AFFAIRE NEVES CARATÃO PINTO c. PORTUGAL (Cour européenne des droits de l’homme) Requête no 28443/19

La requête concerne une mesure de protection par l’effet de laquelle les enfants jumeaux de la requérante, D. et T., ont été confiés à des membres de leur famille. Elle concerne aussi la procédure de fixation de l’exercice des responsabilités parentales qui s’en est suivie et qui a abouti à l’attribution provisoire des responsabilités parentales principales concernant D. et T. à ces mêmes membres. Sous l’angle des articles 6 et 8 de la Convention, la requérante se plaint d’une atteinte à son droit au respect de sa vie familiale.


QUATRIÈME SECTION
AFFAIRE NEVES CARATÃO PINTO c. PORTUGAL
(Requête no 28443/19)
ARRÊT

Art 8 • Vie familiale • Renouvellement d’une mesure de protection à l’égard d’enfants jumeaux ayant entraîné l’attribution provisoire de leur garde à deux membres différents de la famille • Séparation prolongée des enfants ayant provoqué un éclatement de la famille et de la fratrie à l’encontre de l’intérêt supérieur de l’enfant • Absence de motifs pertinents et suffisants • Suspension et restriction du droit de visite de la mère n’assurant pas le maintien du lien familial • Passage du temps en faveur du maintien des enfants dans leurs familles d’accueil • Carences procédurales et allongement des procédures litigieuses

STRASBOURG
13 juillet 2021

Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Neves Caratão Pinto c. Portugal,

La Cour européenne des droits de l’homme (quatrième section), siégeant en une Chambre composée de :

Yonko Grozev, président,
Faris Vehabović,
Iulia Antoanella Motoc,
Gabriele Kucsko-Stadlmayer,
Pere Pastor Vilanova,
Jolien Schukking,
Ana Maria Guerra Martins, juges,
et de Andrea Tamietti, greffier de section,

Vu :

la requête (no 28443/19) dirigée contre la République portugaise et dont une ressortissante de cet État, Mme Anabela Neves Caratão Pinto (« la requérante »), a saisi la Cour le 24 mai 2019 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »),

la décision de porter la requête à la connaissance du gouvernement portugais (« le Gouvernement »),

les observations des parties,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 22 juin 2021,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

INTRODUCTION

1. La requête concerne une mesure de protection par l’effet de laquelle les enfants jumeaux de la requérante, D. et T., ont été confiés à des membres de leur famille. Elle concerne aussi la procédure de fixation de l’exercice des responsabilités parentales qui s’en est suivie et qui a abouti à l’attribution provisoire des responsabilités parentales principales concernant D. et T. à ces mêmes membres. Sous l’angle des articles 6 et 8 de la Convention, la requérante se plaint d’une atteinte à son droit au respect de sa vie familiale.

EN FAIT

2. La requérante est née en 1969 et réside à Vimeiro. Elle a été représentée par Mes M.C. Neves Almeida et P. Penha Gonçalves, avocates à Lisbonne. Le gouvernement portugais (« le Gouvernement ») a été représenté par son agente, Mme M.F. da Graça Carvalho, procureure générale adjointe.

I. La procédure devant la Commission de protection des enfants et des jeunes de Loures

A. La genèse de l’affaire

3. Le 28 novembre 2011, alors qu’elle était âgée de 42 ans, la requérante donna naissance à deux enfants jumeaux de sexe masculin, D. et T., issus de sa relation avec M. J., avec qui elle vivait depuis deux ans.

4. Le 23 février 2012, la ligne téléphonique SOS enfant (SOS Criança) reçut un appel anonyme rapportant que la requérante faisait preuve de négligence vis-à-vis de ses enfants, que M. J. était alcoolique et violent à l’égard de la requérante et que l’intervention de la police avait été demandée pour un incident survenu pendant sa grossesse. Cette information fut transmise à la Commission de protection des enfants et des jeunes (Comissão de proteção de crianças e jovens – ci-après, « la CPCJ ») de Loures, qui décida d’ouvrir une enquête sociale le 27 février 2012.

5. Le 8 mars 2012, une équipe du centre d’appui aux enfants et jeunes en danger (Núcleo de Apoio a Crianças e Jovens em Risco, – ci-après, le « NACJR ») du centre médical (Centro de Saúde) de Loures, composé d’une infirmière, d’une psychologue et d’une assistante sociale, se rendit au domicile familial. Elle y trouva la requérante seule avec ses enfants. Celle-ci leur relata qu’elle était sans emploi, qu’elle ne percevait pas d’allocations chômage et que, par conséquent, elle était dépendante financièrement de son compagnon. Elle reconnut que ce dernier était violent et ajouta qu’il ne l’aidait pas financièrement et ne s’occupait pas des enfants. Elle déclara qu’elle souhaitait quitter ce dernier mais qu’elle ne disposait pas des moyens financiers pour le faire. Elle évoqua, toutefois, la possibilité de s’installer chez une amie. Au cours de cet échange, elle indiqua par ailleurs qu’elle avait une fille de 23 ans, issue de son premier mariage, Mme F., et que cette dernière était mariée et avait un enfant. L’équipe de la CPCJ lui proposa de la mettre en relation avec une association d’aides aux femmes et de l’orienter vers un suivi psychologique. Toutefois, la requérante déclina ces aides, en soulignant qu’elle était capable de se défendre.

6. Le 15 mars 2012, D. et T. furent hospitalisés pour une bronchiolite à l’hôpital Beatriz Ângelo, à Loures.

7. Le 17 mars 2012, un médecin nota dans le dossier médical des enfants qu’il avait été décidé de les maintenir à l’hôpital, malgré l’amélioration de leur état de santé, en attendant une décision des services sociaux en raison d’une altercation violente qui avait eu lieu le jour même entre la requérante et M. J.

8. Le 22 mars 2012, une équipe du NACJR effectua une visite au domicile de l’amie de la requérante chez qui celle-ci avait dit pouvoir s’installer. Cette personne confirma qu’elle était prête à venir en aide à la requérante.

9. Le 23 mars 2012, le service de pédopsychiatrie de l’hôpital établit le procès-verbal de deux entretiens tenus avec la requérante et M. J., dont voici les parties pertinentes en l’espèce :

« (…) lors de la première rencontre, la mère a reconnu qu’elle s’inquiétait de l’état de santé de ses enfants. Nous avons constaté une manière de faire (registo de funcionalidade) centrée sur leurs besoins primaires (alimentation). Lorsqu’ils sont dans ses bras, malgré diverses tentatives pour les calmer, ceux-ci se montrent très agités et pleurent, mais pas lorsqu’ils sont dans les bras de tiers (infirmières). Malgré la volonté de la mère, celle-ci connaît des difficultés importantes au niveau des aptitudes parentales (par exemple, pour donner le biberon correctement, calmer les enfants, les bercer de façon plus calme), qui devront être améliorées.

(…) le couple vit une relation depuis environ deux ans. Celle-ci s’est détériorée (elle est marquée par des conflits), le couple étant actuellement dans une situation de rupture. (…) »

10. Le même jour, la CPCJ reçut un rapport du NACJR. Sur la base des éléments recueillis au cours de son enquête sociale, le rapport concluait ainsi :

« (…) nous considérons que la famille présente les facteurs de risque suivants : relation conflictuelle entre les conjoints, absence de support socio-familial pour soutenir ou surveiller les soins apportés aux bébés, aptitudes parentales déficientes des parents, mère sans emploi (ce qui la laisse sans ressources financières) et, s’agissant du père, enfants non désirés et consommation d’alcool.

(…)

Ainsi, nous considérons qu’il est nécessaire de solliciter une évaluation par le service de psychologie/psychiatrie de l’hôpital Beatriz Ângelo, afin d’exclure toute pathologie qui rendrait, à cette date, la [requérante] incapable de s’occuper de ses enfants. »

11. Le 26 mars 2012, une équipe de la CPCJ se rendit à l’hôpital pour rencontrer la requérante et M. J. Ces derniers furent entendus séparément. Tous deux reconnurent qu’ils vivaient une relation conflictuelle. M. J. accusa la requérante d’instabilité émotionnelle et précisa que le couple était à présent séparé. Il ajouta qu’il n’était pas disponible pour prendre en charge les enfants en raison de contraintes personnelles et professionnelles, et de ses problèmes d’alcool auxquels il cherchait toutefois à remédier. La requérante déclara, pour sa part, que sa relation avec M. J. s’était détériorée au moment de sa grossesse et que ce dernier ne lui apportait aucune aide. Elle rejeta les allégations de négligence portées contre elle. Elle souhaitait avoir la garde des enfants, affirmant disposer d’une épargne suffisante pour faire face à ses besoins actuels jusqu’à ce qu’elle retrouve un emploi. Elle déclara ne jamais avoir souffert de dépression mais s’être sentie dépassée ces derniers temps compte tenu de l’absence et de l’agressivité de son compagnon à son égard.

12. À une date non précisée, la fille aînée de la requérante, Mme F. (paragraphe 5 ci-dessus) fut également entendue par la CPCJ. Elle déclara qu’elle et sa mère ne se parlaient plus et que M. J. l’avait contactée, par téléphone, pour lui demander de l’aide, en lui expliquant que les enfants seraient placés dans une institution si elle ne l’aidait pas. Elle relata avoir eu ensuite un échange avec ce dernier et sa sœur, Mme A., au cours duquel, ils avaient décidé qu’elle s’occuperait de l’un des jumeaux et que Mme A. s’occuperait de l’autre tandis que M. J. apporterait, quant à lui, une aide financière. Au sujet de la requérante, elle déclara que celle-ci ne donnait pas correctement le biberon aux enfants et qu’elle leur administrait des médicaments sans prendre l’avis d’un médecin.

13. À une autre date non précisée, la CPCJ entendit Mme A., la sœur de M. J. Cette dernière déclara qu’elle et son mari étaient prêts à héberger l’un des jumeaux et qu’ils acceptaient l’exercice par la requérante d’un droit de visite chez les grands-parents paternels des enfants. S’agissant du comportement de la requérante, Mme A. considérait qu’elle ne savait pas s’occuper de ses enfants, qu’elle ne stérilisait pas leurs biberons, qu’elle leur donnait des médicaments sans consulter un médecin et qu’elle était rétive à toute critique. Elle reconnut que son frère avait une addiction à l’alcool et qu’il ne s’était jamais occupé des enfants, jusqu’à leur hospitalisation.

14. Le 28 mars 2012, au cours d’une réunion avec la CPCJ, la requérante rapporta que son compagnon l’avait chassée du domicile et qu’elle logeait chez son amie (paragraphe 5 ci-dessus). Elle ajouta qu’elle pouvait y rester temporairement avec les enfants. Elle réfuta les allégations de négligence qui lui étaient reprochées et déclara ne pas souhaiter être soumise à une évaluation psychologique car elle savait qu’elle était fragilisée émotionnellement en raison des violences dont elle avait été victime et de l’éloignement de ses enfants. Au terme de cette réunion, l’équipe de la CPCJ demanda à la requérante comment ils pouvaient l’aider, ce à quoi elle répondit qu’elle avait besoin d’une aide pour trouver un logement et pour s’occuper des enfants, sans toutefois avoir besoin d’une aide financière. Elle accepta ensuite de se soumettre à une évaluation psychologique et, si nécessaire, à un accompagnement thérapeutique.

15. Par un appel téléphonique, le 29 mars 2012, le centre médical de Bucelas informa la CPCJ que la requérante s’était présentée à toutes les consultations médicales prévues pour les bébés, qu’elle interagissait très bien avec eux, que rien ne leur avait paru anormal si ce n’est qu’elle venait toujours seule et semblait fatiguée.

B. L’application de la mesure d’assistance auprès d’un autre membre de la famille et l’accord de protection du 30 mars 2012

16. Le 30 mars 2012, considérant que les enfants se trouvaient dans une situation à risque, la CPCJ de Loures décida d’appliquer aux enfants D. et T. une mesure d’assistance auprès d’un autre membre de la famille (apoio junto de outro familiar), à savoir Mmes A. et F. et leurs conjoints, en application des articles 35 § 1 b) et 40 de la loi relative à la protection des enfants et des jeunes en danger (la « LPCJP »), régie par le décret-loi no 147/99 du 1er septembre 1999 (paragraphes 87-88 ci-dessous). Cette décision fut prise à la suite d’une délibération au cours de laquelle avaient été pris en compte tous les éléments qui figuraient dans le dossier, notamment les entretiens avec les intéressés. Elle fut adoptée par 5 voix contre 1, cette dernière contestant la séparation des jumeaux.

17. Dans ce cadre, la CPCJ conclut un accord de promotion des droits etde protection des enfants (« l’accord de protection », paragraphe 89
ci-dessous) avec la requérante et M. J. concernant les enfants D. et T., pour une durée de six mois. Aux termes de cet accord, D. était confié à Mme A., sa tante paternelle, et au conjoint de celle-ci, et T. à Mme F., sa demi-sœur, et au conjoint de celle-ci. Entre autres, ces derniers s’engageaient à favoriser les rencontres entre les frères et à permettre aux parents de les voir afin de ne pas rompre leurs liens affectifs avec eux. Par ailleurs, un droit de visite était accordé à la requérante et à M. J. Les engagements pris par la requérante et M. J. dans le cadre de cet accord se lisaient, dans ses parties pertinentes en l’espèce, comme suit :

« 1. Respecter les habitudes quotidiennes des familles d’accueil ;

2. Rendre visite aux enfants, en s’accordant préalablement avec les familles et en respectant les horaires de repos des enfants. Les visites devront avoir lieu, de préférence, les week-ends dans la résidence des grands-parents paternels ;

(…)

4. [M. J.] devra accepter d’être orienté vers des consultations d’alcoologie et suivre le traitement prescrit.

5. [La requérante] devra accepter d’être soumise à une évaluation psychologique/psychiatrique et, si nécessaire, de suivre le traitement thérapeutique prescrit ;

6. [La requérante] devra rechercher un emploi de façon active et entreprendre des démarches afin de trouver un logement adéquat et de permettre ainsi le retour de ses enfants le plus rapidement possible ;

7. Collaborer avec la CPCJ, en suivant les indications données par le personnel (…). »

18. Le 18 mai 2012, la requérante remit à la CPCJ un rapport du service de psychologie et de psychiatrie de l’hôpital Beatriz Ângelo daté du 15 mai 2012. Se fondant sur trois consultations tenues le 29 mars, le 24 avril et le 7 mai 2012, le rapport concluait ainsi :

« (…) au cours de l’examen, [la requérante] s’est montrée calme et coopérante (…) Elle a tenu un discours sans changement de ton, de volume et de débit. Son humeur s’est révélée subjectivement euthymique, conforme à l’observation, et elle a manifesté de l’anxiété par rapport à sa situation à un degré adéquat. Elle a indiqué qu’elle se sentait isolée et qu’elle avait des difficultés à demander de l’aide, qu’elle sentait que sa fille la jugeait pour avoir quitté son ex-compagnon. Je n’ai pas détecté une idéation suicidaire active. Pas de phénomènes psychotiques. Pas de perturbations cognitives et perceptifs graves. Elle présente un sens critique par rapport à sa situation et ses difficultés.

