M.A. c. Danemark [GC] (Cour européenne des droits de l’homme)

Note d’information sur la jurisprudence de la Cour 253
Juillet 2021

M.A. c. Danemark [GC]6697/18

Arrêt 9.7.2021 [GC]

Article 8
Obligations positives
Article 8-1
Respect de la vie familiale

Délai d’attente légal de trois ans injustifié pour le regroupement familial des bénéficiaires du statut de protection subsidiaire ou temporaire, en ce qu’il ne permettait pas une appréciation individualisée : violation

En fait – Le requérant est un ressortissant syrien qui s’enfuit de son pays en janvier 2015 et gagna le Danemark. Au Danemark, il se vit reconnaître le bénéfice du « statut de protection temporaire » pour une durée d’un an en vertu de la loi sur les étrangers (« la Loi ») et son permis de séjour fut ensuite renouvelé pour une durée d’un an à chaque fois. Le service de l’immigration estima qu’il ne remplissait pas les conditions requises pour se voir accorder le bénéfice spécial du « statut de la Convention » ou du « statut de protection », sur la base desquels les permis de séjour étaient normalement accordés pour une durée de cinq ans. Après avoir séjourné cinq mois au Danemark, le requérant demanda à être réuni avec sa femme et ses deux enfants majeurs. Sa demande fut rejetée au motif qu’il n’était pas titulaire d’un permis de séjour depuis les trois dernières années, comme l’exigeait la loi, et qu’aucune raison exceptionnelle ne justifiait autrement le regroupement familial. Le requérant forma contre le refus de lui accorder le bénéfice du regroupement familial avec son épouse un recours que la Cour suprême rejeta en 2016.

En 2018, après avoir résidé au Danemark pendant un peu plus de deux ans et dix mois, le requérant déposa une nouvelle demande de regroupement familial. Après avoir soumis les bons documents, son épouse obtint un permis et le rejoignit dans ce pays.

En droit – Article 8 :

La Cour n’avait jamais été appelée auparavant à examiner si, et dans quelle mesure, l’imposition d’un délai légal d’attente pour l’octroi du regroupement familial aux bénéficiaires du statut de protection subsidiaire ou temporaire était compatible avec l’article 8.

a) Jurisprudence relative aux exigences de fond en matière de regroupement familial

De manière générale, la Cour hésite à conclure que les États contractants ont une obligation positive d’autoriser un regroupement familial lorsque sont présentes une ou plusieurs des circonstances suivantes :

En revanche, la Cour est de manière générale disposée à conclure à l’existence d’une obligation positive lorsque plusieurs des circonstances suivantes sont cumulativement réunies :

b) Étendue de la marge d’appréciation

La Cour estime pertinent aussi d’examiner la question de la marge d’appréciation dont jouit l’État lorsqu’il rend des décisions de principe comme celles ici en cause. Plusieurs facteurs entrent en ligne de compte à cet égard :

i. La Convention et la jurisprudence existante :

Plusieurs arguments militent en faveur de la reconnaissance d’une ample marge d’appréciation à l’État. Premièrement, l’article 8 ne confère aucun droit absolu. En matière d’immigration, il ne saurait s’interpréter comme comportant pour un État l’obligation générale de respecter le choix, par les couples mariés, de leur pays de résidence et de permettre le regroupement familial sur le territoire de ce pays. À de nombreuses reprises, la Cour a reconnu que le contrôle de l’immigration était pour l’État un but légitime justifiant des ingérences dans l’exercice du droit au respect de la vie familiale au sens de l’article 8 de la Convention. Il en va de même pour ce qui est des obligations positives. Deuxièmement, la Cour a admis que le contrôle de l’immigration sert l’intérêt général du bien-être économique du pays et que l’État dispose habituellement en la matière d’une marge d’appréciation étendue.

En revanche, une situation de violences généralisées dans un pays peut être d’une gravité telle qu’il pourrait en être conclu que toute personne qui y retournerait serait exposée à un risque réel de traitement contraire à l’article 3 du seul fait de sa présence là-bas. Le caractère absolu du droit consacré à l’article 3 ne souffre aucune exception, aucun facteur justificatif ni aucune mise en balance d’intérêts. Dès lors, un afflux croissant de migrants ne saurait exonérer un État de ses obligations découlant de cette disposition. En principe, ce facteur est susceptible lui aussi de réduire la latitude dont jouit un État dans la mise en balance, sur le terrain de l’article 8, des intérêts en conflit que sont le regroupement familial et le contrôle de l’immigration. Cependant, lorsqu’il y a un afflux massif de demandeurs d’asile et d’importantes contraintes du point de vue des ressources, les États d’accueil doivent pouvoir considérer qu’il entre dans leur marge d’appréciation de donner la priorité à l’octroi de la protection offerte par l’article 3 à un plus grand nombre de ces personnes, au détriment de l’intérêt de certaines d’entre elles, au regard de l’article 8, à un regroupement familial. Par ailleurs, les considérations quant aux exigences de forme valant, sous l’angle de l’article 8, pour le traitement des demandes de regroupement familial présentées par des réfugiés s’appliquent tout autant aux bénéficiaires d’une protection subsidiaire, y compris les personnes qui risquent de subir des mauvais traitements contraires à l’article 3 en raison de la situation générale dans leur pays d’origine, lorsque le risque n’est pas temporaire mais apparaît être permanent ou durable.

