AFFAIRE MARTINEZ AHEDO ET AUTRES c. ESPAGNE (Cour européenne des droits de l’homme)

TROISIÈME SECTION
AFFAIRE MARTINEZ AHEDO ET AUTRES c. ESPAGNE
(Requêtes nos 39434/17 et 3 autres – voir liste en annexe)
ARRÊT
STRASBOURG
20 octobre 2020

Cet arrêt est définitif. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Martinez Ahedo c. Espagne,

La Cour européenne des droits de l’homme (troisième section), siégeant en uncomitécomposé de :

Helen Keller,présidente,

María Elósegui,

Ana MariaGuerra Martins, juges,

et de OlgaChernishova, greffière adjointede section,

Vu :

les requêtes (nos 39434/17, 41066/17, 43600/17 et 4752/18) dirigées contre le Royaume d’Espagne et dont quatre ressortissants de cet État, MM. Gorka Martinez Ahedo et 3 autres (« les requérants », voir détails en annexe) ont saisi la Cour en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention ») aux dates indiquées dans le tableau joint en annexe,

la décision de porter à la connaissance du gouvernement espagnol (« le Gouvernement ») les griefs concernant le droit d’accès au Tribunal constitutionnel ainsi que les griefs relatifs à une prétendue application rétroactive d’une nouvelle jurisprudence du Tribunal suprême et d’une nouvelle loi entrée en vigueur après leur condamnation en ce qu’elle aurait prolongé la durée effective de leurs peines d’emprisonnement et de leur détention (articles 5, 6 et 7 de la Convention), et de déclarer les requêtes irrecevables pour le surplus.

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 29 septembre 2020,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

inTRODUCTION

1. Les présentes requêtes concernent les mêmes faits et griefs que ceux de l’arrêt rendu dans l’affaire ArrozpideSarasola et autres c. Espagne(nos 65101/16 et 2 autres, 23 octobre 2018).

EN FAIT

2. La liste des requérants, leurs lieux de résidence et années de naissance ainsi que les noms de leurs représentants figurent en annexe.

3. Le Gouvernement a été représenté par son agent, M. R.-A. León Cavero, avocat de l’État.

4. Par différents arrêts rendus entre 1998et 2009, les requérants furent condamnés par des tribunaux français à des peines d’emprisonnement pour délits en lien avec l’organisation terroriste ETA. Ces condamnations portaient sur des faits commis en France entre 1989 et 1993. Les requérants ont purgé leurs peines en France et ont ensuite été extradés vers l’Espagne.

5. Les requérants furent également condamnés en Espagne à des peines d’emprisonnement à l’issue de diverses procédures pénales suivies devant l’Audiencia Nacional, pour délits commis en Espagne.

6. En 2014 et 2015, les requérants demandèrent que la durée des peines qui avaient été prononcées tant par les autorités judiciaires françaises et purgées en France que par les autorités judiciaires espagnoles fût cumulée et prise en compte aux fins du calcul de la durée maximale d’accomplissement des peines pour chacun, sur le fondement de l’arrêt no 186/2014 du Tribunal suprême du 13 mars 2014 ; ce dernier avait accueilli la possibilité de prendre en considération une condamnation purgée en France aux fins du cumul des peines sur le fondement de la décision-cadre no 2008/675/JAI du Conseil de l’Union européenne du 24 juillet 2008 (voir « Le droit et la pratique pertinents au niveau interne et au niveau de l’Union européenne », ArrozpideSarasola et autres c. Espagne, nos 65101/16 et 2 autres, §§ 73-77 et 83, 23 octobre 2018).

7. Par diverses décisions rendues en 2015 et 2016, l’Audiencia Nacional considéra qu’il n’y avait pas lieu de prendre en compte les peines purgées par les requérants en France aux fins du cumul des peines, seules pouvant être cumulées les peines privatives de liberté prononcées en Espagne. L’Audiencia Nacional suivit l’approche retenue par le Tribunal suprême dans des affaires identiques à celles de l’espèce (voir, entre autres, l’arrêt de principe du Tribunal suprême n 874/2014 du 27 janvier 2015, cité dans ArrozpideSarasola et autres c. Espagne, précité, §§ 20-21), écartant la possibilité de cumuler des peines infligées et déjà purgées en France avec des peines prononcées en Espagne aux fins de l’application de la durée maximale d’accomplissement des peines.

8. Les requérants formèrent des pourvois en cassation devant le Tribunal suprême.

9. Par divers arrêts rendus entre 2015 et 2017, le Tribunal suprême décida que, lorsque la peine avait déjà été purgée à l’étranger, il n’y avait pas lieu de la cumuler avec les peines à purger en Espagne aux fins de l’application de la durée maximale d’accomplissement. Il considéra également que ceci n’allait pas à l’encontre de l’article 7 de la Convention, lu à la lumière de la jurisprudence de la Cour (ArrozpideSarasola et autres c. Espagne, précité, §§ 21-23).