Impression : [la requérante] présente un diagnostic de réaction aiguë au stress. Au moment de la dernière consultation, elle se trouvait en rémission des symptômes qu’elle présentait lorsqu’elle avait été confrontée à divers événements combinés : les conflits avec son ex-compagnon et la nécessité de s’occuper de ses jumeaux qui venaient de naître. Son état mental n’a pas justifié un accompagnement psychiatrique lors de la dernière consultation dont la clôture a donc été prononcée. »

19. Le 31 mai 2012, la CPCJ reçut Mmes A. et F. et leurs conjoints. Au cours de cet échange, ces personnes indiquèrent que les visites ne se passaient pas de façon sereine et calme. Ils déclarèrent notamment que la requérante faisait preuve d’agitation et d’instabilité, ne comprenait pas les besoins des enfants et présentait des inaptitudes parentales. Ils reconnaissaient, toutefois, que leurs opinions n’étaient peut-être pas impartiales et jugeaient qu’une expertise sur la personnalité et les aptitudes parentales de la requérante s’imposait. Subsidiairement, Mme F. considérait que le comportement de la requérante était similaire à celui qu’elle avait eu à son égard lorsqu’elle était enfant, ce qui avait contraint ses grands-parents puis son père à s’occuper d’elle.

20. Le 8 juin 2012, la CPCJ demanda à l’hôpital Beatriz Ângelo une expertise sur la personnalité et les aptitudes parentales de la requérante.

21. Le 2 juillet 2012, la CPCJ de Loures se réunit avec la requérante et M. J. Au cours de la réunion, la requérante déclara avoir trouvé un emploi dans une maison de retraite, demandant le retour des enfants chez elle. Elle évoqua la possibilité de retirer son accord à l’accompagnement par la CPCJ mais elle se ravisa après avoir été alertée sur les conséquences. M. J. déclara qu’il faisait l’objet d’un suivi pour son problème d’alcoolisme et qu’il s’opposait à ce que la requérante s’occupe des enfants parce qu’elle ne disposait pas des conditions matérielles et des aptitudes pour le faire. Il se disait prêt à s’occuper de l’un des jumeaux.

22. En septembre 2012, la requérante s’enquit plusieurs fois auprès de la CPCJ de l’avancement de la procédure. Elle rapporta également qu’elle préférait que les visites n’eussent pas lieu chez les grands-parents paternels car tout le monde était remonté contre elle.

23. Le 9 octobre 2012, la CPCJ reçut un rapport d’expertise de l’hôpital Beatriz Ângelo sur la personnalité et les aptitudes parentales de la requérante, établi le 2 octobre 2012. Dans ses parties pertinentes, ce rapport se lisait comme suit :

« (…) [la requérante] exprime un sentiment de révolte, d’étonnement et même de perplexité par rapport aux événements qui se sont soldés par la perte du droit de vivre avec ses enfants.

(…)

[la requérante] dit qu’elle pense être une mère attentionnée, depuis toujours, qu’elle a tout fait pour être avec ses enfants, déclarant : « j’ai trouvé un logement avec de bonnes conditions pour recevoir mes enfants, j’ai trouvé un travail (…) ».

Même si, d’après nous, ce discours est exprimé avec un ton labile, en adoptant une attitude de victime, nous sommes convaincus que l’éloignement de ses enfants perturbe effectivement [la requérante].

Il faut souligner que toute l’histoire est relatée de façon logique et cohérente.

L’évaluation [psychologique] réalisée montre une attitude défensive et évasive, sans indiquer toutefois des signes de psychopathologie.

(…)

La nécessité de se protéger d’autrui et de la situation vécue est très présente dans le comportement de [la requérante]. Ainsi, elle répond et réagit selon ce qu’elle pense que l’autre attend et conçoit comme correct. Elle se livre ainsi à une analyse descriptive et factuelle des situations, en évitant de les présenter sous une forme plus affective ou émotionnelle. Autrement dit, elle montre un grand besoin de contrôler tout ce qu’elle montre et dit d’elle-même, non pas dans l’intention de tromper autrui mais pour se protéger elle-même de ses propres émotions et sentiments. C’est précisément en cela que [la requérante] montre une grande fragilité interne.

Conclusion :

De l’évaluation réalisée, nous n’avons observé aucun indice de psychopathologie pouvant, d’une façon ou d’une autre, mettre en cause l’aptitude relationnelle et maternelle de [la requérante].

Compte tenu de l’angoisse, observée chez elle, résultant de la situation et de la fragilité de sa structure interne, nous considérons que la consultation d’un psychologue pourrait être utile. »

24. Le 10 octobre 2012, la CPCJ effectua une visite au domicile de la requérante. Il le trouva adéquat, propre et organisé.

25. Au cours de deux échanges téléphoniques, les 15 et 16 octobre 2012, Mmes A. et F. informèrent la CPCJ que les visites se passaient de manière plus sereine mais qu’elles craignaient un retour des enfants chez leur mère, si la CPCJ n’opérait pas un suivi étroit.

C. Le renvoi de l’affaire devant parquet le 5 novembre 2012

26. Par une décision adoptée à l’unanimité, le 22 octobre 2012, la CPCJ reconduisit la mesure d’assistance auprès d’un autre membre de la famille, pour les motifs suivants :

« Eu égard aux informations recueillies depuis l’application de la mesure [de protection], nous nous trouvons face à une décision complexe. En effet, si d’un côté la requérante a respecté toutes les obligations que lui imposait l’accord de protection, durant une bonne partie du temps écoulé depuis l’application de la mesure, toutes les autres parties intervenant dans le cadre de l’Accord ont indiqué que [la requérante] maintenait la même attitude et les mêmes comportements qui avaient mené à l’application de la mesure de protection (medida de promoção e proteção) parce qu’elle avait exposé ses enfants à une situation de danger par négligence.

Les parents d’accueil ont récemment relaté un changement de comportement chez [la requérante], qui se révèle être plus adéquat dans la phase finale de la mesure.

Ce récent changement d’attitude ne permet toutefois pas, en toute conscience et en fonction de l’intérêt supérieur de l’enfant, de garantir que [la requérante] a vraiment changé son comportement et sa façon de s’occuper des jumeaux au point de ne plus les exposer à des situations de risque et/ou potentiellement dangereuses.

En ce qui concerne l’évaluation psychologique, [la requérante] est décrite comme ne présentant aucun indice de psychopathologie pouvant mettre en cause sa capacité relationnelle et maternelle. Cela dit, l’angoisse observée par les professionnels et la fragilité de sa structure interne indiquent qu’un suivi par un psychologue serait utile.

(…) si [la requérante] à un moment donné semblait avoir pris conscience des motifs qui avaient mené à l’application de la mesure de protection à l’encontre des enfants en raison de ses comportements, son attitude pendant le reste du temps, et surtout au fur et à mesure, a montré exactement le contraire. Ainsi, elle a déclaré à plusieurs reprises que l’application de la mesure était une injustice commise par la Commission à son égard, qu’elle avait été forcée à signer l’accord de protection et encore, selon ses propres mots, que « tout cela n’avait été qu’un piège » pour lui retirer ses bébés.

Compte tenu de ce qui précède, cette Commission conclut que ne sont toujours pas réunis les éléments permettant de fonder le changement de la mesure par une autre garantissant la sauvegarde des intérêts des bébés. Ainsi, il est décidé de prolonger la mesure de protection, pour une durée de six mois (…), afin que [la requérante] puisse progressivement, dans des conditions garantissant la sécurité et le bien-être des enfants, passer plus de temps avec [eux]. »

27. Le 29 octobre 2012, la requérante, M. J., Mmes A. et F. et les conjoints de ces dernières furent reçus par la CPCJ aux fins de conclure un nouvel accord de promotion et protection. Les parents d’accueil refusèrent toutefois de signer tout accord au motif que l’attitude manifestée par la requérante au cours de la réunion montrait qu’elle n’était pas prête à reconnaître, d’une part, ses erreurs, et d’autre part, les efforts qu’ils faisaient. D’après eux, cela montrait qu’elle n’avait pas changé de comportement et, partant, qu’elle ne serait pas capable de prendre en charge ses enfants.

28. Le 5 novembre 2012, compte tenu de l’absence d’accord entre les intéressés, la CPCJ transmit le dossier au parquet.

II. Les procédures judiciaires

29. Conformément à l’article 79 de la LPCJP (paragraphe 91
ci-dessous), D. fut suivi par le parquet près le tribunal aux affaires familiales de Lisbonne (le « tribunal de Lisbonne ») et T. fut suivi par le parquet près le tribunal aux affaires familiales de Sintra (le « tribunal de Sintra »).

30. Les 11 et 17 décembre 2012, se fondant sur les éléments qui avaient été transmis par la CPJC, les parquets requirent l’ouverture d’une procédure de protection concernant D. et T. et l’application de la même mesure de protection.

A. La procédure de protection commune à D. et T. conduite devant le tribunal de Sintra

31. Le 11 janvier 2013, le tribunal de Lisbonne renvoya le dossier concernant D. devant le tribunal de Sintra en application de l’article 81 de la LPCJP (paragraphe 91 ci-dessous). Cette décision se fondait sur le fait que, le 24 octobre 2012, au titre de l’article 1906 du code civil (paragraphe 82
ci-dessous), la requérante avait introduit devant le tribunal de Sintra une demande urgente tendant à la fixation de l’exercice des responsabilités parentales concernant ses enfants D. et T. et que cette demande semblait avoir été jointe au dossier de la procédure de protection dont ce même tribunal avait été saisi.

32. Le 27 mai 2013, l’équipe des enfants et des jeunes (ci-après, l’« ECJ ») de Sintra transmit au tribunal son rapport de suivi concernant T. Celui-ci se fondait sur l’analyse du dossier, un entretien avec Mme F. et son conjoint, une visite à leur domicile, ainsi qu’un bref échange avec T. au cours de cette même visite. Il indiquait que, au cours de l’entretien avec Mme F., celle-ci avait fait mention des violences conjugales que M. J. aurait fait subir à sa mère. Elle lui reprochait toutefois son comportement arrogant, conflictuel et manipulateur, évoquant sa propre expérience personnelle lorsqu’elle était enfant. Elle accusait aussi sa mère d’être négligente à l’égard de D. et T. et d’avoir eu une attitude défensive et arrogante lorsque des remarques à ce sujet lui étaient adressées. Le rapport concluait ainsi :

« (…) En tenant compte de ce qui a été relaté par [Mme F.] et son conjoint, [la requérante] a toujours mené une vie déréglée (desregrada). Elle n’a pu garder un emploi pendant très longtemps et les enfants lui ont été retirés quelques mois après leur naissance.

Le père des enfants a réussi à garder un emploi mais il ne se préoccupe guère de ses enfants (…).

Il a, par ailleurs, reconnu qu’il avait des problèmes d’alcool et qu’il avait suivi plusieurs cures de désintoxication. (…)

Il ressort du dossier que le père des enfants, malgré une vie un tant soit peu organisée, ne s’est pas montré disponible pour prendre en charge les enfants.

Si les familles maternelle et paternelle ne s’étaient pas montrées disponibles, les enfants seraient aujourd’hui dans une institution.

[Mme F.] et son conjoint apportent à T. tout ce dont il a besoin pour bien se développer.

Le couple entretient de bonnes relations avec les oncles paternels de T., [Mme A.] et [son mari]. Ils organisent des rencontres pour que les enfants passent du temps ensemble, hors des visites de leurs parents.

S’agissant des rencontres avec les parents, il ne nous semble pas que la situation personnelle de ces derniers se soit améliorée pour répondre aux besoins des enfants. Nous doutons sérieusement de ce que les enfants auraient à gagner de ces rencontres (…).

Compte tenu du profil des parents, une réintégration familiale est, pour le moment, à écarter.

Ainsi, en tenant compte de l’âge tendre de T. et de ce que ses parents n’ont guère évolué depuis le début de la procédure, il nous semble que les rencontres devraient être plus espacées. Sauf avis contraire, celles-ci devraient être mensuelles et n’avoir lieu qu’à la demande de la mère. En outre, les deux heures de visite devraient être médiatisées.

Eu égard au temps de qualité que T. passe avec ceux qu’il identifie comme ses parents ([Mme F. et son conjoint]), dans la phase de développement dans laquelle il se trouve, il a peu à gagner de rencontres aussi fréquentes avec ses parents biologiques, d’autant plus qu’il n’apparaît pas que chez eux les conditions se prêtent à une reprise en charge.

(…)

Eu égard à ce qui précède, nous estimons que la situation de T. chez sa sœur et son beau-frère doit être encadrée par une procédure de fixation des responsabilités parentales qui leur permettrait d’exercer les fonctions parentales dans leur plénitude. »

33. Le 20 juin 2013, le tribunal de Sintra demanda à l’ECJ de Mafra de produire un rapport sur la situation familiale, sociale et économique de la requérante.

1. Le renouvellement de la mesure de protection le 4 juillet 2013

34. Le 4 juillet 2013, le tribunal de Sintra tint une audience (conferência) en application de l’article 104 de la LPCJP (paragraphe 91
ci-dessous). Il entendit la requérante, M. J., les familles d’accueil de D. et de T., ainsi que des représentants des ECJ de Sintra et de Mafra. Au cours de cette audience, la requérante déclara que les rencontres entre elle et ses enfants étaient hebdomadaires mais que depuis quelques temps, par décision des familles d’accueil, elles n’avaient lieu que tous les quinze jours. Elle ajouta qu’elle disposait des conditions pour héberger ses enfants. M. J. déclara quant à lui qu’il ne pouvait pas prendre en charge les enfants et qu’il s’opposait à leur prise en charge par la requérante parce que celle-ci ne savait pas s’occuper d’eux, qu’elle leur donnait trop de nourriture et qu’elle ne surveillait pas bien leur état de santé. Les familles d’accueil se déclarèrent prêtes à continuer à prendre en charge les enfants. Elles confirmèrent, par ailleurs, que les visites de la requérante avaient à présent lieu tous les quinze jours en raison de leurs contraintes personnelles et du comportement de la requérante, qu’ils qualifièrent d’inadéquat.

35. Au terme de cette audience, le tribunal de Sintra renouvela la mesure d’assistance auprès d’un membre de la famille, pour une durée de six mois, et homologua l’accord de protection conclu entre les intéressés. Aux termes de cet accord, les enfants étaient de nouveau confiés à Mmes A. et F. et leurs conjoints, lesquels s’engageaient à promouvoir et garantir les contacts entre les frères jumeaux et à permettre l’exercice du droit de visite des parents, sous forme médiatisée si nécessaire. La requérante et M. J. s’engageaient, quant à eux, à respecter les habitudes des enfants, à œuvrer en vue de visites sereines et à soutenir les familles d’accueil. S’agissant de l’exercice du droit de visites des parents, l’accord se lisait, dans ses parties pertinentes en l’espèce, comme suit :

« (…)

10. Le père pourra voir [ses enfants] en s’accordant préalablement avec [les familles d’accueil], en respectant les horaires de repos des enfants et sous réserve des autres règles fixées dans le présent accord ;

(…)

12. Les contacts entre [la requérante] [et ses enfants] se feront dans un premier temps, pendant les week-ends, de façon alternée, dans des lieux et des conditions qui devront être définis en collaboration avec l’association Passo a Passo et les autres entités responsables de l’accompagnement de la mesure et conformément à un calendrier qui devra être fixé dans un délai maximal de trente jours ;

13. Jusqu’à ce que soit fixé le calendrier des visites, la requérante pourra voir ses enfants (…) tous les quinze jours, sous réserve des périodes de vacances des familles d’accueil.

(…) »

36. À une date non précisée, l’association Passo a Passo établit un calendrier de visites bimensuelles allant du 22 septembre au 17 novembre 2013.

2. Le renouvellement de la mesure de protection le 14 octobre 2013

37. Le 15 juillet 2013, faisant suite à la demande du tribunal de Sintra (paragraphe 33 ci-dessus), l’ECJ de Mafra établit un rapport social au sujet de la requérante. Se fondant, notamment, sur une visite à son domicile et sur un entretien avec elle, le rapport concluait comme suit :

« (…) il semble objectivement que la requérante dispose, actuellement, d’un logement et de conditions socio-économiques adéquates.

Cependant, il apparaît que ce qui a justifié l’intervention des entités de protection est l’état mental instable et inadéquat et les graves difficultés que connaissent les parents, l’un par son inaction, son désintérêt et son inaptitude et l’autre, sous une forme active, par sa négligence grave dans la manière de répondre aux besoins élémentaires des enfants.

Si d’un côté, le père admet son inaptitude et son incapacité à s’occuper de façon efficace et responsable des enfants, la mère, de son côté, affirme disposer des aptitudes parentales intégrales et entières. D’après elle, elle n’avait pas pu exercer celles-ci de façon intégrale parce qu’elles avaient été réduites provisoirement, dans un contexte de pressions physiques et psychologiques (santé fragilisée, privation de sommeil et d’alimentation, rejet et absence de soutien formel et informel, violences conjugales).

Malgré le droit de la requérante au contradictoire, nous ne pouvons pas ignorer les rapports des diverses équipes impliquées faisant part d’une négligence grave à l’origine de l’hospitalisation des enfants, le maintien de ces derniers à l’hôpital et l’éloignement postérieur de ces derniers de leur milieu biologique direct.

Proposition de mesure de protection :

Eu égard à ce qui précède, jusqu’à ce que soient déterminées les aptitudes /capacités réelles des parents, notamment de la mère, du point de vue de sa stabilité mentale et de sa capacité à établir une relation affective et sécurisante avec ses enfants (expertise psychiatrique et évaluation par l’association Passo a Passo), la mesure qui répond le mieux à l’intérêt supérieur des enfants est le maintien de la mesure d’assistance auprès d’autres membres de la famille. »

38. Le 14 octobre 2013, le tribunal de Sintra renouvela la mesure de protection pour une durée de six mois.

3. Le renouvellement de la mesure de protection le 9 juillet 2014

39. Le 1er juillet 2014, l’association Passo a Passo fit un compte rendu des rencontres médiatisées entre la requérante et ses enfants. Le rapport fit état d’une réunion tenue avec les parents d’accueil au cours de laquelle ils s’étaient déclarés prêts à prendre en charge les enfants de façon définitive car ils considéraient que le comportement de la requérante, qu’ils qualifiaient d’inadéquat, portait préjudice selon eux aux enfants. Il relatait que les rencontres entre la requérante et ses enfants avaient lieu tous les quinze jours. Quant à leur déroulement, il précisait notamment ceci :

« (…) [La requérante] a toujours du mal à jouer avec ses enfants, elle cherche systématiquement le contact physique avec D. et T. de façon intrusive (par exemple, elle les attrape, les embrasse et les serre dans ses bras), répétant de manière insistante : « donne un bisou à maman, serre maman dans tes bras. C’est moi ta maman, ce n’est pas celle que tu appelles ainsi ». Elle insiste aussi pour que les frères témoignent de l’affection et interagissent entre eux (…), sollicitations auxquelles ils répondent peu à peu de manière positive, contrairement à celles la concernant.

(…)

Au cours de la rencontre du 9 mars 2014, parce que D. et T. ne répondaient pas à ses sollicitations, la mère s’est dirigée aux professionnelles en disant : « vous voyez ce que vous faites à mes enfants, ils ne me connaissent même pas » et en se tournant vers les enfants, elle a dit : « elles ne veulent pas que je reste avec vous. Elles sont méchantes (…) ».

(…) il a été expliqué [à la requérante] qu’il était important qu’elle préserve l’espace des enfants, mais elle se comporte de la même manière. Il faut souligner qu’à chaque fois qu’un conseil est donné à [la requérante], celle-ci manifeste de l’indifférence (par exemple, elle ne regarde pas son interlocuteur dans les yeux ou ne répond pas aux professionnelles), semblant dévaloriser les suggestions données par les professionnelles.

Au long des rencontres, [la requérante] a également fait des commentaires divers sur les vêtements portés par les enfants et sur les soins qui leur étaient apportés (…).

En outre, lorsque D. et T. n’ont pas été sages (par exemple, en jetant un jouet par terre ou en piquant une crise), [la requérante] ne s’est pas montrée capable de poser des limites (…). »

Les conclusions du rapport se lisaient comme suit :

« Eu égard à ces observations, vu l’incapacité de la mère à établir une interaction/relation positive de manière encadrée et vu la résistance dont elle fait preuve face à l’intervention des professionnelles (rejet de tout contact, refus des orientations de l’équipe, réticence à se présenter à un entretien individuel), nous considérons que les rencontres tenues jusqu’à présent n’ont pas contribué au bien-être et au développement de ces enfants.

Ainsi, nous proposons que le tribunal responsabilise cette mère afin qu’il soit possible d’intervenir auprès d’elle. »

40. À une date non précisée, à la suite du changement de domicile des parents d’accueil de T., le suivi de la mesure de protection fut confié à l’ECJ d’Amadora.

41. Dans un rapport social du 3 juillet 2014 fondé sur l’analyse des pièces du dossier, sur un entretien avec Mme F. et son conjoint et sur divers contacts avec les entités intervenantes, l’ECJ d’Amadora recommanda la cessation de la mesure de protection à l’égard de T. au motif que l’enfant était bien intégré dans sa famille d’accueil et présentait un bon développement.

42. Le 9 juillet 2014, se référant notamment aux rapports de l’association Passo a Passo et de l’ECJ d’Amadora, le tribunal de Sintra décida de renouveler la mesure de protection à l’égard de D. et de T. compte tenu de l’attitude de la requérante, rétive à toute intervention. Il confirma le droit de visite de cette dernière tous les quinze jours et sous la forme médiatisée. Par ailleurs, à la demande du parquet, et eu égard au fait que D. résidait à Lisbonne et que T. avait changé d’adresse, il renvoya le dossier de D. devant le tribunal de Lisbonne et celui de T. devant le tribunal aux affaires familiales d’Amadora (le « tribunal d’Amadora »).

B. Les procédures de protection et de fixation de l’exercice des responsabilités parentales concernant D. conduites devant le tribunal de Lisbonne

1. La procédure de protection

43. Le 26 septembre 2014, Mme A. et son conjoint demandèrent au tribunal de Lisbonne de revoir les modalités d’exercice du droit de visite de la requérante étant donné les difficultés de communication qui existaient entre eux et elle du fait de sa personnalité.

44. Le 1er avril 2015, le tribunal de Lisbonne renouvela la mesure de protection à l’égard de D. pour une durée de six mois. Dans sa décision, le tribunal observa que le droit de visite de M. J. était libre et que celui de la requérante était médiatisé et avait une fréquence bimensuelle. Il releva que les rapports psychologiques figurant dans le dossier écartaient toute idée de perturbation psychologique chez la requérante. Il reconnut que la limitation des visites pouvait avoir affecté l’état émotionnel de la requérante et qu’un accompagnement thérapeutique pourrait l’aider à améliorer les contacts avec ses enfants et les familles d’accueil. Compte tenu de ces observations, il jugea que la suspension des visites de la requérante à D. n’était pas opportune. Aux fins de la révision de la mesure, il fixa la date d’une audience avec les intéressés. Il demanda aussi au tribunal de Sintra de l’informer s’il avait sollicité une expertise psychologique sur la requérante et conclut en indiquant qu’il définirait le droit de visite de la requérante, après avoir entendu celle-ci et obtenu les informations du tribunal de Sintra.

45. Le 5 mai 2015, au cours d’une audience devant le tribunal de Lisbonne, la requérante déclara qu’elle ne voyait plus ses enfants depuis neuf mois et qu’elle était prête à tout pour les revoir. Au terme de cette audience, le tribunal demanda à l’équipe spécialisée d’appui du tribunal de Lisbonne (l’« EATTL ») de désigner une association pour assurer les visites médiatisées de la requérante.

46. Le 20 juin 2015, les rencontres entre la requérante et son fils D. reprirent au sein de l’association Movimento de Defesa (« MDV »). D’une durée d’une heure trente, elles se répétèrent les 4 et 18 juillet 2015 puis les 22 août et 5 septembre 2015.

47. Le 25 septembre 2015, l’EATTL transmit au tribunal de Lisbonne un rapport social de suivi périodique concernant D., qui portait plus particulièrement sur les rencontres qui avaient eu lieu les 20 juin, 4 et 18 juillet, 22 août et 5 septembre 2015. Elle indiqua que l’association MDV avait d’emblée observé que la requérante manifestait une certaine résistance devant leur intervention. S’agissant de l’interaction entre la requérante et son fils, le rapport citait les parties suivantes du rapport que lui avait transmis l’association MSV :

« (…) [la requérante] exprime son affection au travers d’un contact tactile et en serrant D. très fort dans ses bras, sans tenir compte du désagrément de l’enfant (…).

(…) nous sommes d’avis que, pour assurer un développement harmonieux de D., les rencontres et les contacts avec la mère doivent être interrompus. Vu la relation sécurisante existant entre l’enfant et ses oncles, et la phase de développement dans laquelle il se trouve, qui comprend l’intégration de figures d’autorité, il nous semble peut-être risqué d’introduire une figure aussi ambivalente et instable et qui se montre aussi peu en harmonie émotionnellement avec les besoins de l’enfant ».

Dans son rapport, l’EATTL indiquait par ailleurs qu’elle avait référé la requérante vers un accompagnement thérapeutique au sein de la MDV mais que celle-ci n’était venue qu’à trois séances au lieu de cinq, entre le 29 juillet et le 20 août 2015. Durant ces séances, elle avait montré qu’elle souffrait d’être séparée de ses enfants mais que, d’après le psychologue de l’association, elle n’était pas prête à y travailler sur le plan émotionnel.

L’EATTL concluait son rapport en ces termes :

« Eu égard aux éléments recueillis, l’EATTL est d’avis que les intérêts et les droits de D., âgé de trois ans, sont actuellement assurés au niveau de la sécurité, de la santé, de l’éducation/formation, de l’affection, du bien-être, du confort et du développement intégral par ses oncles paternels, [Mme A. et son conjoint].

L’enfant est intégré depuis qu’il était âgé de quatre mois dans le foyer familial de ses oncles paternels : il s’agit de sa famille et des figures de référence affectives avec lesquelles il a un lien et se sent en sécurité.

En ce qui concerne les rencontres entre la mère et l’enfant, telles qu’elles ont été fixées par le tribunal et suivies par l’association MDV, celle-ci estime dans son rapport que si ces rencontres devaient continuer, elles ne seraient pas bénéfiques pour l’enfant, vu que [la requérante] n’est pas en syntonie du point de vue émotionnel avec les besoins de son fils (même lorsque l’équipe professionnelle lui donne des orientations afin qu’elle adopte un comportement plus adéquat avec D.).

C’est pourquoi la MDV propose l’interruption des rencontres (…).

Par ailleurs, [la requérante] ne s’est pas montrée ouverte à un accompagnement thérapeutique, ni disponible pour aborder des thématiques de sa vie pouvant générer un mal-être.

(…)

Vu le rapport actuel (de l’association MDV) et en tenant compte du travail antérieur, de l’association Passo a Passo, où sont présentés des avis concordants allant dans le sens d’une suspension des contacts entre D. et sa mère, ce afin de ne pas nuire à son développement harmonieux, nous estimons que toutes les stratégies de médiation permettant des contacts entre la mère et son fils ont été épuisées, malgré les efforts des oncles [de D.].

Partant, en l’absence d’un pronostic positif quant à l’intégration de l’enfant dans le foyer de ses parents [biologiques], l’EATTL estime bon pour l’avenir de D. que
celui-ci reste sous la garde de ses oncles paternels. Il nous semble donc extrêmement important que ceci soit encadré légalement dans une procédure de fixation de l’exercice des responsabilités parentales.

Proposition :

Eu égard à ce qui précède, l’EATTL considère que D. ne se trouve plus dans une situation à risque. Elle réitère donc au tribunal sa proposition précédente visant à mettre un terme à la présente mesure de protection et à classer le dossier et préconise l’ouverture d’une procédure de fixation des responsabilités parentales, en vue de préserver la situation juridique de l’enfant, auprès de ses oncles paternels. »

2. La procédure de fixation de l’exercice des responsabilités parentales et la clôture de la procédure de protection

48. Le 14 décembre 2015, en vertu des articles 1907 et 1918 du code civil et de l’article 17 de la Loi no 141/2015 du 8 septembre 2015 (paragraphes 81 et 92 ci-dessous), le parquet près le tribunal de Lisbonne demanda la fixation de l’exercice des responsabilités parentales concernant D. Il demanda que la garde fût attribuée à Mme A. et à son conjoint étant donné qu’ils l’avaient pris en charge depuis l’ouverture de la procédure de protection.

49. Le 17 mai 2016, conformément aux articles 1907 et 1918 du code civil, le tribunal de Lisbonne fixa la résidence de D. au domicile de ses oncles paternels et leur attribua provisoirement les responsabilités parentales principales à son égard. Cependant, il ne fixa pas le droit de visite de la requérante.

50. Le 9 septembre 2016, le tribunal de Lisbonne clôtura la procédure de protection concernant D. aux motifs que la durée maximale de la mesure de protection était dépassée, que D. n’était plus en situation à risque, que les responsabilités parentales provisoires avaient été fixées et que le suivi de l’exercice de ces dernières se ferait dans le cadre de la procédure de fixation de l’exercice des responsabilités parentales qui était en cours.

C. Les procédures de protection et de fixation de l’exercice des responsabilités parentales concernant T. conduites devant les tribunaux d’Amadora et de Sintra

1. La procédure de protection

51. Dans un rapport du 7 octobre 2014, l’association Passo a Passo demanda au tribunal d’Amadora de suspendre le droit de visite de la requérante, indiquant notamment qu’au cours des dernières visites médiatisées, celle-ci avait manifesté beaucoup d’hostilité vis-à-vis des parents d’accueil et qu’elle continuait à rejeter toute critique et toute orientation donnée par les professionnels. D’après eux, elle ne savait toujours pas interagir avec ses enfants, elle était possessive et elle ne respectait pas certaines limites. Par ailleurs, l’association jugeait nécessaire que la mère fût soumise à une expertise psychologique afin qu’un plan psychothérapeutique fût fixé. Dans ses parties pertinentes, en l’espèce, le rapport se lisait comme suit :

« (…)

[la requérante] persiste à ne pas vouloir collaborer avec l’équipe professionnelle (…) et accepter ses orientations (par exemple, lors de la rencontre du 13 juillet 2014, [la requérante] a essayé de prendre une photo des enfants, même s’il lui avait été indiqué que la prise d’images n’était pas autorisée ; le 16 août 2014, bien qu’elle eût été informée que T. avait ramené un goûter et que Mme F. avait indiqué que c’est ce qui devait lui être donné, la mère a insisté pour lui donner du lait au chocolat qu’elle avait apporté pour l’enfant.

D’une manière générale, nous avons constaté que [la requérante] continue à montrer des difficultés à développer des activités avec ses enfants, qu’elle reste la plupart du temps assise sur le canapé, cherchant à peine à avoir les enfants près d’elle-même s’ils ne le veulent pas et s’éloignent. Par ailleurs, elle continue à faire des commentaires sur leur apparence et sur la façon dont on s’occupe d’eux (…).

(…)

Au terme de la rencontre [du 13 septembre 2014], [la requérante] est sortie précipitamment de la salle et s’est dirigée de manière hostile vers sa fille [Mme F.], frappant sa voiture alors que T. et [l’enfant de Mme F.] se trouvaient à l’intérieur (…). [Cet incident] a nécessité l’intervention des professionnels pour permettre à [Mme F.] de quitter les lieux avec son véhicule.

À la fin de cette même journée, [Mme F.] et son conjoint se sont rendus dans les locaux de l’association pour indiquer qu’ils allaient en informer le tribunal et suspendre les rencontres pour des questions de sécurité.

(…)

Lors de la rencontre du 27 septembre 2014, (…) la mère a été informée que T. ne viendrait pas, et elle a répondu de manière agressive et inadéquate (…).

(…)

Considérations finales :

Nous considérons que la mère a persisté tout au long de ces rencontres à adopter une posture de refus, de résistance et de réticence à écouter et accepter les orientations des professionnels, et qu’elle ne reconnaît éprouver aucune difficulté dans l’exercice de sa fonction maternelle. Nous sommes d’avis que cela nuit à l’établissement d’une relation positive avec ses enfants.

Les enfants ont comme figure de référence les familles dans lesquelles ils sont intégrés (oncles paternels et sœur), c’est pourquoi ils utilisent les termes « maman » et « papa » lorsqu’ils font allusion à eux. Or, face à cela, la mère réagit toujours de façon impulsive, montrant des difficultés à comprendre et accepter cette situation. Elle insiste pour qu’on l’appelle la mère, ce qui sème la confusion chez les enfants (…).

(…)

Eu égard à la situation décrite, nous sommes d’avis que les rencontres entre la mère et ses enfants n’ont pas constitué pour eux une plus-value socioaffective, étant donné que la relation établie ne se révèle pas sécurisante et satisfaisante et qu’elle peut les exposer à une situation de danger.

Compte tenu de l’intérêt supérieur des enfants et ce qui a été dit par les familles d’accueil des frères T. et D., nous proposons la suspension des rencontres jusqu’à ce que le tribunal procède à une nouvelle évaluation et orientation.

Il nous semble également bon que [la requérante] soit soumise à une expertise psychologique, afin qu’un programme thérapeutique soit défini dans son intérêt personnel. »

52. Le 14 octobre 2014, à la suite d’une réunion tenue avec l’association Passo a Passo et l’EATTL, l’ECJ d’Amadora demanda au tribunal d’Amadora de faire expertiser dans l’urgence les aptitudes parentales de la requérante par l’Institut de Médecine Légale (l’« IML ») et de suspendre ses visites aux enfants, dans l’attente du rapport de l’IML.

53. Le 20 octobre 2014, saisi par l’association Passo a Passo et l’ECJ d’Amadora (paragraphes 51-52 ci-dessus), le tribunal d’Amadora considéra que les contacts entre la requérante et T. portaient préjudice à ce dernier et décida de suspendre le droit de visite de la requérante vis-à-vis de T. Il sollicita, par ailleurs, une expertise urgente de la requérante par l’IML.

54. Dans un rapport social du 28 janvier 2015, l’ECJ de Amadora informa le tribunal d’Amadora des difficultés que rencontrait Mme F. après avoir été séparée de son conjoint. Elle recommanda toutefois le renouvellement de la mesure vis-à-vis de T. Elle sollicita ensuite le renvoi du dossier devant l’ECJ compétente compte tenu du changement d’adresse de Mme F.

55. Le 10 février 2015, faisant suite au rapport social de l’ECJ d’Amadora, la requérante saisit le tribunal, se plaignant de ne plus voir son fils T. Alléguant disposer des conditions pour s’occuper de lui de façon satisfaisante, elle demandait la reprise des visites, les week-ends, dans un cadre privé avec la possibilité de passer quelques soirées avec lui.

56. Le 2 mars 2015, le tribunal d’Amadora renouvela la mesure de protection qui avait été appliquée à T. pour une durée de six mois. Par ailleurs, prenant note du changement de résidence de l’enfant, il transmit le dossier au tribunal de Sintra.

57. Le 8 octobre 2015, l’hôpital Beatriz Ângelo communiqua au tribunal de Sintra un rapport d’évaluation psychologique légale (avaliação psicológica forense) sur la requérante. Se fondant sur un ensemble de tests psychologiques ainsi que sur un entretien avec cette dernière, le rapport concluait comme suit :

« (…) les données recueillies au cours de l’évaluation psychologique indiquent que [la requérante] présente un profil tel que décrit ci-dessus avec une tendance bien marquée vers un syndrome clinique compatible avec l’impulsivité. Ainsi, nous considérons qu’il existe une perturbation de la personnalité bien identifiée et que celle-ci a nécessairement un impact par rapport au fonctionnement (auto et hétéro) de [la requérante]. »

58. Le 26 novembre 2015, le tribunal de Sintra rejeta une demande de la requérante tendant à l’autoriser à rendre visite à T. le jour de son anniversaire, le 28 novembre 2015.

59. Le 9 mars 2016, le tribunal de Sintra entendit une représentante de l’ECJ de Sintra qui déclara, entre autres, que T. était bien intégré chez Mme F., que la requérante présentait une perturbation de la personnalité et qu’elle avait des rapports conflictuels avec les intervenants sociaux. Au terme de l’audience, le parquet demanda la clôture de la procédure de protection concernant T. au motif qu’il ne se trouvait plus dans une situation à risque, d’autant plus que les visites de la requérante à son fils avaient cessé. Le tribunal fit droit à cette demande, de sorte que la procédure de protection concernant T. fut clôturée, en application de l’article 111 de la LPCJP (paragraphe 91 ci-dessous).

2. La procédure de fixation de l’exercice des responsabilités parentales

60. Le 13 juin 2016, le tribunal de Sintra tint une audience dans le cadre de la procédure de fixation de l’exercice des responsabilités parentales. Représentée par une avocate désignée d’office, la requérante réclama la garde de son fils. Elle estimait disposer des conditions pour l’accueillir, n’acceptant pas qu’il vive avec sa fille aînée, Mme F. Elle déclara par ailleurs qu’elle était suivie par un psychologue. Mme F. déclara, quant à elle, qu’elle s’opposait à ce que T. rejoigne le domicile de sa mère, réitérant ses accusations à son égard. Faute d’accord entre les parties, le juge ordonna la tenue d’une audience spécialisée (audição técnica especializada) (paragraphe 92 ci-dessus), qui eut lieu le 11 octobre 2016. Au cours de cette audience, les intéressés furent de nouveau entendus ainsi qu’une représentante de l’ECJ de Sintra. Cette dernière considérait que les visites ne pouvaient reprendre que sous la forme médiatisée, exprimant des doutes quant à leur viabilité. Au terme de l’audience, les parties parvinrent à un accord provisoire. La garde provisoire de T. fut confiée à Mme F. Pour ce qui est des visites, le tribunal décida que le père pouvait voir T. quand il le souhaitait. La requérante pouvait lui rendre visite une fois par mois, dans les installations de l’association ComDignitatis. Pour ce qui est de la pension alimentaire, il fut décidé que le père verserait 250 euros par mois et la requérante 150 euros par mois.

61. Le 2 décembre 2016, la requérante informa le tribunal de Sintra qu’elle était prête à assumer les frais de la médiatisation de l’association ComDignitatis qui lui avaient été réclamés. Toutefois, le 7 février 2017, à la suite d’un article paru dans la presse affirmant que la requérante se voyait contrainte de payer pour voir son fils, l’association informa le tribunal qu’elle mettait un terme à son intervention, observant qu’elle n’avait assuré la médiatisation que d’une seule rencontre. Le 27 février 2017, le tribunal prononça la cessation de l’intervention de cette association et demanda à l’ECJ de désigner une nouvelle entité.

62. Le 18 juillet 2017, l’ECJ de Sintra informa le tribunal de Sintra que les rencontres médiatisées entre la requérante à son fils T. allaient être prises en charge par l’association MDV.

63. Le 30 août 2017, à la demande du tribunal de Sintra, l’ECJ transmit un rapport social concernant T. Celui-ci se fondait sur une analyse du dossier et sur un entretien avec Mme F. L’ECJ relevait que Mme F. vivait à présent avec son nouveau compagnon et que T. était bien intégré au sein du nouveau foyer même s’il avait eu une année difficile parce que Mme F. s’était séparée de son ex-conjoint. L’ECJ notait aussi que M. J. n’avait pas vu son fils depuis trois mois mais que lors de ses visites occasionnelles, tout se passait bien. Dans ses parties pertinentes, en l’espèce, le rapport se lisait comme suit :

« (…) D’après l’école qu’il fréquente, T. se comporte différemment, ce qu’ont aggravé certaines difficultés qu’il a rencontrées au cours de l’année scolaire qui vient de s’achever. Auparavant, il était un enfant calme, affectueux, coopératif, ayant de bons rapports avec ses pairs.

(…)

Selon la maîtresse, [Mme F.] est passée par une période de plus grande instabilité découlant de situations qu’elle ne parvenait pas à résoudre avec son ex-mari, et elle a même demandé un soutien au psychologue de l’école étant donné que ces difficultés avec [son ex-mari] étaient en train d’avoir des répercussions sur les enfants.

(…)

T. a eu une année marquée par une grande instabilité, avec des comportements agressifs vis-à-vis de ses camarades, de la révolte, une agitation motrice, un manque de concentration et un refus de travailler (…).

Après la séparation du couple, T. accompagne toujours [son frère] dans la résidence alternée (…) étant donné les liens qui unissent T. à ce dernier et à [l’ex-conjoint de Mme F.].

(…)

Quant à la reprise des rencontres médiatisées entre T. et sa mère, compte tenu de la demande que cette dernière avait présentée au tribunal, [Mme F.] a répondu qu’elle n’y était pas disposée étant donné le temps écoulé depuis l’ouverture de la procédure (presque cinq ans), les nombreuses démarches faites en vain (…), les souffrances que ces rencontres font subir aux enfants (…) et l’âge actuel de T.

(…)

Les contacts avec le père sont moins assidus, celui-ci pouvant ne pas avoir vu son fils pendant trois mois. Lorsqu’il le voit, il se montre affectueux et adopte une relation ludique avec son fils.

(…) les rencontres entre T. et son père se font sans la présence de [Mme F.] étant donné que celle-ci estime qu’une surveillance n’est pas nécessaire.

(…)

[Mme F.] souhaite que l’exercice des responsabilités parentales principales soit définitivement fixé en sa faveur.

(…) ».

64. Le 17 octobre 2017, le tribunal de Sintra tint une audience au cours de laquelle la requérante réclama la garde de son fils T. et, à tout le moins, le droit de lui rendre visite. M. J. et Mme F. déclarèrent qu’ils s’y opposaient. Le parquet demanda quant à lui une expertise psychologique. À l’issue de l’audience, le tribunal décida de suspendre le droit de visite de la requérante vis-à-vis de son fils T. qui lui avait été accordé le 11 octobre 2016 (voir paragraphe 60 ci-dessus) au motif que, d’après le dernier rapport de l’ECJ (paragraphe 63 ci-dessus), ces visites déstabilisaient l’enfant et ne lui avaient jamais rien apporté.

65. À une date non précisée, la requérante, représentée par un avocat mandaté par elle, fit appel de cette décision devant la cour d’appel de Lisbonne. Elle réclamait la garde de son fils T. ou, à titre subsidiaire, l’annulation de la suspension de son droit de visite.

66. Le 12 décembre 2017, la requérante reçut notification du rapport de l’ECJ de Sintra du 30 août 2017 (paragraphe 63 ci-dessus), sur lequel s’appuyait la décision du tribunal de Sintra du 17 octobre 2017.

67. Le 14 décembre 2017, elle introduisit un nouveau recours contre la décision du 17 octobre 2017 devant la cour d’appel de Lisbonne. Elle alléguait que cette décision était en contradiction avait le rapport de l’ECJ de Sintra. D’après elle, ce n’était pas l’ECJ qui avait conclu que les visites médiatisées déstabilisaient T., comme l’indiquait la décision du tribunal, mais Mme F., sa fille aînée. Par ailleurs, elle disait ne pas comprendre pourquoi elle ne pouvait plus voir son fils, au contraire de M. J. qui, lui, assumait pourtant ouvertement son addiction à l’alcool.

68. Le 2 février 2018, l’ECJ de Sintra transmit au tribunal de Sintra un nouveau rapport social établi à partir de l’analyse du dossier. Ce rapport notait que T. était bien intégrée dans la famille de Mme F. Il relevait aussi que la requérante vivait à présent chez son père, de qui elle s’occupait à Torres Vedras, qu’elle n’avait plus vu son fils T. depuis plus de deux ans et qu’elle souhaitait en obtenir la garde. Elle observait que Mme F. et M. J. étaient toujours opposés à la reprise des contacts entre T. et la requérante, qu’ils considéraient que celle-ci souffrait d’une perturbation psychologique dont témoignaient ses comportements et son manque de coopération.

Le rapport concluait comme suit :

« (…)

De l’analyse faite, il est important d’observer que l’enfant vit une situation stable et qu’il a le droit de vivre dans un environnement stable où il peut maintenir un lien sûr avec les membres de sa famille.

Toutefois, aujourd’hui âgé de six ans, T. est complètement adapté aux habitudes de sa famille, qui lui assure affection, hygiène et santé, sécurité et bien-être.

Compte tenu de ce qui précède, nous estimons que, pour préserver le bon développement de T., celui-ci devra rester auprès de la famille de [Mme F.]. »

69. Le 8 février 2018, la cour d’appel de Lisbonne rendit son arrêt concernant le premier appel interjeté par la requérante (voir paragraphe 65 ci-dessus). Elle débouta cette dernière au motif que la suspension des visites médiatisées était la conséquence non pas de la décision du 17 octobre 2017 mais de celle de 27 février 2017 dans laquelle le tribunal de Sintra avait prononcé la cessation de l’intervention de l’association ComDignitatis. Elle jugea que les visites avaient cessé du fait de l’absence d’une entité pour prendre en charge la médiatisation des visites. Par ailleurs, elle considéra que toute décision provisoire d’un tribunal pouvait faire l’objet d’un contrôle et que, en l’occurrence, il était établi que les visites de la requérante déstabilisaient T. Elle conclut qu’il n’y avait ainsi pas lieu pour le moment de les rétablir.

70. Le 18 février 2019, statuant en formation de juge unique, la cour d’appel de Lisbonne fit droit au deuxième recours formé par la requérante (paragraphe 67 ci-dessus) contre la suspension de son droit de visite décidée par le tribunal de Sintra le 17 octobre 2017 et ordonna la reprise des visites. Dans sa décision, elle releva que, de la lecture des rapports des services sociaux, il ne ressortait pas que la déstabilisation de T. fût le résultat du comportement de la requérante : il s’agissait en l’occurrence de l’opinion de Mme F. et non pas des services sociaux eux-mêmes. Elle considéra donc que sur ce point le tribunal aux affaires familiales de Sintra avait commis une erreur de jugement. À titre surabondant, elle observa que qui suit :

« (…)

Il nous semble toutefois important de signaler qu’il faudrait chercher à comprendre pourquoi les jumeaux ont été séparés malgré les préjudices qui en ont résulté pour tous deux.

En outre, il nous semblerait opportun d’examiner plus avant la viabilité des assistances nécessaires – accompagnement spécialisé et aide matérielle – pour réorganiser le milieu familial de la mère biologique de T.

Il nous paraît étrange qu’il n’y ait eu aucune analyse critique par rapport à l’attachement de Mme F. à son frère, T., alors que celle-ci s’oppose aux contacts entre ce dernier et sa mère biologique qui est sa mère biologique à elle aussi. Ce manque d’ouverture de Mme F. risque, sous le couvert d’une sécurisation de T., de créer d’autres entraves au développement de cet enfant. »

71. Le 16 mai 2019, un comité de trois juges de la cour d’appel de Lisbonne confirma l’arrêt du 18 février 2019.

D. La procédure commune de fixation des responsabilités parentales conduite devant le tribunal de Sintra

72. Le 10 janvier 2018, en application des articles 9 § 5 et 11 §§ 4 et 5 de la loi no 141/2015 du 8 septembre 2015 (paragraphe 92 ci-dessous), le tribunal de Lisbonne, à la demande du parquet, ordonna la jonction de la procédure de fixation de l’exercice des responsabilités parentales qui concernait D. à celle conduite devant le tribunal de Sintra, qui concernait T. (paragraphe 31 ci-dessus) mais qui, par décision de ce même tribunal, avait été suspendue, le 27 mai 2013, en attendant l’issue de la procédure de protection.

73. Le 15 novembre 2018, à la demande du parquet, le tribunal de Sintra ordonna que la requérante fût soumise à une expertise psychologique légale de l’IML pour évaluer ses aptitudes parentales.

74. Le 14 mars 2019, l’IML établit son rapport d’expertise psychologique concernant la requérante. Il concluait que celle-ci ne présentait pas de pathologie ou de perturbation de la personnalité et qu’elle disposait d’aptitudes parentales adéquates. Il notait qu’elle avait de grandes difficultés à reconnaître ses comportements inappropriés et leurs conséquences, ce qui rendait difficile toute négociation dans la prise de décisions concernant ses enfants. Il recommandait donc la poursuite du suivi de la situation familiale étant donné les conflits existants entre la requérante et les familles d’accueil de D. et de T. Il recommandait aussi un suivi thérapeutique de la requérante afin de l’aider à développer des aptitudes et ainsi de lui permettre de mieux interagir avec ses enfants.

75. Le 25 juin 2019, faisant suite à l’arrêt de la cour d’appel du 18 février 2019 (paragraphe 70 ci-dessus), le tribunal de Sintra ordonna la reprise des rencontres entre la requérante et D. et T., sous la forme médiatisée puisqu’il n’y avait pas eu de contacts depuis un certain temps. La requérante attaqua cette décision devant la cour d’appel de Lisbonne, contestant le caractère médiatisé des visites. Elle fut déboutée par un arrêt de la cour d’appel du 21 novembre 2019.

76. Le 26 juillet 2019, faisant droit à une demande que la requérante avait présentée le 15 avril 2019, le tribunal décida de statuer dans l’urgence sur la fixation de l’exercice des responsabilités parentales.

77. Les 4 et 18 septembre 2019, le tribunal demanda aux services sociaux de désigner une association qui serait chargée de médiatiser les rencontres entre la requérante et ses enfants. Le 25 novembre 2019, le centre d’appui familial et de conseil parental (le « CAFAP ») Interagir fut saisi du dossier. Il fixa un planning de visites bimensuel.

78. Le 4 janvier 2020, après plusieurs réunions individuelles de préparation avec la requérante et les parents d’accueil, les rencontres entre la requérante et ses enfants reprirent. Elles eurent ensuite lieu tous les quinze jours dans les locaux du CAFAP Interagir jusqu’au 29 février 2020. Elles furent interrompues en raison de la situation sanitaire liée à la pandémie de Covid-19 puis reprirent le 29 mars 2020, par vidéoconférence.

79. Le 18 mai 2020, le CAFAP Interagir établit un rapport. Il relevait que la requérante avait eu un comportement approprié pendant les rencontres présentielles et qu’elle montrait de l’intérêt à l’égard de ses enfants. Il notait qu’elle se crispait quand les enfants appelaient « maman » leurs mères d’accueil mais qu’elle avait entendu les conseils des professionnels à cet égard. Il observait, pour finir, que l’interaction avec T. était plus distante qu’avec son frère, ce qui pouvait s’expliquer par la relation tendue existant entre Mme F. et la requérante.

80. Selon les dernières informations reçues, lesquelles remontent au 7 janvier 2021, la procédure visant la fixation des responsabilités parentales était toujours pendante devant le tribunal de Sintra.

LE CADRE JURIDIQUE PERTINENT

I. Le cadre juridique interne pertinent

A. La constitution

81. Les dispositions pertinentes de la Constitution se lisent ainsi :

Article 36

La famille, le mariage et la filiation

« (…)

5. Les parents ont le droit et le devoir d’éduquer et d’entretenir (manutenção) leurs enfants.

6. Les enfants ne peuvent être séparés de leurs parents que par une décision de justice, lorsque ceux-ci ne remplissent pas leurs obligations envers eux (…). »

Article 68

La paternité et la maternité

« 1. Les pères et les mères ont droit à la protection de la société et de l’État dans leur rôle irremplaçable auprès de leurs enfants, notamment quant à leur éducation, afin de garantir leur épanouissement professionnel et leur participation à la vie civique du pays.

(…) »

B. Le code civil

82. Les dispositions pertinentes du code civil en l’espèce se lisent comme suit :

Article 1906

Exercice des responsabilités parentales en cas de divorce [ou] de séparation (…)

« 1. Les responsabilités parentales relatives aux questions importantes pour la vie de l’enfant sont exercées de façon conjointe par les deux parents dans les conditions qui existaient pendant le mariage (…)

2. Lorsque l’exercice conjoint des responsabilités parentales relatives aux questions importantes pour la vie de l’enfant est jugé contraire aux intérêts de celui-ci, le tribunal doit, par décision motivée, fixer l’exercice de ces responsabilités parentales par un seul des parents.

(…)

5. Le tribunal fixera la résidence de l’enfant et les droits de visite en fonction de l’intérêt de celui-ci, en tenant compte de toutes les circonstances pertinentes (…)

(…) »

Article 1907

Exercice des responsabilités parentales lorsque l’enfant est confié à un tiers

« 1. Par accord ou décision judiciaire ou lorsque l’une des situations prévues à l’article 1918 est avérée, la garde de l’enfant peut être confiée à un tiers.

2. Lorsque l’enfant est confié à un tiers, les pouvoirs et les devoirs des parents nécessaires à l’exercice de ses fonctions reviennent à celui-ci.

(…) »

Article 1918

Risque pour la sécurité, la santé, la formation morale et l’éducation de l’enfant

« Lorsque la sécurité, la santé, la formation morale ou l’éducation d’un enfant se trouve en danger et lorsque la question de la déchéance de l’autorité parentale ne se pose pas, le tribunal peut, à la demande du parquet (…) ordonner les mesures adéquates, notamment en le confiant à une tierce personne ou à un établissement d’éducation ou d’assistance. »

C. La loi de protection des enfants et des jeunes en danger

83. Le régime et la procédure de promotion des droits et de protection des enfants et jeunes en danger (processo de promoção de direitos e proteção das crianças e jovens em perigo) étaient régis par la loi de protection des enfants et des jeunes en danger (la « LPCJP »), adoptée par la loi no 147/99 du 1er septembre 1999, dans sa rédaction, au moment des faits, issue de la loi no 31/2003 du 22 août 2003, puis la loi no 142/215 du 8 septembre 2015.

84. L’article 4 de la LPCJP pose les principes suivants à respecter dans le cadre de toute procédure de protection :

« a) Intérêt supérieur de l’enfant et du jeune (…) ;

b) Vie privée (privacidade) (…) ;

c) Intervention précoce – l’intervention doit avoir lieu aussitôt que la situation de risque est connue ;

d) Intervention minimale (…) ;

e) Proportionnalité et actualité (…) ;

f) Responsabilité parentale – l’intervention est nécessaire afin que les parents assument leurs devoirs vis-à-vis de l’enfant ou du jeune ;

g) Primauté de la continuité des relations psychologiques étroites (…) ;

h) Prévalence de la famille (…) ;

i) Information obligatoire (…) ;

j) Audition obligatoire et participation – l’enfant ou le jeune, avec ou sans les parents ou la personne choisie par lui, ses parents, le représentant légal ou la personne disposant de fait de la garde, doivent être entendus et participer à tous les actes [de procédure] et à la définition de la mesure de protection.

k) Subsidiarité – l’intervention doit être faite successivement par les entités compétentes dans les domaines de l’enfance et de la jeunesse, par les commissions de protection et, en dernière instance, par le tribunal. »

1. Les commissions de protection des enfants et des jeunes

85. Les commissions de protection des enfants et des jeunes (les « CPCJ ») interviennent, d’office ou à la demande de l’enfant, lorsque les parents d’un enfant ou toute personne titulaire de la garde sur celui-ci mettent en danger sa sécurité, sa santé, son éducation et son développement, notamment en lui faisant subir des violences physiques ou sexuelles, en ne lui apportant pas les soins dont il a besoin ou en ayant un comportement mettant en danger sa sécurité ou son équilibre moral (articles 3 et 93 b)). Ces commissions siègent généralement au sein des mairies (article 14) et sont composées, dans la mesure du possible, de professionnels disposant d’une formation en travail social, en psychologie, en droit, en éducation et dans le domaine de la santé (article 20). Toute intervention des CPCJ nécessite l’accord explicite des parents, du représentant légal ou de la personne qui a la garde de fait, selon les cas (articles 9, 55 et 95 § 1).

2. Les procédures judiciaires de protection des enfants et jeunes en danger

86. En cas de rupture ou d’absence d’accord entre les intéressés, le dossier est renvoyé au parquet puis, à la demande de ce dernier, à l’autorité judiciaire (articles 11 § 1 c), 73, 95 § 2 et 105).

87. Les mesures de protection applicables sont exposées à l’article 35 § 1 de la LPCJP, qui se lit comme suit :

« 1. Les mesures de promotion et de protection sont les suivantes :

a) l’assistance aux parents (apoio junto dos pais);

b) l’assistance auprès d’un autre membre de la famille (apoio junto de outro familiar) ;

c) le placement chez une personne jouissant d’une bonne réputation (idónea) ;

d) le soutien à l’autonomie de vie (apoio para a autonomia de vida) ;

e) l’accueil familial ;

f) l’accueil institutionnel ;

g) le placement chez une personne sélectionnée pour l’adoption ou dans une institution en vue de l’adoption.

(…) »

88. La mesure d’assistance auprès d’un autre membre de la famille est prévue à l’article 40 de la loi, qui est ainsi libellé :

« La mesure d’assistance auprès d’un autre membre de la famille entraîne le placement de l’enfant ou du jeune en question sous la garde d’un membre de la famille avec qui il réside ou à qui il a été confié. Elle est accompagnée d’un soutien psychopédagogique et, si nécessaire, d’une aide financière. »

89. L’article 55 de la LPCJP est ainsi libellé :

« 1. L’accord de promotion et de protection inclut obligatoirement :

a) l’identification du membre de la commission de protection ou du [travailleur social] chargé du suivi du dossier ;

b) le délai dans lequel il est établi et doit être révisé ;

c) les déclarations de consentement ou de non-opposition nécessaires.

2. Ne peuvent être établies adoptées des clauses imposant des obligations abusives ou des limitations au fonctionnement de la vie familiale au-delà des mesures nécessaires permettant d’écarter concrètement les facteurs de danger. »

90. En ce qui concerne la durée des mesures de protection, l’article 60 de la LPCJP dispose ce qui suit :

« 1. (…) la durée des mesures prévues aux alinéas a), b), c) et d) du paragraphe 1 de l’article 35 est celle qui a été fixée dans l’accord ou dans la décision judiciaire.

2. (…) la durée des mesures indiquées au paragraphe précédent ne peut dépasser un an mais elle peut toutefois être prolongée de 18 mois maximum si l’intérêt de l’enfant ou du jeune le recommande et à condition que les autorisations et les accords exigés par la loi soient maintenus. »

91. Les dispositions pertinentes concernant la procédure judiciaire de protection sont ainsi libellées :

Article 78

Caractère individuel et unique de la procédure

« La procédure de protection est unique ; un dossier est ouvert pour chaque enfant ou chaque jeune. »

Article 79

Compétence territoriale

« 1. L’application des mesures de protection incombe à la commission de protection ou au tribunal relevant du lieu de résidence de l’enfant ou du jeune à la date du signalement de la situation ou de l’instauration de la procédure judiciaire.

(…)

4. Si, après l’application de la mesure, l’enfant ou le jeune change d’adresse pour une durée supérieure à trois mois, la procédure est renvoyée à la commission ou au tribunal relevant du nouveau lieu de résidence.

(…) »

Article 80

Jonction de procédures

« Sous réserve des règles de compétence territoriale, lorsque la situation de risque concerne simultanément plus d’un enfant ou d’un jeune, une procédure unique peut être instaurée. Si des procédures distinctes ont été instaurées, la jonction avec celle qui a été instaurée en premier lieu est possible, si les relations familiales ou les situations de danger le justifient concrètement. »

Article 81 § 1

Jonction de procédures de nature différente

« Lorsque, au sujet du même enfant ou du même jeune, sont instaurées, successivement ou séparément, une procédure de protection, y compris par la commission de protection, [et] une procédure [civile concernant un enfant mineur] (processo tutelar educativo ou relativos a providências tutelares cíveis), celles-ci doivent être jointes, indépendamment de leur état d’avancement. Est alors compétent le juge chargé de la procédure introduite en premier lieu.

Article 84[1]

Audition de l’enfant et du jeune

« Les enfants et les jeunes sont entendus par la commission de protection ou par le juge au sujet des situations ayant donné lieu à l’intervention et de l’application, la révision ou la cessation des mesures de protection, conformément aux articles 4 et 5 du [régime général des procédures civiles relatives aux enfants mineurs], approuvé par la loi no 141/2015 du 8 septembre 2015. »

Article 104

Contradictoire

« 1. L’enfant ou le jeune, ses parents, son représentant légal ou toute personne ayant la garde de fait ont le droit de demander des actes de procédure (diligências) et de produire des moyens de preuve.

2. Des observations écrites peuvent être présentées au cours de l’audience et le contradictoire est garanti.

3. Le contradictoire en ce qui concerne les faits et la mesure applicable est toujours garanti dans toutes les phases de la procédure, notamment au cours de la conciliation, qui a pour but la conclusion d’un accord, et dans le cadre de l’audience lorsque la mesure prévue à l’alinéa g) du paragraphe 1 de l’article 35 est applicable. »

Article 108

Information ou rapport social

« 1. S’il l’estime nécessaire, le juge peut utiliser comme moyens de preuve les renseignements ou le rapport social relatifs à la situation de l’enfant et du jeune et sa famille.

2. Les renseignements et le rapport social sont communiqués, sur demande, par les équipes et entités [sociales]. »

Article 111

Clôture (arquivamento)

« Le juge clôture la procédure lorsqu’il conclut que, si la situation de danger n’a pas été prouvée ou a cessé d’exister, il n’est plus nécessaire d’appliquer une mesure de protection. La procédure peut être rouverte si surgissent des faits qui justifient l’application de ladite mesure. »

Article 112

Décision négociée (decisão negociada)

« Le juge convoque à l’audience (conferência), afin d’obtenir un accord de promotion et de protection, le ministère public, les parents, le représentant légal ou la personne qui détient la garde de fait [du mineur], l’enfant ou le jeune [âgé de plus de 12 ans], ainsi que les personnes et représentants d’entités dont il estime pertinents la présence et le consentement à l’accord. »

Article 123

Recours

« 1. Les décisions définitives ou provisoires concernant l’application, la modification ou la cessation d’une mesure de protection sont susceptibles d’appel (…).