ii. La qualité du contrôle opéré par le législateur et par le juge : La Cour a dit à plusieurs reprises que les choix faits par le législateur n’échappaient pas à son contrôle, et elle s’est penchée sur la qualité de l’examen qui avait été effectué par les autorités parlementaires et judiciaires de la nécessité de telle ou telle mesure. Elle note également que le Protocole no 15, qui amende la Convention en mettant notamment en avant le principe de subsidiarité et la doctrine de la marge d’appréciation, entrera en vigueur le 1er août 2021.

iii. Le degré de consensus aux niveaux national, international et européen à prendre en compte en l’espèce : la Cour ne discerne, en matière de durée des délais d’attente, aucun consensus aux niveaux national, international et européen.

iv. Observations générales :

Eu égard à l’ensemble de ces éléments, la Cour estime que les États membres doivent se voir reconnaître une ample marge d’appréciation lorsqu’ils décident s’il y a lieu d’assortir d’un délai d’attente le regroupement familial demandé par les personnes qui n’ont pas obtenu le statut de réfugié mais qui bénéficient d’une protection subsidiaire ou, à l’instar du requérant, d’une protection temporaire.

Toutefois, la latitude dont jouit l’État en la matière ne saurait être absolue et appelle un examen sous l’angle de la proportionnalité de la mesure. Si elle ne voit aucune raison de douter des motifs justifiant un délai d’attente de deux ans, tels que ceux à l’origine de l’article 8 de la directive 2003/86/CE du Conseil de l’UE du 22 septembre 2003 relative au droit au regroupement familial (un délai de trois ans n’étant accepté qu’à titre de dérogation), au-delà d’un tel délai, les obstacles insurmontables à l’exercice d’une vie familiale dans le pays d’origine prendront un poids de plus en plus important au regard du juste équilibre à ménager. Si l’article 8 de la Convention ne peut s’interpréter comme comportant pour un État l’obligation générale d’autoriser le regroupement familial sur son territoire, les exigences de la Convention doivent être concrètes et effectives, et non théoriques et illusoires dans leur application au cas d’espèce.

Par ailleurs, ladite appréciation du juste équilibre doit s’inscrire dans un processus décisionnel qui garantit suffisamment la souplesse, la célérité et l’effectivité requises aux fins du respect du droit du requérant au respect de sa vie familiale découlant de l’article 8 de la Convention

c) Application à la présente affaire

Au cœur de l’affaire se trouve la question de savoir si, lorsqu’en septembre 2016 elles ont rejeté, en raison du délai de trois ans, la demande de regroupement familial présentée par le requérant, les autorités danoises ont ménagé un juste équilibre entre les intérêts concurrents de l’individu et de la société dans son ensemble. Le requérant avait un intérêt à être réuni avec son épouse aussitôt que possible, tandis que l’État danois avait un intérêt à contrôler l’immigration en tant que moyen permettant de servir l’intérêt général du bien-être économique du pays et d’une bonne intégration des bénéficiaires d’une protection de manière à préserver la cohésion sociale. Toutefois, sur ce dernier point, il faut rappeler que le regroupement familial peut lui aussi aider à préserver la cohésion sociale et à faciliter l’intégration.

i. Le contexte législatif et politique

La Cour ne voit aucune raison de mettre en cause la distinction opérée par le législateur danois entre, d’une part, les personnes bénéficiant d’une protection en raison d’une menace individualisée, c’est-à-dire celles qui bénéficient du statut offert par la Convention des Nations unies relative aux réfugiés ou du « statut de protection » et, d’autre part, les personnes bénéficiant d’une protection en raison d’une menace généralisée, c’est-à-dire celles qui bénéficient du « statut de protection temporaire ».

La Cour relève en outre que les justifications d’ordre général avancées à l’appui des dispositions relatives au « statut de protection temporaire » reposent sur la nécessité de contrôler l’immigration, qui sert l’intérêt général du bien-être économique du pays, et sur la nécessité d’assurer une bonne intégration des bénéficiaires d’une protection de manière à préserver la cohésion sociale. De plus, lorsqu’il a instauré le délai d’attente de trois ans en février 2016, le législateur danois ne pouvait tirer parti d’aucune indication claire dans la jurisprudence existante sur le point de savoir si, et dans quelle mesure, l’imposition d’un tel délai d’attente légal serait compatible avec l’article 8 de la Convention.