10. À diverses dates entre 2015 et 2017,furent notifiés aux requérants les arrêts du Tribunal suprême rendus à leur égard. Dans certains actes de notification, il était indiqué que l’arrêt était définitif et qu’il était susceptible de faire l’objet d’un recours d’amparo devant le Tribunal constitutionnel.

11. Les requérants formèrent des recours d’amparo devant le Tribunal constitutionnel. Ils invoquèrent les articles 17 (droit à la liberté), 24 (droit à une protection juridictionnelle effective dans la mesure où la question préjudicielle qu’ils souhaitaient soulever près la Cour de Justice UE n’a pas été retenue par les juridictions a quo) et 25 (principe de légalité) de la Constitution.

12. Par des décisions rendues à des dates diverses en décembre 2016 et octobre 2017, le Tribunal constitutionnel déclara les recours d’amparo irrecevables. Le grief tiré de l’article 24 de la Constitution fut déclaré irrecevable pour non-épuisement des voies judiciaires existantes, en l’absence d’action en annulation sur la base de l’article 241 § 1 de la loi organique portant sur le pouvoir judiciaire (LOPJ). Le restant des griefs fut déclaré irrecevable pour absence de violation des droits fondamentaux.

LE CADRE JURIDIQUE ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS

13. En ce qui concerne le droit et la pratique internes pertinents, la Cour renvoie aux affaires ArrozpideSarasola et autres, precité, §§ 69-89 etPicabeaUgalde c. Espagne[comité] (déc.), no 3083/17, §§ 30-32, 26 mars 2019.

EN DROIT

I. JONCTION DES REQUÊTES

14. Eu égard à la similarité de l’objet des requêtes, la Cour juge opportun de les examiner ensemble dans un arrêt unique.

II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 DE LA CONVENTION.

15. Les requérants allèguent que les décisions du Tribunal constitutionnel ayant déclaré leurs recours d’amparo irrecevables les a privés de leur droit d’accès à un tribunal, en raison d’un formalisme excessif. Ils invoquent l’article 6 § 1 de la Convention, ainsi libellé :

« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement (…) par un tribunal (…), qui décidera, soit des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil, soit du bien-fondé de toute accusation en matière pénale dirigée contre elle. »

A. Sur la recevabilité

16. La Cour renvoie au paragraphe 94 de son arrêt ArrozpideSarasola et autres c. Espagne, nos 65101/16 et 2 autres, 23 octobre 2018. Elle constate que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’il ne se heurte par ailleurs à aucun autre motif d’irrecevabilité. La Cour le déclare donc recevable.

B. Sur le fond

17. Concernant le « droit à un tribunal », et le droit d’accès à un tribunal, la Cour renvoie à sa jurisprudence constante citée aux paragraphes 98 à 100 de l’arrêt rendu dans l’affaire ArrozpideSarasola et autres, précité.

18. Dans la présente affaire, la Cour observe que les décisions du Tribunal constitutionnel rendues en 2016 et 2017 (voir dates en annexe) ont déclaré irrecevable pour non-épuisement des voies de recours internes le grief des requérants soulevé en amparorelatif au fait que la question préjudicielle qu’ils souhaitaient soulever près la Cour de Justice UE n’a pas été retenue par les juridictions a quo. Les décisions étaient fondées sur le motif d’irrecevabilité prévu par l’article 44 § 1 a) de la loi organique relative au Tribunal constitutionnel, à savoir le non-épuisement des recours judiciaires ordinaires, du fait de ne pas avoir introduit une action en annulation sur la base de l’article 241 § 1 de la LOPJ (voir paragraphe 13 ci‑dessus).

19. La Cour observe que dans Arrozpide et autres, précité, les deux premiers requérants avaient bien introduit une action en annulation devant le Tribunal suprême en demandant, afin de pouvoir former un recours d’amparo devant le Tribunal constitutionnel dans le délai légal, que cette action fût traitée en urgence. S’il est vrai que ces requérants se sont par la suite désistés de ces actions en annulation avant de saisir le Tribunal constitutionnel pour ne pas dépasser le délai pour l’introduction du recours d’amparo, le Tribunal suprême leur a tout de même notifié une décision par laquelle il a déclaré ces actions irrecevables pour manque de pertinence. En effet, le Tribunal suprême avait considéré que la plupart des griefs formulés par ces deux requérants avaient déjà été examinés dans les arrêts de cassation attaqués et qu’en application de l’article 241 § 1 de la LOPJ, les recours en annulation devaient donc être déclarés irrecevables. Cette notification était intervenue après l’introduction du recours d’amparo devant le Tribunal constitutionnel (ibid., § 102).

20. Il convient de noter qu’en l’espèce,au moins deux de ces actes de notification des arrêts de cassation précisaient que ces arrêts étaient définitifs mais qu’ils pouvaient faire l’objet d’un recours d’amparo devant le Tribunal constitutionnel dans un délai de trente jours. La Cour observe que les moyens que les requérants prétendaient faire valoir en amparoavaient déjà fait l’objet d’un examen approfondi dans le cadre de la procédure de cassation. Or, si les requérants avaient attendu la notification des décisions concernant des éventuels actions en annulation pour préparer et former leurs recours d’amparo en prétendue bonne et due forme, rien n’aurait empêché le Tribunal constitutionnel de déclarer par la suite leurs recours irrecevables pour tardiveté, en raison du caractère non pertinent des actions en annulation (voir, par exemple, Del Pino García et OrtínMéndez c. Espagne (déc.), no 23651/07, § 32, 14 juin 2011).

21. Certes, il n’appartient pas à la Cour de trancher la question de savoir si l’action en annulation était une voie adéquate à exercer en droit interne dans ces circonstances.

22. Toutefois, renvoyant aux paragraphes 105 et ss. de son arrêt Arrozpide et autres, précité, la Cour estime que les requérants ont souffert pour le moins d’un manque de sécurité juridique concernant leur droit d’accès au recours d’amparo (voir, mutatis mutandis, Ferré Gisbert c. Espagne, no 39590/05, § 33, 13 octobre 2009). Les décisions concluant partiellement à l’irrecevabilité des recours d’amparo prononcées pour non‑épuisement des voies judiciaires disponibles ont dès lors privé les requérants du droit d’accès à un tribunal.

23. Partant, la Cour conclut qu’il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention.

III. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 7 DE LA CONVENTION

24. Les requérants dénoncent l’application rétroactive d’une nouvelle interprétation du Tribunal suprême de la loi en vigueur et d’une nouvelle loi entrée en vigueur après leur condamnation, ce qui, selon eux, aurait prolongé la durée effective de leurs peines d’emprisonnement. Ils invoquent l’article 7 de la Convention, dont les passages pertinents en l’espèce sont ainsi libellés :

« 1. Nul ne peut être condamné pour une action ou une omission qui, au moment où elle a été commise, ne constituait pas une infraction d’après le droit national ou international. De même il n’est infligé aucune peine plus forte que celle qui était applicable au moment où l’infraction a été commise.

(…) »

25. La Cour renvoie à son arrêt ArrozpideSarasola et autres, précité, §§ 121 et ss., et à sa décision, PicabeaUgalde, précitée, §§ 40 et ss, rendus dans des affaires très similaires à celles portées présentement devant elle. Elle ne voit pas des raisons de s’écarter de cette jurisprudence et de l’application qui en est faite en l’espèce. Elle estime que ce grief doit être rejeté pour défaut manifeste de fondement, en application de l’article 35§§ 3 et 4 de la Convention.

IV. Sur la violation alléguée de l’article 5 § 1 de la Convention

26. Les requérants se plaignent que leur détention ait été prolongée, en raison d’une application rétroactive de la loi à leur détriment. Ils estiment avoir été privés de liberté au-delà de la durée maximale d’accomplissement de peines en Espagne. Ils invoquent l’article 5 de la Convention, dont les passages pertinents en l’espèce sont ainsi libellés :

« 1. Toute personne a droit à la liberté et à la sûreté. Nul ne peut être privé de sa liberté, sauf dans les cas suivants et selon les voies légales :

a) s’il est détenu régulièrement après condamnation par un tribunal compétent ;

(…) »

27. Les principes généraux concernant la détention des requérants dans le cadre de l’article 5 de la Convention ont été établis par la Cour dans l’affaire ArrozpideSarasola et autres, précité, §§ 138 et ss. La Cour ne voit pas des raisons de s’écarter de cette jurisprudence et de l’application qui en est faite en l’espèce et estime que ce grief doit être rejeté pour défaut manifeste de fondement, en application de l’article 35 §§ 3 et 4 de la Convention.

V. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

28. Aux termes de l’article 41 de la Convention :

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

29. Les requérants n’ont pas présenté de réclamations au titre de la satisfaction équitable. La Cour conclut qu’il n’y a pas lieu d’octroyer de somme en l’espèce.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1. Décide de joindre les requêtes ;

2. Déclare les requêtes recevables quant au grief tiré de l’article 6 § 1 de la Convention et irrecevables pour le surplus ;

3. Dit qu’il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 20 octobre 2020, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

Olga Chernishova               Helen Keller
Greffière adjointe                Présidente

 

Annexe
Liste des affaires

Requête N° Requérant

Année de naissance

Nationalité

Introduite le Date déc. du Tribunal Constitutionnel Représenté par
1 39434/17 Gorka MARTINEZ AHEDO c. Espagne

1970

espagnole

23/05/2017 7/12/2016 Inaki GOIOAGA LLANO
2 41066/17 Alvaro Juan ARRI PASCUAL c. Espagne

1969

espagnole

31/05/2017 7/12/2016 Iñigo SANTXO URIARTE
3 43600/17 Ion GONZALEZ GONZALEZ c. Espagne

1974

espagnole

05/06/2017 20/12/2016 Inaki GOIOAGA LLANO
4 4752/18 Jon Mirena SAN PEDRO BLANCO c. Espagne

1970

espagnole

10/01/2018 16/10/2017 Inaki GOIOAGA LLANO

Dernière mise à jour le novembre 9, 2020 par loisdumonde

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