2. Le droit d’appel appartient au ministère public, à l’enfant, au jeune, aux parents, au représentant légal ou à la personne détentrice de la garde de fait de l’enfant ou du jeune.

(…) »

D. La procédure de fixation de l’exercice des responsabilités parentales

92. La procédure relative à la fixation de l’exercice des responsabilités parentales est régie par la loi no 141/2015 du 8 septembre 2015, dans sa rédaction issue de la loi no 24/2017 du 24 mai 2017, établissant le régime général des procédures civiles relatives aux enfants mineurs (Regime Geral do Processo Tutelar Cível). La fixation de l’exercice des responsabilités parentales peut, entres autres, être demandée par les parents ou le parquet (article 17). L’instruction de ces dossiers incombe au tribunal aux affaires familiales du lieu de résidence de l’enfant (article 9 § 1) ou, si la procédure concerne deux enfants résidant à des endroits différents, au tribunal du ressort de celui au sujet duquel la procédure a été introduite en premier lieu (articles 9 § 5 et 11 §§ 4 et 5). Assisté par des équipes multidisciplinaires qui siègent de préférence en son sein (article 20), le tribunal statue après avoir entendu les parties, les familles et les équipes multidisciplinaires (article 21). Il peut demander l’établissement de rapports aux équipes multidisciplinaires et autres entités (articles 21 et 22). Il peut aussi ordonner une audience spécialisée (audição técnica especializada) lorsqu’il existe une situation de conflit, afin d’obtenir un accord entre les parties (article 23). Il peut aussi demander une médiation par un organisme public ou privé (article 24). Dans toute procédure de ce type, les parties ont le droit de connaître de tout élément d’information ou rapport joint au dossier et d’y répondre si elles le souhaitent (article 25).

93. Les dispositions pertinentes en l’espèce concernant l’audition de l’enfant dans ce type de procédure sont ainsi libellées :

Article 4

Principes d’orientation

« 1. Toute procédure civile concernant un enfant mineur (…) est régie par les principes d’orientation de toute intervention établie dans la loi de protection des enfants et des jeunes en danger et aussi par ceux exposés ci-dessous :

(…)

c) Audition et participation de l’enfant – l’enfant capable de comprendre les questions faisant l’objet de la discussion, compte tenu de son âge et de sa maturité, est toujours entendu à propos des décisions le concernant, de préférence avec le soutien de professionnels au tribunal. L’accompagnement par un adulte de son choix est garanti s’il le souhaite, sauf en cas de refus fondé du juge.

2. Aux fins des dispositions de l’alinéa c) du paragraphe précédent, le juge évalue, au cas par cas et par ordonnance, la capacité de l’enfant à comprendre les questions faisant l’objet de la discussion. Pour cela, il peut avoir recours à des professionnels. »

Article 5

Audition de l’enfant

« 1. L’enfant a le droit d’être entendu. Son opinion est prise en considération par les autorités judiciaires appelées à statuer sur son intérêt supérieur.

2. Aux fins des dispositions du paragraphe précédent, le juge ordonne l’audition de l’enfant, celle-ci pouvant avoir lieu dans le cadre d’une audience spécialement fixée à cette fin.

3. L’audition d’un enfant est précédée d’indications claires sur l’objectif et l’étendue de celle-ci.

(…)

6. Si l’intérêt supérieur de l’enfant le justifie, le tribunal, sur demande ou d’office, peut procéder à l’audition de l’enfant, dans toute phase de la procédure, afin que son témoignage soit pris en considération comme moyen de preuve dans les actes de procédures postérieurs, y compris le jugement.

(…) »

94. Dans le cadre de ces procédures, le tribunal peut prendre des décisions ou des mesures provisoires (article 28) qui peuvent être modifiées, à tout moment, si les circonstances le justifient (arrêt de la cour d’appel de Lisbonne du 21 mars 2017).

II. Le droit international pertinent

95. Les éléments de droit international pertinents sont reproduits aux paragraphes 134-136 de l’arrêt Strand Lobben et autres c. Norvège ([GC], no 37283/13, 10 septembre 2019.

96. L’article 12 de la Convention des Nations unies sur les droits de l’enfant, entrée en vigueur à l’égard du Portugal le 21 octobre 1990, est libellé comme suit :

« 1. Les États parties garantissent à l’enfant qui est capable de discernement le droit d’exprimer librement son opinion sur toute question l’intéressant, les opinions de l’enfant étant dûment prises en considération eu égard à son âge et à son degré de maturité.

2. À cette fin, on donnera notamment à l’enfant la possibilité d’être entendu dans toute procédure judiciaire ou administrative l’intéressant, soit directement, soit par l’intermédiaire d’un représentant ou d’un organisme approprié, de façon compatible avec les règles de procédure de la législation nationale. »

EN DROIT

I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 8 DE LA CONVENTION

97. La requérante se plaint d’une atteinte à son droit au respect de sa vie familiale qui résulte selon elle de l’application d’une mesure de protection à l’égard de ses fils jumeaux ayant entraîné l’attribution provisoire de la garde de ces derniers aux membres de la famille à qui ils avaient été confiés. Elle allègue que les autorités portugaises n’ont pas pris de mesures en vue d’assurer le retour de ses enfants chez elle et de garantir l’exercice de son droit de visite. Elle dénonce aussi une atteinte à ses droits procéduraux et la durée, excessive, d’après elle, des procédures internes. Elle invoque les articles 6 et 8 de la Convention.

98. Maîtresse de la qualification juridique des faits de la cause (Radomilja et autres c. Croatie [GC], nos 37685/10 et 22768/12, §§ 114 et 126, CEDH 2018), la Cour estime approprié d’examiner les griefs soulevés par la requérante sous l’angle du seul article 8 de la Convention, lequel exige que le processus décisionnel débouchant sur des mesures d’ingérence soit équitable et qu’il respecte, comme il se doit, les intérêts protégés par cette disposition (voir Soares de Melo c. Portugal, no 72850/14, § 65, 16 février 2016 et les références qui y sont citées), et qui est ainsi libellée en ses parties pertinentes :

« 1. Toute personne a droit au respect de sa vie (…) familiale (…).

2. Il ne peut y avoir ingérence d’une autorité publique dans l’exercice de ce droit que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu’elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire (…) à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d’autrui. »

A. Sur la recevabilité

99. Constatant que la requête n’est pas manifestement mal fondée au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’elle ne se heurte par ailleurs à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour la déclare recevable.

B. Sur le fond

1. Thèses des parties

a) La requérante

100. La requérante se plaint d’une ingérence dans son droit au respect de sa vie familiale résultant de l’application d’une mesure de protection par l’effet de laquelle ses enfants jumeaux, qui étaient alors âgés de quatre mois, ont été confiés à des membres de la famille. Elle ne conteste pas le caractère légal de l’ingérence mais estime que celle-ci ne poursuivait pas un but légitime et qu’elle n’était ni adéquate ni proportionnée. Elle expose qu’elle avait accepté l’application initiale de cette mesure alors qu’elle se trouvait dans une situation de conflit conjugal et de fatigue, et dans la crainte de voir ses enfants placés dans une institution. D’après elle, le renouvellement subséquent de cette mesure puis l’attribution, à titre provisoire, de la garde de ses enfants à ces familles d’accueil n’étaient pas justifiés, d’autant que sa situation personnelle avait considérablement changé.

101. La requérante allègue que les autorités internes ont toujours fait prévaloir les intérêts des familles d’accueil sur ses droits à elle, sans tenir compte du conflit qui les opposait. Elle dénonce le rejet constant de ses demandes en vue d’obtenir le retour de ses enfants chez elle alors qu’elle avait respecté tous les engagements qu’elle avait pris dans le cadre du premier accord de protection. Elle ajoute qu’il n’existe dans le dossier aucun élément prouvant les inaptitudes parentales qu’on lui a reprochées. D’une part, elle n’aurait jamais été violente avec ses enfants et n’aurait jamais eu de comportement indigne à leur égard. D’autre part, les nombreuses évaluations psychologiques auxquelles elle s’est soumise n’auraient révélé aucune perturbation ou pathologie l’empêchant d’exercer son rôle de parent, malgré la souffrance et l’angoisse provoquées par le retrait de la garde de ses enfants.

102. Par ailleurs, la requérante allègue que, pour les raisons suivantes, les autorités internes n’ont pas rempli l’obligation positive que l’article 8 de la Convention leur imposait d’assurer la réunification avec ses enfants. Tout d’abord, les modalités d’exercice de son droit de visite dans le cadre de la première mesure de protection n’auraient pas permis de développer le lien familial qui l’unissait à ses enfants alors qu’ils étaient encore des nourrissons. En effet, ces rencontres auraient eu lieu chez les grands-parents paternels de ses enfants, en présence de son ex-compagnon, M. J., avec qui elle aurait été en conflit, et la famille de ce dernier. Ensuite, les autorités ne l’auraient jamais autorisée à passer des journées entières ou des vacances avec ses enfants. Pour finir, le droit de visite de la requérante aurait été progressivement réduit puis suspendu à plusieurs reprises, à l’initiative des familles d’accueil puis par décision judiciaire. Notamment, il aurait été interrompu à la date du renvoi de l’affaire aux parquets par la CPCJR, en septembre 2012 et la requérante n’aurait revu ses enfants qu’en juillet 2013. Ensuite, entre septembre 2014 et janvier 2020, soit pendant plus de cinq ans, elle n’aurait vu ses fils D. et T. que cinq fois et une seule fois, respectivement.

103. La requérante affirme ne pas comprendre pourquoi son droit de visite a toujours été restreint alors que son ex-compagnon, M. J. a toujours pu voir librement les enfants et passer des week-ends avec eux, en dépit de sa dépendance à l’alcool et de ses comportements violents, lesquels n’ont pas justifié non plus qu’il fût soumis à une évaluation psychologique.

104. Au niveau procédural, la requérante critique la multiplication des procédures et se plaint de la manière dont elles ont été menées. Elle dénonce les renvois successifs des procédures d’un tribunal à l’autre et déplore que les enfants n’aient jamais été entendus et qu’ils n’aient pas été soumis à une évaluation psychologique. Par ailleurs, elle estime que les retards pris par les juridictions internes pour fixer les responsabilités parentales et statuer sur ses diverses demandes ont provoqué la rupture des liens familiaux qui l’unissait à ses enfants et abouti à un fait accompli, difficilement réparable.

b) Le Gouvernement

105. Le Gouvernement reconnaît que la mesure de protection initiale par laquelle les enfants D. et T. ont été confiés à des membres de la famille s’analyse en une ingérence dans le droit de la requérante au respect de sa vie familiale. Selon lui, cette mesure était justifiée par la situation à risque dans laquelle les enfants se trouvaient en raison, d’une part, de négligences et, d’autre part, du conflit qui existait entre la requérante et son ex-compagnon. Notant que les jumeaux ne pouvaient être accueillis ensemble, de sorte que D. a finalement été confié à ses oncles paternels et T. à sa-sœur aînée, il observe que cette mesure a été appliquée, à titre provisoire, pour éviter leur placement en institution. Il relève que l’objectif de la mesure était de répondre aux besoins qui se présentaient et de permettre l’établissement d’un climat sécurisant pour les enfants en vue du rétablissement des liens familiaux avec la requérante.

106. Le Gouvernement fait valoir que les autorités portugaises ont pris des mesures pour garantir l’exercice du droit de visite de la requérante vis-à-vis de ses enfants. Il relève que les rencontres ont nécessité la médiatisation d’un organisme en raison de certaines fragilités et certains comportements chez la requérante. Or, cette dernière aurait toujours décliné tous les conseils qui lui étaient donnés, ce qui n’aurait pas permis l’établissement d’une relation adéquate avec ses enfants.

107. Le Gouvernement considère que les autorités portugaises ont honoré les obligations positives qui leur incombaient afin d’assurer la réunification des enfants avec leurs parents. Il observe, toutefois, que la requérante a fait preuve de résistance et n’a pas collaboré afin d’améliorer ses rapports avec les enfants, au point de les déstabiliser. Il se réfère sur ces points aux divers rapports établis par les entités qui ont accompagné la famille.

108. Pour ce qui est du processus décisionnel, le Gouvernement considère que, devant les tribunaux, la requérante a pu formuler ses prétentions, soumettre ses arguments et répondre à ceux des parties adverses ; elle aurait également été entendue et eu la possibilité de se prévaloir de son droit de faire appel des décisions qu’elle contestait. D’après lui, la longueur des procédures internes s’explique par la nécessité d’agir avec prudence et de ne pas forcer le rapprochement de la requérante avec ses enfants de façon précipitée lorsque les conditions n’y étaient pas favorables. Il relève notamment que quand bien même la requérante aurait tenu les engagements qu’elle avait pris pour améliorer sa situation
socio-économique, elle ne présentait toujours pas les conditions au niveau émotionnel pour que la garde des enfants lui fût accordée.

2. Appréciation de la Cour

a) Rappel des principes généraux

109. La Cour rappelle que pour un parent et son enfant, être ensemble représente un élément fondamental de la vie familiale. Dès lors, des mesures internes qui les en empêchent constituent une ingérence dans le droit protégé par l’article 8 de la Convention. Pareille ingérence méconnaît cet article à moins qu’elle ne soit « prévue par la loi », ne vise un ou des buts légitimes au regard du paragraphe 2 de l’article 8 et ne puisse passer pour « nécessaire dans une société démocratique ». La notion de « nécessité » implique une ingérence fondée sur un besoin social impérieux et, notamment, proportionnée au but légitime recherché. Pour apprécier la « nécessité » de la mesure litigieuse « dans une société démocratique », il convient donc d’analyser, à la lumière de l’ensemble de l’affaire, si les motifs invoqués à l’appui de celle-ci étaient pertinents et suffisants aux fins du paragraphe 2 de l’article 8 de la Convention. Le fait qu’un enfant puisse être accueilli dans un cadre plus propice à son éducation ne saurait en soi justifier qu’on le soustraie de force aux soins de ses parents biologiques ; pareille ingérence dans le droit des parents, au titre de l’article 8 de la Convention, à jouir d’une vie familiale avec leur enfant doit encore se révéler « nécessaire » en raison d’autres circonstances. De surcroît, l’article 8 de la Convention met à la charge de l’État des obligations positives inhérentes au « respect » effectif de la vie familiale. Ainsi, là où l’existence d’un lien familial se trouve établie, l’État doit en principe agir de manière à permettre à ce lien de se développer et prendre les mesures propres à réunir le parent et l’enfant concernés (voir Soares de Melo, précité, §§ 88-89 et les nombreuses références qui y sont citées).

110. Il existe actuellement un large consensus – y compris en droit international – autour de l’idée que dans toutes les décisions concernant des enfants, leur intérêt supérieur doit primer. La Cour souligne d’ailleurs que dans les affaires dans lesquelles sont en jeu des questions de placement d’enfants et de restrictions du droit de visite, l’intérêt de l’enfant doit passer avant toute autre considération. En même temps, il y a lieu de noter que la recherche de l’unité familiale et celle de la réunion de la famille en cas de séparation constituent des considérations inhérentes au droit au respect de la vie familiale garanti par l’article 8. Par conséquent, toute autorité publique qui ordonnerait une prise en charge ayant pour effet de restreindre la vie de famille est tenue par l’obligation positive de prendre des mesures afin de faciliter la réunion de la famille dès que cela sera vraiment possible (Strand Lobben et autres c. Norvège [GC], no 37283/13, §§ 204-205, 10 septembre 2019).

111. De manière générale, d’une part, l’intérêt supérieur de l’enfant dicte que les liens entre lui et sa famille soient maintenus, sauf dans les cas où celle-ci se serait montrée particulièrement indigne : briser ce lien revient à couper l’enfant de ses racines. En conséquence, seules des circonstances tout à fait exceptionnelles peuvent en principe conduire à une rupture du lien familial et tout doit être mis en œuvre pour maintenir les relations personnelles et, le cas échéant, le moment venu, « reconstituer » la famille. D’autre part, il est certain que garantir à l’enfant une évolution dans un environnement sain relève de cet intérêt et que l’article 8 ne saurait autoriser un parent à prendre des mesures préjudiciables à la santé et au développement de son enfant (ibidem, § 207 et les références qui y sont citées).

112. La Cour rappelle que l’obligation des autorités nationales de prendre des mesures à cette fin n’est pas absolue car il arrive que la réunion d’un parent avec son enfant qui a vécu depuis un certain temps avec d’autres personnes ne puisse avoir lieu immédiatement, et requière des préparatifs. Leur nature et leur étendue dépendent des circonstances de chaque espèce, mais la compréhension et la coopération de l’ensemble des personnes concernées en constituera toujours un facteur important. Dans l’hypothèse où des contacts avec le parent risquent de menacer ces intérêts ou de porter atteinte à ces droits, il revient aux autorités nationales de veiller à un juste équilibre entre eux. Le point décisif consiste à savoir si les autorités nationales ont pris, pour faciliter le regroupement, toutes les mesures nécessaires que l’on pouvait raisonnablement exiger d’elles en l’occurrence (Hokkanen c. Finlande, 23 septembre 1994, § 58, série A no 299‑A, et Santos Nunes c. Portugal, no 61173/08, § 68, 22 mai 2012).

113. Les autorités nationales bénéficiant de rapports directs avec tous les intéressés (Olsson c. Suède (no 2), 27 novembre 1992, § 90, série A no 250), la Cour n’a point pour tâche de se substituer aux autorités internes pour réglementer les questions de garde et de visite, mais il lui incombe d’apprécier sous l’angle de la Convention les décisions qu’elles ont rendues dans l’exercice de leur pouvoir d’appréciation (Hokkanen, précité, § 55, et Kutzner c. Allemagne, no 46544/99, §§ 65-66, CEDH 2002‑I).

114. La marge d’appréciation laissée aux autorités nationales compétentes variera selon la nature des questions en litige et l’importance des intérêts en jeu. La Cour reconnaît que si les autorités jouissent d’une grande latitude pour apprécier la nécessité de prendre en charge un enfant, en revanche elle exerce un contrôle plus rigoureux sur les restrictions supplémentaires, comme celles apportées par les autorités au droit de visite des parents, et sur les garanties juridiques destinées à assurer la protection effective du droit des parents et des enfants au respect de leur vie familiale. Ces restrictions supplémentaires comportent le risque d’amputer les relations familiales entre un jeune enfant et l’un de ses parents ou les deux (Elsholz c. Allemagne [GC], no 25735/94, § 49, CEDH 2000-VIII, et Couillard Maugery c. France, no 64796/01, § 272, 1er juillet 2004). En effet, les liens entre les membres d’une famille et les chances de regroupement réussi se trouveront par la force des choses certainement affaiblis si l’on dresse des obstacles empêchant des rencontres faciles et régulières des intéressés (Olsson c. Suède (no 1), 24 mars 1988, § 81, série A no 130).

115. Si l’article 8 de la Convention ne renferme aucune condition explicite de procédure, le processus décisionnel lié aux mesures d’ingérence doit être équitable et propre à respecter les intérêts protégés par cette disposition. Il convient dès lors de déterminer, en fonction des circonstances de chaque espèce et notamment de la gravité des mesures à prendre, si les parents ont pu jouer dans le processus décisionnel, considéré comme un tout, un rôle assez important pour accorder la protection requise à leurs intérêts. Dans la négative, il y a manquement au respect de leur vie familiale et l’ingérence résultant de la décision ne saurait passer pour « nécessaire » au sens de l’article 8 (voir Soares de Melo, précité, § 94 et les références qui y sont citées). Par ailleurs, la Cour doit vérifier si les juridictions nationales se sont livrées à un examen approfondi de l’ensemble de la situation familiale et de toute une série d’éléments, d’ordre factuel, affectif, psychologique, matériel et médical notamment, et si elles ont procédé à une appréciation équilibrée et raisonnable des intérêts respectifs (Omorefe c. Espagne, no 69339/16, § 41, 23 juin 2020).

116. La Cour rappelle par ailleurs que, dans les affaires touchant la vie familiale, le passage du temps peut avoir des conséquences irrémédiables sur les relations entre l’enfant et le parent qui ne vit pas avec lui. En effet, la rupture de contact avec un enfant très jeune peut conduire à une altération croissante de sa relation avec son parent (Maire c. Portugal, no 48206/99, § 74, CEDH 2003-VI). De plus, un retard dans la procédure risque toujours en pareil cas de trancher le litige par un fait accompli avant même que le tribunal ait entendu la cause. Or un respect effectif de la vie familiale commande que les relations futures entre parent et enfant se règlent sur la seule base de l’ensemble des éléments pertinents, et non par le simple écoulement du temps (W. c. Royaume-Uni, 8 juillet 1987, § 65, série A no 121).

117. Il appartient à chaque État contractant de se doter d’un arsenal juridique adéquat et suffisant pour assurer le respect des obligations positives qui lui incombent en vertu de l’article 8 de la Convention et à la Cour de rechercher si, dans l’application et l’interprétation des dispositions légales applicables, les autorités internes ont respecté les garanties de l’article 8 de la Convention, en tenant notamment compte de l’intérêt supérieur de l’enfant (Maire, précité, § 76, Zhou c. Italie, no 33773/11, § 47, 21 janvier 2014, et Soares de Melo, précité, § 92).

b) Application de ces principes à la présente espèce

118. Dans la présente espèce, les parties ne contestent pas que l’application d’une mesure de protection, par l’effet de laquelle les enfants jumeaux de la requérante, D. et T., ont été confiés à des membres de la famille (paragraphes 16, 26 et 35 ci-dessus), puis l’attribution à ces derniers, à titre provisoire, des responsabilités parentales principales (paragraphes 49 et 60 ci-dessus) s’analysent en une ingérence dans le droit de la requérante au respect de sa vie familiale garanti par l’article 8 § 1 de la Convention (paragraphes 100 et 105 ci-dessus). La Cour ne voit aucune raison d’en juger autrement, y compris en ce qui concerne la mesure de protection initiale qui avait été acceptée par la requérante (paragraphe 17 ci-dessus). En effet, à cet égard, elle tient compte du fait que lorsqu’elle a signé l’accord de protection, la requérante se trouvait dans un contexte de conflit conjugal et de fragilité émotionnelle (paragraphes 4-17 ci-dessus) et donc de grande vulnérabilité.

119. Les parties ne contestent pas non plus que ces ingérences étaient prévues par la loi. La Cour constate effectivement que la mesure de protection litigieuse se fondait sur les articles 35 § 1 b) et 40 de la LPCJP (paragraphes 87-88 ci-dessus) et que les responsabilités parentales avaient été provisoirement fixées sur la base des articles 1907 et 1918 du code civil (paragraphe 82 ci-dessus) et de l’article 28 de la loi no 141/2015 du 8 septembre 2015 régissant la procédure de fixation de l’exercice des responsabilités parentales (paragraphe 94 ci-dessus). Les ingérences litigieuses étaient donc « prévues par la loi ».

120. Les parties divergent sur la question de savoir si les ingérences en cause poursuivaient un but légitime (paragraphes 100 et 105 ci-dessus). Pour sa part, la Cour constate que tant la mesure de protection que l’attribution provisoire des responsabilités parentales principales, à l’égard de D. et T., à leurs parents d’accueil ont été ordonnées au motif que les enfants se trouvaient dans une situation à risque du fait de négligences, de l’alcoolisme et de violences conjugales au sein du foyer familial (paragraphes 5, 10, 11, 14, 16, 37, 47 et 51 ci-dessus). Les mesures dénoncées visaient ainsi à assurer « la protection des droits et libertés d’autrui », c’est-à-dire la protection de la santé et des droits et intérêts des enfants ; partant, elles poursuivaient bien un but légitime au sens de l’article 8 § 2 de la Convention.

121. Il reste à savoir si les ingérences litigieuses étaient « nécessaires dans une société démocratique » pour atteindre le but légitime poursuivi dans les circonstances particulières de l’affaire, au sens de l’article 8 § 2 de la Convention. Pour ce faire, la Cour analysera les motifs qui ont fondé les mesures litigieuses. Elle examinera ensuite les mesures prises par les autorités internes pour assurer l’exercice du droit de visite de la requérante à l’égard de ses enfants. Elle se penchera, en dernier lieu, sur le processus décisionnel dans son ensemble.

i. Sur l’application de la mesure de protection le 30 mars 2012

122. La Cour note que les jumeaux de la requérante, D. et T., ont commencé à être suivis par la CPCJ à partir du 27 février 2012, alors qu’ils étaient âgés de quatre mois, à la suite d’un signalement anonyme faisant part de faits de négligences, d’alcoolisme et de violences conjugales au sein du foyer familial (paragraphe 4 ci-dessus). Elle note que ces allégations ont, par la suite, été confirmées dans le cadre de l’enquête sociale menée par la CPCJ et la NACJR de Loures ainsi que lors de l’hospitalisation de D. et T. pour une bronchiolite (paragraphes 5-11 ci-dessus). Au cours des premières réunions tenues avec la CPCJ et le NACJR, la requérante avait également reconnu que son ex-compagnon était violent à son égard, qu’il dépendait de l’alcool et qu’elle était dans un état d’épuisement général en raison d’un tel contexte (paragraphe 11 ci-dessus). L’état de fatigue de la requérante avait aussi été relevé par le centre médical qui suivait les bébés depuis leur naissance (paragraphe 15 ci-dessus).

123. Partant, il ne fait aucun doute que l’application, le 30 mars 2012, de la mesure de protection, pour une durée de six mois, se fondait sur des motifs pertinents et suffisants (paragraphe 16 ci-dessus).

ii. Sur les renouvellements successifs de la mesure de protection, l’attribution provisoire des responsabilités parentales principales aux parents d’accueil et l’exercice du droit de visite de la requérante

1) Sur le renouvellement de la mesure par la CPCJ le 22 octobre 2012 et par le tribunal de Sintra le 4 juillet 2013

124. Aux yeux de la Cour, si la mesure de protection initiale pouvait se fonder sur des motifs impérieux, les motifs ayant justifié son premier renouvellement apparaissent avec d’autant moins d’évidence que la requérante avait tenu tous les engagements qu’elle avait pris dans le cadre du premier accord de protection (paragraphe 17 ci-dessus). En effet, d’une part, elle avait trouvé un emploi et un logement jugé adéquat par la CPCJ (paragraphes 21 et 24 ci-dessus et clause no 6 de l’accord de protection, au paragraphe 17 ci-dessus). D’autre part, deux rapports d’expertise psychologique de l’hôpital Beatriz Ângelo avaient écarté toute perturbation ou pathologie psychologique chez la requérante, tout en relevant à son sujet un niveau d’anxiété compatible avec la situation qu’elle vivait et notamment l’éloignement de ses enfants (paragraphes 18 et 23 ci-dessus et clause no 7 de l’accord de protection, au paragraphe 17 ci-dessus).

125. Par ailleurs, la Cour relève que, par une décision du 22 octobre 2012, la CPCJ a renouvelé la mesure de protection pour une durée de six mois (paragraphe 26 ci-dessus) et que, étant donné que les parents d’accueil avaient refusé de signer un nouvel accord de protection qui proposait d’élargir le droit de visite de la requérante, le dossier a été transmis au parquet puis au tribunal de Sintra (paragraphes 27-30 et 86 ci-dessus) qui a également décidé de renouveler la mesure de protection le 4 juillet 2013. Elle note que, dans le cadre de cette nouvelle mesure, les intéressés ont fini par signer un nouvel accord de protection aux termes duquel D. était de nouveau confié à ses oncles paternels et T. était confié à sa sœur ainée (paragraphe 35 ci-dessus).

126. La Cour observe que ce sont les inaptitudes parentales alléguées de la requérante qui ont justifié le renouvellement de la procédure par le tribunal de Sintra (paragraphe 32 et 34 ci-dessus). Cela étant dit, elle relève que ces mêmes carences avaient, en réalité, été rapportées par l’ex‑compagnon de la requérante et les parents d’accueil (paragraphe 27, 32 et 34 ci-dessus). Or, ces derniers avaient initialement reconnu, de façon expresse, leur manque d’objectivité dans l’analyse de la situation (paragraphe 19 ci-dessus). De plus, leurs rapports avec la requérante s’étaient considérablement détériorés (paragraphe 22 ci-dessus).

127. Ainsi, nonobstant la marge d’appréciation dont les autorités internes disposaient en l’espèce, la Cour estime que, contrairement à l’application de la première mesure de protection (paragraphe 123 ci‑dessus), le renouvellement de la mesure de protection, décidé par la CPCJ le 22 octobre 2012 (paragraphe 26 ci-dessus) et prononcé de nouveau par le tribunal de Sintra le 4 juillet 2013 (paragraphe 35 ci-dessus), ne se fondait pas sur des motifs pertinents et suffisants aux fins du paragraphe 2 de l’article 8 de la Convention. Sur ce point, la Cour réitère que les autorités internes ont l’obligation positive de réunir la famille biologique dès que cela est possible (Strand Lobben et autres, précité, §§ 205 et 208). Par ailleurs, si elle reconnaît, d’une part, qu’il était difficile pour une seule famille de prendre en charge les deux nourrissons en même temps et, d’autre part, que les membres de la famille ont incontestablement déployé beaucoup d’efforts pour répondre de façon imminente aux besoins de D. et T. et éviter leur placement en institution, la Cour considère que la séparation prolongée des enfants a provoqué un éclatement de la famille et de la fratrie allant à l’encontre de l’intérêt supérieur de l’enfant (voir, à titre de comparaison et mutatis mutandis, Pontes c. Portugal, no 19554/09, § 98, 10 avril 2012 ; Soares de Melo, précité, § 114 ; et Y.I. c. Russie, no 68868/14, § 94, 25 février 2020).

128. Pour ce qui est des renouvellements subséquents (paragraphes 38, 42, 44 et 56 ci-dessus) et de l’attribution aux parents d’accueil des responsabilités parentales principales vis-à-vis de D. et de T. (paragraphes 49 et 60 ci-dessus), au vu des circonstances de l’espèce, la Cour estime qu’il convient de se pencher sur les modalités et l’exercice du droit de visite de la requérante.

2) Sur l’exercice du droit de visite de la requérante

129. La Cour constate que, dans le cadre du premier accord de protection, établi le 30 mars 2012, la requérante s’est vu attribuer un droit de visite hebdomadaire, à exercer chez les grands-parents paternels des enfants en présence des familles d’accueil et de M. J. (paragraphe 17
ci-dessus). Il ressort du dossier que, dans un contexte de tensions familiales croissantes (paragraphes 22, 27 et 43 ci-dessus), les parents d’accueil ont décidé de diminuer la fréquence de ces rencontres alors qu’ils s’étaient engagés à garantir des visites hebdomadaires (paragraphe 16 ci-dessus). Le droit de visite de la requérante a ainsi été réduit à deux rencontres par mois (paragraphe 34 ci-dessus). La Cour note que, le 22 octobre 2012, la CPCJ a recommandé un élargissement du droit de visite de la requérante (paragraphe 26 ci-dessus) mais que, le 4 juillet 2013, le tribunal a décidé d’entériner la fréquence bimensuelle des visites et de changer les modalités du droit de visite en optant pour des rencontres médiatisées (paragraphe 35 ci-dessus).

130. D’après le premier rapport établi par l’association chargée des rencontres médiatisées, la requérante se comportait de façon hostile et défensive et ne savait pas interagir avec les enfants. Il lui était plus particulièrement reproché des contacts physiques excessifs (paragraphe 39 ci-dessus). Se fondant sur ce rapport, la mesure a été renouvelée le 9 juillet 2014 et les modalités d’exercice du droit de visite sont demeurées inchangées (paragraphe 42 ci-dessus).

131. La Cour constate que le droit de visite de la requérante vis-à-vis de son fils D. a été suspendu à partir de septembre 2014, à l’initiative des parents d’accueil de ce dernier (paragraphe 43 et 45 ci-dessus). Elle note qu’il a été rétabli le 20 juin 2015, puis de nouveau suspendu le 5 septembre 2015 (paragraphe 47 ci-dessus). La requérante allègue qu’elle n’a revu son fils que le 4 janvier 2020 (paragraphes 78 et 102 ci-dessus), ce que ne conteste pas le Gouvernement.

132. En ce qui concerne T., la Cour relève que, par une décision du 20 octobre 2014 (paragraphe 53 ci-dessus), le tribunal de Sintra a décidé de suspendre les rencontres médiatisées entre la requérante et T. Il a essentiellement fondé sa décision sur le rapport de l’association Passo a Passo du 7 octobre 2014, qui réitérait les observations qu’elle avait déjà faites dans son précédent rapport (paragraphes 51 et 39 ci-dessus). Si le droit de visite a été rétabli le 13 octobre 2016 (paragraphe 60 ci-dessus) à raison d’une rencontre par mois, il a été interrompu le 23 février 2017 en raison du retrait de l’association qui était chargée des rencontres médiatisées (paragraphe 61 ci-dessus), puis suspendu de nouveau par décision du tribunal de Sintra le 17 octobre 2017 au motif que ces rencontres déstabilisaient T. (paragraphe 64 ci-dessus). Il ressort du dossier que les rencontres entre la requérante et son fils T. ont repris, avec également la participation de D., le 4 janvier 2020 (paragraphe 78 ci-dessus).

133. La Cour note que, pour fonder la suspension du droit de visite de la requérante vis-à-vis de son fils T., le tribunal de Sintra s’est référé à un rapport social de l’ECJ de Sintra du 30 août 2017 (paragraphe 63 ci-dessus). Celui-ci n’explique toutefois pas en quoi les rencontres avec la requérante déstabilisaient l’enfant T. (voir, a contrario, Maršálek c. République tchèque, no 8153/04, § 72, 4 avril 2006), d’autant que la dernière rencontre avec T. remontait à février 2017. En l’occurrence, le seul élément qui ressort de façon claire des différents rapports qui avaient jusqu’alors été établis est l’animosité qui existait entre la requérante et les parents d’accueil, des contacts affectifs jugés étouffants avec les enfants et une attitude défensive vis-à-vis des professionnels (paragraphes 39, 41, 47, 51, 54 et 63 ci-dessus). Aux yeux de la Cour, de tels éléments ne sauraient suffire à restreindre un droit de visite. La Cour estime en outre qu’il ne ressort pas de façon claire et évidente du dossier que confier D. à ses oncles paternels et T. à sa sœur aînée et son conjoint répondait plus à leur intérêt qu’un retour chez la mère. Au demeurant, le manque de recul des associations qui ont suivi la situation des enfants, à l’exception de la dernière (paragraphe 79 ci-dessus), est surprenant, surtout s’agissant de T. qui a été confié à Mme F ., la fille aînée de la requérante, laquelle avait plus d’une fois déclaré que la situation des enfants la renvoyait à sa propre enfance et aux difficultés qu’elle avait connues avec sa mère, la requérante (paragraphes 19 et 32 ci-dessus).

134. Par ailleurs, la Cour relève que les autorités internes n’ont jamais envisagé la possibilité pour la requérante de passer des journées entières, voire des week-ends, avec ses enfants. Elle note que même la demande adressée au tribunal par la requérante, tendant à ce qu’elle passe le quatrième anniversaire de son fils T. avec lui, a été rejetée (paragraphe 58 ci-dessus).

135. Au vu des observations qui précèdent, la Cour estime que les autorités portugaises n’ont pas rempli les obligations positives que leur imposait l’article 8 de la Convention d’assurer le maintien du lien familial qui unissait la requérante à ses enfants jumeaux D. et T. Elle reconnaît que, dans ce type de procédure, il faut agir avec prudence afin de ne pas précipiter un rapprochement qui pourrait ne pas correspondre à l’intérêt supérieur de l’enfant. Cela dit, en l’espèce, elle est d’avis que le passage du temps a précisément fini par constituer l’un des éléments en faveur du maintien des enfants dans leurs familles d’accueil au détriment d’un retour chez la requérante. Un tel facteur est ainsi à l’origine d’un fait accompli – la rupture du lien familial entre la requérante et ses enfants (voir, à titre de comparaison, K. et T. c. Finlande [GC], no 25702/94, § 179, CEDH 2001‑VII, et Görgülü c. Allemagne, no 74969/01, § 46, 26 février 2004).

iii. Sur le processus décisionnel

136. Sur le processus décisionnel, la Cour observe, en premier lieu que, à la suite du renvoi par la CPCJ du dossier au parquet de Lisbonne (paragraphe 28 ci-dessus), les deux procédures de protection relatives à D. et T. ont été suivies par le tribunal de Sintra entre le 13 janvier 2013 et le 9 juillet 2014 (paragraphes 31 et 42 ci-dessus). À partir de cette dernière date, les procédures de protection ont été menées par le tribunal de Lisbonne, pour ce qui est de D. (paragraphes 42-50 ci-dessus), et par le tribunal d’Amadora et de Sintra, pour ce qui est de T. (paragraphes 51-59 ci-dessus). La Cour constate qu’une telle situation a une base légale. En effet, elle résulte de l’application, d’une part, de l’article 79 § 1 de la LPCJP, qui fixe la compétence du tribunal en fonction du lieu de résidence de l’enfant et, d’autre part, de l’article 78 de la CPCJP, qui prévoit le caractère individuel de toute mesure de protection (paragraphe 91 ci‑dessus). Certes, l’article 80 de la LPCJP permet la jonction des procédures lorsqu’il s’agit d’une fratrie, mais les règles de compétence territoriale n’en sont pas supplantées pour autant (paragraphe 91 ci-dessus). C’est ce qui explique pourquoi, dans la présente espèce, parce qu’ils résidaient à des endroits différents, les enfants D. et T. ont fini par être suivis par des tribunaux différents. Or, la séparation des procédures a donné lieu, en l’espèce, à des décisions divergentes concernant l’exercice du droit de visite de la requérante vis-à-vis de ses deux enfants (voir les constatations faites aux paragraphes 131 et 132 ci-dessus). Aux yeux de la Cour, elle a, de surcroît, empêché les autorités judiciaires de faire un examen approfondi de l’ensemble de la situation familiale tenant compte des intérêts de toutes les personnes concernées.

137. En deuxième lieu, la Cour relève que, depuis l’application de la première mesure de protection, de nombreux rapports sociaux ont été établis par les équipes d’appui aux tribunaux et par les associations chargées des rencontres médiatisées (paragraphes 39, 41, 47, 51, 54, 63, 68 et 79 ci‑dessus). Pas moins de quatre évaluations psychologiques (paragraphes 18, 23, 57 et 74 ci-dessus) sur la requérante ont également été réalisées, dont l’une par l’IML. De plus, la requérante, M. J. et les parents d’accueil de D. et T. ont été entendus à plusieurs reprises par les tribunaux.

138. Or, il n’a pas été envisagé d’entendre les enfants alors que le droit interne le prévoyait s’agissant tant de la procédure de protection (paragraphes 84 et 91 ci-dessus) que de la procédure de fixation des responsabilités parentales (paragraphe 93 ci-dessus). Sur ce point, la Cour accepte néanmoins que, compte tenu du jeune âge de D. et T., les autorités internes pouvaient raisonnablement penser qu’ils n’étaient pas, en l’espèce, capables du discernement nécessaire pour être entendus, comme le veut l’article 12 § 1 de la Convention des Nations unies sur les droits de l’enfant (paragraphe 96 ci-dessus, et M. et M. c. Croatie, no 10161/13, § 171, CEDH 2015 (extraits) ; voir aussi, a contrario, à titre d’exemple, Iglesias Casarrubios et Cantalapiedra Iglesias c. Espagne, no 23298/12, § 42, 11 octobre 2016, M.K. c. Grèce, no 51312/16, § 88, 1er février 2018, et E.C. c. Italie, (déc.), no 82314/17, § 58, 30 juin 2020). Cela dit, pour pallier l’absence d’audition des enfants, la Cour est d’avis qu’il aurait été utile d’obtenir des rapports d’experts rendant compte de leur opinion relativement à la situation litigieuse. Or, aucun rapport psychologique n’a été demandé au sujet des enfants, notamment de T. alors qu’il apparaissait être dans une situation de souffrance après la séparation de ses parents d’accueil (paragraphes 54 et 63 ci-dessus). Au demeurant, les différents rapports sociaux indiquent tous que D. et T. étaient bien intégrés dans leurs familles d’accueil mais ils ne précisent pas quelle perception ils avaient de leur mère (voir, a contrario, par exemple, Buchleither c. Allemagne, no 20106/13, § 46, 28 avril 2016, et Kramer c. Croatie [Comité], no 58767/15, § 79, 18 juin 2019).

139. En troisième lieu, la Cour observe que, depuis l’application de la mesure de protection le 30 mars 2012, les responsabilités parentales vis‑à‑vis de D. et T. n’ont toujours pas été fixées de manière définitive. Plus particulièrement, elle relève que des retards considérables sont survenus au cours des diverses procédures. Par exemple, elle note qu’il a fallu sept mois pour que le tribunal de Sintra se prononce sur la demande d’application d’une mesure de protection faite par les parquets à la suite du renvoi de la procédure par la CPCJ (paragraphes 30 et 35 ci-dessus). Par ailleurs, alors que le droit de visite de la requérante vis-à-vis de son fils D. était suspendu de fait depuis septembre 2015 (paragraphe 47 ci-dessus), le tribunal de Lisbonne a omis de le fixer dans sa décision du 17 mai 2016 (paragraphe 49 ci-dessus) et ne l’avait toujours pas fait au 9 septembre 2016, au moment de la clôture de la procédure de protection (paragraphe 50 ci-dessus). Enfin, la Cour note qu’il a fallu ensuite plus d’un an à la cour d’appel pour statuer sur le deuxième recours introduit par la requérante, contre la décision du tribunal de Sintra ordonnant la suspension de son droit de visite à l’égard de son fils T. (paragraphes 67 et 70 ci-dessus), en dépit de l’urgence.

140. Eu égard aux carences procédurales constatées ci-dessus ainsi qu’à l’allongement des procédures litigieuses, la Cour ne peut que conclure que le processus décisionnel, considéré dans son ensemble, qui a abouti au renouvellement de la mesure de protection ainsi qu’à la fixation provisoire des responsabilités parentales principales vis-à-vis de D. et T., n’a pas satisfait aux garanties procédurales dont bénéficiait la requérante au titre de l’article 8 de la Convention.

iv. Conclusion

141. Sur la base des considérations développées aux paragraphes 127, 135 et 140 ci-dessus, la Cour conclut que les autorités ont méconnu le droit de la requérante au respect de sa vie familiale.

142. Partant, il y a eu violation de l’article 8 de la Convention.

II. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

143. Aux termes de l’article 41 de la Convention :

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

A. Dommage

144. La requérante demande 50 000 euros (EUR) au titre du dommage moral qu’elle estime avoir subi du fait du retrait de ses enfants et des difficultés rencontrées pour exercer son droit de visite, depuis plus de huit ans.

145. Le Gouvernement juge excessive la somme réclamée pour dommage moral.

146. La Cour estime que la requérante a subi un préjudice moral incontestable du fait des mesures dénoncées dans la présente espèce. Elle lui octroie donc 15 000 EUR à ce titre, plus tout montant pouvant être dû sur cette somme à titre d’impôt.

B. Frais et dépens

147. La requérante réclame également 4 341,58 EUR pour les honoraires qu’elle a engagés et 4 000 EUR pour ceux qu’il lui reste encore à régler, dans le cadre de la procédure menée devant les juridictions internes. Elle indique avoir bénéficié de l’assistance judiciaire dans le cadre de la dispense des frais judiciaires, raison pour laquelle elle ne demande le remboursement d’aucune somme à ce titre. Pour ce qui est de la procédure devant la Cour, elle réclame 4 322,25 EUR pour les frais et dépens qu’elle a versés et 7 000 EUR pour ceux qu’il lui reste encore à régler au titre des honoraires.

148. Le Gouvernement juge surévaluées les sommes réclamées pour les honoraires. Il s’en remet toutefois à la sagesse de la Cour.

149. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. Autrement dit, le requérant doit les avoir réglés, ou être tenu de les régler, en vertu d’une obligation légale ou contractuelle, et il faut qu’il ait été contraint de les engager pour empêcher la violation ou y faire remédier. La Cour exige des notes d’honoraires et des factures détaillées. Celles-ci doivent être suffisamment précises pour lui permettre de déterminer dans quelle mesure les conditions susmentionnées se trouvent remplies (Maktouf et Damjanović c. Bosnie-Herzégovine [GC], nos 2312/08 et 34179/08, § 94, CEDH 2013). En l’espèce, compte tenu des documents en sa possession et des critères susmentionnés, la Cour estime raisonnable la somme totale réclamée de 19 663,83 EUR tous frais confondus et elle l’accorde à la requérante.

C. Intérêts moratoires

150. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1. Déclare la requête recevable ;

2. Dit qu’il y a eu violation de l’article 8 de la Convention ;

3. Dit

a) que l’État défendeur doit verser à la requérante, dans un délai de trois mois à compter de la date à laquelle l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes :

i. 15 000 EUR (quinze mille euros), plus tout montant pouvant être dû sur cette somme à titre d’impôt, pour dommage moral ;

ii. 19 663,83 EUR (dix-neuf mille six-cent soixante-trois euros et quatre-vingt-trois centimes), plus tout montant pouvant être dû sur cette somme par la requérante à titre d’impôt, pour frais et dépens ;

b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

4. Rejette le surplus de la demande de satisfaction équitable.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 13 juillet 2021, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

Andrea Tamietti                                Yonko Grozev
Greffier                                                Président

_________

[1] Dans sa rédaction issue de la loi no 147/99 du 1er septembre 1999, l’article 84 § 1 était ainsi libellé :

« Les enfants et les jeunes de plus de 12 ans et ceux d’un âge inférieur, quand leur capacité à comprendre le sens de l’intervention le demande, sont entendus par la commission de protection ou par le juge au sujet des situations ayant donné lieu à l’intervention et de l’application, la révision ou la cessation des mesures de protection. »
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Dernière mise à jour le juillet 13, 2021 par loisdumonde

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