AFFAIRE BIO FARMLAND BETRIEBS S.R.L. c. ROUMANIE (Cour européenne des droits de l’homme) Requête no 43639/17

La société requérante allègue qu’en méconnaissance de l’article 6 § 1 de la Convention la cour d’appel, statuant en dernière instance, a rejeté sans indiquer de motif sa demande visant à saisir à titre préjudiciel la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE).


QUATRIÈME SECTION
AFFAIRE BIO FARMLAND BETRIEBS S.R.L. c. ROUMANIE
(Requête no 43639/17)
ARRÊT

Art 6 § 1 (civil) • Procès équitable • Cour d’appel, statuant en dernière instance, ayant rejeté une demande de renvoi préjudiciel à la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) sans référence à l’un des trois critères Cilfit de la CJUE

STRASBOURG
13 juillet 2021

Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Bio Farmland Betriebs S.R.L. c. Roumanie,

La Cour européenne des droits de l’homme (quatrième section), siégeant en une Chambre composée de :

Yonko Grozev, président,
Tim Eicke,
Faris Vehabović,
Iulia Antoanella Motoc,
Armen Harutyunyan,
Gabriele Kucsko-Stadlmayer,
Ana Maria Guerra Martins, juges,
et de Andrea Tamietti, greffier de section,

Vu :

la requête (no 43639/17) dirigée contre la Roumanie et dont une société à responsabilité limité ayant son siège dans cet État, la société Bio Farmland Betriebs (« la société requérante »), a saisi la Cour en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention ») le 8 juin 2017,

la décision de porter à la connaissance du gouvernement roumain (« le Gouvernement ») le grief fondé sur l’article 6 § 1 de la Convention quant au défaut de motivation par la juridiction statuant en dernière instance du rejet d’une demande de renvoi préjudiciel devant la Cour de justice de l’Union européenne et de déclarer irrecevable la requête pour le surplus,

les observations des parties,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 22 juin 2021,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

INTRODUCTION

1. La société requérante allègue qu’en méconnaissance de l’article 6 § 1 de la Convention la cour d’appel, statuant en dernière instance, a rejeté sans indiquer de motif sa demande visant à saisir à titre préjudiciel la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE).

EN FAIT

2. La société requérante a été constituée en 2005 et a son siège à Firiteaz. Elle a été représentée par Me M. Galanton, avocate à Timişoara.

3. Le Gouvernement a été représenté par son agente, Mme O. Ezer, du ministère des Affaires étrangères.

4. Le domaine d’activité de la société requérante est la culture de céréales, de légumineuses et de plantes à graines.

5. En 2011, l’intéressée sollicita un soutien au développement rural auprès de l’Agence de paiement et d’intervention pour l’agriculture (Agenția de plăți și intervenție pentru agricultură – « APIA ») de Bucarest en vue d’avoir accès aux paiements agroenvironnementaux octroyés par le Fonds européen agricole pour le développement rural (Feader) sur le fondement de l’article 36 point a) iv) combiné avec l’article 39 du Règlement (CE) no 1698/2005 du Conseil du 20 septembre 2005 concernant le soutien au développement rural par le Fonds européen agricole pour le développement rural (Feader) (« le Règlement (CE) no 1698/2005 »). La société requérante fut admise, parmi d’autres, à recevoir une aide qui correspondait à l’engagement agroenvironnemental qu’elle avait conclu conformément au paquet 5.1 relatif à l’agriculture écologique. D’après l’engagement signé par la société requérante le 15 avril 2011, elle s’était engagée à mener des activités agricoles dans une zone défavorisée pour une période de cinq ans et à respecter de bonnes conditions agricoles et environnementales.

6. En 2012, la société requérante réitéra sa demande pour bénéficier de l’aide relative aux paiements agroenvironnementaux octroyés en vertu de l’article 36 point a) iv) combiné avec l’article 39 du Règlement (CE) no 1698/2005. Dans la demande formulée en 2012, la société requérante déclara des superficies inférieures à celles déclarées en 2011 pour certaines parcelles de terrain pour lesquelles elle avait signé l’engagement agroenvironnemental en 2011.

7. Le 4 décembre 2012, l’APIA de Arad rendit à l’encontre de la société requérante une décision dite de paiement avec sanctions pluriannuelles. Par cette décision fondée sur l’annexe no 2 de l’Ordre no 161/2012 du ministre de l’Agriculture et du Développement rural (« l’Ordre no 161/2012 »), la société requérante s’était vu infliger la sanction du « code 3 » qui prévoyait une réduction de 50 % de l’aide obtenue selon le programme de financement.

8. Par une note du 6 mars 2013, l’APIA de Arad rejeta le recours gracieux formé par la société requérante contre la décision du 4 décembre 2012. Il ressortait de cette note que l’intéressée avait été sanctionnée pour ne pas avoir respecté son engagement agroenvironnemental conclu en 2011 correspondant au paquet 5.1 selon lequel elle devait respecter les conditions liées au système de gestion pour une période de cinq ans.

9. Le 30 mai 2013, la société requérante saisit la cour d’appel de Timișoara (« la cour d’appel ») d’une action en contentieux administratif contre le ministère de l’Agriculture et du Développement rural, contre l’APIA de Bucarest et l’APIA de Arad, en vue d’annuler la décision du 4 décembre 2012 dans sa partie concernant la sanction correspondant à la réduction de 50 % de l’aide de soutien. La société requérante invoqua à titre liminaire l’exception de nullité de ladite décision, soutenant qu’elle n’était pas motivée.

10. Concernant le fond de l’affaire, la société requérante soutint que le fait de ne pas déclarer, pour une année donnée, certaines superficies de terrain comme ayant la même dimension que celles mentionnées dans l’engagement agroenvironnemental ne constituait pas une méconnaissance d’un critère général d’admissibilité sanctionnée au point B de l’annexe no 2 de l’Ordre no 161/2012 mais tombait dans le champ d’application du point D de la même annexe régissant les sanctions pour la non-déclaration des toutes les superficies.

11. Elle expliqua aussi que les dimensions de la superficie du terrain constituaient une question essentiellement distincte des critères d’admissibilité et que, comme il ressortait expressément de l’article 18 § 1 du Règlement (CE) no 1975/2006 de la Commission du 7 décembre 2006 portant modalités d’application du règlement (CE) no 1698/2005 du Conseil en ce qui concerne l’application de procédures de contrôle et de conditionnalité pour les mesures de soutien au développement rural (« le Règlement (CE) no 1975/2006 »), les réductions des aides ou les exclusions appliquées en cas de non-respect des critères d’admissibilité n’étaient pas applicables à la fluctuation de la superficie du terrain. Selon la société requérante, les dispositions du point D de l’annexe no 2 de l’Ordre no 161/2012 correspondaient à l’article 16 § 1 du Règlement (UE) no 65/2011 de la Commission du 27 janvier 2011 portant modalités d’application du règlement (CE) no 1698/2005 du Conseil en ce qui concerne l’application de procédures de contrôle et de conditionnalité pour les mesures de soutien au développement rural (« le Règlement (UE) no 65/2011 ») et à l’article 55 § 2 du Règlement (CE) no 1122/2009 qui établissaient une sanction n’excédant pas 3 % du montant de l’aide financière en cas de non-déclaration ou de retrait de certaines parties des superficies pour une année civile donnée et excluaient implicitement la qualification de ces « irrégularités » comme des violations des conditions d’admissibilité.

12. Lors de l’audience du 9 septembre 2013, la société requérante demanda à la cour d’appel, sur le fondement de l’article 267 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne, d’adresser à la CJUE des questions préjudicielles relatives aux dispositions européennes qu’elle estimait pertinentes en l’espèce.

13. Par un jugement du 7 octobre 2013, la cour d’appel fit droit à l’action de l’intéressée et annula la décision contestée pour défaut de motivation. La cour d’appel ne s’exprima pas sur la demande de renvoi préjudiciel formée par la société requérante.

14. L’APIA de Bucarest et l’APIA de Arad formèrent un recours contre ce jugement devant la Haute Cour de cassation et de justice (« la Haute Cour »). Par un arrêt du 24 février 2015, la Haute Cour fit droit à leur recours, cassa le jugement contesté et renvoya l’affaire pour un nouveau procès devant le tribunal départemental de Arad (« le tribunal départemental »), tribunal compétent selon la Haute Cour pour juger l’affaire en première instance.

15. Lors de l’audience du 5 mai 2015, la société requérante demanda au tribunal départemental d’adresser à la CJUE des questions préjudicielles relatives à l’interprétation de l’article 18 du Règlement (UE) no 65/2011.

16. Par un jugement avant dire droit du 19 mai 2015, le tribunal départemental rejeta la demande de renvoi préjudiciel formée par la société requérante. Il rappela que le juge national avait la possibilité de ne pas initier le renvoi préjudiciel soit parce qu’il considérait qu’il pouvait interpréter lui-même les dispositions européennes respectives, soit parce qu’il estimait que le droit européen invoqué n’était pas pertinent en l’espèce, soit enfin que la réponse à la question soulevée ressortait de la jurisprudence déjà existante de la CJUE. Il nota ensuite que le juge national n’était pas tenu d’accueillir une telle demande lorsque la décision à rendre était susceptible de recours. Il expliqua que lorsque le juge national avait des doutes quant à la compatibilité d’une norme interne avec une norme européenne, le principe de primauté du droit européen lui permettait, le cas échéant, d’éliminer les effets de la première. Dès lors, il considéra que dans l’affaire en question il n’était pas opportun de saisir la CJUE comme la société requérante l’avait demandée.

17. Par un jugement du 16 juin 2015, le tribunal départemental fit droit à l’action de la requérante et annula la décision contestée.

18. L’APIA de Bucarest et l’APIA de Arad formèrent un recours devant la cour d’appel. Par un arrêt du 19 novembre 2015, la cour d’appel fit droit à ces recours, cassa le jugement rendu en première instance et renvoya l’affaire pour un nouveau jugement en première instance devant le tribunal départemental.

19. Par un jugement du 9 février 2016, le tribunal départemental rejeta l’action de la requérante. Pour en décider ainsi, le tribunal départemental observa que l’article 7 § 1 de l’Ordonnance d’urgence du gouvernement no 125/2006 relative à l’approbation des régimes de paiements directs et de paiements directs nationaux complémentaires, accordés dans l’agriculture à partir de 2007 (« l’OUG no 125/2006 ») prévoyait des conditions pour pouvoir bénéficier desdits paiements. Il nota ensuite que, pour obtenir le paiement, l’agriculteur devait, entre autres, conclure un engagement pour une durée de cinq ans. Il énuméra les conditions liées au système de gestion que l’agriculteur devait remplir pour bénéficier d’une aide correspondant au paquet 5. Il ajouta enfin qu’il convenait de prendre en compte que, dans son annexe no 2, l’Ordre no 161/2012 comportait le point B intitulé « les sanctions générales et spécifiques pour le non-respect des critères d’admissibilité » et que parmi ces critères il mentionnait que « les superficies pour lesquelles l’engagement avait été conclu devaient continuer à être enregistrées auprès d’un organisme de contrôle et être certifiées pour toute la période de l’engagement ». Ce critère était un critère spécial prévu expressément au paquet 5.

20. Le tribunal départemental expliqua ensuite qu’en vertu de l’article 36 point a) iv) du Règlement (CE) no 1698/2005 les paiements agroenvironnementaux devaient soutenir le développement durable des zones rurales et qu’en vertu de l’article 39 alinéas 2 et 3 du même Règlement l’agriculteur s’engageait volontairement et en général pour une période allant de cinq à sept ans. Il exposa ensuite les contenus des articles 13 et 14 de l’arrêté (hotărârea) du gouvernement no 224/2008 établissant le cadre général de mise en œuvre des mesures cofinancées par le Fonds européen agricole pour le développement rural dans le cadre du Programme national de développement rural 2007-2013 (paragraphe 30 ci‑dessus).

21. Le tribunal départemental nota que dans sa demande de 2012 la société requérante avait déclaré, pour cinq de ses parcelles, des superficies plus réduites que celles déclarées en 2011 ce qui contrevenait aux conditions liées au système de gestion correspondant au paquet agroenvironnemental accordé pour une durée de cinq ans. Il nota aussi que pour trois parcelles la société requérante n’avait pas pu présenter la certification donnée par l’organisme de contrôle. Pour le tribunal départemental, ces faits relevaient du point B de l’annexe no 2 de l’Ordre no 161/2012 et non pas du point D, comme le soutenait la société requérante. Il expliqua que les sanctions prévues pour la non-déclaration de toutes les superficies étaient applicables lorsque la condition d’admissibilité requise à l’article 7 alinéa 1) lettres b) et e) de l’OUG no 1125/2006 était méconnue. Selon le tribunal départemental, le législateur européen imposait que pour pouvoir bénéficier d’un soutien financier provenant du budget de l’Union européenne, l’agriculteur devait respecter des exigences agricoles et environnementales minimales sur toute la superficie de l’exploitation et non pas seulement sur celle pour laquelle l’aide financière avait été octroyée.

22. La société requérante forma un recours contre ce jugement devant la cour d’appel. Elle soutint que la décision contestée avait été prononcée en méconnaissance des articles 16 et 18 du Règlement (UE) no 65/2011, que la condition liée au maintien de la même superficie du terrain n’était pas un critère d’admissibilité et que, compte tenu de la superficie très réduite du terrain non déclaré en 2012, l’application des sanctions prévues à l’annexe no 2 de l’Ordre no 161/2012 était incorrecte et avait eu lieu en méconnaissance de la législation de l’Union européenne applicable en la matière, qui devait prévaloir sur la législation nationale.

23. Lors d’une audience du 28 octobre 2016, à la fin des débats en séance publique, la société requérante sollicita auprès de la cour d’appel la reprise de l’affaire et la réouverture des débats afin d’invoquer un incident de procédure. La cour d’appel fit droit à cette demande.

24. La société requérante demanda à la cour d’appel d’adresser à la CJUE des questions préjudicielles, étant donné que l’interprétation des dispositions légales applicables et leur conformité avec le droit européen se prêtaient à plusieurs interprétations. La demande de renvoi en cause était relative à l’interprétation des normes suivantes :

– l’article 16 § 1 deuxième phrase et l’article 18 § 1 du Règlement (UE) no 65/2011 ;

– les points 79 et 80 du Préambule du Règlement (CE) no 1122 de la Commission du 30 novembre 2009 fixant les modalités d’application du règlement (CE) no 73/2009 du Conseil en ce qui concerne la conditionnalité, la modulation et le système intégré de gestion et de contrôle dans le cadre des régimes de soutien direct en faveur des agriculteurs prévus par ce règlement ;

– l’article 24 §§ 1 et 2 du Règlement (CE) no 73/2009 du Conseil du Règlement (CE) no 73/2009 du Conseil du 19 janvier 2009 établissant des règles communes pour les régimes de soutien direct en faveur des agriculteurs dans le cadre de la politique agricole commune et établissant certains régimes de soutien en faveur des agriculteurs – article abrogé mais en vigueur au moment de la réalisation des prétendues actions susceptibles d’être sanctionnées et de l’introduction de l’instance ;

– les sanctions régies par l’Ordre no 161/2012 et dont certaines dispositions devaient constituer, selon la requérante, la transposition de l’article 16 § 1 du Règlement (UE) no 65/2011 et de l’article 55 § 2 du Règlement (CE) no 1122/2009.

25. La requérante établit aussi une liste des questions juridiques et des interrogations à adresser à la CJUE, qu’elle versa au dossier.

26. Par un arrêt définitif du 28 octobre 2016, la cour d’appel rejeta le recours de la requérante. Quant à la demande de renvoi préjudiciel, elle s’exprima ainsi dans la partie introductive de son arrêt :

« La cour [d’appel], en délibérant, a considéré qu’il ne s’imposait pas de discuter la demande visant à saisir la CJUE aux fins de prononcer une décision sur l’interprétation préliminaire des dispositions des Règlements CE, comme l’a suggéré (…) la requérante. (…) »

27. Sur le fond de l’affaire, la cour d’appel jugea que les dispositions de l’Ordre no 161/2012 « n’allaient pas à l’encontre de l’article 18 du Règlement (UE) no 65/2011 », comme le soutenait la requérante. Elle considéra en effet que les dispositions dudit Ordre « établissaient correctement, dans son annexe no 2, les sanctions générales et spécifiques applicables en cas de non-respect des critères d’admissibilité », et qu’elles « prévoyaient au point B de ladite annexe les critères d’admissibilité correspondant au paquet 5 relatif à l’agriculture écologique, qui fixait une condition principale d’admissibilité selon laquelle les superficies pour lesquelles l’engagement avait été conclu en vue d’obtenir une aide financière devaient continuer à être enregistrées auprès d’un organisme de contrôle et être certifiées pour toute la période de l’engagement ». Après examen des pièces du dossier, la cour d’appel jugea que la condition d’admissibilité requise pour obtenir une aide financière dans le respect de l’engagement agroenvironnemental conclu en 2011 n’était pas remplie, étant donné qu’en 2012 la superficie totale pour laquelle la requérante s’était engagée en 2011 n’avait été ni enregistrée ni certifiée, en méconnaissance de la condition qui imposait que l’engagement initialement conclu soit respectée pour une période de cinq ans. Elle ajouta que le tribunal départemental avait correctement appliqué en l’espèce les dispositions pertinentes de l’OUG no 125/2006.

28. La société requérante forma une contestation en annulation, voie extraordinaire de recours, contre l’arrêt du 28 octobre 2016, en invoquant un défaut de motivation de cet arrêt. Par un arrêt définitif du 26 avril 2017, la cour d’appel rejeta la contestation en annulation, en indiquant que la juridiction qui avait statué en dernier ressort s’était prononcée sur la demande de renvoi préjudiciel pour autant qu’elle l’avait rejetée et que la motivation insuffisante de cette décision ne constituait pas une omission au sens de la loi de procédure.

LE CADRE JURIDIQUE INTERNE ET EUROPÉEN PERTINENTS

I. Le DROIt interne pertinent

29. Les articles pertinents du code de procédure civile sont ainsi libellés :

Article 425

« Le jugement doit comporter :

(…)

b) les considérants, où sont précisés l’objet de la demande et exposés succinctement les prétentions respectives des parties, l’exposé de la situation en fait retenue par le juge sur la base des preuves instruites, la motivation en fait et en droit de la décision, en indiquant tant les raisons pour lesquelles les demandes des parties ont été admises que les motifs pour lesquels celles-ci ont été rejetées. »

30. L’arrêté (hotărârea) du gouvernement no 224/2008 établissant le cadre général de la mise en œuvre de mesures cofinancées par le Fonds européen agricole pour le développement rural dans le cadre du Programme national de développement rural 2007-2013, tel qu’en vigueur à l’époque des faits, prévoyait dans son article 13 que l’utilisation durable des terres agricoles était assurée entre autres par la mesure 214 intitulée « Paiements agroenvironnementaux ». Selon l’article 14 du même arrêté, l’APIA devait déterminer si le demandeur de l’aide avait droit au paiement, définir le montant à allouer et effectuer le paiement.

31. Les dispositions pertinentes en l’espèce de l’ordonnance d’urgence du gouvernement no 125/2006 pour l’approbation des régimes de paiements directs et de paiements directs nationaux complémentaires, qui avaient été accordés dans l’agriculture à partir de 2007, en vigueur à l’époque des faits, étaient ainsi libellées :

Article 7

« 1. Afin de bénéficier de l’octroi de paiements au titre des régimes de paiement unique à la surface, les candidats doivent être inscrits au registre des agriculteurs, administré par l’Agence des paiements et des interventions agricoles, demander des paiements en temps opportun et remplir les conditions générales suivantes :

a) exploiter une terre agricole d’une superficie d’au moins 1 ha, et la surface de la parcelle agricole d’au moins 0,3 ha (…) ;

b) déclarer toutes les parcelles agricoles ;

(…)

e) respecter de bonnes conditions agricoles et environnementales, réglementées par la législation nationale, sur l’ensemble de la superficie agricole de l’exploitation ;

(…) »

32. L’Ordre no 161/2012 du ministre de l’Agriculture et du Développement rural, tel qu’en vigueur à l’époque des faits, prévoyait entre autres, dans le cadre du Programme national de développement rural 2007‑2013, le système de sanctions liées aux demandes de paiement déposées dès 2012, qui était approuvé pour la mesure 214 intitulée « Paiements agroenvironnementaux ». Son annexe no 2 régissait le système de sanctions pour la mesure 214.

33. Le point B de l’annexe no 2 portait sur les sanctions générales et spécifiques applicables en cas de non-respect des critères d’admissibilité ». Sur ce point, « la signature et le maintien de l’engagement pour une période de cinq ans à partir de la date de signature » figuraient au deuxième tableau de l’annexe no 2, parmi les conditions d’admissibilité. Concernant le paquet 5 relatif à l’agriculture écologique, il était mentionné dans le même tableau, parmi les conditions d’admissibilité, que « les superficies pour lesquelles l’engagement avait été conclu devaient continuer à être enregistrées auprès d’un organisme de contrôle et certifiées pour toute la période de l’engagement ». Lorsque ce critère n’était pas rempli et que la superficie était réduite de plus de 30 % que celle pour laquelle l’engagement avait été conclu, il convenait d’appliquer la sanction du code 3, à savoir la réduction de 50 % de l’aide octroyée.

34. Le point D de l’annexe no 2 de l’Ordre no 161/2012 intitulé « Sanctions pour la non-déclaration de toutes les superficies » prévoyait ce qui suit :

« Si, pour une année donnée, un agriculteur ne déclare pas toutes les superficies agricoles et que la différence entre la superficie agricole totale déclarée dans la demande de paiement, d’une part, et la superficie déclarée plus la superficie totale des parcelles agricoles non déclarées, d’autre part, est supérieure à 3 % de la superficie déclarée, le montant global des paiements dus à un agriculteur pour l’année où l’irrégularité a été constatée subit une réduction pouvant aller jusqu’à 3 % (…) »

II. LE droit de l’Union europÉene pertinent

35. L’article 267 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne (« TFUE » ; ancien article 234 du Traité instituant la Communauté européenne) prévoit la saisine à titre préjudiciel de la CJUE en ces termes :

« La Cour de justice est compétente pour statuer, à titre préjudiciel :

a) sur l’interprétation du présent traité,

b) sur la validité et l’interprétation des actes pris par les institutions de la Communauté (…) ;

(…)

Lorsqu’une telle question est soulevée devant une juridiction d’un des États membres, cette juridiction peut, si elle estime qu’une décision sur ce point est nécessaire pour rendre son jugement, demander à la Cour de justice de statuer sur cette question.