Cependant, un délai d’attente de trois ans, bien que temporaire, représente incontestablement une longue période pendant laquelle une famille sera séparée, lorsque le membre de la famille laissé sur place reste dans un pays marqué par des violences et des mauvais traitements arbitraires visant les civils et que l’existence d’obstacles insurmontables au regroupement là-bas est reconnue. De plus, la durée effective de la séparation sera inévitablement encore plus longue que le délai d’attente et accentuera les perturbations dans la vie familiale ainsi que, comme en l’espèce, la jouissance mutuelle de la cohabitation matrimoniale, qui est l’essence de la vie d’un couple marié. Les membres de la famille seront également éloignés les uns des autres pendant la fuite, pendant la période initiale à la suite de l’arrivée dans le pays d’accueil jusqu’à ce que les services de l’immigration traitent la demande d’asile puis pendant un certain laps de temps entre la fin du délai de trois ans (ou deux mois auparavant, comme en l’espèce) et la décision des autorités.

Par ailleurs, si la « clause de réexamen » qui avait été insérée dans la Loi a été maintenue aux fins d’une évaluation du délai de trois ans au plus tard au cours de l’année parlementaire 2017-2018, il n’apparaît pas que la baisse notable du nombre de demandeurs d’asile en 2016 et 2017 ait conduit à une révision de la règle des trois ans.

ii. Les circonstances particulières de l’espèce

En ce qui concerne les circonstances particulières des intéressés, il est évident que le requérant et son épouse avaient établi une vie familiale depuis longtemps puisqu’ils étaient mariés depuis vingt-cinq ans. Le requérant dit avoir quitté la Syrie en janvier 2015 en raison de violentes attaques et de mauvais traitements frappant les civils. Il aurait laissé son épouse en Syrie afin de lui épargner les périls du voyage et dans l’espoir qu’elle puisse le rejoindre dans un pays d’accueil une fois qu’il y aurait établi sa situation. Quant à leurs attaches avec l’État défendeur, le requérant avait séjourné au Danemark pendant cinq mois à la date où il a demandé le regroupement familial en juin 2015, et pendant un an et trois mois à la date où sa demande a été rejetée en septembre 2016. Dès lors, à l’époque des faits, il n’avait guère d’attaches avec le Danemark et son épouse n’en avait aucune.

Dans son arrêt refusant au requérant le bénéfice du regroupement familial, la Cour suprême a pris en compte les principes applicables tirés de l’article 8 de la Convention et de la jurisprudence pertinente en matière de regroupement familial. Elle a relevé que plusieurs autres États membres avaient des dispositions similaires et que la Cour européenne n’avait encore jamais été appelée à se prononcer sur la compatibilité avec l’article 8 de ces délais d’attente imposés par la loi. Elle a également tenu compte des travaux préparatoires des réformes législatives qui avaient conduit à l’instauration du délai d’attente de trois ans et elle a précisé le contexte de la réforme. Elle a indiqué qu’elle ne doutait pas que des obstacles insurmontables empêchaient les époux de mener une vie commune en Syrie mais elle a souligné que cette entrave à l’exercice du droit de vivre leur vie familiale n’était que temporaire. Elle a dit que le requérant pourrait donc retourner en Syrie une fois que la situation se serait améliorée dans ce pays. Elle a précisé que si aucune amélioration n’intervenait dans un délai de trois ans à compter de la date à laquelle le requérant avait obtenu son permis de séjour au Danemark, il serait en principe éligible à un regroupement familial avec son épouse. Elle a ajouté que si des circonstances exceptionnelles se présentaient avant l’expiration de cette période de trois ans, les époux pourraient se voir accorder un regroupement familial. Elle en a conclu que le délai d’attente de trois ans relevait de la marge d’appréciation dont l’État dispose lorsqu’il est appelé à peser les intérêts pertinents en jeu.

La Cour ne peut que constater que, dans son texte modifié, la Loi ne permettait pas une appréciation individualisée de l’impératif d’unité familiale à la lumière de la situation concrète des personnes concernées, si ce n’est quelques exceptions très limitées. La Loi ne permettait pas non plus un examen de la situation dans le pays d’origine afin de déterminer les possibilités réelles de retour ou les obstacles à celui-ci. Dès lors, pour le requérant, le régime légal et le délai d’attente de trois ans étaient assimilables à une obligation stricte lui imposant de subir une longue séparation d’avec son épouse, sans tenir compte des considérations tenant à l’unité familiale eu égard à la durée vraisemblable des obstacles en question. On ne peut pas dire que le requérant se soit vu accorder par le droit applicable une possibilité réelle de bénéficier d’une appréciation individualisée de la question de savoir si un délai plus bref que celui de trois ans se justifiait par des considérations tenant à l’unité familiale.

iii. Conclusion générale : Compte tenu de l’ensemble des considérations ci-dessus, la Cour n’est pas convaincue que, malgré leur marge d’appréciation, les autorités de l’État défendeur, aient ménagé un juste équilibre entre les intérêts pertinents en jeu.

Conclusion : violation (seize voix contre une).

La Cour conclut également, à l’unanimité, qu’il n’y a pas lieu d’examiner séparément le grief du requérant sous l’angle de l’article 14 combiné avec l’article 8.

Article 41 : 10 000 EUR pour dommage moral.

Dernière mise à jour le juillet 9, 2021 par loisdumonde

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *