AFFAIRE YEL ET AUTRES c. TURQUIE (Cour européenne des droits de l’homme) Requête no 28241/18

La requête concerne une procédure d’expropriation d’urgence conduite et menée à son terme sur la base de décrets du Conseil des ministres constatant l’urgence et de décisions administratives déclarant l’utilité publique qui ont fait l’objet d’abord d’une ordonnance de sursis à exécution puis d’un arrêt d’annulation du Conseil d’Etat.


DEUXIÈME SECTION
AFFAIRE YEL ET AUTRES c. TURQUIE
(Requête no 28241/18)
ARRÊT

Art 1 P1 • Privation de propriété illégale • Absence d’effets concrets des décisions judiciaires annulant la base légale de l’expropriation d’urgence conduite et menée à son terme sur la base de décrets du Conseil des ministres constatant l’urgence et de décisions administratives déclarant l’utilité publique

STRASBOURG
13 juillet 2021

Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Yel et autres c. Turquie,

La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une Chambre composée de :

Jon Fridrik Kjølbro, président,
Carlo Ranzoni,
Valeriu Griţco,
Egidijus Kūris,
Branko Lubarda,
Pauliine Koskelo,
Saadet Yüksel, juges,
et de Hasan Bakırcı, greffier adjoint de section,

Vu :

la requête (no 28241/18) dirigée contre la République de Turquie et dont sept ressortissants de cet État (« les requérants ») ont saisi la Cour en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention ») le 1er juin 2018,

la décision de porter la requête à la connaissance du gouvernement turc (« le Gouvernement »),

les observations des parties,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 22 juin 2021,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

INTRODUCTION

1. La requête concerne une procédure d’expropriation d’urgence conduite et menée à son terme sur la base de décrets du Conseil des ministres constatant l’urgence et de décisions administratives déclarant l’utilité publique qui ont fait l’objet d’abord d’une ordonnance de sursis à exécution puis d’un arrêt d’annulation du Conseil d’Etat.

EN FAIT

2. Les noms, dates de naissance et lieux de résidence des requérants figurent en annexe. Les intéressés ont été représentés par Me Y. Karaarslan, avocat.

3. Le Gouvernement a été représenté par son agent.

4. Les requérants étaient copropriétaires de deux biens (îlot 106 parcelles 6 et 32) se trouvant désormais sous les eaux du barrage de la centrale hydroélectrique de Pembelik.

5. Le 30 septembre 2004, le Conseil des Ministres (« le CM ») adopta un décret autorisant le recours à la procédure d’expropriation d’urgence par le Conseil de régulation du marché de l’Energie (« le CRME »).

6. Le 11 novembre 2010, le CRME adopta, sur le fondement de ce décret, une décision d’expropriation d’urgence visant un certain nombre de biens situés dans la zone de construction du futur barrage de Pembelik.

7. Le 16 avril 2012, sur recours de l’un des co-propriétaires des terrains visés par cette expropriation, la 6e chambre du Conseil d’Etat ordonna le sursis à exécution de la décision du CRME et du décret du Conseil des Ministres.

8. Le 26 avril 2012, le CRME décida de renoncer aux expropriations.

9. Par un arrêt du 19 juin 2013, le Conseil d’Etat estima que le recours était devenu sans objet en ce qui concerne la décision d’expropriation du CRME du 11 novembre 2010, mais annula le décret du CM. À cet égard, il releva que ledit décret habilitait le CRME à recourir à la procédure d’expropriation d’urgence de manière générale sans indiquer de cadre clair et poser de limites à cette habilitation ni expliciter de manière concrète les raisons de l’urgence. Pour la haute juridiction, ce décret constituait une délégation de pouvoir créant une incertitude incompatible avec la protection du droit de propriété et portant atteinte, sans exposé de motivation, à l’équilibre qui devait régner entre ce droit et les possibilités de le limiter.

10. Entre-temps, sur proposition du ministère de l’Energie et des ressources naturelles, le 18 juin et le 30 juillet 2012, le CM adopta deux nouveaux décrets autorisant le recours à la procédure d’expropriation d’urgence par le CRME en vue de la construction du barrage et de la centrale hydroélectrique de Pembelik. Les décrets étaient accompagnés de la liste des parcelles à exproprier.

11. Les 2 et 15 août 2012, le CRME adopta deux décisions d’expropriation d’urgence visant les biens mentionnés en annexe des décrets du CM.

12. Les requérants initièrent des actions en annulation contre les décrets du CM et les décisions du CRME devant le Conseil d’Etat et sollicitèrent une ordonnance de sursis à exécution des actes administratifs attaqués.

13. À une date non précisée par les parties, le tribunal de grande instance de Karakoçan (« le TGI »), dans le cadre de la procédure prévue à l’article 27 de la loi no 2942 relative à l’expropriation (« la LRE » – voir paragraphes 41 et 42 ci-dessous) autorisa l’administration – qui avait versé l’indemnité fixée par lui – à prendre possession du terrain avant le transfert de propriété.

14. En 2013, le CRME initia une action en détermination de l’indemnité et en transfert de propriété (bedel tespiti ve tescil davası), conformément à ce que prévoit la LRE (voir paragraphe 43 ci-dessous).

15. Le 9 avril 2014, la 6e chambre du Conseil d’Etat ordonna le sursis à exécution des décisions du CM et du CRME jusqu’au réexamen de l’affaire après réception d’un certain nombre d’éléments demandés à l’administration.

16. Le 23 juin 2014, l’opposition formée par l’administration contre cette ordonnance fut rejetée par l’Assemblée générale des chambres du contentieux administratif du Conseil d’Etat (Danıştay İdari Dava Daireleri Genel Kurulu – « l’AGCCA »).

17. Le 4 novembre 2014, après la transmission par l’administration des informations sollicitées, la même chambre décida du maintien du sursis à exécution au motif que les raisons pouvant justifier le recours à la procédure d’expropriation d’urgence (« la PEU ») ne semblaient pas avoir été explicitées dans les décisions attaquées et que la seule circonstance que le projet concernait une centrale hydroélectrique n’était pas suffisante pour justifier le recours à une telle procédure.

18. L’opposition contre cette ordonnance fut elle aussi rejetée.

19. Ces ordonnances furent portées à la connaissance du TGI par les requérants. Ces derniers demandèrent à cette juridiction soit de rejeter le recours au motif que l’administration ne disposait plus d’une décision d’expropriation exécutoire, soit de sursoir à statuer dans l’attente de la décision du Conseil d’Etat sur le fond de l’affaire. Ils précisèrent que si le TGI devait ne pas attendre l’issue de l’action pendante devant les juridictions administratives leur droit de propriété, protégé tant par la Constitution que par la Convention, s’en trouverait atteint.

20. Lors de l’audience du 9 janvier 2015, les requérants reprochèrent au TGI d’avoir rejeté systématiquement et sans motivation quelconque leurs demandes répétées de sursis à statuer et ce au mépris du droit à un procès équitable. Rappelant qu’ils avaient contesté devant le Conseil d’Etat les décisions servant de fondement à la procédure d’expropriation, ils invitèrent le TGI à leur communiquer, le cas échéant, toute autre décision administrative sur laquelle pouvait éventuellement se fonder l’expropriation afin qu’ils puissent également en contester la légalité devant les juridictions compétentes. Ils affirmèrent en outre que l’administration avait initié la procédure sans respecter notamment les formalités prévues à l’article 8 de la LRE dans la mesure où elle n’avait pas cherché à acquérir les biens dans le cadre d’une vente.

21. À l’issue de l’audience, le TGI fit droit à l’action en détermination de l’indemnité et en transfert de propriété introduite par l’administration expropriante.

22. Dans ces jugements motivés des 9 janvier et 13 avril 2015, le TGI estima que les ordonnances de sursis à exécution du Conseil d’Etat concernaient uniquement la PEU. Or celle-ci ayant déjà été complétée avant lesdites ordonnances, ces dernières n’étaient plus exécutables d’un point de vue juridique.

23. En conséquence, le TGI ordonna le transfert à l’administration de la propriété des deux biens des requérants et le versement aux intéressés des indemnités dont il avait fixé le montant à dires d’experts.

24. En juin 2015, les eaux du barrage, qui avait été mis en service le 2 février, atteignirent leur niveau le plus haut, de sorte qu’au plus tard à cette date, les biens des requérants se trouvaient immergés.

25. Le 30 juin 2015, la 6e chambre du Conseil d’Etat rejeta le recours des requérants. Elle estima que la décision du CM qui avait servi de fondement à l’autorisation délivrée à l’administration par le TGI de prendre possession des biens ne concernait que la question de l’urgence. Après cette prise de possession, l’administration avait suivi la procédure d’expropriation « ordinaire » (« la PEO ») en saisissant les tribunaux civils d’une action sur le fondement de l’article 10 de la LRE (voir paragraphe 39 ci-dessous). Dès lors, l’examen de la légalité devait se limiter à vérifier l’existence d’une utilité publique. Or, celle-ci ne faisait aucun doute s’agissant d’une infrastructure de production d’énergie.

26. Le 8 octobre 2015, l’AGCCA cassa cet arrêt et annula toutes les décisions administratives attaquées.

27. La haute juridiction rappela que l’expropriation d’urgence était une procédure dérogatoire réservée aux situations exceptionnelles et qu’il ne pouvait y être recouru qu’à certaines conditions. Or, les décrets du CM n’exposaient pas les raisons du recours à une telle procédure et ne présentaient pas d’éléments démontrant la réunion des conditions requises. Il en découlait que l’usage de ladite procédure était contraire au droit.

28. En ce qui concerne les décisions d’expropriation du CRME et les motifs mis en avant par la 6e chambre, l’AGCCA précisa que les deux temps de la procédure d’expropriation d’urgence (l’action visant à obtenir l’autorisation d’emprise et l’action visant à obtenir l’inscription et le montant de l’indemnité) ne constituaient pas deux procédures distinctes mais deux phases d’une seule et même procédure. Tous les actes adoptés dans le cadre de la seconde action avaient pour but de compléter et de mener à son terme l’expropriation d’urgence. Dès lors, ces deux actions ne pouvaient être envisagées indépendamment l’une de l’autre.

29. En outre, l’AGCCA considéra que les actes administratifs attaqués allaient dans le même sens que les décisions et décrets antérieurs déclarés illégaux et annulés par le Conseil d’Etat.

30. Dans leur pourvoi en cassation contre le jugement du TGI, les requérants reprochèrent à la juridiction de première instance de ne pas avoir décidé de surseoir à statuer malgré l’ordonnance de sursis à exécution du Conseil d’Etat visant les actes administratifs constituant le fondement de l’expropriation et d’avoir ainsi méconnu l’article 10 alinéa 14 de la LRE. Ils lui firent également grief de ne pas leur avoir indiqué l’acte administratif qui selon lui constituerait la base légale de l’expropriation.

31. Ils estimaient que compte tenu de l’annulation des décrets du CM et des décisions du CRME, l’expropriation de leurs biens se trouvait privée de base légale de sorte que l’inscription desdits biens comme propriété de l’administration au registre foncier constituait une inscription illicite (yolsuz tescil) au sens de la loi.

32. Ils se plaignirent en outre du montant des indemnités qu’ils jugeaient insuffisant.

33. L’issue du pourvoi n’est pas connue.

34. Les requérants affirment que leur mémoire de pourvoi n’a toujours pas été transmis à la Cour de cassation par le TGI.

35. Le 30 novembre 2017, la Cour constitutionnelle rejeta le recours individuel des requérants pour défaut manifeste de fondement en faisant référence à son arrêt Ali Hıdır Akyol et autres (no 2015/17510) du 18 octobre 2017 (pour un exposé de cet arrêt, voir paragraphes 50 à 57 ci-dessous).

LE CADRE JURIDIQUE ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS

I. Dispositions pertinentes de la loi relative à l’expropriation

36. L’article 8 de LRE prévoit que lorsqu’une administration entend procéder à l’expropriation d’un bien, elle doit privilégier la procédure d’achat.

37. Dans cette procédure, décrite au même article 8, une commission d’experts désignée par l’administration expropriante procède à une estimation de la valeur du bien. Le propriétaire est ensuite invité à négocier le montant de l’indemnité avec l’administration.

38. En cas d’accord entre les parties, l’indemnité n’est payée au propriétaire que s’il consent au transfert de propriété sur le registre foncier.

39. L’article 10 de la loi dispose :

« Lorsque l’expropriation n’a pas pu être effectuée par la procédure d’achat, l’administration (…) saisit le tribunal de grande instance du lieu où se trouve le bien et lui demande de déterminer l’indemnité d’expropriation et d’ordonner l’inscription [dans le registre foncier] du bien au nom de l’administration en contrepartie du paiement au comptant (…) de ce montant. »

40. Le jugement du tribunal est définitif en ce qui concerne l’inscription, mais la partie relative au montant des indemnités peut faire l’objet d’un pourvoi.

41. L’article 27 de la LRE permet de déroger à cette procédure en autorisant une prise de possession rapide des biens dont l’expropriation est envisagée. Dans des situations exceptionnelles et notamment lorsque l’urgence a été constatée par décret, l’administration dispose ainsi de la possibilité de prendre légalement possession d’une propriété privée avant même que celle-ci ne soit expropriée.

42. Dans le cadre de cette procédure dite d’« expropriation d’urgence », l’administration doit saisir le tribunal afin d’être autorisée à prendre possession du bien. Le tribunal dispose d’un délai de sept jours pour ordonner le versement d’une indemnité d’expropriation, qui a un caractère provisionnel, et autoriser l’emprise.

43. L’ensemble des autres démarches – qui sont identiques à celles de la procédure d’expropriation ordinaire (« la PEO ») – sont accomplies ultérieurement. Ainsi, l’autorisation n’entraînant pas transfert de la propriété du terrain à l’administration expropriante, celle-ci doit négocier la cession avec le propriétaire et à défaut d’accord suivre la procédure prévue à l’article 10 de la LRE.

44. En vertu de l’article 14 de la même loi, les propriétaires des biens visés par une décision d’expropriation disposent d’un délai de 30 jours pour attaquer celle-ci devant les tribunaux administratifs, lesquels doivent traiter ces actions de manière prioritaire. Le texte ne fixe cependant pas de délai. L’article 10 alinéa 14 précise cependant que lorsqu’une ordonnance de sursis à exécution de la décision d’expropriation a été rendue par les juridictions administratives, le juge de l’expropriation doit sursoir à statuer jusqu’à la fin de la procédure devant lesdites juridictions.

II. Les arrêts de la Cour constitutionnelle

45. La Cour constitutionnelle se prononça à deux reprises sur des affaires similaires à celle des requérants et concernant elles aussi les expropriations réalisées dans le cadre du même projet de barrage.

46. Dans l’arrêt Ali Ekber Akyol (no 2015/17451, 16 février 2017), la Cour constitutionnelle commença par relever que la décision d’exproprier constituait l’élément fondateur de l’expropriation et que son existence conditionnait la légalité de la procédure conduisant à la privation de propriété.

47. Elle précisa que la PEU n’écartait pas les garanties offertes au propriétaire du bien, de sorte que l’existence d’une décision d’expropriation qui servait de fondement à la procédure d’expropriation était et demeurait indispensable à la légalité de l’atteinte.

48. Elle observa qu’il existait une différence de vue entre les deux ordres de juridictions sur la question de savoir si le processus débutant après la prise de possession du bien par l’administration était indépendant de celui qui le précédait ou bien s’il s’agissait des deux phases d’une seule et même procédure. Malgré cette différence de vue, il n’en demeurait pas moins que les décisions du CM et celles du CRME avaient été annulées par des décisions judiciaires.

49. Aux yeux de la haute juridiction, l’atteinte à la propriété résidait non pas dans l’inscription du bien comme propriété de l’administration mais dans la décision d’expropriation elle-même. Or, il était établi par décision judiciaire que celle-ci était contraire en droit. Il s’ensuivait que l’ingérence était dénuée de base légale et que le droit au respect des biens du requérant avait été violé.

50. La Cour constitutionnelle modifia cependant son approche à l’occasion de l’affaire Ali Hıdır Akyol (précitée) qui fut examinée en formation plénière.

51. Elle estima que ce n’était pas la décision d’expropriation mais l’inscription au registre qui constituait l’ingérence dans le droit de propriété du requérant.

52. Elle releva que les conséquences de l’ordonnance de sursis à exécution prise par le Conseil d’Etat au sujet de la décision du CM relative à l’urgence et particulièrement la question de savoir si elle rendait nécessaire de surseoir à la procédure d’expropriation pendante devant le TGI relevait de la compétence des juridictions ordinaires et qu’il ne lui appartenait pas de s’ingérer dans le pouvoir d’appréciation de celles-ci lorsque, comme en l’espèce, le jugement du TGI n’était pas entaché d’arbitraire ou d’erreur manifeste d’appréciation.

53. La Cour constitutionnelle observa que l’AGCCA avait annulé les décrets du CM ainsi que les décisions du CRME en insistant sur le fait que tous les actes qui suivaient la prise de possession étaient des étapes de la PEU et en précisant que les décisions susmentionnées ne pouvaient être envisagés indépendamment des décrets sur lesquelles elles reposaient. Aux yeux de l’AGCCA, l’illégalité entachant les décrets du CM rendait ipso facto illégales les décisions du CRME dont ils constituaient la base.

54. La Cour constitutionnelle constata que cet arrêt de l’AGCCA était intervenu après le jugement d’expropriation et qu’en d’autres termes les décrets et décisions attaqués étaient toujours juridiquement valables au moment du jugement du TGI. Elle considéra par ailleurs que l’AGCCA avait annulé les actes administratifs litigieux pour un motif qui tenait à des considérations de forme et qu’elle n’avait pas affirmer que lesdits actes ne reposaient pas sur un but d’utilité public. Elle en conclut que l’arrêt en cause, qui constatait une illégalité, se limitait au recours à la PEU.

55. Pour la Cour constitutionnelle, il existait une différence d’appréciation entre les deux ordres de juridictions au sujet de la nature des actes accomplis après la prise de possession, mais il n’y avait pas de controverse sur le fait que la PEU visait à accélérer la prise de possession du bien en l’autorisant avant que n’intervienne le jugement d’expropriation et sur la circonstance qu’il n’y avait aucune différence entre la PEU après la prise de possession et la PEO. Par conséquent, l’arrêt de l’AGCCA n’aurait affecté et entaché, tout au plus, que la prise de possession. Or, celle-ci était intervenue à une date bien antérieure à celle de l’arrêt.

56. Elle ajouta que la question de savoir si un arrêt dont les effets étaient limités à entacher la prise de possession pouvait avoir comme conséquence de rendre l’expropriation illégale relevait de l’interprétation des règles de droit et échappait par conséquent à sa compétence.

57. En conclusion la Cour constitutionnelle considéra qu’étant donné que le jugement d’expropriation avait une base légale et qu’aucun jugement n’avait jamais constaté l’illégalité du fond de la décision d’expropriation, la privation de propriété consistant en l’inscription du bien des requérants comme propriété de l’administration satisfaisait à l’exigence de légalité. Les requérants n’ayant formulés aucun grief relatif au montant des indemnités et la partie de la procédure relative à cette question étant encore pendante, il n’y avait pas lieu de statuer sur cette question.

III. La notion d’inscription illicite dans les arrêts de la Cour de cassation

58. Dans un arrêt du 29 septembre 2006 (E.2006/7677 K.2006/9632), la 5e chambre de la Cour de cassation estima que l’inscription d’un bien comme propriété de l’administration par suite d’une expropriation devenait une inscription illicite lorsque la décision d’expropriation était ultérieurement annulée par les juridictions administratives et qu’il devait, par conséquent, être fait droit à la demande de restitution de l’ancien propriétaire du bien.

59. Dans un arrêt du 22 mars 2016, la même chambre statua dans une autre affaire où la décision d’expropriation avait été annulée par les tribunaux administratifs. Étant donné que des logements avaient été construits sur le bien et qu’ils avaient été vendus à des tiers, la Cour de cassation considéra que la restitution à l’ancien propriétaire n’était plus possible. Elle estima qu’il convenait de verser au demandeur un complément d’indemnité correspondant à la valeur de l’actualisation (en prenant en compte l’index des prix à la consommation) de l’indemnité que l’intéressé avait déjà perçue.

60. Dans plusieurs autres affaires relatives au barrage de Pembelik – et strictement similaires à la présente – qui sont actuellement pendantes devant la Cour, les propriétaires des biens expropriés ont avancé dans leur pourvoi que compte tenu de l’arrêt d’annulation de l’AGCCA, l’expropriation avait acquis le caractère d’inscription illicite. La Cour de cassation ne s’est pas prononcée sur ce moyen dans les arrêts qu’elle a rendu après l’examen des pourvois.

EN DROIT

I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 1 DU PROTOCOLE no 1 a LA CONVENTION

61. Les requérants se plaignent de la violation de leur droit à un procès équitable au sens de l’article 6 de la Convention et de leur droit au respect de leurs biens au sens de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention.

62. La Cour rappelle qu’elle peut décider de la qualification juridique à donner aux faits d’un grief en examinant celui-ci sur le terrain d’articles ou de dispositions autres que ceux invoqués par les requérants (Radomilja et autres c. Croatie [GC], nos 37685/10 et 22768/12, §§ 114 à 126, 20 mars 2018).

63. En l’espèce, elle estime que, compte tenu de leur substance, les griefs des requérants appellent un examen sur le terrain exclusif de l’article 1 du Protocole no 1, ainsi libellé en sa partie pertinente :

« Toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens. Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d’utilité publique et dans les conditions prévues par la loi et les principes généraux du droit international. »

A. Sur la recevabilité

64. Le Gouvernement excipe du non-épuisement des voies de recours internes. Il fait valoir que si les requérants considéraient que l’arrêt de l’AGCCA du 8 octobre 2015 avait privé de base légale l’expropriation de leurs biens et fait acquérir au transfert de propriété la qualité d’inscription illicite, ils auraient pu, et même dû, introduire une action visant l’annulation du transfert et la réinscription des biens en leurs noms au registre.

65. Il précise que lorsqu’un bien exproprié ne peut être restitué à son ancien propriétaire celui-ci peut obtenir une indemnité correspondant à la dépréciation subie par les indemnités d’expropriation sous l’effet de l’inflation.

66. Les requérants rétorquent que compte tenu de la position de la Cour constitutionnelle, il n’existe pas de recours efficace en droit interne. Ils ajoutent que l’un des moyens de leur pourvoi repose précisément sur l’allégation d’inscription illicite. Ils indiquent cependant que la Cour de cassation a rejeté des moyens similaires dans d’autres affaires concernant elles aussi le barrage de Pembelik (voir paragraphe 60 ci-dessus).

67. La Cour rappelle qu’en vertu de l’article 35 § 1 de la Convention, elle ne peut être saisie qu’après l’épuisement des voies de recours internes. Les États n’ont pas à répondre de leurs actes devant un organisme international avant d’avoir eu la possibilité de redresser la situation dans leur ordre juridique interne. Les personnes désireuses de se prévaloir de la compétence de contrôle de la Cour relativement à des griefs dirigés contre un État ont donc l’obligation d’utiliser auparavant les recours qu’offre le système juridique de celui-ci. L’obligation d’épuiser les recours internes impose aux requérants de faire un usage normal des recours disponibles et suffisants pour leur permettre d’obtenir réparation des violations qu’ils allèguent. Ces recours doivent exister à un degré suffisant de certitude, en pratique comme en théorie, sans quoi leur manquent l’effectivité et l’accessibilité voulues (Vučković et autres c. Serbie (exception préliminaire) [GC], nos 17153/11 et 29 autres, §§ 70-71, 25 mars 2014, et Gherghina c. Roumanie (déc.) [GC], no 42219/07, § 85, 9 juillet 2015).

68. La Cour observe d’emblée que les requérants ont formé un recours individuel devant la Cour constitutionnelle et qu’ils y ont soulevé les griefs qu’ils soumettent à la Cour.

69. La Cour constitutionnelle n’a pas rejeté leur action pour non-épuisement des voies de recours. Si elle l’a déclaré irrecevable, elle a néanmoins examiné le fond du grief pour conclure qu’il était manifestement mal fondé (voir Guberina c. Croatie, no 23682/13, § 52, 22 mars 2016, et les références qui y figurent), et ce après avoir repris brièvement les arguments qui avaient été longuement exposés dans l’arrêt Ali Hıdır Akyol et indiqué qu’il n’existait aucun motif de s’écarter de ce précédent. Dans l’arrêt en question où l’ensemble des moyens soulevés par les requérants avait été examiné, les juges avaient déclaré le recours recevable avant de conclure à l’absence de violation.

70. Dès lors que le fond du grief a été examiné, la Cour n’aperçoit aucune raison de considérer que les requérants n’auraient pas épuiser les recours internes et estime que ces derniers ont offert à la Cour constitutionnelle, qui représente l’ultime voie de recours interne, l’opportunité de remédier à la situation dont ils se plaignent.

71. Par ailleurs, la Cour observe que les arrêts de la Cour de cassation relatifs au concept d’inscription illicite présentés par le Gouvernement ne concerne pas des PEU mais des PEO. Elle relève en outre que compte tenu des conclusions auxquelles la Cour constitutionnelle est parvenue – à savoir que l’arrêt de l’AGCCA ne concernait que la prise de possession, qu’elle n’affectait pas l’expropriation en elle-même ni ne la rendait illégale et qu’aucune décision n’avait jamais constaté l’illégalité du fond de la décision d’expropriation (voir paragraphes 54 à 57 ci-dessus) – il n’est pas aisé de soutenir que les requérants auraient pu obtenir gain de cause sur le fondement du concept susmentionné. Bien au contraire, rien n’indique que leur recours aurait pu avoir une chance de prospérer.

72. Au demeurant, lorsqu’un bien ayant fait l’objet d’une inscription illicite ne peut être restitué à son ancien propriétaire, le redressement offert par la Cour de cassation concerne le montant de l’indemnité octroyée et consiste à l’actualiser. Elle dispose de la faculté de le faire dans le cadre de la procédure principale lorsque comme en l’espèce les arrêts d’annulation des juridictions administratives sont intervenus avant que la Cour de cassation ne se prononce sur le pourvoi dont l’objet principal est précisément le montant de l’indemnité – la partie du jugement du TGI qui ordonne l’inscription étant définitive. À cet égard, la Cour rappelle qu’en principe lorsque les biens d’un individu font l’objet d’une expropriation, il doit exister une procédure qui assure une appréciation globale des conséquences de l’expropriation, incluant l’octroi d’une indemnité en relation avec la valeur du bien exproprié, la détermination des titulaires du droit à indemnité et toute autre question afférente à l’expropriation (voir Alfa Glass Anonymi Emboriki Etairia Yalopinakon c. Grèce, no 74515/13, §§ 36 à 44 , 28 janvier 2021 et les références qui y figurent), de sorte que l’on ne peut exiger d’un requérant qui est partie à une procédure d’expropriation et qui a présenté des observations au sujet de l’indemnisation d’initier une nouvelle action (Bistrović c. Croatie, no 25774/05, § 28, 31 mai 2007).

73. Or, dans les affaires similaires à celles des requérants et où les intéressés avaient soulevé la question de l’inscription illicite dans leur pourvoi, la Cour de cassation a ignoré ce moyen et n’a pas indiqué que le montant de l’indemnité devait être actualisé pour ce motif (voir paragraphe 60 ci-dessus).

74. Compte tenu de ces éléments, la Cour estime que l’on ne saurait reprocher aux requérants de ne pas avoir épuisé les voies de recours internes.

75. Constatant que le grief n’est pas manifestement mal fondé ni irrecevable pour un autre motif visé à l’article 35 de la Convention, la Cour le déclare recevable.

B. Sur le fond

1. Sur les thèses des parties

76. Les requérants se plaignent du refus de prise en compte et de la non-exécution des ordonnances et arrêts du Conseil d’Etat visant les décrets et décisions relatifs à l’expropriation de leurs biens, lesquels auraient privé de base légale tant la prise de possession que l’expropriation.

77. Ils soutiennent en outre que l’utilisation de la PEU était illégale en cela que les conditions prévues par la loi pour y recourir n’étaient pas réunies.

78. Précisant qu’à la date du jugement du TGI, les décrets du CM et les décisions du CRME étaient sous le coup d’une ordonnance de sursis à exécution, les requérants affirment que le TGI ne pouvait prononcer l’expropriation sans priver son jugement de base légale.

79. Enfin, ils affirment avoir été privés des terres où ils ont grandi et de leur environnement, lequel revêtirait à leurs yeux une certaine sacralité.

80. Le Gouvernement conteste les thèses des requérants. Il fait valoir que les expropriations des biens en cause ont eu lieu conformément à la LRE et qu’elles poursuivaient un but d’intérêt général : la réalisation d’infrastructure de production d’énergie.

81. Le Gouvernement relève que le TGI a estimé que le sursis à exécution ne concernait que la PEU et pas l’expropriation dans son ensemble. Il note que celui-ci n’a pas considéré l’existence d’une action pendante devant les juridictions administratives comme un motif nécessitant de sursoir à statuer.

82. Il précise que le TGI a examiné la question de savoir si par suite de l’arrêt d’annulation du Conseil d’Etat l’inscription des biens comme propriété du Trésor deviendrait mal fondée et qu’il y a répondu par la négative. Selon le Gouvernement, c’est uniquement le décret du CM qui était affecté par l’arrêt en question. C’est également en ce sens que la Cour constitutionnelle se serait prononcée. À cet égard, le Gouvernement précise qu’il s’agit là d’une question relevant de la compétence des juridictions nationales et estime que l’appréciation de ces dernières n’est pas arbitraire ni manifestement déraisonnable.

83. Le Gouvernement affirme que l’arrêt de l’AGCCA ne pouvait ipso facto rendre l’expropriation et l’inscription des biens illégales. Selon lui, la seule conséquence de l’arrêt concernait la prise de possession des biens par l’administration. Or, celle-ci avait eu lieu longtemps avant cet arrêt.

84. Il fait valoir que la décision judiciaire en question était inexécutable dans la mesure où les biens étaient déjà immergés à la date de l’arrêt. Il précise toutefois que les requérants disposaient d’un recours pour inscription illicite. À cet égard, le Gouvernement indique que si les requérants n’auraient pu obtenir la restitution de leurs biens qui se trouvaient sous les eaux du barrage, ils auraient pu se voir allouer un complément d’indemnité correspondant à la dépréciation subie par les indemnités d’expropriation sous l’effet de l’inflation.

85. Enfin, le Gouvernement soutient que les décisions administratives concernées, y compris les décrets du CM, n’auraient pas fait l’objet d’un sursis à exécution au moment où le TGI a rendu son jugement d’expropriation.

2. Sur l’appréciation de la Cour

86. La Cour rappelle que l’article 1 du Protocole no 1 contient trois normes distinctes : la première, qui s’exprime dans la première phrase du premier alinéa et revêt un caractère général, énonce le principe du respect de la propriété ; la deuxième, qui figure dans la seconde phrase du même alinéa, vise la privation de propriété et la soumet à certaines conditions ; quant à la troisième, consignée dans le second alinéa, elle reconnaît aux États le pouvoir, entre autres, de réglementer l’usage des biens conformément à l’intérêt général. La deuxième et la troisième, qui ont trait à des exemples particuliers d’atteintes au respect des biens, doivent s’interpréter à la lumière du principe consacré par la première (voir, entre autres, Ališić et autres c. Bosnie-Herzégovine, Croatie, Serbie, Slovénie et l’ex-République yougoslave de Macédoine [GC], no 60642/08, § 98, CEDH 2014).

87. Elle observe que l’ingérence dans le droit au respect de leurs biens dont se plaignent les requérants est une expropriation, c’est-à-dire une privation de propriété, laquelle doit être examinée sur le terrain de la deuxième norme.

88. La Cour rappelle également que toute atteinte aux droits protégés par l’article 1 du Protocole no 1 doit satisfaire l’exigence de légalité (Béláné Nagy c. Hongrie [GC], no 53080/13, § 112, 13 décembre 2016).

89. L’existence d’une base légale en droit interne ne suffit pas, en tant que telle, à satisfaire au principe de légalité. Il faut, en plus, que cette base légale présente une certaine qualité, celle d’être compatible avec la prééminence du droit et d’offrir des garanties contre l’arbitraire (Vistiņš et Perepjolkins c. Lettonie [GC], no 71243/01, § 96, 25 octobre 2012).

90. À cet égard, il convient de noter que le terme « loi » (« law ») figurant à l’article 1 du Protocole no 1 renvoie au même concept que lorsqu’il est utilisé dans le reste de la Convention. Il s’ensuit que les normes de droit sur lesquelles se fonde l’ingérence doivent être suffisamment accessibles, précises et prévisibles dans leur application. En particulier, une norme est « prévisible » lorsqu’elle offre une certaine garantie contre des atteintes arbitraires de la puissance publique. Toute ingérence dans l’exercice du droit au respect des biens doit, par conséquent, s’accompagner de garanties procédurales offrant à la personne ou à l’entité concernées une possibilité raisonnable d’exposer sa cause aux autorités compétentes, de manière à permettre une contestation effective des mesures litigieuses. Pour s’assurer du respect de cette condition, il y a lieu de considérer l’ensemble des procédures judiciaires et administratives applicables (Lekić c. Slovénie [GC], no 36480/07, § 95, 11 décembre 2018 et les références qui y figurent).

91. Revenant au cas d’espèce, la Cour observe que les biens des requérants ont fait l’objet d’une expropriation d’urgence sur la base de deux décrets du CM autorisant le recours à cette procédure dérogatoire du droit commun et ainsi que de deux décisions du CRME.

92. L’obligation de fonder l’expropriation sur des décisions administratives autorisant la privation de propriété pour cause d’utilité public et la possibilité pour les intéressés de contester la légalité de celles-ci devant les tribunaux administratifs constituent assurément une garantie solide contre l’arbitraire. Il en va de même, a fortiori, dans le cas d’une procédure dérogatoire comme l’expropriation d’urgence.

93. La Cour constate que les requérants ont eu à leur disposition ce type de recours contre l’ensemble des actes administratifs qui constituaient la base légale de l’expropriation et qu’ils en ont fait usage. S’ils ont finalement obtenu gain de cause, ils n’ont cependant pu tirer aucun bénéfice concret de cette situation puisque les décisions judiciaires rendues en leur faveur n’ont pu empêcher ni la prise de possession immédiate ni l’expropriation de leurs biens, alors même que tant la première que la seconde reposaient sur ces actes administratifs et en tiraient leur légalité.

94. Il est vrai qu’à la date de l’ordonnance autorisant la prise de possession, les décrets et décisions d’expropriation n’avaient pas encore été frappés d’une ordonnance de sursis à exécution. Cependant à la date du jugement d’expropriation rendue par le TGI, lesdites décisions faisaient l’objet d’un tel sursis ordonné par le Conseil d’Etat. Toutefois l’ordonnance de sursis a été ignorée par le TGI au motif que, selon lui, elle ne concernerait pas l’expropriation mais uniquement le recours à la procédure d’urgence. Si le Conseil d’Etat a finalement annulé l’ensemble des décisions administratives d’expropriation en contredisant la lecture du TGI, cet arrêt est intervenu après le jugement d’expropriation, lequel était définitif.

95. Aux yeux de la Cour, la question du sens et de la portée des arrêts et ordonnances du Conseil d’Etat relatifs aux décisions d’expropriation dans le cadre d’une PEU – et plus particulièrement celle des effets sur la procédure devant le TGI que le droit interne attachait auxdits arrêts et ordonnances – ne présente pas une importance déterminante aux fins de l’examen du présent grief.

96. En effet, quel que soit les réponses à ces questions, il demeure que les décisions judiciaires annulant tant les décrets du CM relatifs au recours à la procédure d’urgence que les décisions d’expropriation du CRME
– lesquels constituaient la base légale de la privation de propriété en droit interne – n’ont produit absolument aucun effet concret. Une telle situation a eu pour conséquence de vider de sa substance et de rendre théorique, illusoire et par conséquent ineffectif le droit de recours dont les requérants devaient disposer pour contester la légalité des actes portant atteinte à leur droit de propriété.

97. Or, la Cour n’a eu de cesse de le rappeler, la Convention garantit des droits non pas théoriques et illusoires mais effectifs et concrets (Muhammad et Muhammad c. Roumanie [GC], no 80982/12, § 122, 15 octobre 2020).

98. En ce qui concerne la possibilité d’obtenir une indemnisation mise en avant par le Gouvernement, la Cour rappelle les conclusions auxquelles elle est parvenue au sujet de cette voie de recours dans le cadre de l’examen de la recevabilité, à savoir que compte tenu d’une part des conclusions du TGI et de la Cour constitutionnelle considérant que l’arrêt de l’AGCCA ne concernait que la prise de possession et ne rendait pas illégale l’expropriation et d’autre part de l’approche de la Cour de cassation dans des affaires similaires, l’efficacité du recours pour inscription illicite était tout hypothétique et en tous cas non démontrée.

99. Par conséquent, compte tenu de l’absence d’effets concrets des décisions judiciaires obtenues par les requérants dans le cadre de leurs recours devant le Conseil d’Etat et annulant la base légale de l’expropriation, la Cour estime que la privation de propriété subie par les requérants n’a pas satisfait à l’exigence de légalité.

100. Il s’ensuit qu’il y eut violation de l’article 1 du Protocole no 1.

II. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

101. Aux termes de l’article 41 de la Convention :

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

A. Dommage

102. Les requérants demandent au titre du préjudice matériel, la somme de 395 euros (EUR) qui correspond au montant actualisé des honoraires d’avocat qu’ils ont payé à la partie adverse, la somme de 117 EUR qui correspond au montant actualisé des frais de pourvoi, la somme de 74 EUR qui correspond au montant actualisé des frais du recours individuel, ainsi que la somme de 3 000 EUR pour les frais de représentation par avocat devant les juridictions nationales.

103. Les requérants réclament chacun 3 000 EUR pour le préjudice moral causé par le non-respect des décisions judiciaires et le même montant pour l’atteinte causée à leur environnement culturel et social par la construction du barrage.

104. Enfin, ils sollicitent 3 000 EUR pour les frais de représentation devant la Cour.

105. En ce qui concerne l’indemnisation du dommage, le Gouvernement invite la Cour à renvoyer la question de la satisfaction équitable devant la Commission d’indemnisation, en invoquant l’arrêt Kaynar et autres c. Turquie (nos 21104/06 et 2 autres, §§ 64 à 82, 7 mai 2019).

106. Il conteste les demandes des requérants et estime qu’il n’y pas de lien de causalité entre le préjudice allégué et la violation constatée.

107. Quant aux frais et dépens, il indique que les requérants n’ont soumis aucun document venant étayer leur demande relative à leur frais d’avocat.

108. La Cour rappelle qu’elle a déjà rayé du rôle la question de l’application de l’article 41 dans plusieurs affaires concernant le droit de propriété au motif que les instances nationales, en l’occurrence la Commission d’indemnisation, sont les mieux placées pour évaluer le préjudice subi et disposent de moyens juridiques et techniques adéquats pour mettre un terme à une violation de la Convention et d’en effacer les conséquences, notamment lorsqu’il s’agit de déterminer la valeur des biens immobiliers (Avyidi c. Turquie, no 22479/05, §§ 119 à 131, 16 juillet 2019, Muharrem Güneş et autres c. Turquie, no 23060/08, §§ 87 à 95, 24 novembre 2020, Tokel c. Turquie, no 23662/08, §§ 82 à 90, 9 février 2021).

109. Cependant, le renvoi vers la Commission d’indemnisation de la réparation du dommage ne saurait revêtir un caractère automatique. En effet, la Cour ne doit en faire usage que lorsqu’elle n’est pas raisonnablement en mesure d’évaluer elle-même le préjudice matériel. Mais lorsque, comme en l’espèce, l’évaluation du préjudice ne soulève pas de difficulté, la Cour considère, par souci d’équité et d’économie procédurale, devoir statuer elle-même sur l’indemnisation du préjudice lié à la violation qu’elle a constatée.

110. La Cour observe que les sommes réclamées par les requérants au titre du dommage matériel relèvent en réalité de la catégorie des frais et dépens et estime qu’elles doivent être examinées dans ce dernier cadre. Compte tenu de l’absence d’autre demande concernant le préjudice matériel, elle n’alloue aucune somme au titre de ce dommage.

111. Elle estime toutefois que les requérants ont subi un préjudice moral en raison de la violation constatée, qui concerne l’absence d’effets concrets des décisions du Conseil d’Etat. Elle considère raisonnable de leur allouer conjointement la somme de 2 000 EUR à ce titre.

112. En ce qui concerne les frais et dépens, la Cour rappelle que selon sa jurisprudence, un requérant ne peut en obtenir le remboursement que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. En l’espèce, compte tenu des documents en sa possession et des critères susmentionnés, la Cour alloue 586 EUR au titre des frais exposés devant les juridictions nationales et rejette le surplus de la demande. Sur ce dernier point, elle observe que les requérants n’ont soumis aucun document, tel qu’un décompte des frais ou un décompte horaire relatifs au travail de leur avocat.

113. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1. Déclare, la requête recevable ;

2. Dit, qu’il y a eu violation de l’article 1 du Protocole no 1 de la Convention ;

3. Dit,

a) que l’État défendeur doit verser aux requérants, dans un délai de trois mois à compter de la date à laquelle l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes, à convertir dans la monnaie de l’État défendeur au taux applicable à la date du règlement :

i. 2 000 EUR (deux mille euros), plus tout montant pouvant être dû sur cette somme à titre d’impôt, pour dommage moral ;

ii. 586 EUR (cinq cent quatre-vingt-six euros), plus tout montant pouvant être dû sur cette somme par les requérants à titre d’impôt, pour frais et dépens ;

b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

4. Rejette, le surplus de la demande de satisfaction équitable.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 13 juillet 2021, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

Hasan Bakırcı                                     Jon Fridrik Kjølbro
Greffier adjoint                                          Président

_________

ANNEXE

No Prénom NOM Année de naissance Lieu de résidence
1. Kübra YEL 1988 Istanbul
2. Adnan GÖNÜL 1964 Ankara
3. Ayhan GÖNÜL 1962 Ankara
4. Ayten GÖNÜL 1939 Elazığ
5. Nuri GÖNÜL 1926 Balıkesir
6. Saadet GÖNÜL 1962 Bingöl
7. Turan GÖNÜL 1967 Bingöl

Dernière mise à jour le juillet 13, 2021 par loisdumonde

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