Lorsqu’une telle question est soulevée dans une affaire pendante devant une juridiction nationale dont les décisions ne sont pas susceptibles d’un recours juridictionnel de droit interne, cette juridiction est tenue de saisir la Cour de justice. »

36. Interprétant cette disposition, la CJUE a précisé ce qui suit dans l’affaire S.r.l. CILFIT et Lanificio di Gavardo S.p.a. c. Ministère de la santé (C-283/81, arrêt du 6 octobre 1982, ECLI:EU:C:1982:335, § 21) :

« (…) une juridiction dont les décisions ne sont pas susceptibles d’un recours juridictionnel de droit interne est tenue, lorsqu’une question de droit [de l’Union] se pose devant elle, de déférer à son obligation de saisine, à moins qu’elle n’ait constaté que la question soulevée n’est pas pertinente ou que la disposition [de l’Union] en cause a déjà fait l’objet d’une interprétation de la part de la Cour ou que l’application correcte du droit [de l’Union] s’impose avec une telle évidence qu’elle ne laisse place à aucun doute raisonnable; l’existence d’une telle éventualité doit être évaluée en fonction des caractéristiques propres au droit [de l’Union], des difficultés particulières que présente son interprétation et du risque de divergences de jurisprudence à l’intérieur de la Communauté. »

37. S’agissant de l’initiation de la procédure préjudicielle, la CJUE a indiqué ceci dans l’affaire György Katz c. István Roland Sós (C-404/07, 9 octobre 2008, ECLI:EU:C:2008:553, § 37) :

« (…) il appartient au juge national et non aux parties au litige au principal de saisir la Cour. La faculté de déterminer les questions à soumettre à la Cour est donc dévolue au seul juge national et les parties ne sauraient en changer la teneur (…) »

38. Dans son jugement du 9 novembre 2010 dans l’affaire VB Pénzügyi Lízing Zrt. v. Ference Schneider (C-137/08, ECLI:EU:C:2010:659, § 28), la CJUE a précisé ce qui suit :

« (…) le système instauré à l’article 267 TFUE en vue d’assurer l’unité de l’interprétation du droit de l’Union dans les États membres institue une coopération directe entre la Cour et les juridictions nationales par une procédure étrangère à toute initiative des parties (…) »

39. Le 25 novembre 2016 the CJUE a publié une actualisation de ses « recommandations à l’attention des juridictions nationales relatives à l’introduction de procédures préjudicielles » (2016/C 439/01), dont la partie pertinente est la suivante :

« 3. La compétence de la Cour pour statuer, à titre préjudiciel, sur l’interprétation ou la validité du droit de l’Union s’exerce à l’initiative exclusive des juridictions nationales, que les parties au litige au principal aient ou non exprimé le souhait d’une saisine de la Cour. Dans la mesure où elle est appelée à assumer la responsabilité de la décision judiciaire à intervenir, c’est en effet à la juridiction nationale saisie d’un litige – et à elle seule – qu’il appartient d’apprécier, au regard des particularités de chaque affaire, tant la nécessité d’une demande de décision préjudicielle pour être en mesure de rendre son jugement que la pertinence des questions qu’elle pose à la Cour. »

40. Les dispositions pertinentes du Règlement (CE) no 1698/2005 du Conseil du 20 septembre 2005 concernant le soutien au développement rural par le Fonds européen agricole pour le développement rural (Feader) se lisent ainsi :

Article 36 – Mesures

« L’aide prévue au titre de la présente section concerne :

a) les mesures axées sur l’utilisation durable des terres agricoles grâce à :

(…)

iv) des paiements agroenvironnementaux,

(…) »

Article 39 – Paiements agroenvironnementaux

« (…)

2. Les paiements agroenvironnementaux sont accordés aux agriculteurs qui prennent volontairement des engagements en faveur de l’agroenvironnement. Lorsque la réalisation des objectifs environnementaux le justifie, les paiements agroenvironnementaux peuvent être accordés à d’autres gestionnaires de terres.

3. Les paiements agroenvironnementaux ne concernent que les engagements qui dépassent les normes obligatoires établies conformément aux articles 4 et 5 du règlement (CE) no 1782/2003 et aux annexes III et IV dudit règlement, ainsi que les exigences minimales pour les engrais et les produits phytosanitaires et les autres exigences obligatoires appropriées établies par la législation nationale et indiquées dans le programme.

Ces engagements sont pris en général pour une durée de cinq à sept ans. (…) »

41. Les articles pertinents du Règlement (UE) no 65/2011 de la commission du 27 janvier 2011, portant modalités d’application du règlement (CE) no 1698/2005 du Conseil en ce qui concerne l’application de procédures de contrôle et de conditionnalité pour les mesures de soutien au développement rural, se lisent ainsi :

Article premier

Champ d’application

« Le présent règlement définit les modalités de mise en œuvre de procédures de contrôle et de conditionnalité pour les mesures cofinancées de soutien au développement rural établies en application du règlement (CE) no 1698/2005. »

Sous-section II

Réductions et exclusions

Article 16

Réductions et exclusions en ce qui concerne la taille des superficies

« 1. Si, pour une année donnée, un bénéficiaire ne déclare pas toutes les superficies agricoles et que la différence entre la superficie agricole totale déclarée dans la demande de paiement, d’une part, et la superficie déclarée plus la superficie totale des parcelles agricoles non déclarées, d’autre part, est supérieure à 3 % de la superficie déclarée, le montant global des paiements pour les mesures « surfaces » à verser à ce bénéficiaire pour ladite année subit une réduction pouvant aller jusqu’à 3 %, en fonction de la gravité de l’omission.

(…) »

Article 18

Réductions et exclusions en cas de non-respect d’autres critères d’admissibilité, engagements et obligations y afférentes

« 1. L’aide demandée est réduite ou refusée lorsque les obligations et critères suivants ne sont pas remplis :

a) pour les mesures visées à l’article 36, points a) iv) et a) v) ainsi qu’à l’article 36, point b) v), du règlement (CE) no 1698/2005, les normes obligatoires appropriées ainsi que les exigences minimales appropriées pour les engrais et les produits phytosanitaires, les autres exigences obligatoires appropriées visées à l’article 39, paragraphe 3, à l’article 40, paragraphe 2, et à l’article 47, paragraphe 1, du règlement (CE) no 1698/2005 et les engagements qui vont au-delà de ces normes et exigences ;

b) les critères d’admissibilité autres que ceux qui sont liés à la superficie ou au nombre d’animaux déclaré.

Dans le cas d’engagements pluriannuels, les réductions d’aides, les exclusions et les recouvrements s’appliquent également aux montants déjà payés au cours des années antérieures en ce qui concerne cet engagement. (…) »

EN DROIT

I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 § 1 DE LA CONVENTION

42. La société requérante allègue que la cour d’appel a rejeté sans indiquer de motif sa demande de renvoi préjudiciel. Elle invoque l’article 6 § 1 de la Convention, dont les parties pertinentes sont ainsi libellées :

« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement (…) par un tribunal (…), qui décidera (…) des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil (…) »

A. Sur la recevabilité

43. La Cour rappelle que, pour que l’article 6 § 1 trouve à s’appliquer sous son volet « civil », il faut qu’il y ait « contestation » sur un « droit » que l’on peut prétendre, au moins de manière défendable, reconnu en droit interne, et ce, que le droit en question soit protégé par la Convention ou non (voir, parmi bien d’autres précédents, Bochan c. Ukraine (no 2) [GC], no 22251/08, § 42, CEDH 2015). La Cour note que la procédure interne portait sur l’étendue de la réduction des aides financières dont bénéficiait la société requérante qui menait des activités agricoles, en vertu des dispositions européennes concernant le soutien au développement rural et du droit interne y relatif (paragraphe 5 ci-dessus). Dans ces conditions, la Cour estime que la société requérante pouvait prétendre, au moins de manière défendable, avoir un droit reconnu en droit interne. Compte tenu de l’intérêt patrimonial et des répercussions potentielles que l’issue du litige pouvait avoir sur l’activité de l’intéressée, la Cour considère que le volet civil de l’article 6 de la Convention est applicable en l’espèce.

44. Constatant que ce grief n’est pas manifestement mal fondé ni irrecevable pour un autre motif visé à l’article 35 de la Convention, la Cour le déclare recevable.

B. Sur le fond

1. Thèses des parties

a) La société requérante

45. La société requérante fait valoir que le refus par la cour d’appel de saisir la CJUE des questions préjudicielles qu’elle lui avait soumises n’était pas motivé au regard des critères énoncés dans l’arrêt Cilfit. Elle ajoute que dans les motifs de l’arrêt du 28 octobre 2016 aucun élément ne s’y trouvait qui aurait permis de déduire que l’approche de la cour d’appel aurait visé le critère de la non-pertinence de la demande et/ou le critère de l’évidence quant à l’interprétation exacte des dispositions du droit de l’Union. Elle expose que la motivation du tribunal départemental dans son jugement avant dire droit du 19 mai 2015 ne comblait point le défaut de motivation de la cour d’appel, étant donné qu’il s’agissait d’un tribunal de première instance pour qui la demande de renvoi préjudiciel était facultative et qu’il avait fondé sa décision sur le principe de primauté du droit européen et non pas sur les critères établis dans la jurisprudence Cilfit.

b) Le Gouvernement

46. Le Gouvernement explique qu’en l’espèce la cour d’appel a rejeté la demande de renvoi préjudiciel formée par la société requérante au motif qu’aucun examen sur cette demande n’était nécessaire. Il ajoute que le tribunal départemental, dans son jugement avant dire droit du 19 mai 2015, avait mentionné que le juge national n’était pas tenu de procéder à un renvoi préjudiciel parce qu’il considérait soit qu’il pouvait interpréter lui-même les dispositions européennes, soit que le droit européen invoqué n’était pas pertinent en l’espèce (paragraphe 16 ci-dessus).

47. Pour le Gouvernement, la réponse fournie à la société requérante impliquait que les juridictions nationales n’avaient pas de doute quant à l’application correcte en l’espèce du droit de l’Union européenne et que le moyen ainsi soulevé par la société requérante n’était pas pertinent. Le Gouvernement soutient que le tribunal départemental a motivé de manière approfondie sa décision en mettant en avant le caractère inopportun de saisir la CJUE de questions préjudicielles (paragraphe 16 ci-dessus). Il ajoute que les raisons du rejet de la demande de renvoi préjudiciel au regard des critères établis dans l’affaire Cilfit pouvaient se déduire de la motivation de l’arrêt rendu par la cour d’appel sur le fond de l’affaire. Il explique qu’en répondant au moyen de recours de la société requérante fondé sur le droit de l’Union européenne, la cour d’appel a indiqué que les dispositions de l’Ordre no 161/2012 ne contredisaient pas les dispositions de l’article 18 § 1 b) du Règlement (UE) no 65/2011 et a exposé la manière dont ledit Ordre avait établi les sanctions applicables.

2. Appréciation de la Cour

a) Les principes généraux

48. Comme la Cour l’a exposé dans l’arrêt Ullens de Schooten et Rezabek c. Belgique (nos 3989/07 et 38353/07, § 56, 20 septembre 2011) et rappelé plus récemment dans l’arrêt Sanofi Pasteur c. France (no 25137/16, § 68, 13 février 2020), il résulte du troisième alinéa de l’article 267 TFUE que, lorsqu’une question relative notamment à l’interprétation du Traité ou des actes pris par les institutions de l’Union européenne est soulevée dans le cadre d’une procédure devant une juridiction nationale dont les décisions ne sont pas susceptibles d’un recours juridictionnel de droit interne – telle, en l’espèce, la cour d’appel –, cette juridiction est tenue d’en saisir la CJUE à titre préjudiciel. Cette obligation n’est toutefois pas absolue. Il ressort en effet de la jurisprudence Cilfit de la CJUE qu’il revient aux juridictions nationales dont les décisions ne sont pas susceptibles d’un recours juridictionnel de droit interne comme aux autres juridictions nationales, d’apprécier si une décision sur un point de droit de l’Union est nécessaire pour leur permettre de rendre leur décision. L’arrêt précise à cet égard qu’en conséquence, elles ne sont pas tenues de renvoyer une question d’interprétation de droit de l’Union soulevée devant elles lorsqu’elles constatent que « [cette question] n’est pas pertinente », que « la disposition [de l’Union] en cause a déjà fait l’objet d’une interprétation de la part de la Cour [de justice] » ou que « l’application correcte du droit [de l’Union] s’impose avec une telle évidence qu’elle ne laisse place à aucun doute raisonnable » (paragraphes 36-39 ci-dessus).

49. La Convention ne garantit pas, comme tel, un droit à ce qu’une affaire soit renvoyée à titre préjudiciel par le juge interne devant la CJUE (Baydar c. Pays-Bas, no 55385/14, § 39, 24 avril 2018 ; voir aussi Ullens de Schooten et Rezabek, précité, § 57). L’article 6 § 1 met toutefois à la charge des juridictions internes une obligation de motiver au regard du droit applicable les décisions par lesquelles elles refusent de poser une question préjudicielle, d’autant plus lorsque le droit applicable n’admet un tel refus qu’à titre d’exception. La Cour en a déduit que, lorsqu’elle est saisie sur ce fondement d’une allégation de violation de l’article 6 § 1, sa tâche consiste à s’assurer que la décision de refus critiquée devant elle est dûment assortie de tels motifs. Cela étant, elle a rappelé que, s’il lui revient de procéder rigoureusement à cette vérification, il ne lui appartient pas de connaître d’erreurs qu’auraient commises les juridictions internes dans l’interprétation ou l’application du droit pertinent (Ullens de Schooten et Rezabek, précité, §§ 60-61, Dhahbi c. Italie, no 17120/09, § 31, 8 avril 2014, et Sanofi Pasteur, précité, § 69). Sur ce dernier point, elle a également rappelé qu’il revient au premier chef aux autorités nationales, tout particulièrement aux cours et tribunaux, d’interpréter et d’appliquer le droit interne, le cas échéant en conformité avec le droit de l’Union européenne, le rôle de la Cour se limitant à vérifier la compatibilité avec la Convention des effets de leurs décisions (Ullens de Schooten et Rezabek, précité, § 54).

50. La Cour a aussi précisé que, dans le cadre spécifique du troisième alinéa de l’article 267 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne, cela signifie que les juridictions nationales dont les décisions ne sont pas susceptibles d’un recours juridictionnel de droit interne, qui refusent de saisir la CJUE à titre préjudiciel d’une question relative à l’interprétation du droit de l’Union européenne soulevée devant elles, sont tenues de motiver leur refus au regard des exceptions prévues par la jurisprudence de la CJUE (Ullens de Schooten et Rezabek, précité, § 62, et Sanofi Pasteur, précité, § 70).

51. La Cour a confirmé ces principes dans des arrêts et décisions postérieurs, tout en précisant qu’ils ne faisaient pas obstacle à ce que, lorsqu’une juridiction interne supérieure rejette par une motivation sommaire une requête parce qu’elle ne soulève pas de questions juridique foncièrement importante ou qu’elle n’a pas de chance d’aboutir, il est le cas échéant acceptable au regard de l’article 6 de la Convention, qu’elle ne traite pas explicitement de la demande de renvoi préjudiciel soulevée dans le cadre de cette requête (voir, en particulier, Baydar, précité, §§ 42, 46 et 48). Il en va de même lorsque le recours est déclaré irrecevable pour non‑respect des conditions de recevabilité (Astikos Kai Paratheristikos Oikodomikos Synetairismos Axiomatikon et Karagiorgos c. Grèce (déc.), nos 29382/16 et 489/17, § 47, 9 mai 2017). Dans de tels cas de figure, les réponses aux questions envisagées, quelles qu’elles soient, n’auraient pas d’effet sur le résultat de l’affaire (ibidem). La Cour admet aussi que, in concreto, les raisons du rejet de la demande de renvoi préjudiciel au regard des critères Cilfit puissent se déduire de la motivation du reste de la décision de la juridiction concernée (Krikorian c. France (déc.), no 6459/07, §§ 97‑99, 26 novembre 2013, Harisch c. Allemagne, no 50053/16, §§ 37-42, 11 avril 2019, et Ogieriakhi c. Irlande (déc.), [Comité] no 57551/17, § 62, 30 avril 2019) ou de motifs quelque peu implicites indiqués dans la décision rejetant la demande (Repcevirág Szövetkezet c. Hongrie, no 70750/14, §§ 57-58, 30 avril 2019).

b) L’application de ces principes en l’espèce

52. En l’espèce, les questions préjudicielles que la société requérante souhaitait voir transmises par la cour d’appel à la CJUE, qui visaient l’interprétation de plusieurs articles de droit européen, étaient formulées avec précision et selon les modalités requises par le droit interne (paragraphes 24-25 ci-dessus) (comparer avec Somorjai c. Hongrie, no 60934/13, §§ 59-60, 28 août 2018). Cela n’a du reste pas prêté à controverse entre les parties. Par ailleurs, la cour d’appel n’a pas déclaré le recours de la société requérante irrecevable, mais l’a rejeté après avoir procédé à un examen au fond de l’affaire. On ne se trouve donc pas dans le premier cas évoqué au paragraphe 51 ci-dessus.

53. Ensuite, en réponse à la demande visant à saisir à titre préjudiciel la CJUE formée par la société requérante, la cour d’appel s’est limitée à indiquer qu’« il ne s’imposait pas de discuter la demande visant à saisir la CJUE » (paragraphe 26 ci-dessus). La cour d’appel ne s’est donc pas expressément référée à l’un des trois critères Cilfit, et rien n’indique qu’elle aurait estimé que les dispositions du droit de l’Union en cause avaient « déjà fait l’objet d’une interprétation » par la CJUE, le Gouvernement ne le soutient du reste pas. Le Gouvernement semble en revanche considérer qu’il ressort de manière implicite de l’arrêt de la cour d’appel que pour les juges ayant tranché l’affaire l’application correcte du droit de l’Union européenne s’imposait de manière évidente et que dès lors les questions n’étaient pas pertinentes (paragraphe 47 ci-dessus). Il fait valoir à cet égard que, dans son arrêt du 28 octobre 2016, la cour d’appel a mentionné que les dispositions de l’Ordre no 161/2012 « n’allaient pas à l’encontre de l’article 18 du Règlement (UE) no 65/2011 ».

54. La Cour ne voit cependant dans les motifs de l’arrêt de la cour d’appel aucun élément qui permettrait de déduire que telle aurait été l’approche de la cour d’appel.

55. Certes, l’arrêt de la cour d’appel fait du moins dans sa partie introductive référence aux questions préjudicielles soulevées par la société requérante (en utilisant la formule « il ne s’imposait pas de discuter la demande visant à saisir la CJUE »). Néanmoins, cet arrêt n’indique pas les raisons pour lesquelles il a été considéré que les questions soulevées ne méritaient pas d’être discutées et transmises à la CJUE (Sanofi Pasteur, précité, § 78, et Schipani et autres c. Italie, no 38369/09, §§ 70-71, 21 juillet 2015). Le simple fait de mentionner que les dispositions de l’Ordre no 161/2012 n’étaient pas contraires à l’article 18 du Règlement (UE) no 65/2011 ne constitue pas une réponse claire quant à la raison du refus (voir, pour une situation différente, Sindicatul Pro Asistență socială c. Roumanie (déc.), no 24456/13, §§ 29-30, 6 mars 2014, où les juridictions nationales ont expliqué pour quelles raisons les dispositions européennes n’étaient pas applicables en l’espèce). Qui plus est, l’analyse faite par la cour d’appel qui s’était référée à l’article 18 § 1 du Règlement (UE) no 65/2011 (paragraphe 27 ci-dessus) ne couvrait guère l’absence de toute explication quant au refus de poser à la CJUE des questions concernant les autres dispositions européennes mentionnées dans la demande de renvoi. De l’avis de la Cour, la motivation de l’arrêt de la cour d’appel ne permet donc pas d’établir si ces questions ont été examinées à l’aune des critères Cilfit et, le cas échant, au regard duquel ou desquels de ces critères la juridiction statuant en dernière instance a décidé de ne pas les transmettre à la CJUE.

56. Quant à l’argument du Gouvernement selon lequel le tribunal départemental avait fourni dans son jugement avant dire droit du 19 mai 2015 une explication approfondie justifiant le rejet de la demande de renvoi préjudiciel formée par la société requérante (paragraphe 47 ci-dessus), la Cour note que devant ce tribunal la société requérante n’avait pas soulevé des questions identiques à celles posées devant la cour d’appel (paragraphes 15 et 24 ci-dessus). En outre, à la suite de la cassation du jugement du 16 juin 2015 rendu par le tribunal départemental (paragraphe 18 ci-dessus), l’affaire a été renvoyée devant le tribunal départemental pour un nouveau jugement, son jugement avant dire droit du 19 mai 2015 n’étant plus valable. Enfin, étant donné que la décision que le tribunal départemental devait rendre était susceptible de recours, les critères à appliquer par celui-ci pour rejeter la demande de renvoi de la société requérante n’étaient pas ceux exposés dans la jurisprudence Cilfit (paragraphe 16 ci-dessus).

57. Compte tenu de ce qui précède, la Cour conclut qu’il y a eu en l’espèce violation de l’article 6 § 1 de la Convention.

II. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

58. Aux termes de l’article 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

A. Dommage

59. La société requérante ne réclame pas de somme au titre du préjudice matériel. Elle demande en revanche 6 000 euros (EUR) en réparation du préjudice moral qu’elle estime avoir subi.

60. Le Gouvernement soutient qu’un éventuel constat de violation de la Convention pourrait constituer une réparation adéquate. Subsidiairement, il considère que la somme sollicitée par l’intéressée est excessive et déraisonnable.

61. La Cour note que la société requérante ne demande pas réparation de son préjudice matériel. Dès lors, aucune somme ne sera accordée à ce titre. En ce qui concerne la réparation du préjudice moral, la Cour a déjà dit que le préjudice autre que matériel peut comporter, pour une personne morale, des éléments plus ou moins « objectifs » et « subjectifs ». Parmi ces éléments, il faut reconnaître la réputation de l’entité juridique, mais également l’incertitude dans la planification des décisions à prendre, les troubles causés à la gestion de l’entité juridique elle-même, dont les conséquences ne se prêtent pas à un calcul exact, et enfin, quoique dans une moindre mesure, l’angoisse et les désagréments éprouvés par les membres des organes de direction de la société (Paroisse gréco-catholique Lupeni et autres c. Roumanie [GC], no 76943/11, § 182, 29 novembre 2016). La Cour estime qu’en l’espèce le simple constat de violation ne constitue pas une réparation suffisante du préjudice moral subi par la société requérante. Statuant en équité comme le veut l’article 41 de la Convention, elle accorde à l’intéressée la somme de 1 500 EUR pour dommage moral.

B. Frais et dépens

62. La société requérante demande 8 892 EUR pour les frais et dépens engagés devant les juridictions internes et 6 273 EUR pour ceux engagés devant la Cour. Elle fournit des notes d’honoraires correspondant à ces montants.

63. Le Gouvernement soutient que la société requérante n’a pas fourni de justificatifs prouvant la réalité et la nécessité des dépens engagées.

64. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. En l’espèce, compte tenu des documents dont elle dispose et de sa jurisprudence, la Cour estime raisonnable d’allouer à la société requérante la somme de 5 000 EUR tous frais confondus.

C. Intérêts moratoires

65. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1. Déclare la requête recevable ;

2. Dit qu’il y a eu violation de l’article 6 de la Convention ;

3. Dit

a) que l’État défendeur doit verser à la société requérante, dans un délai de trois mois à compter de la date à laquelle l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes, à convertir dans la monnaie de l’État défendeur au taux applicable à la date du règlement :

i. 1 500 EUR (mille cinq cents euros) plus tout montant pouvant être dû sur cette somme à titre d’impôt, pour dommage moral ;

ii. 5 000 EUR (cinq mille euros), plus tout montant pouvant être dû sur cette somme par la société requérante à titre d’impôt, pour frais et dépens ;

b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

4. Rejette le surplus de la demande de satisfaction équitable.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 13 juillet 2021, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

Andrea Tamietti                                   Yonko Grozev
Greffier                                                  Président

Dernière mise à jour le juillet 13, 2021 par loisdumonde

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *