paragraphe 20 ci-dessus). Le droit interne lui conférait ainsi, en principe, le droit d’exercer son mandat de membre du CSJ jusqu’à son terme (voir, dans le même sens, Baka, précité, §§ 107-109). En outre, la requérante était élue comme membre du bureau pour toute la durée de son mandat de membre du CSJ.

34. Il reste à déterminer si le droit en cause constituait l’objet de la contestation (voir, entre autres, Le Compte, Van Leuven et De Meyere c. Belgique, 23 juin 1981, § 47, série A no 43, Albert et Le Compte c. Belgique, 10 février 1983, § 28 a), série A no 58, et Benthem c. Pays‑Bas, 23 octobre 1985, § 32 d), série A no 97). À cet égard, s’agissant d’une contestation portant sur une mesure temporaire, la Cour estime qu’elle doit avoir égard à la nature, à l’objet et au but de la mesure, ainsi qu’à ses effets sur le droit en question (voir, mutatis mutandis, Micallef c. Malte [GC], no 17056/06, § 85, CEDH 2009).

35. En l’espèce, la mesure provisoire litigieuse avait pour objet et pour effet d’empêcher la requérante d’exercer ses fonctions au sein du CSJ, et ce aussi longtemps qu’il n’y avait pas de décision définitive au pénal, ce qui a en fait résulté en une suspension pour une durée de près de deux ans. La Cour estime que cette mesure était ainsi déterminante pour le droit en jeu (voir, au sujet de mesures provisoires prises dans le cadre de procédures disciplinaires, Paluda c. Slovaquie, no 33392/12, §§ 33-34, 23 mai 2017, et Camelia Bogdan c. Roumanie, no 36889/18, § 70, 20 octobre 2020). Du point de vue de l’applicabilité de l’article 6 § 1, le fait qu’il s’agissait en l’espèce d’une mesure d’ordre ne change rien à ce constat. La Cour conclut donc que la contestation soulevée par la requérante portait effectivement sur le droit de la requérante d’exercer ses fonctions au sein du CSJ.

b) Sur le caractère civil du droit en cause

36. S’agissant de la question de savoir si le droit en jeu avait un « caractère civil », la Cour rappelle que la portée de la notion « de caractère civil » au sens de l’article 6 n’est pas limitée par l’objet immédiat du litige. En effet, elle a dégagé une approche plus large selon laquelle le volet « civil » englobe des affaires qui, si elles n’apparaissent pas a priori toucher un droit civil, n’en ont pas moins pu avoir des répercussions directes et notables sur un droit de nature pécuniaire ou non pécuniaire dont l’intéressé est titulaire (Denisov, précité, § 51). Ainsi, en ce qui concerne le contentieux de la fonction publique, la Cour a établi, dans l’arrêt Vilho Eskelinen et autres (précité), une présomption que l’article 6 trouve à s’appliquer aux « conflits ordinaires du travail » entre les agents publics et l’État (Vilho Eskelinen et autres, précité, § 62 ; voir également Denisov, précité, § 53). Pour renverser cette présomption, il appartient à l’État défendeur de démontrer, premièrement, que d’après le droit national l’agent public en question n’avait pas le droit d’accéder à un tribunal, et deuxièmement, que l’exclusion des droits garantis par l’article 6 était fondée sur des motifs objectifs liés à l’intérêt de l’État, à savoir que l’objet du litige était lié à l’exercice de l’autorité étatique ou remettait en cause un lien spécial de confiance et de loyauté existant entre l’intéressé et l’État employeur (Vilho Eskelinen et autres, précité, § 62 ; voir également Baka, précité, § 103).

37. La Cour note que la présomption précitée, selon laquelle les droits en cause ont un « caractère civil », s’applique notamment aux « conflits ordinaires du travail », que ce soit dans le secteur privé ou dans le secteur public (Vilho Eskelinen et autres, précité, § 62, Baka, précité, § 103, et Denisov, précité, § 52). Elle note également que de tels conflits ne sont pas seulement ceux qui concernent un salaire, une indemnité ou un autre droit de ce type (Bayer c. Allemagne, no 8453/04, § 38, 16 juillet 2009, Baka, précité, § 104, et Denisov, précité, § 52). En général, de tels conflits concernent les relations juridiques existant dans un contexte professionnel entre un employé ou un agent, d’une part, et un employeur ou une instance qui exerce une certaine autorité sur lui, d’autre part. La circonstance que l’intéressé exerce une haute fonction au sein de la « fonction publique au sens large » (voir Baka, précité, § 104), ne fait pas obstacle à l’applicabilité de la présomption (voir les exemples cités dans Baka, précité, § 104, et Denisov, précité, § 52). Ce sont les caractéristiques intrinsèques du litige qui sont pertinentes.

38. En l’espèce, la requérante était élue membre du CSJ pour une durée déterminée, et elle ne pouvait pas être révoquée par l’organe qui l’avait désignée, le Sénat ; elle exerçait ses fonctions sous l’autorité de l’assemblée générale du CSJ, qui avait le pouvoir de mettre fin à son mandat ; pour l’exercice des fonctions de membre du bureau, elle recevait une rémunération. En outre, la mesure de suspension prise par l’assemblée générale était basée sur le fait que l’inculpation de la requérante était considérée comme nuisant au bon fonctionnement du CSJ. Eu égard à ces éléments, la Cour estime que, du point de vue de la qualification des droits et obligations en cause, le litige entre la requérante et le CSJ était un litige professionnel, portant sur la façon dont la requérante exerçait ou pouvait continuer à exercer ses fonctions au sein du CSJ. Il opposait la requérante à l’assemblée générale, organe chargé de veiller au bon fonctionnement de l’institution et qui à ce titre pouvait exercer un certain contrôle sur la requérante. En dépit du fait que la requérante exerçait ses fonctions au sein d’une institution dont l’indépendance est garantie par la Constitution (paragraphe 18 ci-dessus), la Cour considère que le litige professionnel interne présentait, comme des « conflits ordinaires du travail », des éléments « civils » suffisamment importants pour faire entrer en jeu la présomption selon laquelle le droit en cause était un droit « de caractère civil » (comparer Denisov, précité, § 54).

39. N’ayant pas contesté l’applicabilité de l’article 6 § 1 de la Convention au présent litige, le Gouvernement n’a a fortiori pas allégué que, d’après le droit national, la requérante n’avait pas le droit d’accéder à un tribunal (première condition Eskelinen). Au contraire, le Gouvernement soutient que l’article 259bis-3 § 4 du code judiciaire qui exclut tout recours contre une décision de cessation de mandat prise par l’assemblée générale du CSJ (paragraphe 20 ci-dessus) n’était pas applicable en l’espèce et que la requérante disposait d’un recours adéquat et effectif (paragraphe 43 ci‑dessous). Sans se prononcer elle-même sur la question de savoir si l’article 259bis-3 § 4 du code judiciaire s’applique ou non, la Cour doit tout de même constater qu’en suivant le Gouvernement, il y a lieu de conclure que la première condition Eskelinen, c’est-à-dire que le droit national « exclue expressément » l’accès à un tribunal pour le poste ou la catégorie de personnes en question (Baka, précité, § 113), ne semble pas remplie.

40. Quoi qu’il en soit, le Gouvernement n’invoque pas l’existence d’un lien spécial de confiance et de loyauté entre la requérante et l’État qui pourrait justifier que l’application de l’article 6 soit exclue pour le litige entre la requérante et le CSJ (seconde condition Eskelinen). La Cour n’aperçoit pas non plus un tel lien. La seconde condition pour le renversement de la présomption de l’applicabilité de l’article 6 § 1 n’est donc pas satisfaite.

c) Conclusion sur l’applicabilité de l’article 6 § 1

41. Il résulte de ce qui précède qu’il y avait bien une « contestation » sur un « droit » de « caractère civil ». Par conséquent, la requérante devait, dans le cadre de la procédure de suspension de ses fonctions au sein du CSJ, bénéficier de la protection offerte par l’article 6 § 1 de la Convention.

42. Par ailleurs, la Cour rappelle à toutes fins utiles que le volet pénal de cette disposition n’est pas applicable aux mesures d’ordre prises à l’encontre de la requérante en l’espèce (voir, mutatis mutandis, Ramos Nunes de Carvalho e Sá c. Portugal [GC], nos 55391/13 et 2 autres, §§ 122-127, 6 novembre 2018).

2. Sur l’exception tirée du non-épuisement des voies de recours

43. Le Gouvernement soulève une exception préliminaire tirée du non-épuisement des voies de recours internes. Il soutient d’abord, comme indiqué ci-dessus (paragraphe 39), que l’article 259bis-3 § 4 du code judiciaire (paragraphe 20 ci-dessus) n’est pas applicable en l’espèce, puisque la requérante a simplement été suspendue de ses fonctions à titre préventif et provisoire et qu’elle a conservé son mandat de membre du CSJ jusqu’à ce qu’elle décide de démissionner. Ensuite, dans ses premières observations, il reproche à la requérante de ne pas avoir introduit un recours en annulation devant le Conseil d’État conformément à l’article 14 § 1er, 2o des lois coordonnées sur le Conseil d’État (paragraphe 23 ci‑dessus). Dans ses dernières observations, il relève qu’elle n’a pas demandé d’injonction ni poursuivi son action en responsabilité devant les juridictions civiles (paragraphe 24 ci-dessus).

44. La requérante soutient quant à elle que ni le recours en annulation devant le Conseil d’État ni une procédure devant les juridictions judiciaires lui étaient ouverts pour contester la mesure litigieuse (paragraphes 49 et 50 ci‑dessous).

45. La Cour considère que l’exception du Gouvernement tirée du non‑épuisement des voies de recours internes contre la décision de suspension des fonctions et ses prolongations est étroitement liée à la substance du grief tiré d’une méconnaissance du droit d’accès à un tribunal, et elle décide de la joindre au fond.

3. Conclusion sur la recevabilité

46. Par ailleurs, constatant que ce grief n’est pas manifestement mal fondé ni irrecevable pour un autre motif visé à l’article 35 de la Convention, la Cour le déclare recevable.

B. Sur le fond

1. Thèses des parties

a) La requérante

47. La requérante soutient que l’assemblée générale du CSJ qui lui a imposé une sanction disciplinaire déguisée n’est pas une instance judiciaire au sens de l’article 6 § 1 de la Convention et qu’aucun recours n’est ouvert à l’encontre de cette décision auprès d’une instance juridictionnelle.

48. D’après la requérante, contrairement à ce qu’allègue le Gouvernement (paragraphe 43 ci-dessus), l’article 259bis-3 § 4 du code judiciaire est bien applicable en l’espèce puisque cette disposition ne requiert pas qu’il soit définitivement mis fin au mandat de l’intéressé, à l’instar de ce qu’avait préconisé la cellule de déontologie du CSJ.

49. S’agissant des recours mentionnés par le Gouvernement (paragraphe 43 ci-dessus), la requérante fait valoir que le recours en annulation devant le Conseil d’État n’est ouvert qu’aux membres du personnel du CSJ. Les membres du CSJ élus ou désignés ne relèvent ainsi pas de la juridiction du Conseil d’État eu égard à leur position atypique par rapport aux autres pouvoirs.

50. Enfin, en ce qui concerne le recours au juge judiciaire, la requérante affirme que les cours et tribunaux n’étaient pas non plus compétents en l’espèce. En effet, le juge judiciaire ne statue jamais directement sur la question du retrait de l’acte administratif litigieux ; il n’examine cette question qu’au travers du litige qui lui est soumis. L’intervention du juge judiciaire nécessite donc un litige civil basé sur l’application d’un acte administratif prétendument irrégulier, ce qui n’était pas le cas en l’espèce et ce qui, de surcroît, n’impliquerait en tout cas pas l’annulation erga omnes des mesures litigieuses prises à son encontre. Par ailleurs, la citation que la requérante a introduite le 7 février 2020 et à laquelle se réfère le Gouvernement ne vise qu’à obtenir réparation du dommage subi dans l’éventualité où la Cour déclarait sa requête fondée.

b) Le Gouvernement

51. Le Gouvernement admet que le CSJ n’est pas une juridiction. Il allègue en revanche que la requérante disposait bel et bien d’une voie de recours interne appropriée, effective et accessible. Si le Gouvernement admet dans ses dernières observations que la requérante ne pouvait en fait pas introduire un recours en annulation devant le Conseil d’État, il fait toutefois valoir qu’elle aurait pu et dû saisir le juge judiciaire, y compris le juge des référés, des illégalités dont elle s’estimait victime. Le juge judiciaire pouvait en effet ordonner la réparation en nature et prescrire à l’autorité en question des mesures destinées à mettre fin à l’illégalité dommageable. Le Gouvernement remarque d’ailleurs que la requérante a, le 7 février 2020, cité l’État en responsabilité civile pour faute de ses organes.

2. Appréciation de la Cour

a) Principes généraux applicables

52. La Cour rappelle que le droit d’accès à un tribunal – c’est-à-dire le droit de saisir un tribunal en matière civile – constitue un élément inhérent au droit énoncé à l’article 6 § 1 de la Convention, qui pose les garanties applicables en ce qui concerne tant l’organisation et la composition du tribunal que la conduite de la procédure. Le tout forme le droit à un procès équitable protégé par l’article 6 § 1 (voir, parmi beaucoup d’autres, Baka, précité, § 120, et Naït-Liman c. Suisse [GC], no 51357/07, § 112, 15 mars 2018).

53. Toutefois, le droit d’accès à un tribunal n’est pas absolu. Il peut être soumis à des limitations pour autant que celles‑ci ne restreignent ni ne réduisent l’accès de l’individu au juge d’une manière ou à un point tels que le droit s’en trouve atteint dans sa substance même. En outre, ces limitations ne se concilient avec l’article 6 § 1 que si elles poursuivent un but légitime et s’il existe un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé (voir, parmi beaucoup d’autres, Baka, précité, § 120, Naït-Liman, précité, §§ 114-115, et Nicolae Virgiliu Tănase c. Roumanie [GC], no 41720/13, § 195, 25 juin 2019).

b) Application au cas d’espèce

54. Avant toute chose, la Cour rappelle qu’il ne lui appartient pas de déterminer si les décisions prises à l’encontre de la requérante étaient des mesures d’ordre au sens du droit administratif interne, ni même si ces décisions constituaient une sanction disciplinaire déguisée, tel que l’allègue la requérante. Il suffit en effet à la Cour de rappeler qu’elle a conclu à l’applicabilité de l’article 6 § 1 de la Convention (paragraphe 41 ci-dessus). Il en résulte que la requérante devait, dans le cadre de la procédure de suspension de ses fonctions au sein du CSJ, bénéficier des garanties offertes par cette disposition, au premier rang desquelles figure le droit d’accès à un tribunal.

55. Selon la jurisprudence de la Cour, un « tribunal » se caractérise au sens matériel par son rôle juridictionnel : trancher, sur la base de normes de droit et à l’issue d’une procédure organisée, toute question relevant de sa compétence (voir, notamment, H. c. Belgique, 30 novembre 1987, § 50, série A no 127-B, et Guðmundur Andri Ástráðsson c. Islande [GC], no 26374/18, § 219, 1er décembre 2020). Or, il résulte des dispositions constitutionnelles et légales pertinentes que le CSJ est un organe d’administration active (paragraphe 19 ci-dessus). Ne devant trancher des litiges, il ne constitue pas une juridiction. La Cour en déduit que cet organe ne constitue pas un « tribunal » au sens de l’article 6 § 1 de la Convention, ce que le Gouvernement ne conteste d’ailleurs pas.

56. À cet égard, la Cour rappelle sa jurisprudence selon laquelle, lorsque l’autorité prenant une décision portant sur des « droits et obligations de caractère civil » ne remplit pas les exigences de l’article 6 § 1, il n’y a pas violation de la Convention si sa décision peut faire l’objet d’un « contrôle ultérieur d’un organe judiciaire de pleine juridiction présentant, lui, les garanties de cet article » (voir, parmi beaucoup d’autres, Albert et Le Compte, précité, § 29, Tsfayo c. Royaume-Uni, no 60860/00, § 42, 14 novembre 2006, Denisov, précité, § 65, et Ramos Nunes de Carvalho e Sá, précité, § 132).

57. Reste donc à savoir si, conformément à cette disposition, la requérante disposait d’un recours auprès d’un « tribunal » pour contester la décision de la suspendre de ses fonctions au sein du CSJ et les décisions de prolongation de cette mesure.

58. La Cour observe que la requérante s’est abstenue de contester les décisions du CSJ portant suspension de ses fonctions (paragraphes 7, 9 et 11 ci-dessus) au motif qu’aucune voie de recours effective n’était disponible en droit interne. Selon le Gouvernement, l’intéressée aurait dû contester les décisions litigieuses devant le Conseil d’État ou devant les juridictions civiles (paragraphe 43 ci-dessus).

59. Les parties sont en désaccord sur l’applicabilité de l’article 259bis-3 § 4 du code judiciaire aux mesures litigieuses. Il n’appartient pas à la Cour de se prononcer sur cette question (paragraphe 39 ci-dessus). Il lui suffit de vérifier si les recours indiqués par le Gouvernement existaient, en théorie et en pratique.

60. Elle constate, d’abord, que le texte de l’article 14 § 1 des lois coordonnées sur le Conseil d’État ne permettait pas à la requérante, en tant que membre du CSJ, de saisir la juridiction administrative d’un recours en annulation contre les décisions litigieuses, tel que l’admet le Gouvernement dans ses dernières observations.

61. Ensuite, en ce qui concerne le pouvoir d’injonction du juge judiciaire (paragraphe 25 ci-dessus), la Cour note que les affirmations du Gouvernement quant à l’adéquation et l’effectivité de ce recours se fondent sur les principes généraux relatifs au contentieux des droits subjectifs. Le Gouvernement ne précise pas dans quelle mesure ces principes s’appliqueraient à l’égard d’une instance comme le CSJ dont l’indépendance à l’égard des autres pouvoirs, et notamment du pouvoir judiciaire, est constitutionnellement garantie. Le Gouvernement n’a d’ailleurs fourni aucun exemple d’injonction contre le CSJ ou une instance comparable.

62. Enfin, en ce qui concerne une action en responsabilité civile, une telle demande n’aurait pas permis au juge d’annuler les mesures de suspension prises à l’égard de la requérante. Si la demande avait été déclarée fondée, un tel recours aurait pu aboutir à l’octroi de dommages et intérêts, mais il n’aurait pas permis à la requérante de reprendre ses fonctions au sein du CSJ. La requérante a d’ailleurs indiqué que la demande qu’elle a introduite le 7 février 2020 ne vise qu’à obtenir réparation du dommage subi dans l’éventualité où la Cour déclarait les présentes requêtes fondées (paragraphe 50 ci-dessus). De l’avis de la Cour, le seul type de recours adéquat, dans une situation telle que celle de l’espèce, est un recours qui pourrait conduire à l’annulation des décisions litigieuses et au rétablissement de la requérante dans son droit d’exercer ses fonctions au sein du CSJ si l’illégalité de la suspension était constatée (voir, mutatis mutandis, en ce qui concerne l’effectivité d’un recours en cas de cessation prématurée d’un mandat électif, Paunović et Milivojević c. Serbie, no 41683/06, § 48, 24 mai 2016, et G.K. c. Belgique, no 58302/10, §§ 39-40, 21 mai 2019). Une action en responsabilité civile n’est donc pas un recours adéquat en l’espèce.

63. Dans ces conditions, la Cour considère que le Gouvernement n’a pas démontré l’existence d’une quelconque voie de recours qui aurait pu permettre à la requérante de faire contrôler, par la voie judiciaire, la décision de suspension de ses fonctions au sein du CSJ et d’obtenir l’annulation ou la suspension de l’exécution de cette décision. Elle rejette par conséquent l’exception de non-épuisement des voies de recours internes soulevée par le Gouvernement.

64. Il résulte également de ce qui précède que les décisions litigieuses n’ont pas été prises par un tribunal ou par un autre organe exerçant des fonctions judiciaires, et qu’elles ne pouvaient pas être soumises au contrôle d’un tel organe (voir, mutatis mutandis, Baka, précité, § 121, et Camelia Bogdan, précité, § 74). La requérante a ainsi été privée du droit d’accès à un tribunal pour contester la mesure de suspension de ses fonctions au sein du CSJ.

65. Il en découle qu’il a été porté atteinte à la substance même du droit de la requérante d’accéder à un tribunal.

66. Partant, il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention.

III. Sur LES AUTRES VIOLATIONS ALLÉGUÉES DE L’ARTICLE 6 § 1 DE LA CONVENTION

67. La requérante se plaint, également sous l’angle de l’article 6 § 1 de la Convention, du fait que les débats précédant les délibérations de l’assemblée générale du CSJ ont eu lieu à huis clos. Elle se plaint en outre du refus de lui donner accès aux procès-verbaux de l’assemblée générale. Elle allègue que, de ce fait, elle n’a pas pu vérifier si les prescrits légaux et réglementaires avaient été respectés. Elle estime qu’il en découle qu’elle n’a pas disposé d’informations suffisantes afin de préparer sa défense, ce qui constituerait une violation de ses droits de la défense.

68. Le Gouvernement rappelle le principe du secret du délibéré. Il indique que, dans la mesure où l’assemblée générale du CSJ ne constitue pas une juridiction et que la mesure décidée ne peut pas être qualifiée de décision judiciaire, l’assemblée générale n’avait pas non plus l’obligation d’examiner le dossier ou de rendre sa décision en audience publique. Le Gouvernement remarque en outre que la requérante n’a pas demandé que l’assemblée générale traite le point relatif à la requérante en audience publique. De l’avis du Gouvernement, la procédure dans son ensemble a présenté des garanties suffisantes : la requérante a été entendue, un délibéré a eu lieu et les décisions ont toutes été motivées de manière exhaustive.

69. La Cour relève que ces griefs sont intrinsèquement liés à celui qu’elle a examiné ci-dessus et qu’ils doivent donc, eux aussi, être déclarés recevables.

70. De l’avis de la Cour, l’absence d’audience publique et le refus de donner accès aux procès-verbaux de l’assemblée générale du CSJ concernent des griefs qui s’ajoutent au grief tiré du fait que le CSJ n’est pas un « tribunal » au sens de l’article 6 § 1 de la Convention et de l’absence d’instance juridictionnelle compétente pour se prononcer sur la suspension de la requérante.

71. Partant, eu égard à sa conclusion concernant le grief principal (paragraphe 66 ci-dessus), la Cour estime qu’il n’y a pas lieu d’examiner séparément ces griefs additionnels.

IV. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

72. Aux termes de l’article 41 de la Convention :

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

A. Dommage

73. La requérante demande 342 695,49 euros (EUR) au titre du dommage matériel qu’elle estime avoir subi du fait de ne pas avoir pu exercer ses fonctions du 1er février 2014, date à laquelle elle a renoncé à son traitement, au 7 septembre 2016. Cette somme inclut sa perte de salaire, des indemnités de représentation et pour la correction d’examens, les pécules de vacances ainsi que les primes de fin d’année. La requérante demande également 25 000 EUR au titre du préjudice moral.

74. Le Gouvernement demande le rejet des demandes. Il fait valoir que la requérante a volontairement renoncé à sa rémunération en tant que membre du CSJ à compter du 1er février 2014 et qu’elle a bénéficié de sa pension de retraite pendant la période de sa suspension. C’est ensuite de son plein gré que la requérante a démissionné de ses fonctions le 30 mars 2015.

75. La Cour constate que la requérante a continué à percevoir son traitement et ses indemnités pendant sa suspension jusqu’à ce qu’elle décide d’y renoncer volontairement à partir du 1er février 2014. Elle a ensuite présenté sa démission de son plein gré. Dès lors, même à supposer que le préjudice matériel allégué puisse être considéré comme découlant directement de la violation constatée (Andrejeva c. Lettonie [GC], no 55707/00, § 111, CEDH 2009 ; voir également Kingsley c. Royaume‑Uni [GC], no 35605/97, § 40, CEDH 2002‑IV, et Kurić et autres c. Slovénie (satisfaction équitable) [GC], no 26828/06, § 81, CEDH 2014), la Cour estime qu’il n’y a pas lieu d’octroyer une somme à ce titre.

76. Elle estime toutefois, à la lumière des circonstances de l’espèce, que l’absence d’accès à un tribunal a causé à la requérante un tort moral auquel le constat de violation figurant dans le présent arrêt ne suffit pas à remédier. Statuant en équité, comme le veut l’article 41 de la Convention, la Cour lui alloue la somme de 12 000 EUR à ce titre.

B. Frais et dépens

77. La requérante réclame 25 141,50 EUR au titre des frais et dépens qu’elle a engagés dans le cadre de la procédure interne et de ceux qu’elle a engagés aux fins de la procédure menée devant la Cour.

78. Le Gouvernement conteste le montant demandé par la requérante. À titre principal, il soutient que la requérante ne saurait réclamer la totalité des frais et dépens engagés devant les instances internes et devant la Cour, étant donné que la mesure de suspension était légitime et qu’elle avait été prise selon une procédure qui n’était pas atteinte d’une violation du droit à un procès équitable. À titre subsidiaire, il se réfère à la sagesse de la Cour quant au montant à allouer.

79. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. En particulier, l’article 60 § 2 du règlement prévoit que toute prétention présentée au titre de l’article 41 de la Convention doit être chiffrée, ventilée par rubrique et accompagnée des justificatifs nécessaires, faute de quoi la Cour peut rejeter la demande, en tout ou en partie. En outre, les frais et dépens ne sont recouvrables que dans la mesure où ils se rapportent à la violation constatée (Vistiņš et Perepjolkins c. Lettonie (satisfaction équitable) [GC], no 71243/01, § 50, CEDH 2014, et Molla Sali c. Grèce (satisfaction équitable) [GC], no 20452/14, § 55, 18 juin 2020).

80. En l’espèce, eu égard au fait que la violation constatée concerne l’absence d’un recours contre la mesure litigieuse et compte tenu des documents en sa possession et des critères susmentionnés, la Cour juge raisonnable d’allouer à la requérante la somme de 5 000 EUR tous frais confondus, plus tout montant pouvant être dû par elle sur cette somme à titre d’impôt.

C. Intérêts moratoires

81. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

PAR CES MOTIFS, LA COUR,

1. Décide, à l’unanimité, de joindre les requêtes ;

2. Décide, à l’unanimité, de joindre au fond l’exception préliminaire concernant l’épuisement des voies de recours internes et la rejette ;

3. Déclare, à l’unanimité, les requêtes recevables ;

4. Dit, par six voix contre une, qu’il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention en tant qu’il garantit le droit d’accès à un tribunal ;

5. Dit, à l’unanimité, qu’il n’y a pas lieu de se prononcer séparément sur les autres griefs tirés de l’article 6 § 1 de la Convention ;

6. Dit, à l’unanimité,

a) que l’État défendeur doit verser à la requérante, dans un délai de trois mois à compter de la date à laquelle l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes :

i. 12 000 EUR (douze mille euros), plus tout montant pouvant être dû sur cette somme à titre d’impôt, pour dommage moral ;

ii. 5 000 EUR (cinq mille euros), plus tout montant pouvant être dû sur cette somme par la requérante à titre d’impôt, pour frais et dépens ;

b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

7. Rejette, à l’unanimité, le surplus de la demande de satisfaction équitable.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 20 juillet 2021, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

Milan Blaško                                        Georgios A. Serghides
Greffier                                                       Président

_______________

Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l’exposé des opinions séparées suivantes :

– opinion concordante du juge Pavli ;
– opinion dissidente du juge Zünd.

G.A.S.
M.B.

OPINION CONCORDANTE DU JUGE PAVLI
(Traduction)

1. J’ai voté avec la majorité pour déclarer l’article 6 § 1 de la Convention applicable en l’espèce et également pour constater une violation du droit d’accès à un tribunal de la requérante sur le terrain de cette disposition. Je ne puis toutefois partager le raisonnement de la majorité sur l’applicabilité de l’article 6 § 1 et j’aurais conclu pour des motifs différents que le litige de fond concernait un « droit de caractère civil ». Étant donné que la Grande Chambre de la Cour est appelée à se prononcer sur des questions connexes dans un proche avenir, je présenterai mes vues sous une forme résumée.

2. La présente affaire concerne la suspension de ses fonctions d’un membre du Conseil supérieur de la justice belge (« CSJ »), un organe constitutionnel d’administration judiciaire. La suspension a été décidée par l’assemblée générale du CSJ, à la suite de l’inculpation de la requérante pour une infraction présentée comme étant liée à des actes accomplis en sa qualité antérieure de présidente d’un tribunal de première instance, ce afin de préserver l’autorité et l’intégrité du CSJ pendant que cette procédure pénale était en cours. Il était particulièrement pertinent à cet égard que la requérante ait présidé une sous-commission de la CSJ sur la nomination des magistrats, alors que les charges retenues contre elle concernaient des faits se rapportant à la nomination de son successeur à son ancienne fonction. À ce titre, le litige portait sur des questions sensibles liées au pouvoir d’un organe constitutionnel – composé pour moitié de magistrats en exercice élus par leurs pairs pour siéger en son sein – de suspendre temporairement l’un de ses membres pour des raisons d’intégrité éthique.

3. Nonobstant ce qui précède, la majorité part du principe qu’il ne s’agit que d’un « conflit ordinaire du travail » entre un fonctionnaire et l’État, ce qui fait jouer la présomption tirée de l’arrêt Eskelinen, qui est que le différend concerne une décision sur un « droit civil » au sens de l’article 6 (paragraphe 38 de l’arrêt). Très respectueusement, j’estime que le présent litige est assez éloigné d’un conflit de travail ordinaire et qu’il concerne des questions complexes tenant à la séparation des pouvoirs et à d’autres aspects qui relèvent fondamentalement du droit public.

4. Plus précisément, l’arrêt semble introduire un nouveau critère fondé sur la notion de « litige professionnel », définie comme un « conflit concernant les relations juridiques existantes dans un contexte professionnel entre un employé ou un agent (…) et un employeur ou une instance qui exerce une certaine autorité sur lui » (paragraphe 37 de l’arrêt). Or ce cas de figure s’appliquerait aussi à un différend entre le Premier ministre et un membre du gouvernement, ou entre le Premier ministre et l’un de ses conseillers, qui entraînerait leur révocation ou une autre conséquence « professionnelle » défavorable. Le ministre limogé pourrait-il invoquer l’article 6 § 1 devant la Cour ? Et quid d’un haut responsable politique qui serait destitué par le parlement ?

5. La majorité note que selon notre jurisprudence, le fait qu’un requérant ait été un haut fonctionnaire n’est pas, en tant que tel, un obstacle à l’applicabilité de la présomption tirée de l’arrêt Eskelinen. Si cela est peut-être exact – et bien que les critères de l’arrêt Eskelinen aient été appliqués extensivement depuis leur adoption pour englober des postes de plus en plus élevés – des affaires telles que la présente soulèvent des questions difficiles relatives aux dernières limites de cette présomption, que la Cour n’a pas encore clairement et réellement définies. À mon sens, les aspects de droit public du présent litige l’emportent clairement sur les aspects civils et sur les éventuelles conséquences individuelles pour la requérante (voir, a contrario, Denisov c. Ukraine [GC], no 76639/11, § 53, 25 septembre 2018). Par conséquent, je ne suis pas en mesure de conclure que le litige dont nous sommes saisis concernait un « droit civil » au regard de la présomption habituelle tirée de l’arrêt Eskelinen.

6. Il est toutefois possible de conclure à l’applicabilité de l’article 6 § 1 en se fondant sur une présomption différente : les membres des organes d’administration judiciaire devraient avoir un droit d’accès à un tribunal en cas de sanctions ou d’ingérences équivalentes dans l’exercice de leurs fonctions. Notre jurisprudence a d’ores et déjà fait de grands pas dans cette direction en ce qui concerne les juges et les procureurs. Elle l’a surtout fait dans les récentes affaires Kövesi c. Roumanie (no 3594/19, 5 mai 2020), qui concernait la révocation d’une procureure principale par la ministre de la Justice, Bilgen c. Turquie (no 1571/07, 9 mars 2021) et Eminağaoğlu c. Turquie (no 76521/12, 9 mars 2021), qui concernaient respectivement la mutation non consensuelle d’un juge dans un ressort judiciaire inférieur et des sanctions disciplinaires imposées à un procureur (voir aussi Broda et Bojara c. Pologne, nos 26691/18 et 27367/18, §§ 120-122, 29 juin 2021, pas encore définitif, concernant la cessation prématurée du mandat de deux vice-présidents). En appliquant à ces affaires le deuxième critère de l’arrêt Eskelinen, trois sections différentes de la Cour ont effectivement souscrit au point de vue selon lequel le « lien spécial de confiance et de loyauté » nécessaire pour justifier une restriction du droit d’accès à un tribunal « n’est guère conciliable » avec l’indépendance des magistrats, dont « la loyauté va à la prééminence du droit et à la démocratie et non aux détenteurs de prérogatives de puissance publique » (Bilgen, § 79 ; voir aussi Kövesi, § 124, précités). En outre, les juges et les procureurs ne peuvent pas faire respecter la prééminence du droit si le droit interne les prive des protections essentielles de la Convention sur des « questions touchant directement leur indépendance et leur impartialité individuelles ». Dès lors, la Cour n’a pas jugé bon de soustraire les magistrats à la protection de l’article 6 « pour des questions se rapportant à leurs conditions d’emploi sur la base du lien spécial de loyauté et de confiance envers l’État » (Bilgen, § 79 et Eminağaoğlu, § 78, précités).

7. Il résulte de ce qui précède qu’il existe une présomption selon laquelle le deuxième critère tiré de l’arrêt Eskelinen ne s’applique pas et ne peut s’appliquer aux litiges relatifs aux conditions d’emploi des juges et des procureurs, qui devraient bénéficier du droit d’accès à un tribunal prévu par l’article 6 dans de telles circonstances. Il est donc indifférent que le premier de ces critères, qui exige que le droit interne interdise expressément l’accès à un tribunal pour la fonction en question, soit satisfait ou non.

8. La présente affaire donne à la Cour une bonne occasion d’examiner si le même raisonnement devrait s’appliquer aux membres d’organes d’administration judiciaire tels que le CSJ. Il s’agit d’un petit bond qui à mes yeux est justifié compte tenu du rôle fondamental joué par ces organes, qui ont été mis en place dans la grande majorité des États parties à la Convention afin d’assurer l’indépendance structurelle et l’intégrité des systèmes juridictionnels nationaux. La présomption fonctionnelle d’un droit d’accès à un tribunal garanti par l’article 6 pour les litiges relatifs au statut devrait, en principe, s’appliquer aussi bien aux membres magistrats qu’aux membres non magistrats des organes d’administration judiciaire, quelles que soient les modalités de leur nomination ou de leur révocation.

9. La présomption devrait être réfutable, mais seulement à la lourde charge pour le gouvernement défendeur de prouver qu’il existe une autre forme de redressement comparable au contrôle juridictionnel, en ce qui concerne aussi bien la structure de l’organe décisionnel que les garanties procédurales. En l’espèce, la moitié des membres du CSJ sont des magistrats élus par leurs pairs, et les décisions en matière de cessation (et, ce qui est discutable, de suspension) des fonctions d’un membre nécessitent une majorité des deux tiers. Cela donnerait à un tiers des membres magistrats un droit de veto sur ces décisions (même s’il serait peut-être préférable d’avoir une double exigence d’une majorité des membres magistrats votant en faveur de la décision). On peut concevoir que, s’il s’accompagne de solides garanties procédurales, un tel système soit considéré comme offrant une protection suffisante aux membres du CSJ. En revanche, et même si cela n’est pas pertinent en l’espèce, on peut soutenir que les procureurs membres ne devraient pas avoir voix au chapitre dans les décisions relatives au statut des membres judiciaires du CSJ. Quoi qu’il en soit, il est clair que le gouvernement défendeur n’a avancé aucun argument de cette nature, préférant soutenir que la décision de suspension était en fait soumise à un contrôle juridictionnel (et je suis d’accord ici avec la majorité pour dire que cette thèse est plutôt fragile). Dans ces conditions, il n’appartient pas à la Cour d’aider le Gouvernement à monter son dossier, et c’est sur cette base que j’ai voté en faveur d’un constat de violation de l’article 6 de la Convention.

OPINION DISSIDENTE DU JUGE ZÜND

1. Je n’ai pas voté avec la majorité, qui a conclu à la violation de l’article 6 § 1 de la Convention en tant qu’il garantit le droit d’accès à un tribunal.

2. La requérante, membre du Conseil supérieur de la Justice, fut suspendue de sa fonction de manière provisoire par l’assemblée générale de ce Conseil à la suite de son inculpation du chef de faux en écritures et usage de faux.

3. L’article 259bis-3 du code judiciaire, dans son paragraphe 4, prévoit que lorsque des motifs graves le justifient, il peut être mis fin au mandat d’un membre par le Conseil supérieur de la Justice, qui en décide à la majorité des deux tiers. Ces décisions ne sont susceptibles d’aucun recours.

4. Avec la majorité je considère qu’il y a dans le cas d’espèce une « contestation » sur un « droit » parce que la mesure provisoire a empêché la requérante d’exercer la fonction à laquelle elle avait été élue auparavant. Pour soustraire un litige à la protection du volet civil de l’article 6, les deux conditions énoncées dans l’arrêt Vilho Eskelinen et autres c. Finlande ([GC], no 63235/00, CEDH 2007‑II) doivent être remplies. En premier lieu, le droit interne doit avoir expressément exclu l’accès à un tribunal s’agissant du poste en question. En second lieu, cette dérogation doit reposer sur des motifs objectifs liés à l’intérêt de l’État.

5. La décision, prise par la majorité des deux tiers du Conseil supérieur de la Justice, de mettre fin au mandat de l’un de ses membres est explicitement dépourvue de toute possibilité d’être mise en cause au moyen d’un recours quelconque. À mon avis, cette exclusion de tout recours s’applique non seulement à la cessation pure et simple du mandat, mais aussi – comme c’est le cas en l’espèce – à une mesure provisoire de suspension de la fonction jusqu’à ce que l’issue de la procédure pénale soit connue : qui peut le plus peut le moins.

6. L’exclusion d’un recours doit reposer sur et être justifiée par des motifs objectifs et prépondérants. Le Conseil supérieur de la Justice est une entité indépendante. Ses membres sont élus pour une durée prévue par la loi sans que le gouvernement ni le parlement n’aient la possibilité de mettre fin au mandat, même dans des situations qui peuvent exceptionnellement le nécessiter. C’est pour sauvegarder l’indépendance du Conseil que la loi exclut l’intervention d’une autre autorité et prévoit qu’il est dans la compétence de l’assemblée générale du Conseil lui-même de mettre fin au mandat pour des motifs graves, à une majorité qualifiée. Si, en outre, une décision du Conseil supérieur de la Justice venait après coup à être mise en doute par un recours devant un tribunal, son autorité et sa crédibilité comme organe de surveillance de la justice seraient mises en danger. Il existe dès lors des motifs objectifs et pertinents qui justifient que le litige concernant la suspension du mandat jusqu’à droit connu sur les suites de l’inculpation ne puisse pas être porté devant un tribunal.

7. Il me reste à signaler que la solution de cette problématique par le droit belge n’est pas seulement compatible avec les critères tirés de l’arrêt Vilho Eskelinen (précité) mais correspond aussi à celle prévue par l’article 23 § 4 de la Convention : la plénière de la Cour peut relever un juge de ses fonctions, à la majorité des deux tiers, si ce juge a cessé de répondre aux conditions requises.

8. En ce qui concerne le versement d’un montant au titre de la satisfaction équitable, j’ai voté avec la majorité sur la base du constat par la Cour d’une violation de l’article 6 § 1.

ANNEXE
Liste des affaires :

No Requête No Nom de l’affaire Introduite le Requérante  Représentée par
1. 79089/13 Loquifer c. Belgique 29/11/2013 Michèle LOQUIFER Paul LEFEBVRE
2. 13805/14 Loquifer c. Belgique 24/01/2014 Michèle LOQUIFER Paul LEFEBVRE
3. 54534/14 Loquifer c. Belgique 28/07/2014 Michèle LOQUIFER Paul LEFEBVRE

Dernière mise à jour le juillet 20, 2021 par loisdumonde

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