AFFAIRE M.A. c. DANEMARK (Cour européenne des droits de l’homme) Requête no 6697/18

La requête concerne le refus temporaire par les autorités danoises d’accorder à l’épouse du requérant un permis de séjour au Danemark au titre du regroupement familial. En particulier, le requérant se plaint de ce que les personnes comme lui, qui bénéficient d’une « protection temporaire » dans ce pays, devraient attendre un délai légal de trois ans avant de pouvoir obtenir le regroupement familial (sauf circonstances exceptionnelles), tandis que les autres bénéficiaires d’une protection internationale au Danemark ne seraient pas soumis à une telle restriction. Le requérant invoque l’article 8 isolément et en combinaison avec l’article 14.


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GRANDE CHAMBRE
AFFAIRE M.A. c. DANEMARK
(Requête no 6697/18)
ARRÊT

Article 8 • Obligations positives • Vie familiale • Délai d’attente légal de trois ans injustifié pour le regroupement familial des bénéficiaires du statut de protection subsidiaire ou temporaire, en ce qu’il ne permettait pas une appréciation individualisée • Marge d’appréciation étendue à accorder aux États en ce qui concerne l’imposition ou non d’un délai d’attente • Obstacles insurmontables à la vie familiale prenant progressivement plus d’importance dans l’appréciation du juste équilibre pour les délais d’attente supérieurs à deux ans • Processus décisionnel censé inclure l’appréciation d’un juste équilibre et garantir la souplesse, la célérité et l’efficacité • Règle des trois ans non révisée après la baisse notable du nombre de demandeurs d’asile • Longue période de séparation d’avec un membre de la famille resté dans un pays marqué par des attaques violentes et des mauvais traitements, avec des obstacles insurmontables au regroupement dans ce pays • Juste équilibre non ménagé entre les intérêts pertinents en jeu

STRASBOURG
9 juillet 2021

Cet arrêt est définitif. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire M.A. c. Danemark,

La Cour européenne des droits de l’homme, siégeant en une Grande Chambre composée de :

Robert Spano, président,
Jon Fridrik Kjølbro,
Ksenija Turković,
Paul Lemmens,
Síofra O’Leary,
Yonko Grozev,
Faris Vehabović,
Iulia Antoanella Motoc,
Carlo Ranzoni,
Stéphanie Mourou-Vikström,
Georges Ravarani,
Pere Pastor Vilanova,
Georgios A. Serghides,
Jolien Schukking,
Péter Paczolay,
María Elósegui,
Lorraine Schembri Orland, juges,
et de Søren Prebensen, greffier adjoint de la Grande Chambre,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 10 juin 2020 et les 10 mars et 12 mai 2021,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette dernière date:

INTRODUCTION

1. La requête concerne le refus temporaire par les autorités danoises d’accorder à l’épouse du requérant un permis de séjour au Danemark au titre du regroupement familial. En particulier, le requérant se plaint de ce que les personnes comme lui, qui bénéficient d’une « protection temporaire » dans ce pays, devraient attendre un délai légal de trois ans avant de pouvoir obtenir le regroupement familial (sauf circonstances exceptionnelles), tandis que les autres bénéficiaires d’une protection internationale au Danemark ne seraient pas soumis à une telle restriction. Le requérant invoque l’article 8 isolément et en combinaison avec l’article 14.

PROCÉDURE

2. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 6697/18) dirigée contre le Royaume du Danemark et dont un ressortissant syrien, M. M.A. (« le requérant »), a saisi la Cour le 30 janvier 2018 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »). Le président de la Grande Chambre a accédé à la demande de non-divulgation de son identité formulée par le requérant (article 47 § 4 du règlement de la Cour (« le règlement »).

3. Le requérant a été représenté par Me Christian Dahlager, avocat à Copenhague. Le gouvernement danois (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent, M. Michael Braad, du ministère des Affaires étrangères, et par sa coagente, Mme Nina Holst-Christensen, du ministère de la Justice.

4. Le requérant voyait dans le refus définitif, décidé par les autorités danoises le 16 septembre 2016, de lui accorder le bénéfice d’un regroupement familial avec son épouse au Danemark une violation de ses droits découlant de l’article 8 de la Convention pris isolément et combiné avec l’article 14.

5. La requête a été attribuée à la quatrième section de la Cour, conformément à l’article 52 § 1 du règlement. Elle a été communiquée au Gouvernement le 7 septembre 2018.

6. Tant le requérant que le Gouvernement ont déposé des observations écrites sur la recevabilité et sur le fond de l’affaire.

7. Le 19 novembre 2019, une chambre de la quatrième section composée de Faris Vehabović, président, Jon Fridrik Kjølbro, Iulia Antoanella Motoc, Carlo Ranzoni, Georges Ravarani, Péter Paczolay, Jolien Schukking, juges, et de Andrea Tamietti, greffier adjoint de section, s’est dessaisie au profit de la Grande Chambre, aucune des parties ne s’y étant opposée (articles 30 de la Convention et 72 du règlement).

8. La composition de la Grande Chambre a été arrêtée conformément aux dispositions des articles 26 §§ 4 et 5 de la Convention et 24 du règlement.

9. La Commissaire aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe a exercé son droit de prendre part à la procédure devant la Grande Chambre et a présenté des observations écrites (article 36 § 3 de la Convention).

10. Les gouvernements norvégien et suisse, le Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés et l’Institut danois des droits de l’homme ont été autorisés à intervenir dans la procédure (articles 36 § 2 de la Convention et 44 § 3 du règlement).

11. Une audience a eu lieu au Palais des droits de l’homme, à Strasbourg, le 10 juin 2020 (article 59 § 3 du règlement). En raison de la crise sanitaire résultant de la pandémie de Covid-19, elle s’est déroulée par visioconférence. La vidéo de l’audience a été mise en ligne sur le site Internet de la Cour le lendemain.

Ont comparu :

(a) pour le Gouvernement
M. M. Braad, ministère des Affaires étrangères, agent,
Mme N. Holst-Christensen, ministère de la Justice, coagente,
Mme L. Zeuner, ministère de l’Immigration et de l’Intégration,
Mme M.-L. Lindsay-poulsen, ministère de l’Immigration et de
l’Intégration,

Mme A.-S. Saugmann-Jensen, ministère de la Justice,
Mme Ø. Akar, ministère de l’Immigration et de l’Intégration,

M. C. Wegener, ministère des Affaires étrangères,
M. N.R. Brandt, ministère de l’Immigration et de l’Intégration,
Mme S. Larsen Vaabengaard, ministère de la Justice,

Mme S. Bach Andersen, ministère des Affaires étrangères, conseillers.

(b) pour le requérant
Me C. Dahlager, avocat

Me D. Kynde Nielsen, avocate conseils,

(c) pour la Commissaire aux droits de l’homme
Mme D. Mijatović, Commissaire aux droits de l’homme, agent,
Mme A. Weber, conseillère près la Commissaire, conseillère.

(d) pour le gouvernement suisse
M. A. Chablais, directeur de l’Unité Protection internationale des
droits de l’homme, agent,
Mme D. Steilger Leuba,

Mme K.M. Hamann, conseillères.

La Cour a entendu M. Braad, Me Dahlager, Mme Mijatovic et M. Chablais en leurs déclarations. Elle a également entendu les représentants des parties en leurs réponses aux questions posées par les juges.

EN FAIT

12. Le requérant est un ressortissant syrien né en 1959. Après avoir fui la Syrie en janvier 2015, il arriva au Danemark en avril 2015 et y demanda l’asile.

13. Le 11 mai 2015, il eut un entretien à l’office de l’immigration (Udlændingestyrelsen), au cours duquel il expliqua qu’il avait quitté régulièrement le territoire syrien en prenant l’avion de Damas à Istanbul, via Beyrouth. Il serait resté à Istanbul pendant deux mois dans un appartement de location. Son frère, né en 1965, l’y aurait rejoint et, avec l’aide d’un intermédiaire, ils auraient voyagé jusqu’en Grèce à bord d’un bateau puis, à partir de là, ils auraient gagné le Danemark cachés dans un camion. Le voyage lui aurait coûté environ 7 000 euros (EUR). À l’appui de sa demande d’asile, le requérant soutint qu’étant médecin il risquait de subir des mauvais traitements aux mains non seulement des autorités mais aussi du mouvement rebelle. Il affirma avoir été arrêté à deux reprises à des postes de contrôle. Il ajouta que sa femme, G.M., née en 1966, qu’il aurait épousée en 1990, était consultante en médias, et qu’elle et leurs deux enfants majeurs étaient restés en Syrie.

14. Le 8 juin 2015, l’office de l’immigration accorda au requérant le bénéfice de la « protection temporaire » pour une durée d’un an en vertu de l’article 7 § 3 de la loi sur les étrangers, disposition applicable aux personnes risquant d’être condamnées à mort ou soumises à la torture ou à des traitements ou peines inhumains ou dégradants parce que leur pays d’origine connaît une instabilité grave et des exactions généralisées visant les civils. Le permis de séjour délivré au requérant fut ensuite prolongé par périodes d’un an.

15. D’après l’office de l’immigration, le requérant ne satisfaisait pas aux conditions d’octroi du régime de protection instauré par l’article 7 § 1 de cette même loi (applicable aux bénéficiaires de la protection accordée par la Convention des Nations unies relative au statut des réfugiés, ci-après « le statut de la Convention »), ni à celles énoncées à l’article 7 § 2 (applicable aux personnes n’étant pas des réfugiés au sens de la Convention des Nations unies relative au statut des réfugiés, mais risquant d’être condamnées à mort ou soumises à la torture ou à des traitements ou peines inhumains ou dégradants en cas de renvoi dans leur pays d’origine, ci-après « le statut de protection »). À l’époque pertinente, les permis de séjour accordés au titre des paragraphes 1 ou 2 de l’article 7 étaient en principe valables cinq ans.

16. Le requérant contesta cette décision devant la commission de recours des réfugiés (Flygtningenævnet), soutenant qu’il avait droit à la protection prévue par les paragraphes 1 ou 2 de l’article 7 de la loi sur les étrangers. Par une décision rendue le 9 décembre 2015, cette commission confirma la décision d’octroi au requérant du bénéfice de la protection temporaire prise par l’office de l’immigration sur le fondement de l’article 7 § 3, pour les motifs suivants :

« Au vu des informations communiquées par l’office de l’immigration, la majorité des membres de la commission de recours des réfugiés considère que l’auteur du recours satisfait aux conditions requises pour se voir accorder un permis de séjour au titre de l’article 7 § 3 de la loi sur les étrangers. La majorité estime qu’aucune des explications fournies par l’auteur du recours ne laisse penser que sa situation particulière et individuelle suscite chez les autorités syriennes ou les opposants au régime une hostilité telle qu’il risquerait des persécutions ou des mauvais traitements relevant de l’article 7 §§ 1 ou 2 de la loi sur les étrangers s’il était renvoyé en Syrie.

À cet égard, la majorité observe que l’auteur du recours été arrêté à deux reprises à un poste de contrôle parce qu’il était médecin, mais elle juge qu’il n’a pas été individuellement persécuté lors de son séjour à Damas. Elle constate en effet que l’arrestation de l’intéressé s’expliquait seulement par sa qualité de médecin, qu’il a été autorisé à poursuivre sa route en ces deux occasions et qu’aucune autorité ni aucun autre groupe ne se sont présentés à son domicile ou ne l’ont joint pour obtenir des renseignements précis.

En conséquence, la majorité estime que malgré la situation généralement difficile des médecins en Syrie, l’auteur du recours ne paraît pas avoir attiré l’attention des autorités ou d’autres groupes au point de relever de l’article 7 §§ 1 ou 2 de la loi sur les étrangers. En outre, il y a lieu de souligner que les allégations de l’intéressé reposent uniquement sur le fait qu’il suppose que sa qualité de médecin lui vaudra des désagréments. Partant, l’auteur du recours ne satisfait pas aux conditions requises pour la délivrance d’un permis de séjour au titre de l’article 7 §§ 1 ou 2 de la loi sur les étrangers, raisons pour lesquelles la commission de recours des réfugiés confirme la décision de l’office de l’immigration. »

En droit danois, les décisions de la commission de recours des réfugiés sont définitives et insusceptibles de recours (article 56 § 8 de la loi sur les étrangers).

17. Entre-temps, le 4 novembre 2015, le requérant avait demandé à bénéficier d’un regroupement familial avec sa femme et ses deux enfants majeurs, nés respectivement en 1992 et 1993. Les enfants ne sont pas parties à la procédure devant la Cour. Dans le cadre de cette demande, l’épouse du requérant, qui était âgée de 48 ans à l’époque, déclara qu’elle n’était pas atteinte d’une maladie ou d’un handicap grave.

18. Le 5 juillet 2016, l’office de l’immigration rejeta la demande du requérant au motif que celui-ci n’était pas titulaire depuis au moins trois ans du permis du séjour qui lui avait été délivré sur le fondement de l’article 7 § 3 de la loi sur les étrangers, comme l’exigeait l’article 9 § 1 i) d) de cette même loi, et qu’aucune raison exceptionnelle, telle que des craintes pour l’unité de la famille, ne justifiait un regroupement familial au regard de l’article 9c 1) de cette loi. Il souligna qu’il n’avait pas pris position quant au respect des autres conditions, notamment la possibilité de faire reconnaître légalement le mariage au Danemark.

19. Le requérant contesta le refus de lui accorder le bénéfice du regroupement familial avec son épouse. Le 16 septembre 2016, la commission de recours des étrangers (Udlændingenævnet) confirma la décision attaquée. Elle releva en particulier que le requérant était en bonne santé et que son épouse avait confirmé qu’elle n’était pas atteinte d’une maladie ou d’un handicap grave, et qu’elle n’avait donc pas besoin d’être prise en charge par autrui.

20. Le requérant saisit les tribunaux, alléguant que le rejet de sa demande de regroupement familial avec sa femme emportait violation de l’article 8 pris isolément et combiné avec l’article 14 de la Convention. Il se disait victime d’une discrimination par rapport aux personnes bénéficiaires d’une protection au titre de l’article 7 §§ 1 ou 2 de la loi sur les étrangers. Par la loi no 102 du 3 février 2016, le Parlement danois avait modifié l’article 9 § 1 i) d) de la loi sur les étrangers, imposant aux personnes qui, comme lui, bénéficiaient d’une « protection temporaire » accordée en vertu de l’article 7 § 3, un délai d’attente de trois ans pour exercer leur droit au regroupement familial (sauf raisons exceptionnelles), tandis que les bénéficiaires du « statut de la Convention » ou du « statut de protection » pouvaient l’exercer sans attendre.

21. Le 19 mai 2017, la cour d’appel du Danemark oriental (Østre Landsret) débouta le requérant.

22. Par un arrêt du 6 novembre 2017, la Cour suprême (Højesteret) rejeta le pourvoi présenté par le requérant. Siégeant en une formation de sept juges, elle s’exprima ainsi :

« La présente affaire porte sur le contrôle juridictionnel de la décision du 16 septembre 2016 par laquelle la commission de recours des étrangers a refusé de délivrer à [G.M.], épouse de [M.A.], un permis de séjour au Danemark. [G.M.] avait sollicité un permis de séjour en invoquant son mariage avec [M.A.], titulaire d’un titre de séjour au Danemark délivré en application de l’article 7 § 3 de la loi sur les étrangers (cette protection temporaire lui ayant été accordée en raison de la situation générale prévalant dans son pays d’origine, la Syrie).

La décision attaquée est motivée par le fait que [M.A.] n’était pas titulaire depuis au moins trois ans de son permis de séjour délivré au titre de l’article 7 § 3 de la loi sur les étrangers (voir l’article 9 § 1 i) d)) et qu’il n’existait aucune raison exceptionnelle, telle que des craintes pour l’unité de la famille, propre à justifier la délivrance d’un permis de séjour en application de l’article 9c 1) de la loi sur les étrangers.

[M.A.] soutient que la décision par laquelle la commission de recours des étrangers a rejeté sa demande de regroupement familial était contraire à l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’homme pris isolément et à l’article 14 combiné avec l’article 8 lorsqu’elle a été prononcée, ou à tout le moins qu’elle l’est devenue depuis lors.

À cet égard, la Cour suprême observe qu’il ressort de l’article 63 de la Constitution danoise (grundloven) que le contrôle juridictionnel d’une décision de la commission de recours des étrangers doit tenir compte de la situation telle qu’elle se présentait au moment de l’adoption de la décision attaquée (voir, entre autres, l’arrêt de Cour suprême publié à la page 639 du Recueil hebdomadaire de jurisprudence de 2006 (UfR 2006.639 H)).

Sur la question du droit au respect de la vie familiale garanti par l’article 8

(…)

La jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme reconnaît aux États le droit de contrôler l’immigration sur leur territoire, sous réserve du respect par eux de leurs obligations internationales. L’article 8 n’emporte pas une obligation générale pour l’État de respecter le choix par des immigrants de leur pays de résidence et de leur accorder le droit au regroupement familial sur son territoire. Lorsque sont en cause à la fois la vie familiale et l’immigration, l’étendue de l’obligation pour l’État d’admettre sur son territoire des proches de personnes qui y résident varie en fonction de la situation particulière des personnes concernées et de l’intérêt général (voir, par exemple, les paragraphes 43 et 44 de l’arrêt rendu le 10 juillet 2014 par la Cour des droits de l’homme dans l’affaire Mugenzi c. France).

La décision ici en cause a été prise en application de la disposition selon laquelle les personnes qui ne sont pas des réfugiés au sens de la Convention des Nations unies, mais qui ne peuvent retourner dans leur pays d’origine parce qu’elles risquent de subir des mauvais traitements au sens de l’article 3 de la Convention des droits de l’homme en raison de la situation générale qui prévaut dans leur pays, doivent en principe détenir un permis de séjour depuis au moins trois ans avant de pouvoir prétendre à un regroupement familial. Les législations respectives de plusieurs autres pays parties à la Convention des droits de l’homme comportent elles aussi des dispositions imposant aux bénéficiaires d’une protection qui n’ont pas le statut de réfugié un certain délai avant de pouvoir demander un regroupement familial. La Cour européenne n’a jamais été appelée à se prononcer sur le point de savoir dans quelle mesure ces délais d’attente imposés par la loi aux personnes bénéficiaires d’une protection qui n’ont pas le statut de réfugié au sens de la Convention sont compatibles avec l’article 8.

Dans les arrêts qu’elle a rendus le 10 juillet 2014 dans les affaires Tanda-Muzinga c. France et Mugenzi c. France, la Cour a dit que les réfugiés doivent bénéficier d’une procédure de regroupement familial plus favorable que celle réservée aux autres étrangers et que leurs demandes en ce sens doivent être examinées rapidement, attentivement et avec une diligence particulière. Dans ces deux affaires, les requérants étaient des réfugiés au sens de la Convention des Nations unies, et non des bénéficiaires d’une protection temporaire. Les affaires en question portaient non pas sur un délai imposé par la loi, comme en l’espèce, mais sur la durée excessive des procédures d’examen des demandes de visa des intéressés.

Dans un arrêt rendu le même jour (le 10 juillet 2014) en l’affaire Senigo Longue et autres c. France, la Cour des droits de l’homme a conclu à la violation de l’article 8 au motif que les autorités françaises avaient mis quatre ans à se prononcer sur une demande de regroupement familial parce qu’elles doutaient de la réalité du lien de filiation maternelle entre la requérante et deux enfants laissés seuls au Cameroun. Dans cette affaire, la Cour a déclaré que, malgré la marge d’appréciation reconnue à l’État, le processus décisionnel n’avait pas présenté les garanties de souplesse, de célérité et d’effectivité requises pour faire observer le droit au respect de la vie familiale. Dans l’affaire en question, la requérante, qui n’était pas une réfugiée, était arrivée en France dans le cadre d’un regroupement familial avec son mari. La requérante tirait grief non pas du délai d’attente de dix-huit mois imposé par la loi française aux candidats à un regroupement familial, mais uniquement de la durée excessive de la procédure de traitement de sa demande de regroupement.

Il ressort de la jurisprudence de la Cour (…) que, pour déterminer si un État est ou non tenu d’autoriser un regroupement familial, il faut prendre en considération la mesure dans laquelle il y a effectivement entrave à la vie familiale, l’étendue des attaches que les personnes concernées ont avec l’État contractant en cause, la question de savoir s’il existe ou non des obstacles insurmontables à ce que la famille vive dans le pays d’origine d’une ou plusieurs des personnes concernées et s’il existe des éléments touchant au contrôle de l’immigration ou des considérations d’ordre public pesant en faveur d’un refus (voir, entre autres, le paragraphe 70 de l’arrêt rendu par la Cour le 28 septembre 2011 dans l’affaire Nunez c. Norvège).

D’après les travaux préparatoires des articles 7 § 3 et 9 § 1 i) d) de la loi sur les étrangers, le régime distinct applicable aux personnes ayant besoin d’une protection en raison de la situation générale touchant leur pays d’origine (la protection temporaire prévue par l’article 7 § 3) et les restrictions à leur droit au regroupement familial ont été instaurés en raison du conflit syrien, qui a provoqué la fuite de millions de personnes et une augmentation notable du nombre de demandeurs d’asile au Danemark. Les travaux préparatoires indiquent également que le gouvernement danois est prêt à assumer sa part de responsabilité à l’égard de cette catégorie de demandeurs d’asile et à leur accorder sa protection aussi longtemps qu’ils en auront besoin, mais que le Danemark n’est pas disposé à accepter qu’un afflux aussi massif de réfugiés menace la cohésion nationale. Il apparaît en outre que l’intégration future des nouveaux arrivants dépend de leur nombre et qu’il importe de ménager un juste équilibre pour préserver l’harmonie et la sécurité de la société.

Au vu de ce qui précède, la Cour suprême estime que les restrictions au droit au regroupement familial sont justifiées par les intérêts à protéger au titre de l’article 8 de la Convention.

Se pose alors la question de savoir si les restrictions en question sont nécessaires dans une société démocratique pour sauvegarder les intérêts en cause.

La Cour suprême estime que la situation de [M.A.] n’est pas comparable à celles dont la Cour européenne a eu à connaitre dans les affaires Tanda-Muzinga c. France, Mugenzi c. France et Senigo Longue et autres c. France. Les deux premières concernaient des personnes qui avaient le statut de réfugié au sens de la Convention des Nations unies, et elles portaient toutes les trois sur des procédures d’une durée excessive.

La question de la compatibilité avec l’article 8 du refus de la commission de recours des étrangers d’autoriser le regroupement familial sollicité doit s’apprécier à l’aune des critères généraux énumérés par la Cour européenne des droits de l’homme dans l’affaire Nunez c. Norvège (précitée).

À la date où la commission de recours des étrangers a rendu sa décision de rejet de la demande de regroupement familial, [M.A.] était titulaire d’un titre de séjour au Danemark depuis environ un an et trois mois. Il n’avait donc guère d’attaches au Danemark, et son épouse, [G.M.], n’en avait aucune.

La Cour suprême ne doute pas que des obstacles insurmontables empêchaient les époux [G.M.] et [M.A.] de mener une vie commune en Syrie puisque ce dernier risque de subir des mauvais traitements contraires à l’article 3 en cas de retour dans ce pays, en proie à une situation particulièrement grave marquée par la violence généralisée et par les exactions qui frappent la population civile. De ce fait, le rejet de sa demande de regroupement familial empêche [M.A.] de mener une vie commune avec son épouse, même si cette entrave à son droit de vivre sa vie familiale n’est que temporaire.

La décision que la commission de recours des réfugiés rendue le 9 décembre 2015 précise que la situation particulière et individuelle de [M.A.] ne suscite pas, chez les autorités syriennes ou les opposants au régime, une hostilité telle que l’intéressé risque des persécutions ou des mauvais traitements au sens de l’article 7 §§ 1 ou 2 de la loi sur les étrangers, et qu’il ne paraît pas avoir attiré l’attention des autorités ou d’autres groupes au point de relever de ces dispositions. Il pourra donc retourner en Syrie une fois que la situation se sera améliorée dans ce pays. Si aucune amélioration n’intervient dans un délai de trois ans à compter de la date à laquelle [M.A] a obtenu son permis de séjour au Danemark, l’intéressé sera en principe éligible à un regroupement familial avec son épouse. Il pourra présenter une demande à cet effet deux mois avant l’expiration de ce délai de trois ans. La Cour suprême ne doute pas que cette demande sera examinée aussitôt que possible, conformément aux travaux préparatoires de la loi, dès lors que l’intéressé aura résidé trois ans au Danemark et que son permis de séjour temporaire obtenu au titre de l’article 7 § 3 aura été renouvelé. Si des circonstances exceptionnelles se présentent avant l’expiration de cette période de trois ans, telles qu’une maladie grave rendant la séparation des deux époux particulièrement éprouvante, ceux-ci pourront se voir accorder un regroupement familial sur le fondement de l’article 9c § 1 de la loi sur les étrangers.

Au vu de ce qui précède, la Cour suprême estime que l’obligation faite à [M.A.] de justifier de trois ans de résidence au Danemark avant de pouvoir prétendre à un regroupement familial avec son épouse relève de la marge d’appréciation dont l’État dispose lorsqu’il est appelé à mettre en balance le respect de la vie familiale de l’intéressé et les intérêts de la société que l’article 8 permet de protéger.

La Cour suprême considère que la baisse du nombre de demandeurs d’asile observée en 2016 et en 2017 ne change rien à l’appréciation du bien-fondé de la décision prise par la Commission de recours des étrangers en ce qui concerne [M.A.]. Elle observe à cet égard que loi no 153 du 18 février 2015, qui a subordonné le droit au regroupement familial de certains étrangers à la condition de détenir un titre de séjour depuis au moins un an, prévoyait un réexamen de la loi sur les étrangers au plus tard lors de l’année parlementaire 2017/2018. Cette clause de réexamen a été maintenue dans la loi no 102 du 3 février 2016, qui a porté à trois ans la durée minimale de détention d’un titre de séjour. Il ressort des travaux préparatoires que cette modification se justifiait par le fait que le gouvernement avait jugé nécessaire de durcir les règles applicables en la matière, comme il y était invité, pour tenir compte de la situation extraordinaire dans laquelle se trouvait le Danemark, confronté à de très nombreuses demandes d’asile et de regroupement familial.

En conséquence, la Cour suprême fait sienne la conclusion selon laquelle la décision rendue par la commission de recours des étrangers n’est pas contraire à l’article 8 de la Convention des droits de l’homme.

Sur la différence de traitement dénoncée sous l’angle de l’article 14 de la Convention européenne des droits de l’homme combiné avec l’article 8

La condition selon laquelle il faut résider depuis au moins trois ans au Danemark pour pouvoir prétendre à un regroupement familial s’applique aux personnes ayant, comme [M.A.], obtenu un permis de séjour sur le fondement de l’article 7 § 3 de la loi sur les étrangers parce qu’elles risquent de subir des mauvais traitements contraires à l’article 3 en cas de retour dans leur pays d’origine, en proie à une violence généralisée visant les civils. En revanche, cette condition ne concerne pas les étrangers qui se sont vu accorder un permis de séjour au titre de l’article 7 § 1 en leur qualité de réfugiés au sens de la Convention des Nations unies, ni ceux qui sont titulaires d’un titre de séjour délivré au titre de l’article 7 § 2 au motif qu’ils risquent de subir des mauvais traitements contraires à l’article 3 dans leur pays d’origine en raison de leur situation individuelle.

L’article 14 de la Convention (…) interdit, dans la jouissance des droits garantis par la Convention, les différences de traitement fondées notamment sur le sexe, la race, la couleur, la langue, la religion ou « toute autre situation ».

À la date de la décision rendue par la commission de recours des étrangers, [M.A.] n’avait été l’objet d’aucune différence de traitement fondée sur des motifs expressément énoncés dans l’article 14, tels que le sexe, la race ou autre. Toutefois, il ressort de la jurisprudence de la Cour (…) que la situation d’une personne au regard du droit des étrangers constitue une « autre situation » relevant de l’article 14 (voir le paragraphe 45 de l’arrêt Bah c. Royaume-Uni, du 27 septembre 2011, et les paragraphes 44 à 47 de l’arrêt Hode et Abdi c. Royaume-Uni, du 6 novembre 2012). Il en ressort également que le fait d’accorder à une personne un traitement plus favorable – pour ce qui est des droits protégés par la Convention – qu’à une autre personne se trouvant dans une situation analogue ou comparable s’analyse en une distinction contraire à l’article 14 si celle-ci manque de justification objective et raisonnable, c’est-à-dire si elle n’est pas proportionnée au but légitime poursuivi ou s’il n’existe pas de rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé. Enfin, pour déterminer si et dans quelle mesure des différences entre des situations à d’autres égards analogues justifient des distinctions de traitement, les États contractants jouissent d’une certaine marge d’appréciation dont l’étendue varie selon les circonstances, les domaines et le contexte.

Les travaux préparatoires de l’article 9 § 1 i) d) de la loi sur les étrangers indiquent que les différences entre les règles de regroupement familial respectivement applicables aux étrangers ayant obtenu un permis de séjour en vertu de l’article 7 §§ 1 ou 2 de la loi sur les étrangers et ceux qui, comme [M.A.], sont titulaires d’un titre de séjour délivré en application de l’article 7 § 3 se justifient par le fait que les premiers sont personnellement victimes de persécutions, généralement en raison d’un conflit avec les autorités ou d’autres personnes dans leur pays d’origine, tandis que les seconds ont fui leur pays non pas en raison de persécutions individuelles, mais à cause de la situation générale qui y règne, telle qu’une guerre. Ces derniers n’ont donc pas de conflit particulier avec telle ou telle personne dans leur pays d’origine, et les travaux préparatoires considèrent que leur besoin de protection revêt en principe un caractère plus temporaire que celui des personnes victimes de persécutions individuelles, car la situation qu’ils fuient dans leur pays peut évoluer rapidement et s’apaiser.

La Cour suprême doute que la situation de [M.A.] soit comparable à celle des étrangers ayant obtenu un permis de séjour en application de l’article 7 §§ 1 ou 2 de la loi sur les étrangers au motif qu’ils risqueraient d’être persécutés pour des raisons qui leur sont propres en cas de retour dans leur pays d’origine. Quoi qu’il en soit, la Cour suprême estime que la différence de traitement quant au droit au regroupement familial, dont on a déjà dit qu’elle repose sur une évaluation des besoins de protection respectifs de différentes catégories d’individus, est fondée sur des raisons objectives et équitables relevant de la marge d’appréciation dont l’État bénéficie pour opérer des distinctions entre les personnes en fonction de leur situation au regard du droit des étrangers.

En conséquence, la Cour suprême n’aperçoit aucune raison de remettre en cause l’appréciation du Parlement danois selon laquelle les personnes relevant de l’article 7 § 3 de la loi sur les étrangers ont généralement un besoin de protection plus temporaire que celles relevant de l’article 7 §§ 1 ou 2. La situation générale qui touche le pays d’origine d’une personne et engendre un besoin de protection temporaire peut évoluer rapidement, comme le montrent les arrêts rendus par la Cour des droits de l’homme dans les affaires Sufi et Elmi c. Royaume-Uni (28 juin 2011) et K.A.B. c. Suède (5 septembre 2013).

Pour apprécier la compatibilité avec l’article 14 combiné avec l’article 8 de la restriction apportée au droit de [M.A.] au regroupement familial avec son épouse au Danemark, la Cour suprême a également tenu compte du fait que la séparation des époux n’était que temporaire, comme indiqué ci-dessus dans la partie portant sur l’article 8, et que l’intéressé pourrait se voir accorder un regroupement familial pour des motifs exceptionnels, le cas échéant.

Au vu de ce qui précède, la Cour suprême souscrit à la conclusion selon laquelle la décision rendue par la commission de recours des étrangers n’est pas non plus contraire à l’article 14 de la Convention (…) combiné avec l’article 8. »

23. Le 26 avril 2018, ayant résidé au Danemark depuis deux ans, dix mois et deux semaines, le requérant demanda à nouveau le bénéfice d’un regroupement familial. Sa demande fut rejetée le 22 octobre 2018 au motif qu’il n’avait pas produit de justificatifs de l’authenticité de son mariage. Le 24 juin 2019, les justificatifs nécessaires ayant été communiqués, l’épouse du requérant se vit accorder un permis de séjour d’une durée initiale d’un an. Elle arriva au Danemark le 29 septembre 2019.

LE CADRE ET LA PRATIQUE JURIDIQUEs PERTINENTS

I. LE DROIT INTERNE PERTINENT

24. Les dispositions pertinentes de la loi sur les étrangers se lisent ainsi :

Article 7

« 1) Un permis de séjour est délivré, sur demande, aux étrangers qui satisfont aux conditions fixées par la Convention relative au statut des réfugiés (du 28 juillet 1951).

2) Un permis de séjour est délivré, sur demande, aux étrangers qui risquent d’être condamnés à mort ou soumis à la torture ou à des peines ou traitements inhumains ou dégradants en cas de renvoi dans leur pays d’origine. Une demande présentée au titre de la première phrase du présent paragraphe vaut également demande de délivrance d’un permis de séjour au titre du premier paragraphe.

3) Un permis de séjour temporaire est délivré, sur demande, aux étrangers relevant de l’article 7 § 2 si le risque d’être condamné à mort ou soumis à la torture ou à des peines ou traitements inhumains ou dégradants résulte de l’existence, dans leur pays d’origine, d’une situation particulièrement grave caractérisée par des actes de violence aveugle et des mauvais traitements visant les civils. Une demande présentée au titre de la première phrase du présent paragraphe vaut également demande de délivrance d’un permis de séjour au titre des paragraphes 1 et 2. »

25. En 2015, les permis délivrés en application de l’article 7 §§ 1 ou 2 étaient valables cinq ans. Les permis relevant de l’article 7 § 3 étaient initialement délivrés pour une durée d’un an, puis renouvelés pour deux ans à l’issue de cette période.

26. À la suite de la modification de la loi sur les étrangers intervenue en 2016, la durée de validité des permis délivrés en vertu de l’article 7 § 1 a été ramenée à deux ans renouvelables. La durée de validité initiale des permis délivrés en vertu de l’article 7 § 2 a été ramenée à un an, chaque renouvellement étant accordé pour une durée de deux ans. Les permis relevant de l’article 7 § 3, valables un an les trois premières années, sont renouvelables pour deux ans à l’issue de cette période.

27. À la suite de la modification des paragraphes 1 et 2 de l’article 7 par la loi no 174 du 27 février 2019, entrée en vigueur le 1er mars 2019, les mots « aux fins d’un séjour temporaire » ont été ajoutés après l’expression « permis de séjour ».

28. Les conditions générales du regroupement familial sont fixées par l’article 9 § 1 i) de la loi sur les étrangers, dans les termes suivants :

Article 9

« 1. Un permis de séjour est délivré, sur demande,

i) à tout étranger âgé de plus de vingt-quatre ans qui cohabite, sous le régime du mariage ou du concubinage durable, avec une personne âgée de plus de vingt-quatre ans qui réside de manière permanente au Danemark et

a) qui possède la nationalité danoise ;

b) qui possède la nationalité de l’un des autres pays nordiques ;

c) qui est titulaire d’un permis de séjour délivré en application de l’article 7 §§ 1 ou 2 ou de l’article 8 ;

d) qui est titulaire depuis au moins trois ans d’un permis de séjour délivré en application de l’article 7 § 3 ; ou

e) qui est titulaire depuis au moins trois ans d’un permis de séjour permanent au Danemark ; (…) »

29. L’article 9c § 1 de la loi sur les étrangers prévoit une dérogation générale à l’article 9, qui trouve à s’appliquer lorsque des raisons exceptionnelles le justifient. Cette disposition est ainsi libellée :

Article 9c

« 1. Un permis de séjour peut être délivré à un étranger, sur demande, si des raisons exceptionnelles le justifient, notamment l’unité de la famille ou l’intérêt supérieur de l’enfant si le demandeur est âgé de moins de dix-huit ans. La délivrance d’un permis de séjour au titre de la première phrase du présent paragraphe à raison des liens familiaux existant entre le demandeur et une personne résidant au Danemark est subordonnée aux conditions fixées à l’article 9 §§ 2 à 24, 34 et 35, sauf lorsque des raisons particulières telles que l’unité de la famille et l’intérêt supérieur de l’enfant – si le demandeur est âgé de moins de dix-huit ans – commandent d’écarter ces dispositions. Les dispositions prévues à l’article 9 §§ 26 à 33 et 36 à 42 s’appliquent mutatis mutandis. »

30. Les articles 7 § 3 et 9 § 1 i) d) de la loi sur les étrangers ont été modifiés par la loi no 153 du 18 février 2015, entrée en vigueur le 20 février 2015. Cette loi a introduit une distinction entre, d’une part, les personnes qui ne relèvent pas de l’article 7 § 1 faute d’être éligibles au statut de réfugié au sens de la Convention, mais qui risquent d’être condamnées à mort ou soumises à la torture ou à des peines ou traitements inhumains ou dégradants en cas de renvoi dans leur pays d’origine, et qui relèvent pour cette raison du régime de protection prévu par l’article 7 § 2 et, d’autre part, les personnes qui risquent d’être condamnées à mort ou soumises à la torture ou à des peines ou traitements inhumains ou dégradants en raison de l’existence, dans leur pays d’origine, d’une situation particulièrement grave caractérisée par des actes de violence aveugle et des mauvais traitements visant les civils, et qui relèvent de la protection offerte par l’article 7 § 3. L’article 9 § 1 i) d) diffère d’un an, de manière générale, la possibilité pour les personnes qui relèvent du régime de protection temporaire instauré par l’article 7 § 3 d’exercer leur droit au regroupement familial, sous réserve de l’exception prévue à l’article 9c § 1. Enfin, la loi a inséré dans l’article 3 une clause de réexamen aux fins de l’évaluation de ces modifications au plus tard lors de l’année parlementaire 2017-2018.

31. Les travaux préparatoires du projet de loi (projet de loi no L72 du 14 novembre 2014) à l’origine de la loi no 153 du 18 février 2015 indiquent notamment ceci :

« 1. Introduction et genèse

Les événements survenus en Syrie ont poussé des millions de personnes à fuir leur foyer. Le Danemark et divers autres pays ont apporté une contribution massive pour aider les nombreuses personnes touchées par le conflit à faire face à la situation malheureuse dans laquelle elles se trouvent. À ce jour, le Danemark a ainsi adopté pour la région des mesures de secours représentant un montant d’environ 800 000 000 DKK. En outre, le Danemark a d’ores et déjà accueilli une part importante des demandeurs d’asile spontanés originaires de Syrie et décidé de réserver 140 des lieux de réinstallation pour 2014 à titre de quota pour les réfugiés syriens.

La politique gouvernementale en matière d’asile est à vocation humanitaire et l’idée qui la sous-tend est que le Danemark doit assumer une partie de la responsabilité des réfugiés dans le monde. Cela étant dit, force est de reconnaître que le Danemark ne peut accueillir toutes les personnes dans le besoin.

L’année 2014 aura connu une hausse considérable du nombre de demandeurs d’asile arrivés au Danemark et dans nos pays voisins. Certains des demandeurs d’asile arrivés au Danemark en provenance de pays tels que la Syrie sont originaires de régions où des civils font l’objet d’exactions extrêmes et aveugles en raison du conflit qui se déroule actuellement dans le pays et peuvent donc prétendre à une protection au titre de l’article 3 de la Convention européenne des droits de l’homme (« la Convention »).

Le gouvernement tient à respecter ses obligations internationales et à offrir à cette catégorie de demandeurs d’asile une protection aussi longtemps qu’ils en auront besoin. En revanche, il souhaite s’assurer que ces étrangers, dont le besoin de protection est temporaire, pourront être renvoyés dès que la situation de leur pays d’origine le permettra.

Selon les décisions antérieurement rendues par la commission de recours des réfugiés, cette catégorie de demandeurs d’asile se voit attribuer un permis de séjour assorti d’un statut de protection en vertu de l’article 7 § 2 de la loi sur les étrangers, même si ce n’est pas tout à fait conforme à la raison d’être de cette disposition. Le présent projet de loi propose d’introduire une protection temporaire pour les étrangers dont le besoin de protection s’explique par la situation particulièrement grave qui prévaut dans leur pays d’origine en raison d’un conflit armé ou à un événement similaire. Il n’élargit pas le droit d’asile au Danemark mais il facilite le retour de cette catégorie de personnes dans leur pays d’origine, la Syrie, une fois que le conflit s’y sera apaisé.

Il est proposé d’accorder aux étrangers relevant du régime de la protection temporaire des permis de séjour leur permettant de séjourner temporairement au Danemark. Les permis de séjour peuvent être renouvelés au bout d’un an, puis de deux ans après toute date de renouvellement, auquel cas une évaluation sera faite pour savoir si les intéressés ont encore besoin d’une protection.

En raison du caractère temporaire de la protection, il est proposé en outre que, sauf raisons exceptionnelles, un étranger bénéficiant d’une protection temporaire ne puisse prétendre au regroupement familial que si son permis de séjour temporaire est renouvelé au bout d’un an.

L’instauration d’un statut de protection temporaire pour certains étrangers n’aura aucune incidence sur les réfugiés relevant de la Convention des Nations Unies (voir l’article 7 § 1 de la loi sur les étrangers) ni sur les étrangers bénéficiant d’une protection en vertu de l’article 7 § 2 pour des raisons individuelles exceptionnelles qui, en elles-mêmes, leur auraient permis d’obtenir un permis de séjour en vertu de cette dernière disposition – avant même que les autorités compétentes en matière d’asile ne modifient la pratique en ce qui concerne l’article 7 § 2 de la loi sur les étrangers à la suite de l’arrêt Sufi et Elmi c. Royaume-Uni. (…)

2.4. Regroupement familial (…)

2.4.2. Les éléments à considérer par le ministère de la Justice

Il est proposé que l’époux, le concubin ou les enfants d’un étranger titulaire d’un permis de séjour délivré en vertu de l’article 7 § 3 tel qu’envisagé et dont le permis de séjour n’a pas été renouvelé ne puissent pas prétendre à un permis de séjour au titre de l’article 9 de la loi sur les étrangers. La raison en est que la nature du séjour au Danemark d’un étranger titulaire d’un permis de séjour d’un an dans le cadre du régime envisagé est si incertaine, et la durée du séjour si limitée, que la famille de l’étranger concerné ne devrait généralement pas être autorisée à résider au Danemark, notamment aux fins de maintenir un contrôle effectif de l’immigration. Les étrangers dont le permis de séjour temporaire est renouvelé pourront prétendre au regroupement familial au titre de l’article 9 de la loi sur les étrangers, et il leur sera toujours possible d’obtenir le regroupement familial sur la base de l’article 9c de la loi sur les étrangers (voir paragraphe 2.4.2.1) (…)

2.4.2.1. Article 9c § 1 de la loi sur les étrangers

Selon les circonstances, un membre de la famille d’un étranger titulaire d’un permis de séjour temporaire d’un an au titre de l’article 7 § 3 proposé peut obtenir un permis de séjour au titre de l’article 9c § 1 de la loi sur les étrangers si les conditions applicables sont réunies et si les obligations internationales du Danemark l’imposent.

En vertu de l’article 9c § 1, il sera donc possible d’obtenir un droit de séjour dans tous les cas où les obligations internationales du Danemark l’exigeront. À cet égard, les services de l’immigration seront réputés se conformer à ces obligations et donc livrer une appréciation au cas par cas, en appliquant la jurisprudence pertinente, notamment celle de la Cour européenne des droits de l’homme.

Le droit de séjour temporaire d’un an au Danemark aura en général pour conséquence que les attaches personnelles avec le Danemark seront limitées. De l’avis du ministère de la Justice, il faut supposer que ce facteur – la brièveté du séjour au Danemark et le fait que le permis de séjour n’est accordé que pour un an – aura un poids significatif dans l’examen de la question de savoir si les étrangers concernés pourront prétendre au regroupement familial en vertu de l’article 8 de la Convention. L’examen tiendra également compte du fait que ce régime n’empêche pas de façon permanente les étrangers de retrouver les membres de leur famille, mais qu’il diffère simplement le regroupement familial en raison du caractère temporaire du droit au séjour accordé à l’étranger.

Dans certains cas, il sera toutefois nécessaire de procéder à un examen spécifique pour déterminer s’il existe un droit au regroupement familial, car ce n’est que dans des situations exceptionnelles que les considérations tenant à l’unité familiale auront plus de poids, par exemple si l’étranger séjournant au Danemark prenait en charge un conjoint handicapé dans le pays d’origine avant de quitter celui-ci ou s’il a des enfants mineurs gravement malades dans le pays d’origine. Dans de tels cas, un refus d’accorder le regroupement familial aura déjà peut-être eu des conséquences particulièrement lourdes lors de la première année. En outre, en ce qui concerne les enfants d’un étranger titulaire d’un permis de séjour au titre de l’article 7 § 3 proposé de la loi sur les étrangers, il pourra y avoir des situations où la Convention des Nations Unies relative aux droits de l’enfant, notamment son article 3 § 1 sur l’intérêt supérieur de l’enfant, influera sur la décision d’accorder ou non le regroupement familial.

La question de l’articulation avec les obligations internationales du Danemark est examinée plus en détail au paragraphe 5 ci-dessous (…)

Donc, dès lors qu’un étranger demandera le bénéfice du regroupement familial, les services de l’immigration rechercheront si les obligations internationales du Danemark imposent à ce dernier de faire droit à la demande. »

32. L’article 9 § 1 i) d) de la loi sur les étrangers a de nouveau été modifié par la loi no 102 du 3 février 2016 qui entrée en vigueur le 5 février 2016 et a porté d’un an à trois ans la durée de séjour généralement requise pour l’exercice du droit au regroupement familial par les bénéficiaires d’une protection temporaire accordée en vertu de l’article 7 § 3.

33. Les travaux préparatoires du projet de loi (projet de loi no L87 du 10 décembre 2015) à l’origine de la loi no 102 du 3 février 2016 indiquent notamment en ce qui suit :

« 1. Introduction (…)

1.2. Genèse et objectif du projet de loi

L’Europe accueille actuellement un nombre élevé de réfugiés, ce qui met la pression sur tous les pays, y compris le Danemark. Et la pression augmente jour après jour. Nous assumons une responsabilité partagée mais, de l’avis du gouvernement danois, nous ne devrions pas accepter un nombre de réfugiés si élevé qu’il menacerait la cohésion sociale dans notre propre pays, car le nombre de nouveaux arrivants a une incidence sur la réussite ultérieure de l’intégration. Il importe de ménager un juste équilibre pour préserver l’harmonie et la sécurité de notre société. (…)

1.3. Principaux éléments du projet de loi

Par le présent projet de loi, il est proposé de durcir les lois en matière d’asile et d’immigration.

Le projet de loi diffère le droit au regroupement familial pour les étrangers bénéficiant d’une protection temporaire au titre de l’article 7 § 3 de la loi sur les étrangers, portant à trois ans la durée de séjour minimale actuelle d’un an. Cela signifie que, sauf raisons exceptionnelles, les étrangers jouissant du statut de protection temporaire ne pourront pas prétendre au regroupement familial au cours des trois premières années. Il est fait référence au paragraphe 2 (…)

En vertu du régime actuellement en vigueur, l’article 9 de la loi sur les étrangers permet aux étrangers résidant au Danemark de demander le regroupement familial si leur permis de séjour temporaire a été renouvelé au bout d’un an. Comme il ressort du programme gouvernemental de réforme de la législation en matière d’asile, présenté le vendredi 13 novembre 2015, la loi sur les étrangers sera modifiée de telle sorte qu’à l’avenir, un permis de séjour au titre de l’article 7 § 3 de cette même loi sera prolongé d’un an au bout de la première et de la deuxième années, puis de deux ans ultérieurement, de manière à souligner – dans une plus large mesure que ce n’est le cas actuellement – que le besoin de protection de cette catégorie doit être considéré comme étant de nature plus temporaire que celui, par exemple, des réfugiés au sens de la Convention des Nations unies bénéficiant d’un permis de séjour au titre de l’article 7 § 1 de la loi sur les étrangers.

En somme, le Gouvernement entend limiter l’arrivée de réfugiés et de migrants au Danemark. Aux fins, entre autres, de la mise en œuvre efficace d’une politique d’immigration, il y a lieu de considérer que le séjour d’un étranger auquel un permis de séjour a été délivré en vertu de l’article 7 § 3 de la loi sur les étrangers revêt un caractère si incertain et a une durée si limitée que les membres de la famille de l’intéressé ne doivent pas pouvoir obtenir le droit de résider au Danemark tant que lui-même n’y a pas résidé pendant au moins trois ans.

Dans ces conditions, il est proposé de refuser le droit au regroupement familial au titre de l’article 9 de la loi sur les étrangers aux étrangers bénéficiant d’un permis de séjour délivré en vertu de l’article 7 § 3 de cette même loi tant qu’ils n’auront pas été titulaires d’un permis de séjour pendant au moins trois ans.

Si l’étranger en question a droit au regroupement familial dans les trois premières années en vertu des obligations internationales du Danemark, le regroupement familial doit être accordé sur la base de l’article 9c § 1 de la loi sur les étrangers.

Le besoin de protection étant censé être temporaire et les titres de séjour durer un an, le Danemark n’est en principe pas obligé, au regard de l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’homme, d’accorder le regroupement familial sur la base des attaches générales que les intéressés auraient avec le Danemark.

À ce titre, il convient de noter qu’il s’agira toujours d’un régime qui n’empêche pas de façon permanente le regroupement des étrangers avec les membres de leur famille, mais qui diffère simplement le regroupement familial en raison du caractère temporaire du droit de séjour accordé à l’étranger.

Comme auparavant, le regroupement familial doit être accordé – là encore dans les trois premières années de séjour au Danemark – lorsque les obligations internationales du Danemark l’imposent (…)

2.2.2. L’articulation avec les obligations internationales du Danemark

2.2.2.1. L’article 8 de la Convention européenne des droits de l’homme

(…)

Selon la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme, le droit au respect de la vie familiale comprend le droit de poursuivre une vie familiale existante. Ce droit peut obliger l’État à s’abstenir d’expulser un membre de la famille ou, dans certaines situations, à faire le nécessaire pour que l’intéressé puisse jouir d’une vie familiale, par exemple en accordant un permis de séjour à l’un des membres de sa famille. Les États membres jouissent toutefois d’une marge d’appréciation relativement large en la matière. (…)

Selon la modification proposée, un étranger bénéficiant d’une protection temporaire spéciale ne pourra en principe pas bénéficier d’un regroupement familial pendant les trois premières années de son séjour au Danemark. À la connaissance du ministère, la Cour européenne des droits de l’homme n’a statué sur aucune affaire de regroupement familial où la situation était comparable, mais il y a des raisons de croire qu’elle tiendra compte des facteurs ci-dessus comme point de départ pour examiner la question de savoir si le bénéfice du regroupement familial doit être octroyé ou si l’intérêt public à la mise en œuvre efficace d’un contrôle de l’immigration (voir les impératifs du bien-être économique du pays au sens de l’article 8 § 2) permet de justifier un refus.

Pendant les trois premières années d’un séjour temporaire au Danemark, les attaches nouées par l’intéressé seront en général peu nombreuses et superficielles. Il faut partir du principe que la durée limitée du séjour, le caractère a priori temporaire du besoin de protection et l’octroi du permis de séjour par périodes d’un an seulement auront un poids important lorsqu’il faudra rechercher s’il y a lieu d’accorder le bénéfice du regroupement familial au regard de l’article 8 de la Convention. Cette analyse devra en outre tenir compte du fait que ce régime n’empêche pas définitivement un regroupement familial, car il ne fait en réalité que différer ce regroupement en raison du caractère temporaire du permis de séjour accordé à l’étranger.

Comme il a été indiqué ci-dessus, il faudra parfois analyser de manière spécifique la question de l’existence d’un droit au regroupement familial au cours des trois premières années. Ce sera notamment le cas si l’étranger séjournant au Danemark avait pris en charge un conjoint handicapé dans le pays d’origine avant de quitter celui-ci ou s’il a des enfants mineurs gravement malades dans le pays d’origine. Dans de tels cas, un refus d’accorder le regroupement familial peut déjà avoir des conséquences particulièrement lourdes pendant les trois premières années.

Comme il a également été indiqué ci-dessus, à la connaissance du ministère, la Cour européenne des droits de l’homme n’a jamais eu à statuer sur la question du report du droit au regroupement familial dans une telle situation. En conséquence et étant donné que l’article 8 de la Convention implique toujours une mise en balance, il n’est pas impossible qu’appelée à se pencher sur une cause spécifique, la Cour estime que le Danemark ne peut pas en principe imposer une condition exigeant des étrangers titulaires d’un permis de séjour accordé au titre de l’article 7 § 3 de la loi sur les étrangers qu’ils justifient d’au moins trois années de résidence au Danemark pour pouvoir être admis au bénéfice du regroupement familial.

Toutefois, étant donné que la durée du séjour de l’étranger au Danemark est limitée, que son besoin de protection est censé être temporaire et que son permis de séjour est accordé par périodes d’un an seulement, le gouvernement estime que des arguments de poids confortent la thèse selon laquelle le régime qu’il est proposé d’adopter est compatible avec l’article 8 de la Convention.

2.2.2.2. Article 14 de la Convention européenne des droits de l’homme

Selon l’article 14 de la Convention (…)

Les étrangers bénéficiaires d’une protection temporaire en vertu de l’article 7 § 3 de la loi sur les étrangers ne se trouvant pas dans une situation comparable à celle des réfugiés bénéficiant de la protection de la Convention des Nations unies (article 7 § 1) ni à celle des étrangers se trouvant une situation individuelle exceptionnelle justifiant en elle-même la nécessité d’une protection (article 7 § 2), le ministère estime que la restriction qu’il est envisagé d’apporter au droit au regroupement familial pour les étrangers relevant de l’article 7 § 3 ne met pas en cause le respect par le Danemark de l’article 14 de la Convention européenne. »

34. La clause de réexamen insérée dans l’article 3 de la loi no 153 du 18 février 2015 a été abrogée par la loi no 562 du 29 mai 2018, entrée en vigueur le 1er juin 2018, au motif qu’il avait été constaté que le régime de protection temporaire instauré par l’article 7 § 3 de la loi sur les étrangers et le délai d’attente de trois ans imposé par l’article 9 § 1 i) d) fonctionnaient comme prévu. Ayant entendu bon nombre d’institutions, d’organisations et d’ONG, les auteurs du projet de loi no 180 du 14 mars 2018, à l’origine de la loi no 153, avaient évoqué entre autres les données statistiques et le raisonnement exposés par la Cour suprême dans l’arrêt qu’elle avait rendu en l’espèce le 6 novembre 2017 (paragraphe 22 ci-dessus). Il était noté ce qui suit :

« (…) le ministère de l’Immigration et de l’Intégration constate que le régime de protection temporaire prévu par l’article 7 § 3 de la loi sur les étrangers a surtout été appliqué à des personnes originaires de Syrie et dans une moindre mesure à des personnes originaires de Somalie.

À cet égard, il y a lieu de noter que l’instauration du régime de protection temporaire prévu par l’article 7 § 3 de la loi sur les étrangers s’explique notamment par le fait que les règles antérieures ne tenaient pas suffisamment compte de la situation des étrangers pouvant avoir besoin d’une protection en raison d’une situation générale particulièrement grave mais susceptible d’évoluer rapidement en fonction des circonstances. La mise en place d’un régime de protection temporaire répond donc à la nécessité d’adapter la protection due à cette catégorie de personnes de façon à pouvoir les renvoyer plus facilement dans leur pays d’origine lorsque la situation dans ce pays le permet. Ce régime repose donc sur le principe fondamental selon lequel la protection prend fin lorsqu’elle n’est plus nécessaire.

Le ministère souligne en outre qu’il importe de ménager un juste équilibre entre, d’une part, la protection des personnes qui en ont besoin et, d’autre part, la limitation des arrivées et du nombre de réfugiés et de migrants au Danemark afin de garantir une bonne intégration de ceux-ci. En effet, le nombre de réfugiés et de familles regroupées influe sur la capacité des autorités locales à mettre en œuvre les moyens favorisant une bonne intégration de ces personnes dans la société danoise.

Dans ces conditions, le ministère estime que le régime de la protection temporaire tel qu’envisagé par l’article 7 § 3 de la loi sur les étrangers fonctionne comme prévu.

Dès lors, le ministère conclut qu’il n’y a pas lieu de modifier ou de préciser le régime actuel de l’article 7 § 3 de la loi sur les étrangers tel qu’adopté par la loi no 153 du 18 février 2015 portant modification de la loi sur les étrangers (statut de protection temporaire pour certains étrangers et droit de refuser l’examen de demandes d’asile sur le fond si leur auteur s’est vu accorder le bénéfice d’une protection dans un autre État membre de l’UE, etc.) ni un quelconque autre texte réglementaire susceptible d’avoir une incidence sur l’application du régime de la protection temporaire.

(…)

La proposition a globalement pour but de limiter l’afflux de réfugiés et de migrants au Danemark. »

35. Au Danemark, les communes sont tenues d’offrir des prestations et allocations sociales, ainsi que des possibilités de logement, d’apprentissage de la langue et de recherche d’emploi, à toutes les personnes bénéficiaires d’une protection internationale dans le pays.

II. ÉLÉMENTS DE DROIT INTERNATIONAL

36. Le principal instrument global sur la question des réfugiés est la Convention relative au statut des réfugiés (Genève, 1951 ; ci-après « la Convention des Nations unies relative aux réfugiés »). Sa portée était à l’origine limitée aux personnes qui étaient devenues des réfugiés par suite d’événements survenus en Europe avant le 1er janvier 1951, au lendemain de la Seconde guerre mondiale. Elle définit ainsi la notion de « réfugié » :

Article premier

Définition du terme « réfugié »

« A. Aux fins de la présente Convention, le terme « réfugié » s’appliquera à toute personne :

1) Qui a été considérée comme réfugiée en application des Arrangements du 12 mai 1926 et du 30 juin 1928, ou en application des Conventions du 28 octobre 1933 et du 10 février 1938 et du Protocole du 14 septembre 1939 ou encore en application de la Constitution de l’Organisation internationale pour les réfugiés. Les décisions de non-éligibilité prises par l’Organisation internationale pour les réfugiés pendant la durée de son mandat ne font pas obstacle à ce que la qualité de réfugié soit accordée à des personnes qui remplissent les conditions prévues au paragraphe 2 de la présente section.

2) Qui, par suite d’événements survenus avant le premier janvier 1951 et craignant avec raison d’être persécutée du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un certain groupe social ou de ses opinions politiques, se trouve hors du pays dont elle a la nationalité et qui ne peut ou, du fait de cette crainte, ne veut se réclamer de la protection de ce pays; ou qui, si elle n’a pas de nationalité et se trouve hors du pays dans lequel elle avait sa résidence habituelle à la suite de tels événements, ne peut ou, en raison de ladite crainte, ne veut y retourner. Dans le cas d’une personne qui a plus d’une nationalité, l’expression « du pays dont elle a la nationalité » vise chacun des pays dont cette personne a la nationalité. Ne sera pas considérée comme privée de la protection du pays dont elle a la nationalité toute personne qui, sans raison valable fondée sur une crainte justifiée, ne s’est pas réclamée de la protection de l’un des pays dont elle a la nationalité. »

37. Le protocole de 1967 élargit l’applicabilité de la Convention des Nations unies relative aux réfugiés en levant les limites géographiques et temporelles qui y avaient été fixées.

38. Les dispositions pertinentes du Pacte international relatif aux droits civils et politiques de 1966 (« le PIDCP ») se lisent ainsi :

Article 17

« 1. Nul ne sera l’objet d’immixtions arbitraires ou illégales dans sa vie privée, sa famille, son domicile ou sa correspondance, ni d’atteintes illégales à son honneur et à sa réputation.

2. Toute personne a droit à la protection de la loi contre de telles immixtions ou de telles atteintes. »

Article 23

« 1. La famille est l’élément naturel et fondamental de la société et a droit à la protection de la société et de l’État.

2. Le droit de se marier et de fonder une famille est reconnu à l’homme et à la femme à partir de l’âge nubile.

3. Nul mariage ne peut être conclu sans le libre et plein consentement des futurs époux.

4. Les États parties au présent Pacte prendront les mesures appropriées pour assurer l’égalité de droits et de responsabilités des époux au regard du mariage, durant le mariage et lors de sa dissolution. En cas de dissolution, des dispositions seront prises afin d’assurer aux enfants la protection nécessaire. »

39. Les passages pertinents de la conclusion no 22 (XXXII) du Comité exécutif du Haut-Commissariat des Nations unies aux réfugiés (« le HCR ») sur la protection des personnes en quête d’asile en cas d’arrivées massives (1981) sont ainsi libellés :

« B. Traitement des personnes en quête d’asile qui ont été admises temporairement dans un pays en attendant que des dispositions soient prises en vue d’une solution durable

(…)

2. Il est donc essentiel que les personnes en quête d’asile qui ont été admises temporairement en attendant que des dispositions soient prises en vue d’une solution durable à leur intention soient traitées conformément aux normes minimum humanitaires de base :

(…)

h) L’unité de la famille doit être respectée ;

(…) »

40. Dans ses observations finales du 15 août 2016 concernant le sixième rapport périodique du Danemark (CCPR/C/DNK/6), le Comité des droits de l’homme des Nations unies s’est notamment exprimé ainsi :

« Regroupement familial

35. Le Comité constate avec préoccupation que le texte portant modification de la loi sur les étrangers adopté par le Parlement en janvier 2016 introduit des restrictions au droit au regroupement familial des personnes bénéficiant d’une protection temporaire en subordonnant ce droit à la possession d’un permis de séjour valable depuis plus de trois ans au minimum, sauf s’il en est prévu autrement par les obligations internationales du Danemark (art. 23).

36. L’État partie devrait envisager de réduire la durée de séjour requise pour les personnes bénéficiant d’une protection temporaire afin qu’elles puissent exercer leur droit au regroupement familial, conformément au Pacte. »

41. Le 15 novembre 2011, la Commission européenne a publié un « Livre vert » dans le but de lancer un débat public sur le droit au regroupement familial des ressortissants de pays tiers résidant dans l’Union européenne. Ce document posait un certain nombre de questions sur la directive 2003/86/CE du Conseil relative au droit au regroupement familial (paragraphes 45-49 ci-dessous). Dans les réponses qu’il y a apportées en février 2012, le HCR a relevé que l’article 3 § 2 b) de la directive excluait les bénéficiaires de formes subsidiaires de protection du champ d’application de ce texte, et il a recommandé à tous les États membres de leur accorder le bénéfice du regroupement familial dans des conditions aussi favorables que celles applicables aux réfugiés.

III. droit DE l’UNION EUROPÉENNE et autres ÉLÉMENTS européens

42. Il convient d’emblée de noter que le Danemark a choisi de ne pas participer à la politique européenne commune dans les domaines de l’asile et de l’immigration (titre V de la partie III du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne), et qu’il n’est pas lié par les mesures adoptées en vertu de cette politique, comme il est précisé aux articles 1 et 2 du Protocole (no 22) sur la position du Danemark annexé au Traité sur l’Union européenne et au Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne.

A. La Charte

43. Le droit à la vie familiale est garanti par la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne (« la Charte ») et par un certain nombre d’actes législatifs de l’Union européenne (« l’UE »). L’article 7 de la Charte se lit ainsi :

Article 7

Respect de la vie privée et familiale

« Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de ses communications. »

44. Les lignes directrices sur l’interprétation de l’article 7 figurant dans les explications relatives à la Charte des droits fondamentaux (2007/C 303/02) sont ainsi libellées :

« Explication ad article 7 — Respect de la vie privée et familiale

Les droits garantis à l’article 7 correspondent à ceux qui sont garantis par l’article 8 de la CEDH. (…)

Conformément à l’article 52, paragraphe 3, ce droit a le même sens et la même portée que ceux de l’article correspondant de la CEDH. Il en résulte que les limitations susceptibles de leur être légitimement apportées sont les mêmes que celles tolérées dans le cadre de l’article 8 en question : (…) »

B. La directive relative au regroupement familial

45. La Directive 2003/86/CE du Conseil du 22 septembre 2003 relative au droit au regroupement familial (ci-après « la directive relative au regroupement familial ») est le principal texte du droit dérivé de l’Union Européenne portant sur le droit au regroupement familial des ressortissants de pays tiers (ceux qui ne possèdent pas la nationalité d’un État membre de l’UE). Elle a pour but de fixer les conditions d’exercice du droit au regroupement familial dont jouissent les ressortissants de pays tiers résidant légalement sur le territoire des États membres.

46. La directive autorise les États membres à différer de deux ou trois ans l’exercice du droit au regroupement familial (voir ci-dessous), sauf lorsque le regroupant est un réfugié au sens de la Convention des Nations unies relative aux réfugiés. Les dispositions pertinentes de la directive sont ainsi libellées :

Article 8

« Les États membres peuvent exiger que le regroupant ait séjourné légalement sur leur territoire pendant une période qui ne peut pas dépasser deux ans, avant de se faire rejoindre par les membres de sa famille.

Par dérogation, lorsqu’en matière de regroupement familial, la législation existant dans un État membre à la date d’adoption de la présente directive tient compte de sa capacité d’accueil, cet État membre peut prévoir d’introduire une période d’attente de trois ans au maximum entre le dépôt de la demande de regroupement familial et la délivrance d’un titre de séjour aux membres de la famille. »

Article 12

« (…)

2. Par dérogation à l’article 8, les États membres n’imposent pas au réfugié d’avoir séjourné sur leur territoire pendant un certain temps avant de se faire rejoindre par des membres de sa famille. »

47. Selon la proposition initiale de directive du Conseil présentée par la Commission (JO C 116 E, 26.4.2000, p. 66, article 10), les délais d’attente en matière de regroupement familial sont proscrits aussi bien pour les réfugiés relevant de la Convention des Nations unies relative aux réfugiés que pour les bénéficiaires d’une protection subsidiaire. L’exposé des motifs de la proposition d’amendement de la directive du conseil (JO C 62 E, 27.2.2001, p. 99) renferme les commentaires suivants de la Commission :

« Un amendement [proposition d’amendement faite par le Parlement européen] demande de restreindre le champ d’application. Il exclut les personnes couvertes par une forme de protection subsidiaire du champ d’application de cette proposition et appelle l’adoption rapide d’une proposition concernant l’accueil et le séjour de ces personnes. La Commission accepte cet amendement et a modifié les différents articles pertinents en conséquence. Elle estime que ces personnes doivent pouvoir bénéficier du droit au regroupement familial et qu’elles ont besoin de protection, cependant, elle reconnaît que le manque d’harmonisation, au niveau de la Communauté, du concept de protection subsidiaire constitue un obstacle pour traiter de ce groupe de personnes dans la présente proposition. Les Conclusions du Conseil européen de Tampere des 15 et 16 octobre 1999 précisent que « [le statut de réfugié] devrait aussi être complété par des mesures relatives à des formes subsidiaires de protection offrant un statut approprié à toute personne nécessitant une telle protection ». À cette fin, dans le Tableau de bord présenté par la Commission en mars 2000 et entériné par le Conseil, il est prévu qu’une proposition sur le statut des personnes bénéficiant d’une forme de protection subsidiaire doive être adoptée avant 2004. La Commission entend introduire l’année prochaine une proposition dans ce sens qui pourra également traiter du regroupement familial de cette catégorie de ressortissants de pays tiers. »

Une communication de la Commission publiée en 2014 énonçant les lignes directrices pour l’application de la directive 2003/86/CE précise ceci :

« La Commission estime que les besoins de protection humanitaire des personnes bénéficiant d’une protection subsidiaire ne diffèrent pas de ceux des réfugiés et elle encourage les États membres à adopter des règles qui accordent des droits similaires aux réfugiés et aux bénéficiaires d’une protection temporaire ou d’une protection subsidiaire. La convergence de ces deux statuts de protection est également confirmée dans la refonte des conditions applicables à la protection internationale (directive 2011/95/UE) (…) En tout état de cause, même lorsque la situation n’est pas couverte par le droit de l’Union européenne, les États membres sont toujours tenus de respecter les articles 8 et 14 de la CEDH » (par. 6.2 COM (2014) 210 final). »

48. À l’issue des négociations sur la proposition de directive menées entre les États membres de l’UE, le champ d’application de la directive a été restreint de manière à exclure les bénéficiaires d’une protection temporaire.

49. Ainsi, l’article 3 § 2 de la directive énonce que celle-ci ne s’applique pas lorsque le regroupant est autorisé à séjourner dans un État membre en vertu de formes subsidiaires de protection, conformément aux obligations internationales, aux législations nationales ou aux pratiques des États membres, ou lorsqu’il demande l’autorisation de séjourner à ce titre et qu’il attend une décision sur son statut.

50. Dans l’arrêt qu’elle a rendu le 27 juin 2006 dans l’affaire Parlement européen c. Conseil (C-540/03 [2006] ECR I-5769), la Cour de justice de l’Union européenne (« la CJUE ») a rejeté la demande du Parlement européen tendant à l’annulation, pour violation du droit international, et en particulier de l’article 8 de la Convention, de l’article 4, paragraphes 1, dernier alinéa, et 6, ainsi que de l’article 8 [relatif aux périodes d’attente] de la directive 2003/86/CE du Conseil, du 22 septembre 2003, relative au droit au regroupement familial. Les parties pertinentes en l’espèce de cet arrêt se lisent :

« 97. De la même manière que les autres dispositions attaquées dans le cadre du présent recours, l’article 8 de la directive autorise les États membres à déroger aux règles du regroupement familial prévues par cette directive. Le premier alinéa dudit article 8 autorise les États membres à exiger un séjour légal de deux ans au plus avant que le regroupant puisse être rejoint par sa famille. Le second alinéa de cet article permet aux États membres dont la législation tient compte de leur capacité d’accueil à prévoir une période d’attente de trois ans au maximum entre la demande de regroupement et la délivrance d’un titre de séjour aux membres de la famille.

98. Cette disposition n’a donc pas pour effet d’empêcher tout regroupement familial, mais maintient au profit des États membres une marge d’appréciation limitée en leur permettant de s’assurer que le regroupement familial aura lieu dans de bonnes conditions, après que le regroupant a séjourné dans l’État d’accueil pendant une période suffisamment longue pour présumer une installation stable et un certain niveau d’intégration. Dès lors, le fait, pour un État membre, de prendre ces éléments en considération et la faculté de différer le regroupement familial de deux ans ou, selon le cas, de trois ans ne vont pas à l’encontre du droit au respect de la vie familiale exprimé notamment à l’article 8 de la CEDH tel qu’interprété par la Cour européenne des droits de l’homme.

99. Il convient cependant de rappeler que, ainsi qu’il résulte de l’article 17 de la directive, la durée de résidence dans l’État membre n’est que l’un des éléments qui doivent être pris en compte par ce dernier lors de l’examen d’une demande et qu’un délai d’attente ne peut être imposé sans prendre en considération, dans des cas spécifiques, l’ensemble des éléments pertinents.

100. Il en est de même du critère de la capacité d’accueil de l’État membre, qui peut être l’un des éléments pris en considération lors de l’examen d’une demande, mais ne saurait être interprété comme autorisant un quelconque système de quotas ou un délai d’attente de trois ans imposé sans égard aux circonstances particulières des cas spécifiques. En effet, l’analyse de l’ensemble des éléments telle que prévue à l’article 17 de la directive ne permet pas de ne prendre que ce seul élément en considération et impose de procéder à un examen réel de la capacité d’accueil au moment de la demande.

101. Lors de cette analyse, les États membres doivent en outre, ainsi qu’il est rappelé au point 63 du présent arrêt, veiller à prendre dûment en considération l’intérêt supérieur de l’enfant mineur.

102. La coexistence de situations différentes, selon que les États membres feront le choix d’utiliser ou non la possibilité d’imposer un délai d’attente soit de deux ans, soit de trois ans lorsque leur législation existant à la date d’adoption de la directive tient compte de leur capacité d’accueil, n’est que l’expression de la difficulté de procéder à un rapprochement des législations dans un domaine qui, jusque-là, relevait de la compétence des seuls États membres. Ainsi que le reconnaît le Parlement lui-même, la directive dans son ensemble est importante pour la mise en œuvre de façon harmonisée du droit au regroupement familial. En l’espèce, il n’apparaît pas que le législateur communautaire a outrepassé les limites imposées par les droits fondamentaux en permettant aux États membres qui disposaient ou souhaitaient adopter une législation spécifique de moduler certains aspects du droit au regroupement.

103. Par conséquent, l’article 8 de la directive ne peut être considéré comme allant à l’encontre du droit fondamental au respect de la vie familiale ou de l’obligation de prendre en considération l’intérêt supérieur de l’enfant, ni en tant que tel, ni en ce qu’il autoriserait explicitement ou implicitement les États membres à agir ainsi.

104. En dernière analyse, il convient de constater que, si la directive laisse aux États membres une marge d’appréciation, celle-ci est suffisamment large pour leur permettre d’appliquer les règles de la directive dans un sens conforme aux exigences découlant de la protection des droits fondamentaux (en ce sens, arrêt du 13 juillet 1989, Wachauf, 5/88, Rec. p. 2609, point 22).

105. À cet égard, il convient de rappeler que, ainsi qu’il résulte d’une jurisprudence constante, les exigences découlant de la protection des principes généraux reconnus dans l’ordre juridique communautaire, au nombre desquels figurent les droits fondamentaux, lient également les États membres lorsqu’ils mettent en œuvre des réglementations communautaires et que, par suite, ceux-ci sont tenus, dans toute la mesure du possible, d’appliquer ces réglementations dans des conditions qui ne méconnaissent pas lesdites exigences (voir arrêts du 24 mars 1994, Bostock, C-2/92, Rec. p. I-955, point 16; du 18 mai 2000, Rombi et Arkopharma, C‑107/97, Rec. p. I‑3367, point 65; en ce sens, arrêt ERT, précité, point 43).

106. La mise en œuvre de la directive est soumise au contrôle des juridictions nationales puisque, ainsi qu’il est prévu à l’article 18 de ladite directive, « [l]es États membres veillent à ce que le regroupant et/ou les membres de sa famille aient le droit de contester en justice les décisions de rejet de la demande de regroupement familial, de non-renouvellement ou de retrait du titre de séjour, ou d’adoption d’une mesure d’éloignement ». Si elles rencontrent des difficultés relatives à l’interprétation ou à la validité de cette directive, il incombe à ces juridictions de poser à la Cour une question préjudicielle dans les conditions visées aux articles 68 CE et 234 CE.

107. En ce qui concerne les États membres liés par ces instruments, il convient par ailleurs de rappeler que la directive prévoit, en son article 3, paragraphe 4, qu’elle ne porte pas atteinte aux dispositions plus favorables de la charte sociale européenne du 18 octobre 1961, de la charte sociale européenne modifiée du 3 mai 1987 et de la convention européenne relative au statut juridique du travailleur migrant du 24 novembre 1977 ainsi que des accords bilatéraux et multilatéraux entre la Communauté ou la Communauté et les États membres, d’une part, et des pays tiers, d’autre part.

108. Compte tenu de l’absence de bien-fondé du recours, il n’y a pas lieu d’examiner si les dispositions attaquées sont détachables du reste de la directive.

109. Par conséquent, il y a lieu de rejeter le recours. »

C. La directive qualification (refonte)

51. En 2004, la législation de l’UE relative à l’asile et au regroupement familial a été complétée par la directive 2004/83/CE du Conseil (la directive « qualification »), laquelle a été par la suite abrogée et remplacée par la directive 2011/95/UE du Parlement européen et du Conseil du 13 décembre 2011 concernant les normes relatives aux conditions que doivent remplir les ressortissants des pays tiers ou les apatrides pour pouvoir bénéficier d’une protection internationale, à un statut uniforme pour les réfugiés ou les personnes pouvant bénéficier de la protection subsidiaire, et au contenu de cette protection (ci-après « la directive qualification (refonte) »).

52. Selon la directive 2011/95/UE, il faut entendre par « personne pouvant bénéficier de la protection subsidiaire » tout ressortissant d’un pays tiers ou tout apatride qui ne peut être considéré comme un réfugié, mais pour lequel il y a des motifs sérieux et avérés de croire que la personne concernée, si elle était renvoyée dans son pays d’origine ou, dans le cas d’un apatride, dans le pays dans lequel il avait sa résidence habituelle, courrait un risque réel de subir des atteintes graves, et qui ne peut se prévaloir de la protection de ce pays ou qui n’est pas disposée à le faire compte tenu de ce risque. Le droit de l’UE qualifie d’atteintes graves la peine de mort ou l’exécution, la torture et les traitements ou sanctions inhumains ou dégradants infligés à un demandeur dans son pays d’origine, ainsi que les menaces graves et individuelles contre la vie ou la personne d’un civil en raison d’une violence aveugle en cas de conflit armé interne ou international.

53. La directive n’utilise pas les expressions « protection temporaire » et « protection permanente ».

54. Toutefois, pour les besoins de la présente affaire, il convient de relever que la notion de « protection subsidiaire » peut englober la « protection temporaire », la « protection permanente » et la « protection durable ».

55. Le 39e considérant du préambule de la directive qualification (refonte) est ainsi libellé :

« En répondant à l’invitation lancée par le programme de Stockholm pour mettre en place un statut uniforme en faveur des réfugiés ou des personnes pouvant bénéficier de la protection subsidiaire, et sauf dérogations nécessaires et objectivement justifiées, il convient d’accorder aux bénéficiaires du statut conféré par la protection subsidiaire les mêmes droits et avantages que ceux dont jouissent les réfugiés au titre de la présente directive et de les soumettre aux mêmes conditions d’accès. »

56. Les dispositions pertinentes de la directive qualification (refonte) – applicables, sauf indication contraire, à la fois aux réfugiés et aux personnes pouvant bénéficier de la protection subsidiaire (voir l’article 20 § 2 de ce texte) – se lisent ainsi :

CHAPITRE I

Dispositions générales

Article 2

« Définitions

Aux fins de la présente directive, on entend par :

(…)

d) « réfugié », tout ressortissant d’un pays tiers qui, parce qu’il craint avec raison d’être persécuté du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de ses opinions politiques ou de son appartenance à un certain groupe social, se trouve hors du pays dont il a la nationalité et qui ne peut ou, du fait de cette crainte, ne veut se réclamer de la protection de ce pays, ou tout apatride qui, se trouvant pour les raisons susmentionnées hors du pays dans lequel il avait sa résidence habituelle, ne peut ou, du fait de cette crainte, ne veut y retourner et qui n’entre pas dans le champ d’application de l’article 12 ;

e) « statut de réfugié », la reconnaissance, par un État membre, de la qualité de réfugié pour tout ressortissant d’un pays tiers ou apatride ;

f) « personne pouvant bénéficier de la protection subsidiaire », tout ressortissant d’un pays tiers ou tout apatride qui ne peut être considéré comme un réfugié, mais pour lequel il y a des motifs sérieux et avérés de croire que la personne concernée, si elle était renvoyée dans son pays d’origine ou, dans le cas d’un apatride, dans le pays dans lequel il avait sa résidence habituelle, courrait un risque réel de subir les atteintes graves définies à l’article 15, l’article 17, paragraphes 1 et 2, n’étant pas applicable à cette personne, et cette personne ne pouvant pas ou, compte tenu de ce risque, n’étant pas disposée à se prévaloir de la protection de ce pays ;

g) « statut conféré par la protection subsidiaire », la reconnaissance, par un État membre, d’un ressortissant d’un pays tiers ou d’un apatride en tant que personne pouvant bénéficier de la protection subsidiaire ;

(…)

j) « membres de la famille », dans la mesure où la famille était déjà fondée dans le pays d’origine, les membres ci-après de la famille du bénéficiaire d’une protection internationale qui sont présents dans le même État membre en raison de la demande de protection internationale :

– le conjoint du bénéficiaire d’une protection internationale ou son partenaire non marié engagé dans une relation stable, si le droit ou la pratique en vigueur dans l’État membre concerné assimile la situation des couples non mariés à celle des couples mariés dans le cadre de son droit sur les ressortissants de pays tiers,

– les enfants mineurs des couples visés au premier tiret ou du bénéficiaire d’une protection internationale, à condition qu’ils soient non mariés et sans tenir compte du fait qu’ils sont légitimes, nés hors mariage ou adoptés selon les définitions du droit national,

– le père ou la mère du bénéficiaire d’une protection internationale ou tout autre adulte qui en est responsable de par le droit ou la pratique en vigueur dans l’État membre concerné, lorsque ledit bénéficiaire est mineur et non marié ;

(…) »

CHAPITRE VII

CONTENU DE LA PROTECTION INTERNATIONALE

Article 20

Règles générales

« 1. Le présent chapitre est sans préjudice des droits inscrits dans la convention de Genève.

2. Le présent chapitre s’applique à la fois aux réfugiés et aux personnes pouvant bénéficier de la protection subsidiaire, sauf indication contraire. »

Article 23

Maintien de l’unité familiale

«1. Les États membres veillent à ce que l’unité familiale puisse être maintenue.

2. Les États membres veillent à ce que les membres de la famille du bénéficiaire d’une protection internationale qui, individuellement, ne remplissent pas les conditions nécessaires pour obtenir cette protection puissent prétendre aux avantages visés aux articles 24 à 35, conformément aux procédures nationales et dans la mesure où cela est compatible avec le statut juridique personnel du membre de la famille.

(…) »

Article 24

Titre de séjour

«1. Dès que possible après qu’une protection internationale a été octroyée, les États membres délivrent aux bénéficiaires du statut de réfugié un titre de séjour valable pendant une période d’au moins trois ans et renouvelable, à moins que des raisons impérieuses de sécurité nationale ou d’ordre public ne s’y opposent, et sans préjudice de l’article 21, paragraphe 3.

Sans préjudice de l’article 23, paragraphe 1, il peut être délivré aux membres de la famille des bénéficiaires du statut de réfugié un titre de séjour valable pendant une période de moins de trois ans et renouvelable.

2. Dès que possible après qu’une protection internationale a été octroyée, les États membres délivrent aux bénéficiaires du statut conféré par la protection subsidiaire et aux membres de leur famille un titre de séjour valable pendant une période d’au moins un an et renouvelable pour une période d’au moins deux ans, à moins que des raisons impérieuses de sécurité nationale ou d’ordre public ne s’y opposent. »

D. La directive relative à la protection temporaire

57. La directive 2001/55/CE du Conseil du 20 juillet 2001 prévoit des normes minimales pour l’octroi d’une protection temporaire en cas d’afflux massif de personnes déplacées et des mesures tendant à assurer un équilibre entre les efforts consentis par les États membres pour accueillir ces personnes et supporter les conséquences de cet accueil (ci-après « la directive relative à la protection temporaire »). Elle a été adoptée pour répondre, entre autres, aux problèmes des déplacements de grande ampleur de personnes fuyant le conflit du Kosovo et de la diversité des mesures prises par les différents États dans le domaine de la protection et des droits à accorder en cas d’afflux massif de personnes déplacées. Elle régit les obligations des États membres de l’UE en ce qui concerne les conditions d’accueil et de séjour des bénéficiaires d’une protection temporaire en cas d’afflux massif de personnes déplacées. Bien qu’elle n’ait pas été appliquée en pratique, elle fournit une interprétation pertinente, au niveau international, du droit au regroupement familial (en cas d’afflux massif) des bénéficiaires d’une protection temporaire.

Article 15

«1. Aux fins du présent article, lorsque les familles étaient déjà constituées dans le pays d’origine et ont été séparées en raison de circonstances entourant l’afflux massif, les personnes suivantes sont considérées comme membres de la famille :

a) le conjoint du regroupant ou son partenaire non marié engagé dans une relation stable, lorsque la législation ou la pratique en vigueur dans l’État membre concerné traite les couples non mariés de manière comparable aux couples mariés dans le cadre de sa législation sur les étrangers ; les enfants mineurs célibataires du regroupant ou de son conjoint, qu’ils soient légitimes, nés hors mariage ou adoptés ;

b) d’autres parents proches qui vivaient au sein de l’unité familiale au moment des événements qui ont entraîné l’afflux massif et qui étaient alors entièrement ou principalement à la charge du regroupant.

2. Lorsque les membres séparés d’une famille bénéficient de la protection temporaire dans différents États membres, les États membres regroupent les membres de la famille dont ils ont acquis l’assurance qu’ils correspondent à la description du paragraphe 1, point a), en tenant compte de leurs souhaits. Les États membres peuvent regrouper les membres de la famille dont ils ont acquis l’assurance qu’ils correspondent à la description du paragraphe 1, point b), en tenant compte, au cas par cas, des difficultés extrêmes qu’ils rencontreraient si le regroupement ne se réalisait pas.

3. Lorsque le regroupant bénéficie de la protection temporaire dans un État membre et qu’un ou plusieurs membres de sa famille ne sont pas encore présents sur le territoire d’un État membre, l’État membre dans lequel le regroupant bénéficie de la protection temporaire regroupe les membres de la famille qui nécessitent une protection et le regroupant, dans le cas des membres de la famille dont il a acquis l’assurance qu’ils correspondent à la description du paragraphe 1, point a). L’État membre peut regrouper les membres de la famille qui ont besoin d’une protection avec le regroupant, dans le cas des membres de la famille dont il a acquis l’assurance qu’ils correspondent à la description figurant au paragraphe 1, point b), en tenant compte, au cas par cas, des difficultés extrêmes qu’ils rencontreraient si le regroupement ne se réalisait pas.

4. Lors de l’application du présent article, les États membres prennent en considération l’intérêt supérieur de l’enfant.

5. Les États membres concernés décident, en tenant compte des articles 25 et 26, dans quel État membre le regroupement familial doit avoir lieu.

6. Des titres de séjour sont accordés au titre de la protection temporaire aux membres d’une famille ayant bénéficié d’une mesure de regroupement. Des documents ou autres preuves équivalentes sont délivrés à cette fin. Le transfert de membres de la famille vers l’État membre à des fins de regroupement familial au titre du paragraphe 2 s’accompagne du retrait des titres de séjour délivrés et de la fin des obligations en matière de protection temporaire à l’égard des personnes concernées dans l’État membre de départ.

7. Dans la pratique, la mise en œuvre du présent article peut requérir la coopération avec les organisations internationales concernées.

8. Un État membre fournit, à la demande d’un autre État membre, les informations relatives à un bénéficiaire de la protection temporaire prévues à l’annexe II qui sont nécessaires pour traiter un cas en vertu du présent article. »

58. L’exposé des motifs de la proposition de directive du Conseil présentée par la Commission (JO C 311 E, 31.10.2000) contient entre autres les observations suivantes :

«2.4. Le cadre conceptuel et juridique en matière de protection temporaire en cas d’afflux massif a été développé dans l’histoire récente et varie entre les États membres de l’Union européenne. La plupart ont prévu dans leur législation la possibilité de mettre en place des systèmes de protection temporaire directement par la loi ou à travers un règlement, un décret, une ordonnance, une circulaire ou une décision ad hoc. Certains ne connaissent pas l’expression « protection temporaire » mais les titres de séjour accordés et le lien avec les procédures d’asile reviennent de facto au même. Les systèmes varient également quant aux durées maximales de la protection temporaire (par exemple 6 mois, 1 an, 2, 3, 4 ou 5 ans maximum). Certains États membres prévoient la possibilité de suspendre l’examen des demandes d’asile pendant la durée de la protection temporaire ; d’autres non. Les différences majeures résident dans les droits et bénéfices sociaux accordés aux bénéficiaires de la protection temporaire. Certains États membres accordent le droit d’accès à l’emploi ou au regroupement familial ; d’autres non. Certains États membres prévoient que les bénéfices issus de la protection temporaire ne peuvent couvrir en même temps un demandeur d’asile ; les personnes concernées doivent faire un choix entre les deux voies. D’autres États membres ne prévoient pas d’incompatibilité.

(…)

5.6. (…) La Commission a indiqué dans sa proposition de directive sur le regroupement familial que la question du maintien de l’unité familiale dans le contexte de la protection temporaire devait être abordée dans une proposition spécifique et non dans sa proposition générale. Compte tenu de la durée limitée et définie de la protection temporaire, la Commission estime qu’il est nécessaire de se concentrer sur la famille déjà constituée dans le pays d’origine et séparée par les circonstances de l’afflux massif. Une conception large de la famille peut être avancée. Cela correspond d’ailleurs à ce qui a été pratiqué par les États membres à l’égard des Kosovars. Toutefois, le droit prévu ici est plus limité que celui prévu dans la directive « regroupement familial ». La Commission ne cache pas non plus que les conditions politiques ne semblent pas réunies pour envisager le regroupement familial des personnes bénéficiant de la protection temporaire d’une manière plus large que celle qu’elle propose ici. Elle souhaite allier la reconnaissance d’une situation spécifique et la mise en œuvre d’un droit de vivre en famille consacré par la Convention européenne des droits de l’homme et qui s’applique aussi aux personnes bénéficiant de la protection temporaire, comme indiqué dans la recommandation du Conseil de l’Europe, adoptée le 15 décembre 1999 par le Comité des Ministres, sur le regroupement familial pour les réfugiés et les autres personnes ayant besoin de la protection internationale (Rec(99)23).

(…) »

59. L’exposé des motifs susmentionné contient aussi les observations suivantes sur l’article 13 de la proposition de directive du Conseil (cette disposition, modifiée au cours de la procédure législative de l’UE, a été remplacée par l’article 15 dans la version définitive de la directive) :

Article 13

« Cet article définit les conditions du maintien de l’unité familiale pour la durée de la protection temporaire. Il ne prévoit pas un droit au regroupement familial tel que défini dans la proposition de directive relative au droit au regroupement familial du 1er décembre 1999 (COM(1999) 638 final) car il est considéré que la situation temporaire ne permet pas l’exercice de ce droit selon le même modèle. Il est fondé sur un concept humanitaire dû aux causes de la fuite. Le cercle de la famille est plus large que dans la proposition de directive sur le regroupement familial mais il couvre le cas des familles déjà constituées dans le pays d’origine et exclut la constitution de la famille. Il ne couvre pas non plus la réunion d’un membre de la famille résidant légalement dans un pays tiers (ce pays n’étant pas le pays d’origine) avec des membres sous protection temporaire dans un des États membres. Les personnes réunies bénéficient d’un titre de séjour au titre de la protection temporaire. L’article met en œuvre, dans le contexte de la protection temporaire, le droit au respect de la vie familiale, consacré par le droit international et notamment par la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales tout en prenant en compte les spécificités de la protection temporaire.

(…) »

E. Autres éléments de droit européen

60. La Résolution 2243 (2018) de l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe (« l’APCE »), sur le regroupement familial des réfugiés et des migrants dans les États membres du Conseil de l’Europe, adoptée le 11 octobre 2018, est ainsi libellée :

«1. L’Assemblée parlementaire est vivement préoccupée par la multiplication des déclarations et initiatives politiques contre les étrangers, une situation qui constitue une réelle menace pour la protection des réfugiés et en particulier de leur vie familiale. Il ne faut pas déchirer les familles et les empêcher de se réunir à l’issue d’une fuite souvent périlleuse et éprouvante de leur pays d’origine, où leurs droits fondamentaux à la sûreté et à la sécurité ont été menacés.

2. Rappelant que les États membres sont tenus de protéger le droit à la vie familiale en vertu de l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’homme (STE no 5), l’Assemblée souligne que ce droit s’applique à chacun, y compris aux réfugiés et aux migrants. Les États membres devraient prévoir des moyens sûrs et réguliers pour que les familles puissent se regrouper, afin de réduire le recours à des trafiquants et d’amoindrir les risques inhérents à la migration irrégulière.

3. L’Assemblée fait observer qu’il n’existe aucune définition générale de la famille concernant le regroupement familial. Les États membres ont certes une grande marge d’appréciation en matière de morale et de religion, mais les droits familiaux impliquent un plus haut niveau de protection en vertu de la Convention européenne des droits de l’homme. Par conséquent, les autorités nationales devraient adopter une approche conciliante en vue du regroupement familial, en allant au-delà de la définition traditionnelle de la famille, une définition qui ne rend pas nécessairement compte des multiples manières dont les personnes cohabitent aujourd’hui en tant que famille.

(…)

6. L’Assemblée note avec préoccupation que le droit national refuse souvent la délivrance de visa aux membres de la famille de personnes qui n’ont pas obtenu le statut de réfugié mais qui bénéficient d’une protection subsidiaire ou temporaire pour des raisons humanitaires. Les impératifs de protection de la vie familiale et de l’intérêt supérieur de l’enfant, en vertu de l’article 10 de la Convention des Nations Unies relative aux droits de l’enfant, impliquent cependant que de telles personnes puissent préserver l’unité de leur famille ou rejoindre leurs proches. Un tel statut de protection subsidiaire ou temporaire ne saurait être envisagé comme un «statut alternatif de réfugié», avec moins de droits. Les États ne devraient donc pas privilégier la protection subsidiaire ou temporaire par rapport au statut de réfugié afin de limiter notamment le regroupement familial en raison de la nature temporaire et personnelle de ce statut subsidiaire.

7. S’agissant des migrants, l’Assemblée souligne que la protection de leur vie familiale et de l’intérêt supérieur de l’enfant implique que les exigences de visa pour les membres de la famille des migrants ne doivent pas constituer un obstacle empêchant de fait de préserver l’unité familiale. L’Assemblée déplore notamment les exigences financières ou les longs délais d’attente imposés par certains États membres aux migrants qui souhaitent demander des visas pour les membres de leur famille. Pour les États membres de l’Union européenne, la législation de l’Union européenne sur la liberté de circulation des personnes, y compris les membres de leur famille, doit également être respectée.

(…)

14. L’Assemblée invite tous les États membres à élaborer et à respecter des orientations communes pour la mise en œuvre du droit au regroupement familial afin de veiller à ce que les réfugiés et les migrants ne soient pas contraints d’aller vers les pays où les familles peuvent plus facilement se regrouper. Les obstacles à la protection de la vie familiale ne sont pas admissibles, selon l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’homme, pour dissuader des migrants, des réfugiés et les membres de leur famille. »

61. La Recommandation 2141 (2018) de l’APCE, qui porte sur le même sujet et a été adoptée à la même date, se lit ainsi :

«1. Se référant à sa Résolution 2243 (2018), l’Assemblée parlementaire souligne l’importance de protéger la vie familiale en vertu de l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’homme (STE no 5) et recommande que le Comité des Ministres :

1.1. élabore des lignes directrices pour l’application du droit au regroupement familial des réfugiés et des migrants, et pour une entraide judiciaire et une coopération administrative entre les États membres et avec les pays tiers dans ce domaine ;

1.2. invite les États membres à conclure des accords bilatéraux afin de pouvoir se représenter mutuellement pour recevoir des demandes de visas et en délivrer ;

1.3. invite les États membres qui ne l’ont pas encore fait à adhérer au Système d’information sur les visas de l’Espace Schengen de l’Union européenne ou à coopérer avec lui afin d’échanger les données nécessaires pour des regroupements familiaux ;

1.4. coopère avec le Comité international de la Croix-Rouge dans la promotion des mécanismes et des initiatives de recherche des membres disparus des familles de réfugiés, en collaboration avec les sociétés nationales de la Croix-Rouge et du Croissant-Rouge ainsi que les parlements nationaux ;

1.5. renforce la lutte du Conseil de l’Europe contre la traite d’enfants réfugiés pour que les enfants réfugiés non accompagnés puissent rejoindre leurs parents, à moins que ce ne soit contraire à l’intérêt supérieur d’un enfant, par exemple quand les parents ont été impliqués dans la traite de cet enfant. »

62. Dans un document thématique intitulé « Réaliser le droit au regroupement familial des réfugiés en Europe », publié en juin 2017 par le Commissaire aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe, celui-ci a notamment recommandé ceci :

« Veiller à ce que les procédures de regroupement familial soient souples, rapides et efficaces pour tous les réfugiés (le terme « réfugiés » étant entendu au sens large)

1. Donner effet à la jurisprudence de la Cour et veiller à ce que toutes les procédures de regroupement familial de réfugiés soient souples, rapides et efficaces, afin d’assurer la protection du droit au respect de la vie familiale.

2. S’employer d’urgence à examiner les politiques nationales pertinentes et à les réviser si elles introduisent une discrimination en faisant la distinction entre les réfugiés au sens de la Convention de 1951, les bénéficiaires de la protection subsidiaire et les bénéficiaires d’autres formes de protection.

(…)

Veiller à ce que le regroupement familial soit accordé aux membres de la famille élargie, au moins lorsqu’ils dépendent du regroupant réfugié

11. Faire en sorte que les membres de la famille élargie soient également admissibles au regroupement familial lorsqu’ils dépendent du regroupant.

12. Veiller à ce que la notion de dépendance permette une évaluation souple des liens émotionnels, sociaux et financiers et d’autres liens et soutiens entre réfugiés et membres de la famille. Si ces liens ont été perturbés en raison de facteurs liés à la fuite du pays, cela ne devrait pas être interprété comme le signe que la dépendance a cessé.

13. Les critères utilisés pour évaluer la dépendance devraient cadrer avec la notion juridique développée dans la jurisprudence de la Cour et dans d’autres textes juridiques. Il faudrait expliquer ces critères dans des lignes directrices ou dans des instruments juridiques clairs et publics pour permettre aux réfugiés d’adapter leurs demandes en conséquence.

(…)

Veiller à ce que les processus de regroupement familial ne soient pas indûment retardés

15. Les délais d’attente pour le regroupement familial des réfugiés ne devraient pas entraver l’exercice du droit à la vie familiale. Les délais de plus d’un an sont inappropriés pour les réfugiés comme pour les membres de leur famille.

16. Les délais d’attente doivent être justifiés dans chaque cas et conformes à la loi, poursuivre un but légitime et être nécessaires et proportionnés, compte tenu de la situation. »

IV. Statistiques

63. Les données statistiques annuelles publiques concernant les étrangers au Danemark (tal på udlændingeområdet), publiées par le ministère de l’Immigration et de l’Intégration, indiquent ce qui suit :

TABLEAU 1

Nombre de demandes dasile de 2011 à 2019 (répartition par année)

Année

2011

2012

2013

2014

2015

2016

2017

2018

2019

Total

3 806

6 184

7 557

14 792

21 316

6 266

3 500

3 559

2 683

Les chiffres pour 2011-2018 sont définitifs mais ceux pour 2019 étaient provisoires au 5 janvier 2020. 

TABLEAU 2

Nombre de permis de séjour accordés à des demandeurs dasile (répartition par année et base légale)

Année

2011

2012

2013

2014

2015

2016

2017

2018

2019

Total des permis de séjour accordés à des demandeurs dasile

 

 

2 249

 

 

2 583

 

 

3 889

 

 

6 104

 

 

10 849

 

 

7 493

 

 

2 750

 

 

1 652

 

 

1 777

Base

Article 7 § 1

957

1 267

1 872

3 913

7 810

4 478

1 525

1 028

765

Article 7 § 2

584

725

1 419

1 774

1 325

406

392

187

657

Article 7 § 3

 

 

 

 

1 068

2 475

789

40

309

Sous-Total

1 541

1 992

3 291

5 687

10 203

7 359

2 706

1 621

1 731

Autres

192

123

83

73

66

49

44

31

46

Les chiffres pour 2011-2018 sont définitifs mais ceux pour 2019 étaient provisoires au 4 janvier 2020.

 

TABLEAU 3

Nombre de demandes de regroupement familial présentées avant lexpiration du délai dattente de trois ans (cest-à-dire avant deux ans et neuf mois) à compter de la date doctroi de la protection temporaire au titre de larticle 7 § 3 (répartition selon lannée et lâge du demandeur à la date de la demande)

Année

Enfants

Adultes

Total

2015

187

135

322

2016

440

398

838

2017

262

249

511

2018

116

123

239

2019

17

26

43

Les chiffres étaient provisoires au 17 janvier 2020. 

TABLEAU 4

Nombre de demandes de regroupement familial acceptées après avoir été présentées avant lexpiration du délai dattente de trois ans (avant deux ans et neuf mois) à compter de la date doctroi de la protection temporaire au titre de larticle 7 § 3 (répartition par année et par âge des demandeurs à la date de la décision)

Année

Enfants

Adultes

Total

2015

9

4

13

2016

33

31

64

2017

35

39

74

2018

41

36

77

2019

19

20

39

Les chiffres incluent les conjoints, concubins, enfants mineurs et autres membres de la famille. En raison de la méthode de calcul, ils nincluent pas le regroupement familial entre frères et sœurs mineurs. Les enfants nés au Danemark sont également exclus. Les chiffres étaient provisoires au 17 janvier 2020.

64. Les données statistiques exposées dans les travaux préparatoires de la loi no 562 du 29 mai 2018 (paragraphe 34 ci-dessus) montrent que pendant la période allant du 20 février 2015 au 31 juillet 2017 1 420 demandes de regroupement familial pour des conjoints et enfants ont été présentées au titre de l’article 9c § 1 de la loi sur les étrangers avant l’expiration du délai d’attente de trois ans à partir de la date d’octroi de la protection temporaire en vertu de l’article 7 § 3. La commission de recours des réfugiés a examiné 309 de ces demandes et a accordé le regroupement familial dans 79 cas, soit 25 % des demandes analysées.

65. Selon les données statistiques annuelles publiques relatives aux étrangers au Danemark, le nombre total des demandes de regroupement familial acceptées par année au Danemark est le suivant :

2014 : 5 727

2015 : 11 645

2016 : 7 679

2017 : 7 015

2018 : 4 601

66. Selon d’autres sources (voir, par exemple, la base de données Eurostat, l’annuaire statistique du HCR et le centre de recherche PEW), le nombre total de demandeurs d’asile par année dans l’UE s’élève à environ :

2013 : 431 000

2014 : 627 000

2015 : 1 300 000

2016 : 1 300 000

2017 : 712 000

2018 : 638 000

67. En 2015, les principales destinations des demandeurs d’asile en Europe étaient (nombres arrondis) l’Allemagne (467 500), la Hongrie (177 100), la Suède (162 400) et la France (118 000).

68. En 2015, les principales destinations des demandeurs d’asile en Europe, pour 100 000 habitants, étaient (approximativement) la Hongrie (1 770), la Suède (1 600), l’Autriche (1 000), la Norvège (590), la Finlande (590), l’Allemagne (460), le Luxembourg (420), Malte (390) et le Danemark (370).

V. Éléments de droit comparé

69. Les éléments dont la Cour dispose concernant le droit au regroupement familial pour les réfugiés et autres personnes ayant besoin d’une protection internationale et les conditions d’octroi de ce droit, notamment le respect d’un délai d’attente, comprennent une étude de droit comparé portant sur quarante-quatre États membres du Conseil de l’Europe, dont vingt-cinq États membres de l’UE et dix-neuf États non membres de l’UE (l’Albanie, l’Allemagne, Andorre, l’Arménie, l’Autriche, l’Azerbaïdjan, la Belgique, la Bosnie-Herzégovine, la Bulgarie, Chypre, la Croatie, l’Espagne, l’Estonie, la Fédération de Russie, la France, la Géorgie, la Grèce, la Hongrie, l’Irlande, l’Islande, l’Italie, la Lettonie, le Liechtenstein, la Lituanie, le Luxembourg, la Macédoine du Nord, Malte, la République de Moldova, le Monténégro, la Norvège, les Pays-Bas, la Pologne, le Portugal, la République slovaque, la République tchèque, la Roumanie, le Royaume-Uni, Saint-Marin, la Serbie, la Slovénie, la Suède, la Suisse, la Turquie et l’Ukraine). Les points suivants ressortent de cette étude.

Sur les quarante-deux états qui ont intégré dans leur législation le statut de réfugié et les droits qui lui sont attachés, deux (l’Azerbaïdjan et la Russie) ne reconnaissent pas officiellement le droit au regroupement familial aux réfugiés relevant de la Convention des Nations unies relative aux réfugiés. Pour ce qui est des bénéficiaires d’une protection subsidiaire, trente-deux États sur ces quarante-deux leur reconnaissent officiellement le droit au regroupement familial (vingt-et-un États membres de l’UE sur vingt-cinq, et onze États non membres sur dix-sept), six États le leur refusent (l’Azerbaïdjan, la Bosnie-Herzégovine, Chypre, la Grèce, Malte et la Russie) et quatre autres se prononcent en la matière sur une base discrétionnaire (l’Allemagne, le Liechtenstein, la Suisse et la Turquie).

Pour ce qui est des changements intervenus entre 2014 et 2016 (et ultérieurement), un État (Chypre) a supprimé en 2014 le droit au regroupement familial des bénéficiaires d’une protection subsidiaire, tandis que deux autres (l’Italie et la Lituanie) ont étendu ce droit au profit de ces personnes pour l’aligner sur celui reconnu aux réfugiés. Deux États (la Suède et l’Allemagne) ont suspendu en 2016, pour deux et trois ans respectivement, ce même droit. Depuis lors, la Suède a rétabli les droits accordés aux bénéficiaires d’une protection subsidiaire (bien qu’elle ait prolongé jusqu’en 2021 la suspension du droit au regroupement familial des « personnes ayant besoin d’une protection pour d’autres raisons »), tandis que l’Allemagne autorise les regroupements familiaux sur une base discrétionnaire.

Sur les trente-six États qui reconnaissent le droit au regroupement familial aux bénéficiaires d’une protection subsidiaire ou l’autorisent sur une base discrétionnaire, trois États avaient instauré avant 2014 des délais d’attente qui désavantageaient les bénéficiaires d’une telle protection par rapport aux réfugiés, et qui sont restés inchangés depuis lors (il s’agit de la Lettonie, du Liechtenstein et de la Suisse). Un état (la Lituanie) a supprimé en 2015 cette différence de traitement défavorable aux bénéficiaires d’une protection subsidiaire. Deux états (l’Autriche en 2016 et la Macédoine du Nord en 2018) ont imposé des délais d’attente aux bénéficiaires d’une protection subsidiaire. La suspension temporaire des regroupements familiaux pour les bénéficiaires d’une protection subsidiaire décidée par l’Allemagne et la Suède entre 2016 et 2018/2019 peut passer de facto pour un délai d’attente.

EN DROIT

I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 8 DE LA CONVENTION

70. Le requérant conteste le refus temporaire, décidé par les services danois de l’immigration le 16 septembre 2016, de lui accorder le bénéfice d’un regroupement familial avec son épouse au motif qu’il n’était pas titulaire depuis au moins trois ans d’un permis de séjour au titre de l’article 7 § 3 de la loi sur les étrangers. Il y voit une violation de l’article 8 de la Convention, qui est ainsi libellé :

«1. Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de sa correspondance.

2. Il ne peut y avoir ingérence d’une autorité publique dans l’exercice de ce droit que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu’elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire à la sécurité nationale, à la sûreté publique, au bien‑être économique du pays, à la défense de l’ordre et à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d’autrui. »

A. Sur la recevabilité

71. La Cour relève qu’il n’est pas contesté entre les parties que l’article 8 s’applique en l’espèce et elle ne voit aucune raison d’en juger autrement. Le requérant et son épouse se sont mariés en 1990 et aucune question ne se pose relativement à la validité de leur mariage (a contrario, voir par exemple, Abdulaziz, Cabales et Balkandali c. Royaume-Uni, arrêt du 28 mai 1985, série A no 94, p. 94, §§ 59-65).

72. La Cour observe qu’il est établi que le requérant peut se prévaloir d’une vie familiale avec son épouse aux fins de l’article 8. De plus, elle constate le grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’il ne se heurte par ailleurs à aucun autre motif d’irrecevabilité. Elle le déclare donc recevable.

B. Sur le fond

1. Les parties

a) Le requérant

73. Le requérant ne conteste pas que l’ingérence dans l’exercice de son droit au respect de sa vie familiale découlant de l’article 8 de la Convention était prévue par la loi et qu’elle poursuivait le but légitime consistant à assurer le contrôle de l’immigration et à protéger le bien-être économique du pays.

74. Toutefois, il avance que le refus de lui accorder le bénéfice d’un regroupement familial avec sa femme n’était pas nécessaire dans une société démocratique.

75. Il estime qu’un délai d’attente d’un an serait raisonnable, mais qu’une durée de trois ans n’est ni raisonnable ni proportionnée.

76. Il rappelle que le législateur a indiqué dans les travaux préparatoires que le délai d’attente de trois ans risquait d’être censuré par la Cour pour incompatibilité avec l’article 8. Il ajoute qu’à l’époque pertinente, le HCR, le Comité des droits de l’homme des Nations unies et le Commissaire aux droits de l’homme s’étaient déclarés préoccupés par l’allongement d’un an à trois ans de la durée de séjour requise au Danemark. Il souscrit à la recommandation de la Commissaire selon laquelle il y aurait lieu de considérer comme inapproprié un délai d’attente supérieur à un an.

77. Le requérant reconnaît que le bénéfice du regroupement familial peut être accordé en vertu de l’article 9c lorsque les obligations internationales souscrites par le Danemark l’exigent, mais il avance que cette disposition est très rarement et mal appliquée. Il indique que, ainsi, l’article 9c § 1 de la loi sur les étrangers n’a pas été appliqué en ce qui le concerne, arguant que les autorités n’ont pas mis en balance les intérêts en jeu ni pesé les circonstances particulières de l’espèce. Il soutient que, dans son cas, il n’a pas été dûment tenu compte de ce que son mariage était antérieur à son départ de son pays d’origine et avait été contracté depuis longtemps, ni de ce qu’il pouvait être considéré comme une personne vulnérable eu égard à son besoin d’une protection internationale. Il ajoute que les autorités n’ont pas recherché non plus si les capacités d’accueil du Danemark à la date où il avait présenté sa demande étaient limitées d’un point de vue quantitatif.

78. Il argue que, étant marié depuis vingt-cinq ans et deux enfants étant nés de cette union, la force des liens qui l’unissaient à son épouse était incontestable. Il expose que la Cour suprême a admis dans son arrêt du 6 novembre 2017 qu’en raison de la guerre civile des obstacles insurmontables l’empêchaient de retourner en Syrie pour y mener une vie familiale avec sa femme. Il soutient que, dans ces conditions, l’État aurait dû lui accorder le bénéfice du regroupement familial sans tenir compte de sa situation au regard du droit de séjour.

79. Le requérant ajoute qu’il n’existait à aucun moment des éléments qui auraient justifié le caractère temporaire de sa protection et qu’il en avait été de même à la date de l’adoption par le Parlement danois des modifications législatives par l’effet desquelles son droit au regroupement familial avait été suspendu pour trois ans.

80. Il soutient que la durée effective de la séparation familiale est supérieure au délai d’attente de trois ans, considérant qu’il faut y ajouter la durée de l’instruction préalable de la demande de protection et celle du traitement ultérieur de la demande de regroupement familial. Il estime donc avoir été séparé de sa femme pendant quatre ans et deux mois au total, étant arrivé au Danemark en avril 2015 et le regroupement familial ayant été accordé en juin 2019.

81. Le requérant expose que les États membres doivent assurer la jouissance concrète et effective, et non théorique ou illusoire, des droits garantis par la Convention. Il estime que la suspension, par l’effet de la loi, de son droit au regroupement familial pour plusieurs années a conféré un caractère théorique et illusoire à son droit au respect de sa vie familiale.

82. Le requérant soutient que le consensus international en la matière et la jurisprudence de la Cour relative à des questions comparables étayent la thèse selon laquelle les personnes qui, comme lui, ont besoin d’une protection subsidiaire ont droit à un traitement plus favorable relativement au regroupement familial que celui qui découle des principes ordinaires applicables aux droits protégés par l’article 8. À cet égard, il renvoie notamment aux arrêts Tanda-Muzinga c. France (no 2260/10, 10 juillet 2014) et Mugenzi c. France, (no 52701/09, 10 juillet 2014). Il indique que dans le premier de ces arrêts (§ 75), la Cour a reconnu que « l’unité de la famille [était] un droit essentiel du réfugié » et que « le regroupement familial [était] un élément fondamental pour permettre à des personnes ayant fui des persécutions de reprendre une vie normale ». Pour le requérant, cette conclusion vaut non seulement pour les réfugiés relevant de la Convention des Nations unies relative aux réfugiés, mais aussi pour les personnes ayant besoin d’un autre type de protection pour des motifs humanitaires.

83. Le requérant plaide que le respect de l’unité familiale devrait dépendre non pas du statut de la personne, mais de la gravité des obstacles qui l’empêchent de mener une vie familiale dans son pays d’origine. En outre, il avance que le regroupement familial est un facteur important pour la réussite de l’intégration et pour la santé mentale des personnes qui ont fui leur pays en quête d’une protection internationale. Il indique qu’il n’avait eu que peu de contacts avec son épouse, communiquant avec elle par téléphone ou par messages, et qu’il avait souffert de dépressions graves parce qu’il était séparé des siens, qu’il nourrissait des inquiétudes quant à leur bien-être et qu’il ne savait pas quand il pourrait de nouveau vivre avec eux, ni même s’il le pourrait un jour.

84. Le requérant renvoie également à l’arrêt Mengesha Kimfe c. Suisse (no 24404/05, 29 juillet 2010), qui, indique-t-il, concernait deux époux qui s’étaient vu refuser l’asile et avaient été ensuite installés dans des cantons différents. Il expose que la Cour, bien qu’ayant estimé que cette situation pût simplement passer pour une mesure provisoire prise dans l’attente de l’expulsion des intéressés et que ceux-ci fussent en situation irrégulière sur le territoire suisse, a jugé que leur séparation s’analysait en une violation de leur droit au respect de leur vie familiale.

85. Enfin, le requérant affirme que le Gouvernement n’a cité aucune affaire dans laquelle la Cour aurait accordé un poids important à la protection du bien-être économique d’un pays confronté à un afflux massif de demandeurs d’asile (voir, entre autres, M.S.S. c. Belgique et Grèce [GC], no 30696/09, CEDH 2011, et Khlaifia et autres c. Italie [GC], no 16483/12, 15 décembre 2016). Il indique qu’en 2016 le Danemark n’a accueilli que 6 266 demandeurs au lieu des 37 000 prévus. Il avance que seul un petit nombre des demandeurs accueillis se sont vu accorder une protection temporaire, et que les personnes relevant de cette catégorie ne pèsent donc guère sur le bien-être économique du Danemark. Il ajoute que, le 16 septembre 2016, la date à laquelle la commission de recours des étrangers a rendu la décision litigieuse, il était donc déjà évident que le Danemark n’avait pas accueilli le nombre attendu de demandeurs d’asile, et que cela l’était plus encore le 6 novembre 2017, date à laquelle la Cour suprême a rendu son arrêt.

b) Le Gouvernement

86. Le Gouvernement avance tout d’abord que le refus d’accorder au requérant le regroupement familial avec son épouse n’était que temporaire.

87. Il affirme qu’il n’existe pas de jurisprudence relative à l’article 8 concernant le délai d’accès au regroupement familial des bénéficiaires d’une protection temporaire en raison de l’existence d’un risque général dans leur pays d’origine.

88. Il indique que, dans ses arrêts précités Tanda-Muzinga et Mugenzi, la Cour a dit : « l’unité de la famille est un droit essentiel du réfugié et (…) le regroupement familial est un élément fondamental pour permettre à des personnes qui ont fui des persécutions de reprendre une vie normale (…). Elle note à cet égard que la nécessité pour les réfugiés de bénéficier d’une procédure de regroupement familial plus favorable que celle réservée aux autres étrangers fait l’objet d’un consensus à l’échelle internationale et européenne (…) ».

89. Toutefois, le Gouvernement expose que dans ces affaires les requérants étaient des réfugiés au sens de la Convention des Nations unies relative aux réfugiés, qu’ils disposaient de permis de séjour permanents et qu’ils critiquaient la durée – à leurs yeux excessive – de la procédure de délivrance des visas et non, comme en l’espèce, une décision de différer l’octroi du bénéfice du regroupement familial à une personne dont le besoin de protection n’est que temporaire.

90. Le Gouvernement ajoute que dans l’affaire Senigo Longue et autres c. France (no 19113/09, 10 juillet 2014), la requérante s’était vu délivrer un permis de séjour permanent après avoir bénéficié d’un regroupement familial avec son époux en France. Selon lui, la requérante tirait grief non pas du délai d’attente de dix-huit mois que le droit français lui imposait pour déposer une demande de regroupement familial avec ses enfants, mais uniquement de la durée d’instruction très longue de la demande après le dépôt de celle-ci.

91. Dans ces conditions, le Gouvernement estime qu’il convient d’appliquer en l’espèce les principes ordinaires régissant le regroupement familial, tels qu’énoncés dans l’arrêt Jeunesse c. Pays-Bas ([GC], no 12738/10, § 107, 3 octobre 2014).

92. Il ne conteste pas que la décision du 16 septembre 2016 par laquelle la commission de recours des étrangers a refusé de délivrer un permis de séjour à l’épouse du requérant s’analyse en une ingérence dans l’exercice par celui-ci de son droit au respect de sa vie familiale tel que garanti par l’article 8 § 1, mais il estime que ce refus était justifié au regard de l’article 8 § 2.

93. À cet égard, le Gouvernement soutient que ce refus était prévu par la loi, et plus précisément par l’article 9 § 1 i) d) de la loi sur les étrangers, considérant que, contrairement aux prescriptions légales, le requérant n’était pas titulaire depuis au moins trois ans d’un permis de séjour délivré au titre de l’article 7 § 3, et qu’aucune raison exceptionnelle tenant notamment à l’unité de la famille ne justifiait un regroupement familial au regard de l’article 9c 1) de ladite loi.

94. Le Gouvernement avance en outre que la décision litigieuse poursuivait le but légitime consistant à protéger le « bien-être économique du pays ». Il explique que l’introduction dans la loi du délai d’attente de trois ans était motivée par l’inquiétude que suscitait l’afflux massif de demandeurs d’asile fuyant le conflit syrien et qu’elle visait à assurer la réussite de leur intégration dans la société. Il indique que, selon la jurisprudence, que « la mise en œuvre effective d’un contrôle de l’immigration » peut passer pour un but légitime lié à la préservation du bien-être économique d’un pays propre à justifier une ingérence dans la vie familiale (voir, entre autres, Berrehab c. Pays-Bas, 21 juin 1988, § 26, série A no 138, Nacic et autres c. Suède, no 16567/10, § 79, 15 mai 2012, et J.M. c. Suède (déc.), no 47509/13, § 40, 8 avril 2014).

95. Enfin, le Gouvernement soutient que la décision incriminée était nécessaire dans une société démocratique. Renvoyant au raisonnement que la Cour suprême a suivi dans son arrêt du 6 novembre 2017, il explique que la modification de l’article 9 § 1 i) d) était principalement motivée par l’afflux soudain de demandeurs d’asile à l’époque pertinente (7 557 en 2013, 14 792 en 2014 et 21 316 en 2015), situation qui aurait imposé des mesures destinées à ménager un juste équilibre, à assurer une intégration effective et à préserver le bien-être et la sécurité de la société.

96. Le Gouvernement indique que le requérant était arrivé au Danemark depuis un an et trois mois lorsque l’office de l’immigration a refusé sa demande. Il rappelle que la restriction apportée au droit de l’intéressé à vivre sa vie familiale avec son épouse n’était que temporaire et que, si la situation générale dans son pays d’origine ne s’était pas améliorée, le requérant aurait été éligible à un regroupement familial au bout de trois ans.

97. Le Gouvernement ajoute que, en vertu de l’article 9c § 1 de la loi sur les étrangers, si des circonstances exceptionnelles s’étaient présentées, telles qu’une maladie grave, le requérant pouvait obtenir un regroupement familial anticipé. Il indique que, pendant la période allant du 20 février 2015 au 31 juillet 2017, la commission de recours des étrangers a accordé le regroupement familial au titre de l’article 9c § 1 à des époux et enfants dans 79 cas, soit 25 % des demandes examinées (paragraphe 64 ci-dessus).

98. Il expose que le requérant a obtenu une protection temporaire à cause de la situation générale régnant dans son pays d’origine, laquelle était susceptible d’évoluer rapidement (voir, par exemple, Sufi et Elmi c. Royaume-Uni, nos 8319/07 et 11449/07, 28 juin 2011, et K.A.B. c. Suède, no 886/11, 5 septembre 2013, où la situation dans la capitale somalienne, Mogadiscio, était en cause).

99. À cet égard, le Gouvernement ajoute que le 11 décembre 2018, le HCR a déclaré dans un point de presse que, cette année-là, 37 000 réfugiés étaient retournés en Syrie et que, selon les prévisions, 250 000 Syriens devaient faire de même en 2019. Par ailleurs, selon un chiffre provisoire publié sur la page du Portail opérationnel du HCR consacrée aux crises de réfugiés (UNHCR Operational Portal on Syria Regional Refugee Response), 87 858 Syriens réfugiés dans les pays voisins de la Syrie seraient retournés volontairement dans leur pays en 2019. Le Gouvernement indique également que l’office de l’immigration danois et le conseil danois pour les réfugiés ont publié en février 2019 un rapport intitulé « Syria, Security Situation in Damascus Province and Issues Regarding Return to Syria », (« Syrie, situation en matière de sécurité dans la province de Damas et questions concernant le retour en Syrie ») faisant état d’une amélioration de la situation générale en matière de sécurité dans les régions syriennes contrôlées par le gouvernement, particulièrement dans la province de Damas.

100. Le Gouvernement expose qu’au cours des années considérées, des mesures analogues prévoyant des délais d’attente pour le regroupement familial ont été introduites dans le droit international et dans le droit de l’Union européenne ainsi que dans certains pays à l’égard des bénéficiaires d’une protection subsidiaire ou temporaire, notamment en Allemagne, en Suède, en Autriche, en Suisse, en Lettonie et en Norvège. Il ajoute qu’un certain nombre d’États membres de l’UE, par exemple la République tchèque, la Hongrie, la Slovaquie, Chypre, Malte, la Grèce et la Finlande, ont adopté une législation opérant une distinction entre les réfugiés relevant de la Convention des Nations unies relative aux réfugiés et les bénéficiaires d’une protection subsidiaire.

101. En conclusion, le Gouvernement considère que l’État a ménagé en l’espèce un juste équilibre dans le cadre d’appréciation qui lui est reconnue en matière de regroupement familial sur le terrain de l’article 8 de la Convention.

2. Les tiers intervenants

a) La Commissaire aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe

102. La Commissaire aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe (« la Commissaire ») juge important que tous les bénéficiaires d’une protection internationale puissent bénéficier du droit au regroupement familial, qu’il s’agisse de réfugiés relevant de la Convention des Nations unies relative aux réfugiés ou d’un autre régime.

103. Elle considère que les séparations familiales de longue durée ont des conséquences très préjudiciables pour les bénéficiaires d’une protection et les proches qu’ils ont quittés, et qu’elles vont à l’encontre de l’objectif de réussite de l’intégration et de prévention des migrations irrégulières et périlleuses vers l’Europe. Elle ajoute que certaines circonstances sont susceptibles d’aggraver ces conséquences négatives, notamment lorsque la personne ayant fui son pays est le principal soutien de sa famille.

104. La Commissaire note également l’importance que revêt le regroupement familial, expliquant qu’il permet aux membres d’une même famille de se rendre par un moyen sûr et régulier dans les États membres du Conseil de l’Europe, ce qui, d’après elle, réduit le recours à des passeurs et les risques inhérents à la migration irrégulière.

105. La Commissaire expose qu’elle a appelé les États membres du Conseil de l’Europe à veiller à ce que les personnes bénéficiant d’une protection subsidiaire ou temporaire jouissent des mêmes droits au regroupement familial que les réfugiés relevant de la Convention des Nations unies relative aux réfugiés, et qu’elle a formulé des recommandations tendant à la mise en œuvre de la jurisprudence de la Cour qui, explique-t-elle, veut que toutes les procédures concernant le regroupement familial de réfugiés soient souples, promptes et effectives de manière à garantir la protection du droit au respect de la vie familiale. En particulier, elle a indiqué que des délais d’attente dépassant un an devaient être réputés inappropriés.

106. La Commissaire précise qu’en janvier 2016, son prédécesseur avait adressé au ministre danois de l’Immigration, de l’Intégration et du Logement une lettre dans laquelle il se disait préoccupé par l’allongement à trois ans du délai imposé en matière de regroupement familial aux bénéficiaires d’une protection temporaire au titre de l’article 7 § 3 de la loi sur les étrangers, estimant notamment que la compatibilité de cette mesure avec l’article 8 de la Convention posait problème.

107. La Commissaire considère que le délai d’attente de trois ans applicable au Danemark dépasse largement la durée qui lui paraît appropriée, et qu’il est comparable au délai que la Cour avait jugé excessif dans l’affaire Tanda-Muzinga précitée.

b) Le Haut-Commissariat des Nations unies aux réfugiés

108. Le HCR évoque le cadre législatif et la pratique internes applicables aux bénéficiaires d’une protection temporaire candidats à un regroupement familial au Danemark. Il livre également son interprétation des principes pertinents du droit international des réfugiés et des droits de l’homme.

109. Le HCR estime que l’obligation faite aux bénéficiaires d’une protection temporaire de justifier de trois ans de résidence au Danemark avant de pouvoir prétendre à un regroupement familial va à l’encontre du droit international et du droit européen des droits de l’homme en ce qu’elle porte selon lui atteinte au droit fondamental au respect de la vie familiale des personnes ayant besoin d’une protection internationale et qu’elle exclut certaines catégories de personnes de manière disproportionnée et discriminatoire, au mépris des exigences de l’article 8 pris isolément et combiné avec l’article 14.

110. Le HCR note que dans ses observations finales du 15 août 2016 concernant le sixième rapport périodique du Danemark, le Comité des droits de l’homme s’est déclaré préoccupé par l’application du délai d’attente de trois ans aux personnes bénéficiant d’une protection temporaire, et qu’il a recommandé à ce pays d’« envisager de réduire la durée de séjour requise pour les personnes bénéficiant d’une protection temporaire afin qu’elles puissent exercer leur droit au regroupement familial, conformément au Pacte [international relatif aux droits civils et politiques] ».

111. Le HCR renvoie à ses conclusions sommaires du 4 décembre 2017 sur le droit à la vie familiale et à l’unité de la famille dans le cadre du regroupement familial des réfugiés et des autres personnes ayant besoin d’une protection internationale, indiquant qu’il y avait noté que « la séparation prolongée des réfugiés d’avec leur famille à la suite de leur départ p[ouvait] avoir des conséquences désastreuses sur leur bien-être et celui de leurs proches ».

112. En outre, le HCR dit que le regroupement familial est essentiel à la jouissance par les réfugiés de leur droit fondamental à la vie familiale et qu’il n’y a aucune raison d’opérer à cet égard une distinction entre ces derniers et les bénéficiaires d’une protection subsidiaire. Exposant que la Cour reconnaît que l’obtention d’une protection internationale constitue une preuve de la vulnérabilité des personnes concernées et que la nécessité pour les réfugiés de bénéficier d’un régime de regroupement familial plus favorable que celui réservé aux autres étrangers fait l’objet d’un large consensus, tant au niveau international qu’au niveau européen, il affirme que le regroupement familial est tout aussi important pour les autres bénéficiaires d’une protection subsidiaire ou temporaire.

113. Le HCR estime que les distinctions opérées entre les bénéficiaires d’une protection internationale sont bien souvent inutiles ou dépourvues de justification objective du point de vue de l’expérience de l’éloignement et du besoin de protection éprouvé par les intéressés. Il avance que rien ne prouve que le besoin de protection des bénéficiaires d’une protection subsidiaire (ceux qui, au Danemark, relèvent du deuxième ou du troisième régime) soit toujours ou presque toujours d’une nature différente ou d’une durée plus courte que celui des réfugiés (qui relèvent du premier régime). Il fait observer qu’en pratique les bénéficiaires d’une protection subsidiaire n’ont en général pas la possibilité de retourner dans leur pays avant les réfugiés.

114. Enfin, le HCR déclare souscrire à une résolution adoptée en 2018 par l’APCE dans laquelle celle-ci souligne que le statut de protection subsidiaire ou temporaire ne saurait être envisagé comme un « statut alternatif de réfugié », avec moins de droits, et que les États ne devraient donc pas privilégier la protection subsidiaire ou temporaire par rapport au statut de réfugié afin de limiter le regroupement familial en raison de la nature temporaire et personnelle de ce statut subsidiaire (paragraphe 60 ci-dessus).

c) Le gouvernement norvégien

115. Le gouvernement norvégien avance que ni l’article 8 ni l’article 14 combiné avec l’article 8 n’interdisent aux états membres d’imposer aux étrangers bénéficiant d’un titre de séjour temporaire et subsidiaire l’obligation de satisfaire à certaines conditions d’ordre économique, temporel ou autre avant de pouvoir prétendre à un regroupement familial.

116. Il affirme que le droit pour les états d’admettre des étrangers sur leur territoire et de les en exclure est un attribut fondamental du principe de la souveraineté de l’État. En outre, il considère qu’il importe au plus haut point de s’en remettre aux états contractants et à leurs organes législatifs démocratiques dans ce domaine, et de leur laisser ainsi une latitude politique pour leur permettre de répondre aux fluctuations des mouvements migratoires et aux situations d’afflux massifs de migrants.

117. Il estime que le refus provisoire d’autoriser un regroupement familial à un regroupant auquel un État contractant a accordé un droit de séjour lui-même temporaire fondé sur la protection subsidiaire ne s’analyse pas en une ingérence dans l’exercice du droit au respect de la vie familiale ni en un manquement aux obligations positives découlant de l’article 8. En conséquence, il est douteux selon lui que le refus provisoire d’accorder un permis de séjour à l’épouse du requérant relève du domaine des intérêts protégés par l’article 8.

118. Le gouvernement norvégien indique que la Cour a toujours opéré une distinction entre, d’une part, les « immigrés établis » et, d’autre part, les « étrangers sollicitant l’admission » et les « étrangers titulaires d’un permis de séjour temporaire », ces deux dernières catégories de personnes se trouvant dans « une situation précaire au regard du droit des étrangers ». La nécessité d’une telle distinction transparaîtrait dans les travaux préparatoires de la Convention puisque les États contractants auraient choisi de libeller la clause de juridiction de l’article 1 de manière à ce qu’elle couvre toute personne se trouvant sur leur territoire en précisant que « certains des droits énumérés à l’article 2 [devenu depuis lors l’article 1] ne [pouvaient] être garantis sans restrictions aux étrangers, notamment les droits visés aux paragraphes [sic] 6, 7, 8 et 9 ».

119. À cet égard, le gouvernement norvégien renvoie également à un arrêt rendu le 8 novembre 2018 par la Cour suprême norvégienne dans une affaire (no HR-2018-2133-A) où était en cause une décision par laquelle un permis de séjour temporaire délivré pour trois ans à une réfugiée et à sa fille avait été révoqué au motif que les circonstances qui avaient justifié l’octroi de l’asile à la mère (absence d’appui parental masculin) avaient changé lorsque le mari de celle-ci avait demandé l’asile en Norvège. Il expose que la Cour suprême a jugé que la révocation de ce permis de séjour ne s’analysait pas en une ingérence dans l’exercice du droit au respect de la vie familiale garanti par l’article 8 § 1, au motif que la mère et sa fille n’étaient pas des immigrés établis et qu’elles ne justifiaient pas d’une vie privée les protégeant contre toute mesure d’éloignement. En conséquence, la Cour suprême aurait conclu que la question de la justification d’une ingérence au regard de l’article 8 § 2 ne se posait pas.

120. Le gouvernement norvégien affirme en outre que l’existence à un moment donné d’obstacles insurmontables s’opposant à ce qu’un étranger mène une vie familiale dans son pays d’origine et justifiant la protection temporaire de celui-ci contre un renvoi dans ce pays n’exclut pas que la situation puisse évoluer. Il soutient que, en tout état de cause, le fait de subordonner le regroupement familial à des conditions réalistes, d’ordre temporel ou financier par exemple, ne suspendrait que temporairement et non durablement les liens familiaux.

d) Le gouvernement suisse

121. Dans ses observations, le gouvernement suisse présente un aperçu du droit au regroupement familial institué par la législation suisse relative au droit des étrangers et au droit d’asile. Il expose qu’en Suisse le droit au regroupement familial est régi par un ensemble de dispositions relativement complexe opérant des distinctions entre différentes catégories d’étrangers fondées sur le type de permis de séjour dont les intéressés sont titulaires ainsi que sur la question de savoir si les liens familiaux préexistaient à la fuite de la personne réfugiée en Suisse ou s’ils se sont noués ultérieurement et si les membres de la famille candidats à un regroupement familial avec leurs proches réfugiés en Suisse se trouvaient déjà dans le pays ou s’ils résidaient encore à l’étranger au moment du dépôt de la demande. Il indique que, en résumé, les dispositions du droit suisse qui seraient pertinentes en l’espèce prévoient deux types de permis de séjour, à savoir les « permis B » délivrés aux personnes ayant obtenu l’asile, et les « permis F » accordés aux personnes admises en Suisse à titre seulement provisoire, notamment celles qui ont fui une guerre, une guerre civile ou une situation de violence généralisée. Il explique que le droit au regroupement familial de ces personnes diffère à plusieurs égards en ce que l’article 85 § 7 de la loi sur les étrangers et l’intégration dispose que les titulaires d’un « permis F » ne sont pas éligibles au regroupement familial avant l’expiration d’un délai de trois ans à compter de la date de leur admission provisoire.

122. Si le gouvernement suisse dit souscrire pleinement à l’idée que les personnes admises provisoirement sur le territoire puissent se prévaloir d’obligations positives, il rappelle que la jurisprudence constante commande qu’un juste équilibre soit ménagé entre les intérêts concurrents de l’individu et de la société dans son ensemble, et que l’État jouit dans ce cadre d’une certaine marge d’appréciation. En conséquence, il considère que si la Cour refusait aux états membres la possibilité de poser des conditions au regroupement familial – y compris l’instauration d’un délai d’attente – , elle étendrait à l’excès la portée des obligations découlant de l’article 8, au détriment de l’intérêt public consistant à assurer un contrôle effectif de l’immigration et une intégration réussie dans la société.

e) L’Institut danois des droits de l’homme

123. Les observations de l’Institut danois des droits de l’homme contiennent principalement des éléments d’information sur les règles de droit international, sur les législations nationales respectives des pays de l’Union européenne et des États contractants, sur le droit danois et son application, ainsi qu’une mise à jour sur l’évolution de la législation et la pratique en 2019. Ces derniers éléments comprennent diverses décisions rendues par la commission de recours des étrangers et des exemples de la politique d’uniformisation du traitement des personnes ayant besoin d’une protection, du point de vue notamment du caractère temporaire de leur autorisation de séjour. L’Institut précise qu’en février 2019 le Parlement danois a adopté une loi modifiant l’intitulé des permis de séjour de tous les réfugiés (paragraphe 27 ci-dessus) et que, désormais, les permis de séjour attribués à ces derniers et aux membres de leur famille ne sont plus délivrés « assortis de la possibilité d’un séjour permanent » mais « aux fins d’un séjour temporaire » et mentionnent que la protection accordée aux réfugiés par le Danemark cesse lorsque ceux-ci n’en ont plus besoin. Il communique également des données statistiques.

3. La Cour

a) Observations liminaires

124. La Cour relève d’emblée que le grief du requérant se rapporte à la demande de regroupement familial avec son épouse qu’il avait présentée le 4 novembre 2015. À cette date, l’intéressé était titulaire depuis cinq mois (depuis le 8 juin 2015) d’un permis de séjour qui lui avait été délivré au titre de l’article 7 § 3 de la loi sur les étrangers.

125. Le 5 juillet 2016, l’office de l’immigration rejeta cette demande au motif que le requérant n’était pas titulaire depuis au moins trois ans d’un permis de séjour délivré en vertu de l’article 7 § 3, contrairement à ce qu’exigeait l’article 9 § 1 i) d) de cette même loi, et qu’aucune raison exceptionnelle, telle que des craintes pour l’unité de la famille, ne justifiait le regroupement familial au regard de l’article 9c § 1 de la loi (paragraphe 18 ci-dessus). Sa décision fut confirmée le 16 septembre 2016 par la commission de recours des étrangers. À cette date, le requérant était titulaire depuis un an et trois mois d’un permis de séjour délivré sur le fondement de l’article 7 § 3.

126. Devant les juridictions internes, le requérant plaida que le refus définitif que la commission de recours des réfugiés lui avait opposé le 16 septembre 2016 était contraire à l’article 8.

127. Le 26 avril 2018, date à laquelle il séjournait au Danemark depuis deux ans, dix mois et deux semaines, le requérant demanda à nouveau le bénéfice d’un regroupement familial avec son épouse. Il produisit les justificatifs nécessaires, à la suite de quoi sa demande fut acceptée le 24 juin 2019. N’ayant pas été contestées devant les tribunaux internes et ne l’étant pas davantage dans la présente requête, ces procédures n’entrent pas dans l’objet du litige devant la Cour.

128. Dans ces conditions, la Cour limitera son examen à la question de savoir si la décision du 16 septembre 2016 de refuser au requérant le bénéfice d’un regroupement familial avec son épouse en raison de l’imposition d’un délai d’attente de trois ans aux bénéficiaires d’une protection temporaire s’analyse en une violation de l’article 8 de la Convention. Elle souligne par ailleurs qu’elle n’est pas appelée à rechercher si l’État peut assortir l’octroi du bénéfice du regroupement familial à d’autres conditions, d’ordre matériel ou économique, car cette question ne se pose pas en l’espèce.

129. Il y a lieu de noter que le requérant admet qu’un délai d’attente d’un an serait « raisonnable » (paragraphe 75 ci-dessus). Il est incontesté en outre que le requérant a eu la faculté de présenter une demande de regroupement familial deux mois avant l’expiration du délai de trois ans.

b) Principes généraux relatifs à l’étendue de l’obligation pour l’État d’admettre sur son territoire des proches de personnes qui y résident

130. La Cour n’a jamais été appelée à rechercher si, et dans quelle mesure, l’imposition d’un délai d’attente légal pour l’accès au regroupement familial des personnes bénéficiant d’une protection subsidiaire ou du statut de protection temporaire est compatible avec l’article 8 de la Convention. Il est néanmoins instructif aux fins de l’examen de cette question en l’espèce de rappeler les principes généraux en matière de regroupement familial qui se dégagent de sa jurisprudence relative à d’autres types de situations qui soulevaient des questions se rapportant à l’étendue de l’obligation pour l’État d’admettre sur son territoire des proches de personnes qui y résident. L’exposé le plus récent de ces principes figure dans l’arrêt Jeunesse (précité).

131. Il y a lieu de rappeler tout d’abord que, suivant un principe de droit international bien établi, les États ont le droit, sans préjudice des engagements découlant pour eux de traités, de contrôler l’entrée et le séjour des non-nationaux sur leur sol. La Convention ne garantit pas le droit pour un étranger d’entrer ou de résider dans un pays particulier (ibidem, § 100).

132. De plus, en matière d’immigration, l’article 8 ne saurait s’interpréter comme comportant pour un État l’obligation générale de respecter le choix, par les couples mariés, de leur pays de résidence et de permettre le regroupement familial sur le territoire de ce pays. Cela étant, dans une affaire qui concerne la vie familiale aussi bien que l’immigration, l’étendue de l’obligation pour l’État d’admettre sur son territoire des proches de personnes qui y résident varie en fonction de la situation particulière des personnes concernées et de l’intérêt général et appelle la recherche d’un juste équilibre entre les intérêts concurrents en jeu. Les facteurs à prendre en considération dans ce contexte sont la mesure dans laquelle il y a effectivement entrave à la vie familiale, l’étendue des attaches que les personnes concernées ont dans l’État contractant en cause, la question de savoir s’il existe ou non des obstacles insurmontables à ce que la famille vive dans le pays d’origine de l’étranger concerné et celle de savoir s’il existe des éléments touchant au contrôle de l’immigration (ibidem, § 107).

133. Enfin, l’idée selon laquelle l’intérêt supérieur des enfants doit primer dans toutes les décisions qui les concernent fait l’objet d’un large consensus, notamment en droit international. Cet intérêt n’est certes pas déterminant à lui seul, mais il faut assurément lui accorder un poids important (ibidem, § 109).

c) Jurisprudence relative aux exigences de fond en matière de regroupement familial

134. De manière générale, conformément aux principes susmentionnés, la Cour hésite à conclure que les États contractants ont une obligation positive d’autoriser un regroupement familial lorsque sont présentes une ou plusieurs des circonstances suivantes, lesquelles ne sont pas toutes pertinentes dans le cas d’espèce :

i. La vie familiale a débuté à un moment où les intéressés savaient que la situation de l’un d’entre eux au regard des lois sur l’immigration était telle que cela conférait d’emblée un caractère précaire à la poursuite de cette vie familiale dans l’État d’accueil. En pareil cas, ce n’est en principe que dans des circonstances exceptionnelles que l’éloignement du membre de la famille ressortissant d’un pays tiers emporte violation de l’article 8 (voir, parmi de nombreux autres, Jeunesse, précité, § 108, Abdulaziz, Cabales et Balkandali, précité, Bouchelkia c. France, arrêt du 29 janvier 1997, Recueil des arrêts et décisions 1997-I, Baghli c. France, no 34374/97, CEDH 1999-VIII, Konstatinov c. Pays-Bas, no 16351/03, 26 avril 2007, Darren Omoregie et autres c. Norvège, no 265/07, 31 juillet 2008, Antwi et autres c. Norvège, no 26940/10, 14 février 2012, et Priya c. Danemark (déc.) no 13594/03, 6 juillet 2016).

ii. La personne qui demande à être rejointe n’entretient que des liens ténus avec le pays d’accueil, ce qui par hypothèse est habituellement le cas lorsqu’elle y réside depuis peu ou qu’elle s’y trouve en situation irrégulière (voir, a contrario, Jeunesse, précité). Jusqu’à présent, il n’y a pas de précédent dans lequel la Cour aurait conclu qu’un État avait l’obligation, en ce qui concerne un étranger titulaire seulement d’un permis de court séjour ou d’un titre de séjour temporaire, d’autoriser le regroupement familial avec un membre de la famille de l’intéressé non encore entré dans l’État en question.

iii. Il n’existe pas d’obstacles insurmontables à ce que la famille vive dans le pays d’origine de la personne qui demande à être rejointe (voir, par exemple, Gül c. Suisse, no 23218/94, 19 février 1996, Ahmut c. Pays-Bas, no 21702/93, 28 novembre 1996, Chandra et autres c. Pays-Bas no 53102/99, 13 mai 2003, Berisha c. Suisse, no 948/12, 30 juillet 2013, Nacic et autres, précité, et I.A.A. c. Royaume-Uni (déc.), no 25960/13, 8 mars 2016).

iv. La personne qui demande à être rejointe (candidat) n’est pas en mesure de démontrer qu’elle dispose de revenus personnels stables indépendants, ne provenant pas de prestations sociales, lui permettant de pourvoir aux besoins fondamentaux des membres de sa famille (voir, notamment, Haydarie c. Pays-Bas (déc.), no 8876/04, 20 octobre 2005, Konstatinov, précité, § 50, et Hasanbasic c. Suisse, no 52166/09, § 59, 11 juin 2013).

135. En revanche, la Cour est de manière générale disposée à conclure que les États contractants ont une obligation positive d’autoriser le regroupement familial lorsque plusieurs des circonstances suivantes sont cumulativement réunies, lesquelles ne sont pas toutes pertinentes dans le cas d’espèce :

i. La personne qui demande à être rejointe a obtenu le statut de résident permanent dans le pays d’accueil ou entretient des liens solides avec celui-ci (voir, entre autres, Tuquabo-Tekle et autres c. Pays-Bas, no 60665/00, § 47, 1er décembre 2005, et Butt c. Norvège, no 47017/09, §§ 76 et 87, 4 décembre 2012).

ii. La vie familiale avait déjà débuté lorsque la personne qui demande à être rejointe a obtenu le statut de résident permanent dans le pays accueil (voir, parmi d’autres, Berrehab, précité, § 29, et Tuquabo-Tekle et autres, précité, § 44).

iii. La personne qui demande à être rejointe et le membre de sa famille concerné résident déjà dans le pays d’accueil (voir, entre autres, Berrehab, précité, § 29).

iv. Des enfants sont concernés, car il faut accorder un poids important à leurs intérêts (voir, par exemple, Jeunesse, précité, §§ 119-120, Berrehab, précité, § 29, Tuquabo-Tekle et autres, précité, § 47, Rodrigues da Silva et Hoogkamer c. Pays-Bas, no 50435/99, § 44, CEDH 2006‑I, et Nunez c. Norvège, no 55597/09, § 84, 28 juin 2011).

v. Il existe des obstacles insurmontables ou majeurs à ce que la famille vive dans le pays d’origine de la personne qui demande à être rejointe (voir, entre autres, Sen c. Pays-Bas, no 31465/96, § 40, 21 décembre 2001, Tuquabo-Tekle et autres, précité, § 48, Rodrigues da Silva et Hoogkamer, précité, § 41, et Ghatet c. Suisse, no 56971/10, § 49, 8 novembre 2016).

136. Toutefois, ainsi qu’il a été indiqué ci-dessus, la jurisprudence existante concerne la question plus générale de savoir si un refus d’accorder le regroupement familial dans un cas donné était conforme aux exigences de l’article 8 de la Convention. La situation particulière au regard du droit des étrangers des personnes qui demandent à être rejointes – en particulier leurs droits en tant que bénéficiaires d’une protection subsidiaire – et le caractère temporaire de tout refus résultant de l’existence d’un délai d’attente légal d’une certaine durée n’étaient pas en cause.

d) Jurisprudence relative aux exigences de forme pour le traitement des demandes de regroupement familial

137. Outre les exigences de fond, énoncées ci-dessus, qu’elle a posées en matière de regroupement familial sur le terrain de l’article 8, la Cour a également fixé certaines exigences de forme se rapportant au traitement des demandes de ce type.

138. Dans les affaires précitées Tanda-Muzinga et Mugenzi, les requérants avaient obtenu le droit de résider en France en qualité de réfugiés au sens de la Convention des Nations unies relative aux réfugiés. Par la suite, ils se virent accorder le bénéfice du regroupement familial avec les membres de leur famille qui résidaient à l’étranger, mais la délivrance de visas n’était pas automatique et les requérants durent donc en faire eux-mêmes la demande. Dans l’affaire Tanda-Muzinga, l’instruction de la demande prit trois ans et cinq mois, contre six ans dans l’affaire Mugenzi. La Cour a conclu à une violation au motif que le processus décisionnel n’avait pas présenté les garanties de souplesse, de célérité et d’effectivité requises pour faire observer le droit au respect de la vie familiale garanti par l’article 8 de la Convention. Elle a rappelé « que l’unité de la famille est un droit essentiel du réfugié et que le regroupement familial est un élément fondamental pour permettre à des personnes qui ont fui des persécutions de reprendre une vie normale » et « que la nécessité pour les réfugiés de bénéficier d’une procédure de regroupement familial plus favorable que celle réservée aux autres étrangers fait l’objet d’un consensus à l’échelle internationale et européenne » (Tanda-Muzinga, précité, § 75).

139. De même, dans l’affaire Senigo Longue et autres (précitée), la requérante, qui résidait régulièrement en France depuis octobre 2005 en qualité de conjointe d’un Français, avait présenté en mai 2007 une demande de regroupement familial pour faire venir dans ce pays ses deux enfants restés au Cameroun. Lors de l’instruction de cette demande, qui a duré quatre années, les autorités françaises avaient émis des doutes sur la réalité du lien de filiation maternelle entre la requérante et les deux enfants concernés. La Cour a considéré que ce délai était « excessif, eu égard en particulier à l’intérêt supérieur des enfants » et que « le processus décisionnel n’a[vait] pas présenté les garanties de souplesse, de célérité et d’effectivité requises pour faire observer le droit des requérants au respect de leur vie familiale garanti par l’article 8 de la Convention ».

e) Étendue de la marge d’appréciation

140. La marge d’appréciation laissée aux autorités nationales compétentes variera selon la nature des questions en litige et la gravité des intérêts en jeu (Strand Lobben et autres c. Norvège [GC], no 37283/13, § 211, 10 septembre 2019). La Cour n’ayant jamais été appelée auparavant à rechercher si, et dans quelle mesure, l’imposition d’un délai légal d’attente pour l’accès au regroupement familial des bénéficiaires d’une protection subsidiaire ou temporaire est compatible avec l’article 8, elle estime pertinent d’examiner d’emblée la question de la marge d’appréciation dont jouit l’État lorsqu’il rend des décisions de principe comme celles ici en cause. Plusieurs facteurs entrent en ligne de compte à cet égard.

i. La Convention et la jurisprudence existante

141. Sur ce point, la Cour observe que plusieurs arguments tirés de la Convention et de la jurisprudence existante militent en faveur de la reconnaissance d’une ample marge d’appréciation à l’État.

142. Premièrement, l’article 8 ne confère aucun droit absolu. Notamment, en matière d’immigration, il ne saurait s’interpréter comme comportant pour un État l’obligation générale de respecter le choix, par les couples mariés, de leur pays de résidence et de permettre le regroupement familial sur le territoire de ce pays (paragraphe 132 ci-dessus). À de nombreuses reprises, la Cour a reconnu que le contrôle de l’immigration était pour l’État un but légitime justifiant des ingérences dans l’exercice du droit au respect de la vie familiale au sens de l’article 8 de la Convention. Il en va de même pour ce qui est des obligations positives (voir, par exemple, Haydarie, précité, Konstatinov, précité, § 50, et Hasanbasic, précité, §§ 57‑67).

143. Deuxièmement, la Cour a admis que le contrôle de l’immigration sert l’intérêt général du bien-être économique du pays et que l’État dispose habituellement en la matière d’une marge d’appréciation étendue (voir, par exemple, Biao c. Danemark [GC], no 38590/10, § 117, 24 mai 2016).

144. En revanche, il y a aussi un certain nombre d’arguments tirés de la Convention et de la jurisprudence de la Cour qui militent en faveur d’une restriction de cette marge d’appréciation. Il y a lieu de rappeler que la Convention doit se lire comme un tout et s’interpréter de manière à promouvoir sa cohérence interne et l’harmonie entre ses diverses dispositions (Stec et autres c. Royaume-Uni (déc.) [GC], nos 65731/01 et 65900/01, § 48, CEDH 2005‑X).

145. Une situation de violences généralisées dans un pays peut être d’une gravité telle qu’il pourrait en être conclu que toute personne qui y retournerait serait exposée à un risque réel de traitement contraire à l’article 3 du seul fait de sa présence là-bas. Le caractère absolu du droit consacré à l’article 3 ne souffre aucune exception, aucun facteur justificatif ni aucune mise en balance d’intérêts. Dès lors, un afflux croissant de migrants ne saurait exonérer un État de ses obligations découlant de cette disposition (voir, par exemple, Khlaifia et autres, précité, § 114). En principe, ce facteur est susceptible lui aussi de réduire la latitude dont jouit un État dans la mise en balance, sur le terrain de l’article 8, des intérêts en conflit que sont le regroupement familial et le contrôle de l’immigration. Cependant, lorsqu’il y a un afflux massif de demandeurs d’asile et d’importantes contraintes du point de vue des ressources, les États d’accueil doivent pouvoir considérer qu’il entre dans leur marge d’appréciation de donner la priorité à l’octroi de la protection offerte par l’article 3 à un plus grand nombre de ces personnes, au détriment de l’intérêt de certaines d’entre elles, au regard de l’article 8, à un regroupement familial.

146. Par ailleurs, la Cour estime que les considérations exposées aux paragraphes 137 et 138 ci-dessus au sujet des exigences de forme valant, sous l’angle de l’article 8, pour le traitement des demandes de regroupement familial présentées par des réfugiés s’appliquent tout autant aux bénéficiaires d’une protection subsidiaire, y compris les personnes qui risquent de subir des mauvais traitements contraires à l’article 3 en raison de la situation générale dans leur pays d’origine, lorsque le risque n’est pas temporaire mais apparaît être permanent ou durable.

ii. La qualité du contrôle opéré par le législateur et par le juge

147. Un autre facteur qui a une incidence sur l’étendue de la marge d’appréciation est le rôle subsidiaire que joue la Cour dans le système de la Convention. Conformément au principe de subsidiarité, c’est en premier lieu aux Parties contractantes qu’il incombe de garantir le respect des droits et libertés définis dans la Convention et ses Protocoles, et elles disposent pour ce faire d’une marge d’appréciation soumise au contrôle de la Cour. Ainsi que la Cour l’a indiqué à maintes reprises, les autorités nationales, du fait de leur légitimité démocratique, sont en principe mieux placées que le juge international pour se prononcer sur les besoins et contextes locaux (voir, entre autres, Lekić c. Slovénie [GC], no 36480/07, § 108, 11 décembre 2018).

148. Lorsque le législateur jouit d’une marge d’appréciation, celle-ci s’applique en principe tant à la décision de légiférer ou non sur un sujet donné que, le cas échéant, aux règles détaillées établies de manière à ce que la législation adoptée soit conforme à la Convention et ménage un équilibre entre les intérêts publics et les intérêts privés éventuellement en conflit. Cela étant, la Cour a dit à plusieurs reprises que les choix faits par le législateur n’échappaient pas à son contrôle, et elle s’est dans un certain nombre d’affaires penchée sur la qualité de l’examen qui avait été effectué par les autorités parlementaires et judiciaires nationales de la nécessité de telle ou telle mesure qui était contestée devant elle. Elle a considéré qu’il y avait lieu de tenir compte du risque d’abus que pouvait emporter l’assouplissement d’une mesure générale, et que ce risque était un facteur qu’il appartenait avant tout à l’État d’apprécier. Elle a également jugé qu’une mesure générale était un moyen plus pratique pour parvenir à l’objectif légitime visé qu’une disposition permettant un examen au cas par cas lorsque pareille disposition emportait un risque de grande insécurité juridique, de litiges, de frais et de retards ou de discrimination et d’arbitraire. La manière dont une mesure générale a été appliquée aux faits d’une cause donnée permet toutefois de se rendre compte de ses répercussions pratiques et est donc pertinente pour l’appréciation de sa proportionnalité (Animal Defenders International c. Royaume-Uni [GC], no 48876/08, § 108, CEDH 2013, avec les références citées). Il incombe à la Cour d’examiner attentivement les arguments dont le législateur a tenu compte pour parvenir aux solutions retenues par lui et de rechercher si un juste équilibre a été ménagé entre les intérêts de l’État ou du public en général et ceux des individus directement touchés par les solutions en question (comparer avec Correia de Matos c. Portugal [GC], no 56402/12, § 129, 4 avril 2018).

149. À cet égard, la Cour rappelle également que les juridictions internes doivent exposer des motifs spécifiques à la lumière des circonstances du cas d’espèce, en particulier pour lui permettre d’assurer le contrôle européen qui lui est confié. Un raisonnement insuffisant des judiciaires internes, sans véritable mise en balance des intérêts en présence, est contraire aux exigences de l’article 8 de la Convention (voir, par exemple, I.M. c. Suisse, no 23887/16, § 72, 9 avril 2019). En revanche, dès lors que les juridictions internes ont examiné les faits avec soin, qu’elles ont appliqué, dans le respect de la Convention et de sa jurisprudence, les normes applicables en matière de protection des droits de l’homme et qu’elles ont ménagé un juste équilibre entre les intérêts de l’individu et l’intérêt général dans le cas d’espèce, il faut des raisons sérieuses pour que la Cour substitue son avis à celui des judiciaires internes (voir la jurisprudence récente sur le terrain de l’article 8 concernant l’expulsion d’immigrés établis, par exemple Levakovic c. Danemark, no 7841/14, § 45, 23 octobre 2018, et le renvoi à l’arrêt Ndidi c. Royaume-Uni, no 41215/14, § 76, 14 septembre 2017).

150. La Cour note également que le Protocole no 15, qui amende la Convention en mettant notamment en avant le principe de subsidiarité et la doctrine de la marge d’appréciation, entrera en vigueur le 1er août 2021.

iii. Le degré de consensus aux niveaux national, international et européen à prendre en compte en l’espèce

151. Un autre facteur à prendre en compte en ce qui concerne l’étendue de la marge d’appréciation est l’existence ou non de points communs entre les législations nationales des États contractants. Selon l’étude de droit comparé menée par la Cour (paragraphe 69 ci-dessus), trente-deux des quarante-deux États qui ont intégré dans leur législation le statut de réfugié accordent un droit formel au regroupement familial aux bénéficiaires d’une « protection subsidiaire ». Toutefois, toute comparaison en la matière doit se faire avec une certaine prudence puisque, selon la législation danoise, la « protection subsidiaire » englobe à la fois le « statut de protection » prévu par l’article 7 § 2 et le « statut de protection temporaire » prévu par l’article 7 § 3, et que ce n’est que pour ce dernier que le délai d’attente a été instauré. Il faut rappeler aussi que les quarante-quatre États membres étudiés ne sont pas touchés de la même manière par l’afflux, en 2015 et 2016, de personnes déplacées originaires de Syrie (paragraphes 67 et 68 ci-dessus). Si certains États sont exposés à un afflux important, d’autres ne le sont à aucun degré notable. Quant aux indications qui pourraient être tirées de la comparaison des législations nationales en la matière, elles sont très limitées et doivent forcément être traitées avec circonspection : aucun consensus ne paraît se dessiner dans un sens ou dans un autre.

152. À la lumière de ces éléments, force est de constater que d’importantes considérations d’ordre social et économique sont en jeu pour les États contractants concernés et que la question est politiquement sensible. La Cour ne sous-estime pas les difficultés considérables que certains États ont pu connaître face à une telle situation (voir, entre autres, Hirsi Jamaa et autres c. Italie [GC], no 27765/09, § 122, CEDH 2012, Khlaifia et autres, précité, §§ 185 et 241, et Ilias et Ahmed c. Hongrie [GC], no 47287/15, §§ 155 et 213, 21 novembre 2019). Elle constate que certains États, particulièrement préoccupés en 2015 et 2016 par l’afflux de personnes déplacées originaires de Syrie, du point de vue de leur nombre tant absolu que par habitant, donnent la priorité à l’octroi d’une protection au détriment du droit au regroupement familial.

153. La Cour rappelle ce qu’elle a conclu au paragraphe 75 de l’arrêt Tanda-Muzinga précité : « la nécessité pour les réfugiés de bénéficier d’une procédure de regroupement familial plus favorable que celle réservée aux autres étrangers fait l’objet d’un consensus à l’échelle internationale et européenne comme cela ressort du mandat et des activités du HCR ainsi que des normes figurant dans la directive 2003/86 CE de l’Union européenne » (italiques ajoutés ; paragraphe 137 ci-dessus). Toutefois, la situation des bénéficiaires d’une protection subsidiaire n’est pas la même que celle des réfugiés.

154. À cet égard, la Cour observe tout d’abord que la pratique générale consistant à fixer des délais d’attente, à tout le moins des délais d’une durée supérieure à un an pour les bénéficiaires d’une protection subsidiaire et le délai d’attente spécifique de trois ans prévu par le Danemark pour les bénéficiaires d’une « protection temporaire », au sens de l’article 7 § 3 de la loi danoise sur les étrangers, ont suscité des inquiétudes et des critiques notamment de la part du Comité des droits de l’homme de les Nations unies et de la Commissaire aux droits de l’homme, en août 2016 et juin 2017 respectivement (paragraphes 40 et 62 ci-dessus), et que le HCR, en décembre 2017, a souligné ceci : « la séparation prolongée des réfugiés d’avec leur famille consécutive à leur départ peut avoir des conséquences désastreuses sur leur bien-être et celui de leurs proches » (paragraphe 111 ci-dessus). De plus, dans la résolution 2243 (2018) sur le Regroupement familial des réfugiés et des migrants dans les États membres du Conseil de l’Europe qu’elle a adoptée le 11 octobre 2018 (paragraphe 60 ci-dessus), l’APCE a déclaré : « [l]es obstacles à la protection de la vie familiale ne sont pas admissibles, selon l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’homme, pour dissuader des migrants, des réfugiés et les membres de leur famille ».

155. La Cour relève dans le même temps que, si le Danemark n’est pas lié par la politique européenne commune dans les domaines de l’asile et de l’immigration, prévue par Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne, ni par l’une quelconque des mesures adoptées au titre de cette politique (paragraphe 42 ci-dessus), il est clair que les États membres jouissent au sein de l’UE d’une grande marge de manœuvre pour ce qui est de l’accès au regroupement familial des bénéficiaires d’une protection subsidiaire et de l’instauration de délais d’attente en la matière.

156. Ainsi, la directive relative au regroupement familial (paragraphes 45-50 ci-dessus) ne s’applique pas à la protection subsidiaire (article 3 de la directive). Pour les autres catégories d’étrangers, l’article 8 permet aux États membres de différer le droit au regroupement familial de deux ans, ou de trois ans à titre de dérogation, sauf pour les étrangers relevant de la Convention des Nations unies relative aux réfugiés (article 12 de la directive).

157. Il y a lieu de rappeler aussi que, dans l’arrêt qu’elle a rendu le 27 juin 2006 en l’affaire C-540/03, Parlement européen c. Conseil [2006] ECR I-5769, la CJUE a rejeté la demande du Parlement européen tendant à l’annulation, pour violation du droit international, de l’article 8 de la directive relative au regroupement familial. La partie pertinente en l’espèce de cet arrêt (paragraphe 98, cité au paragraphe 50 ci-dessus) se lit ainsi :

« Cette disposition n’a donc pas pour effet d’empêcher tout regroupement familial, mais maintient au profit des États membres une marge d’appréciation limitée en leur permettant de s’assurer que le regroupement familial aura lieu dans de bonnes conditions, après que le regroupant a séjourné dans l’État d’accueil pendant une période suffisamment longue pour présumer une installation stable et un certain niveau d’intégration. Dès lors, le fait, pour un État membre, de prendre ces éléments en considération et la faculté de différer le regroupement familial de deux ans ou, selon le cas, de trois ans ne vont pas à l’encontre du droit au respect de la vie familiale exprimé notamment à l’article 8 de la CEDH tel qu’interprété par la Cour européenne des droits de l’homme. »

158. De plus, si la directive qualification (refonte) (paragraphes 51-56 ci-dessus) s’applique aussi bien aux réfugiés qu’aux personnes pouvant prétendre à une protection subsidiaire, l’obligation d’assurer le maintien de l’unité familiale ne vaut que pour les membres de la famille présents dans le même État membre (articles 2 j) et 23 de la directive).

159. Il y a lieu de noter aussi que la directive relative à la protection temporaire (paragraphes 57-59 ci-dessus) n’a jamais été appliquée. Déjà à l’époque où cette directive avait été proposée, la Commission avait reconnu que les conditions politiques ne semblaient pas réunies pour envisager d’une manière plus large le regroupement familial des personnes bénéficiant de la protection temporaire.

160. Au vu de ce qui précède, la Cour ne discerne, en matière de durée des délais d’attente, aucun consensus aux niveaux national, international et européen.

iv. Observations générales en conclusion sur l’étendue de la marge d’appréciation

161. Eu égard à l’ensemble des éléments ci-dessus, la Cour estime que les États membres doivent se voir reconnaître une ample marge d’appréciation lorsqu’ils décident s’il y a lieu d’assortir d’un délai d’attente le regroupement familial demandé par les personnes qui n’ont pas obtenu le statut de réfugié mais qui bénéficient d’une protection subsidiaire ou, à l’instar du requérant, d’une protection temporaire.

162. Toutefois, la latitude dont jouit l’État en la matière ne saurait être absolue et appelle un examen sous l’angle de la proportionnalité de la mesure. Si elle ne voit aucune raison de douter des motifs justifiant un délai d’attente de deux ans, tels que ceux à l’origine de l’article 8 de la directive de l’UE sur le regroupement familial (un délai de trois ans n’étant accepté qu’à titre de dérogation, voir les paragraphes 46, 156 et 157 ci-dessus), la Cour estime qu’au regard du juste équilibre à ménager, au-delà d’un tel délai, les obstacles insurmontables à l’exercice d’une vie familiale dans le pays d’origine prendront un poids de plus en plus important. Si l’article 8 de la Convention ne peut s’interpréter comme comportant pour un État l’obligation générale d’autoriser le regroupement familial sur son territoire (paragraphe 142 ci-dessus), l’objet et le but de la Convention appellent à comprendre et à appliquer ses dispositions d’une manière qui en rende les exigences concrètes et effectives, et non théoriques et illusoires dans leur application au cas d’espèce. Le principe de l’effectivité est un principe général d’interprétation de l’ensemble des dispositions de la Convention et de ses Protocoles (voir, par exemple, Muhammad et Muhammad c. Roumanie [GC], no 80982/12, § 122, 15 octobre 2020).

163. Par ailleurs, ladite appréciation du juste équilibre doit s’inscrire dans un processus décisionnel qui garantit suffisamment la souplesse, la célérité et l’effectivité requise aux fins du respect du droit du requérant au respect de sa vie familiale découlant de l’article 8 de la Convention (paragraphes 137 à 139 ci-dessus).

f) Application au cas d’espèce des principes et éléments susmentionnés

164. La présente affaire a pour objet le report pendant trois ans du droit du requérant au regroupement familial avec son épouse qui se trouvait en Syrie et n’avait jamais séjourné au Danemark auparavant. Elle doit donc être examinée sous l’angle d’un non-respect par l’État défendeur des obligations positives lui incombant en vertu de l’article 8 de la Convention (voir, par exemple, Abdulaziz, Cabales et Balkandali, précité, § 67, Gül, précité, § 38, Rodrigues da Silva et Hoogkamer, précité, § 38, Jeunesse, précité, §§ 100-105, et Paposhvili c. Belgique [GC], no 41738/10, § 221, 13 décembre 2016).

165. Au cœur de l’affaire se trouve donc la question de savoir si, lorsque le 16 septembre 2016 elles ont rejeté, en raison du délai de trois ans, la demande de regroupement familial présentée par le requérant, les autorités danoises ont ménagé un juste équilibre entre les intérêts concurrents de l’individu et de la société dans son ensemble. Le requérant avait un intérêt à être réuni avec son épouse aussitôt que possible, tandis que l’État danois avait un intérêt à contrôler l’immigration en tant que moyen permettant de servir l’intérêt général du bien-être économique du pays et d’une bonne intégration des bénéficiaires d’une protection de manière à préserver la cohésion sociale. Toutefois, sur ce dernier point, il faut rappeler que le regroupement familial peut lui aussi aider à préserver la cohésion sociale et à faciliter l’intégration. La Cour relève en outre que l’octroi du bénéfice du regroupement familial ne change pas en lui-même la nature et la base juridique du séjour au Danemark des bénéficiaires d’une protection temporaire, lequel demeure provisoire.

i. Le cadre législatif et politique

166. En 2015, le législateur danois a modifié la loi sur les étrangers (loi no 153 du 18 février 2015) en introduisant le « statut de protection temporaire » à l’article 7 § 3 de cette loi, tout en imposant simultanément aux bénéficiaires de ce statut des restrictions à leur droit au regroupement familial par l’insertion à l’article 9 § 1 i) d) de la même loi d’une disposition imposant un délai d’attente d’une durée initiale d’un an.

167. Les bénéficiaires d’une protection au titre du paragraphe 1 ou du paragraphe 2 de l’article 7 de la loi sur les étrangers n’étaient pas astreints à un tel délai.

168. Quant aux choix législatifs à l’origine de l’adoption des articles 7 § 3 et 9 § 1 i) d) de la loi sur les étrangers, il ressort des travaux préparatoires de la loi de 2015 (paragraphe 31 ci-dessus) que la réforme avait été jugée nécessaire en raison de la « hausse considérable du nombre de demandeurs d’asile arrivés au Danemark et dans [les] pays voisins » et que « [l]e gouvernement [tenait] à respecter ses obligations internationales et à offrir à cette catégorie de demandeurs d’asile une protection aussi longtemps qu’ils en aur[aie]nt besoin. En revanche, il souhait[ait] s’assurer que ces étrangers, dont le besoin de protection [était] temporaire, [pourraient] être renvoyés dès que la situation de leur pays d’origine le permet[trait]. » En outre, « [e]n raison du caractère temporaire de la protection, il [était] proposé (…) que, sauf raisons exceptionnelles, un étranger bénéficiant d’une protection temporaire ne [pourrait] prétendre au regroupement familial que si son permis de séjour temporaire [était] renouvelé au bout d’un an ».

169. En 2016, la loi sur les étrangers a de nouveau été modifiée (loi no 102 du 3 février 2016), le délai prévu par l’article 9 § 1 i) d) ayant été porté à trois ans.

170. Des considérations similaires à celles exposées ci-dessus figurent dans les travaux préparatoires de la loi de 2016 (paragraphe 33 ci-dessus), qui ajoutent ce qui suit :

« L’Europe accueille actuellement un nombre élevé de réfugiés, ce qui met la pression sur tous les pays, y compris le Danemark. Et la pression augmente jour après jour. Nous assumons une responsabilité partagée mais, de l’avis du gouvernement danois, nous ne devrions pas accepter un nombre de réfugiés si élevé qu’il menacerait la cohésion sociale dans notre propre pays, car le nombre de nouveaux arrivants a une incidence sur la réussite ultérieure de l’intégration. Il importe de ménager un juste équilibre pour préserver l’harmonie et la sécurité de notre société (…) ».

171. À cet égard, la Cour relève qu’en raison notamment de l’évolution de la situation en Syrie le nombre des candidats à une protection en Europe était passé de 431 000 en 2013 à 627 000 en 2014 puis à 1 300 000 en 2015 (paragraphe 66 ci-dessus).

172. Au Danemark, le nombre des demandeurs d’asile était passé de 7 557 en 2013 à 14 792 en 2014 puis à 21 316 en 2015 (paragraphe 63, tableau 1, ci-dessus).

173. Outre la hausse considérable du nombre de demandeurs d’asile, qui illustre bien les défis auxquels l’État défendeur dut faire face pour contrôler l’immigration (paragraphes 63-65 ci-dessus), il faut rappeler aussi que le droit interne impose aux autorités locales d’offrir des prestations et allocations sociales, ainsi que des possibilités de logement, d’apprentissage de la langue et de recherche d’emploi, à toutes les personnes bénéficiant d’une protection internationale (paragraphe 35 ci-dessus).

174. De longs passages des travaux préparatoires des réformes de 2015 et 2016 sont consacrés à la question de la conformité d’un délai d’attente aux obligations internationales du Danemark, en particulier à l’article 8 de la Convention.

175. Les travaux préparatoires de la réforme de 2015 précisent qu’il faut partir du principe que la durée limitée du séjour au Danemark de l’étranger titulaire d’un permis temporaire et le fait que le régime ne faisait que différer le regroupement familial et n’empêchait pas définitivement un tel regroupement, seraient des éléments de poids lorsqu’il faudrait apprécier le droit à un regroupement familial au regard de l’article 8 de la Convention.

176. De la même manière, les travaux préparatoires de la réforme de 2016 se penchent sur la question de savoir si l’allongement à trois ans du délai d’attente serait incompatible avec l’article 8. Ils concluent là encore que des arguments de poids militent en faveur de la compatibilité avec l’article 8. Ils soulignent en particulier que le besoin de protection est censé être temporaire, que la durée des permis de séjour est d’un an et que le régime ne fait que différer provisoirement le regroupement familial. Ils évoquent également la marge d’appréciation relativement étendue et l’absence de jurisprudence de la Cour en la matière. De plus, les étrangers peuvent obtenir le bénéfice du regroupement familial pendant les trois premières années en vertu de l’article 9c § 1 si les obligations internationales du Danemark, y compris celles découlant de l’article 8, l’imposent. La portée de l’article 9c § 1 est censée être limitée en ce que « [d]ans certains cas, il sera toutefois nécessaire de procéder à un examen spécifique pour déterminer s’il existe un droit au regroupement familial, car ce n’est que dans des situations exceptionnelles que les considérations tenant à l’unité familiale auront plus de poids, par exemple si l’étranger séjournant au Danemark prenait en charge un conjoint handicapé dans le pays d’origine avant de quitter celui-ci ou s’il a des enfants mineurs gravement malades dans le pays d’origine » ou dans « des situations où la Convention des Nations Unies relative aux droits de l’enfant, notamment son article 3 § 1 sur l’intérêt supérieur de l’enfant, influera sur la décision d’accorder ou non le regroupement familial ». Il ressort des données statistiques (paragraphe 63, tableau 3, et paragraphe 64 ci-dessus) que, dans le cadre d’un certain nombre de demandes de regroupement familial formulées sur le fondement de cette disposition, il a été effectivement dérogé au délai d’attente de trois ans de manière à accélérer le regroupement familial.

177. La Cour ne voit aucune raison de mettre en cause la distinction opérée par le législateur danois entre, d’une part, les personnes bénéficiant d’une protection en raison d’une menace individualisée, c’est-à-dire celles qui bénéficient du statut offert par la Convention des Nations unies relative aux réfugiés prévu à l’article 7 § 1 de la loi sur les étrangers ou du « statut de protection » prévu à l’article 7 § 2 de cette même loi et, d’autre part, les personnes bénéficiant d’une protection en raison d’une menace généralisée, c’est-à-dire celles qui bénéficient du « statut de protection temporaire » prévu à l’article 7 § 3 de la loi.

178. La Cour relève en outre que les justifications d’ordre général avancées à l’appui des modifications qui ont été apportées aux articles 7 § 3 et 9 § 1 i) d) reposent sur la nécessité de contrôler l’immigration, qui sert l’intérêt général du bien-être économique du pays, et sur la nécessité d’assurer une bonne intégration des bénéficiaires d’une protection de manière à préserver la cohésion sociale (paragraphe 166 ci-dessus). De plus, lorsqu’il a instauré le délai d’attente de trois ans en février 2016, le législateur danois ne pouvait tirer parti d’aucune indication claire dans la jurisprudence existante sur le point de savoir si, et dans quelle mesure, l’imposition d’un tel délai d’attente légal serait compatible avec l’article 8 de la Convention (paragraphe 136 ci-dessus).

179. La Cour estime cependant qu’un délai d’attente de trois ans, bien que temporaire, représente incontestablement une longue période pendant laquelle une famille sera séparée, lorsque le membre de la famille laissé sur place reste dans un pays marqué par des violences arbitraires et des mauvais traitements visant les civils et que l’existence d’obstacles insurmontables au regroupement là-bas est reconnue. De plus, la durée effective de la séparation sera inévitablement encore plus longue que le délai d’attente et accentuera les perturbations dans la vie familiale ainsi que, comme en l’espèce, la jouissance mutuelle de la cohabitation matrimoniale, qui est l’essence de la vie d’un couple marié (voir, parmi d’autres, Abdulaziz, Cabales et Balkandali, précité, § 62, et Mehemi c. France (no 2), no 53470/99, § 45, CEDH 2003‑IV). Les membres de la famille seront également éloignés les uns des autres pendant la fuite, pendant la période initiale à la suite de l’arrivée dans le pays d’accueil jusqu’à ce que les services de l’immigration traitent la demande d’asile puis pendant un certain laps de temps entre la fin du délai de trois ans (ou deux mois auparavant, voir § 128) et la décision des autorités.

180. Par ailleurs, si la « clause de réexamen » qui avait été insérée dans la loi de 2015 a été maintenue dans la loi de 2016 aux fins d’une évaluation du délai de trois ans au plus tard au cours de l’année parlementaire 2017‑2018 (loi no 562 du 29 mai 2018, paragraphes 30 et 34 ci-dessus), il n’apparaît pas que la baisse notable du nombre de demandeurs d’asile en 2016 et 2017 ait conduit à une révision de la règle des trois ans.

ii. Les circonstances particulières de l’espèce

181. En ce qui concerne les circonstances particulières des intéressés, on constate que le requérant était âgé de 56 ans et en bonne santé lorsqu’il a demandé en novembre 2015 le bénéfice du regroupement familial avec son épouse. Cette dernière avait alors 48 ans. Elle avait déclaré qu’elle n’était pas atteinte d’une maladie ou d’un handicap graves. Il est évident qu’ils avaient établi une vie familiale depuis longtemps puisqu’ils étaient mariés depuis vingt-cinq ans. Leurs deux enfants, qui sont majeurs, ne sont pas parties au présent litige. En Syrie, le requérant exerçait la profession de médecin et son épouse était consultante en médias.

182. Le requérant dit avoir quitté la Syrie en janvier 2015 en raison de violentes attaques et de mauvais traitements frappant aveuglément les civils. Il aurait laissé son épouse en Syrie afin de lui épargner les périls du voyage et dans l’espoir qu’elle puisse le rejoindre dans un pays d’accueil une fois qu’il y aurait établi sa situation. Le 8 juin 2015, il obtint le bénéfice de la protection temporaire au Danemark en vertu de l’article 7 § 3 de la loi sur les étrangers.

183. Quant aux attaches que les époux auraient nouées avec l’État contractant, on constate que le requérant avait séjourné au Danemark pendant cinq mois à la date où il a demandé le regroupement familial en juin 2015, et pendant un an et trois mois à la date où sa demande a été rejetée en septembre 2016. Dès lors, à l’époque des faits, il n’avait guère d’attaches avec le Danemark et son épouse n’en avait aucune. Il y a lieu de noter aussi qu’en l’espèce il n’y a eu aucune infraction aux lois sur l’immigration et qu’aucune considération d’ordre public n’est en jeu (voir, par exemple, Nunez c. Norvège, précité, § 70).

184. Il n’est pas contesté qu’en septembre 2016, en raison de la situation générale en Syrie, il existait des « obstacles insurmontables » à ce que le requérant et son épouse y mènent leur vie familiale (a contrario, voir par exemple Abdulaziz, Cabales et Balkandali, précité, § 68). Il apparaît en revanche qu’ils ont pu maintenir le contact par téléphone et par messages (paragraphe 83 ci-dessus ainsi que, entre autres, Salem c. Danemark, no 77036/11, § 81, 1er décembre 2016).

185. Le refus définitif que les autorités danoises ont opposé le 16 septembre 2016 à la demande de regroupement familial du requérant avec son épouse a été prononcé au motif que ce dernier n’était pas titulaire depuis au moins trois ans d’un permis de séjour sur la base de l’article 7 § 3 de la loi sur les étrangers, comme l’exigeait l’article 9 § 1 i) d) de cette même loi, et qu’il n’existait aucune raison exceptionnelle, tenant par exemple à l’impératif d’unité familiale, pour justifier un regroupement familial sur la base de l’article 9c § 1 de la loi. Ce refus a été examiné et confirmé par la cour d’appel et la Cour suprême le 19 mai et le 6 novembre 2017, respectivement. Cette dernière a observé qu’il ressortait de l’article 63 de la Constitution que le contrôle juridictionnel d’une décision de la commission de recours des étrangers devait tenir compte de la situation telle qu’elle se présentait au moment de l’adoption de la décision.

186. Dans son arrêt, la Cour suprême (paragraphe 22 ci-dessus) a minutieusement pris en compte les principes applicables tirés de l’article 8 de la Convention et de la jurisprudence pertinente en matière de regroupement familial. Elle a relevé que les législations de plusieurs autres États membres comportaient elles aussi des dispositions imposant aux bénéficiaires d’une protection qui n’ont pas le statut de réfugié, au sens de la Convention des Nations unies relative aux réfugiés, un certain délai avant de pouvoir demander un regroupement familial et que la Cour européenne n’avait encore jamais été appelée à se prononcer sur la compatibilité avec l’article 8 de ces délais d’attente imposés par la loi.

187. La Cour suprême a également tenu compte des travaux préparatoires des réformes législatives qui avaient conduit à l’instauration du délai d’attente de trois ans et elle a précisé le contexte de la réforme, notamment le fait que « le gouvernement danois [était] prêt à assumer sa part de responsabilité à l’égard de cette catégorie de demandeurs d’asile et à leur accorder sa protection aussi longtemps qu’ils en aur[aie]nt besoin, mais que le Danemark n’[était] pas disposé à accepter qu’un afflux aussi massif de réfugiés menace la cohésion nationale. Il appara[issait] en outre que l’intégration future des nouveaux arrivants dépend[ait] de leur nombre et qu’il import[ait] de ménager un juste équilibre pour préserver l’harmonie et la sécurité de la société. »

188. Lorsqu’elle a examiné les circonstances particulières de l’espèce, la Cour suprême a indiqué qu’elle « ne dout[ait] pas » que des obstacles insurmontables empêchaient les époux de mener une vie commune en Syrie mais elle a souligné que cette entrave à l’exercice du droit de vivre leur vie familiale n’était que temporaire (paragraphe 22 ci-dessus). Elle a ajouté que la décision que la commission de recours des réfugiés avait rendue le 9 décembre 2015 précisait que la situation particulière et individuelle du requérant ne suscitait pas, chez les autorités syriennes ou les opposants au régime, une hostilité telle que l’intéressé risquait des persécutions ou des mauvais traitements au sens de l’article 7 §§ 1 ou 2 de la loi sur les étrangers, et qu’il ne paraissait pas avoir attiré l’attention des autorités ou d’autres groupes au point de relever de ces dispositions. Elle a dit que le requérant pourrait donc retourner en Syrie une fois que la situation se serait améliorée dans ce pays. Elle a précisé que si aucune amélioration n’intervenait dans un délai de trois ans à compter de la date à laquelle le requérant avait obtenu son permis de séjour au Danemark, il serait en principe éligible à un regroupement familial avec son épouse. Elle a ajouté que si des circonstances exceptionnelles se présentaient avant l’expiration de cette période de trois ans, telles qu’une maladie grave rendant la séparation des époux particulièrement éprouvante, ceux-ci pourraient se voir accorder un regroupement familial sur le fondement de l’article 9c § 1 de la loi sur les étrangers.

189. La Cour suprême en a conclu ensuite que le délai d’attente de trois ans relevait de la marge d’appréciation dont l’État dispose lorsqu’il est appelé à peser les intérêts tenant au respect de la vie familiale de l’intéressé et les intérêts de la société que l’article 8 permet de protéger.

190. Pour finir, la Cour suprême a dit que la baisse du nombre de demandeurs d’asile observée en 2016 et 2017 (passant de 21 316 en 2015 à 6 266 en 2016 puis à 3 500 en 2017) ne changeait rien à l’appréciation du bien-fondé de la décision rendue par la commission de recours des étrangers en septembre 2016. Sur ce point, elle a constaté en outre que la « clause de réexamen » (qui avait été insérée dans la loi de 2015) avait été maintenue dans la loi de 2016 de manière à ce que le délai de trois ans puisse faire l’objet d’une évaluation au plus tard au cours de l’année parlementaire 2017-2018 (loi no 562 du 29 mai 2018, paragraphes 30 et 34 ci-dessus).

191. La Cour observe cependant, comme il a été dit ci-dessus (paragraphe 180), que la baisse notable du nombre de demandeurs d’asile en 2016 et 2017 n’a pas conduit le Parlement à faire usage de la faculté de réexaminer la durée du délai d’attente que ladite clause lui offrait.

192. Tout en reconnaissant que sa jurisprudence existante à l’époque ne donnait aucune indication et rappelant qu’il n’y a aucune raison de contester le principe d’un délai d’attente de deux ans (paragraphe 162 ci-dessus), la Cour ne peut que constater que les modifications faites en 2016 à la loi sur les étrangers ont porté d’un an à trois ans la durée du délai d’attente légal pour les personnes bénéficiaires, à l’instar du requérant, de la « protection temporaire » prévue par l’article 7 § 3 de la loi sur les étrangers. Telle qu’elle a été modifiée, la loi de 2016 ne permettait pas une appréciation individuelle de l’impératif d’unité familiale à la lumière de la situation concrète des personnes concernées, si ce n’est les exceptions très limitées énoncées en son article 9 c 1) (paragraphe 176 ci-dessus). Elle ne permettait pas non plus un examen de la situation dans le pays d’origine afin de déterminer les possibilités réelles de retour ou les obstacles à celui-ci.

193. Dès lors, pour le requérant, le régime légal et le délai d’attente de trois ans étaient assimilables à une obligation stricte lui imposant de subir une longue séparation d’avec son épouse, sans tenir compte des considérations tenant à l’unité familiale eu égard à la durée vraisemblable des obstacles en question. Dans ces conditions, on ne peut pas dire que le requérant se soit vu accorder par le droit applicable de l’État défendeur une possibilité réelle de bénéficier d’une appréciation individualisée de la question de savoir si un délai plus bref que celui de trois ans se justifiait par des considérations tenant à l’unité familiale. L’union du requérant et de son épouse avait été établie depuis près de vingt-cinq ans avant qu’il n’obtienne le bénéfice du statut de protection au Danemark et il était reconnu que des obstacles insurmontables l’empêchaient, lui et son épouse, de jouir d’une vie familiale dans leur pays d’origine. Comme la Cour l’a dit ci-dessus (paragraphe 162), au regard du juste équilibre à ménager, au-delà d’un délai de deux ans, les obstacles insurmontables à l’exercice d’une vie familiale dans le pays d’origine prendront un poids de plus en plus important. Si l’article 8 de la Convention ne fait pas peser sur l’État l’obligation générale d’autoriser le regroupement familial sur son territoire, le droit au respect de la vie familiale tel que garanti par cette disposition doit, à l’instar de tous les autres droits et libertés protégés par la Convention et ses Protocoles, être observé par les États contractants d’une manière qui le rend concret et effectif, et non théorique et illusoire (paragraphes 142 et 162 ci-dessus).

iii. Conclusion générale

194. Compte tenu de l’ensemble des considérations ci-dessus, la Cour n’est pas convaincue que, malgré leur marge d’appréciation, les autorités de l’État défendeur, en imposant au requérant un délai d’attente de trois ans avant qu’il ne puisse demander un regroupement familial avec son épouse, aient ménagé un juste équilibre entre, d’une part, l’intérêt du requérant à être réuni avec son épouse au Danemark et, d’autre part, l’intérêt pour la société dans son ensemble de contrôler l’immigration en vue de préserver le bien-être économique du pays, d’assurer la bonne intégration des bénéficiaires d’une protection et de préserver la cohésion sociale (paragraphe 165 ci-dessus).

195. Il y a donc eu une violation de l’article 8 de la Convention.

II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 14 DE LA CONVENTION COMBINÉ AVEC L’ARTICLE 8

196. Le requérant voit également dans le refus décidé par les services danois de l’immigration le 16 septembre 2016 de lui accorder le bénéfice d’un regroupement familial une violation de l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 8. L’article 14 est ainsi libellé :

« La jouissance des droits et libertés reconnus dans la (…) Convention doit être assurée, sans distinction aucune, fondée notamment sur le sexe, la race, la couleur, la langue, la religion, les opinions politiques ou toutes autres opinions, l’origine nationale ou sociale, l’appartenance à une minorité nationale, la fortune, la naissance ou toute autre situation. »

197. Eu égard à ses constats sur le terrain de l’article 8 (paragraphe 195 ci-dessus), la Cour conclut qu’il n’y a pas lieu d’examiner séparément le grief du requérant sous l’angle de l’article 14 combiné avec l’article 8.

III. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

198. Aux termes de l’article 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

A. Dommage

199. Le requérant réclame 75 000 couronnes danoises (DKK) (soit environ 10 000 euros (EUR)) pour dommage moral.

200. Le Gouvernement ne formule aucune observation à ce sujet.

201. La Cour juge indéniable que le requérant a subi un dommage moral du fait de la violation de l’article 8 de la Convention lu isolément et combiné avec l’article 14. Statuant en équité comme le veut l’article 41 de la Convention, elle décide de lui allouer 10 000 EUR de ce chef (voir, entre autres, Hode et Abdi, § 66, et Biao, § 147).

B. Frais et dépens

202. Le requérant réclame en outre au titre des frais et dépens engagés dans la procédure conduite devant la Cour la somme de 100 000 DKK correspondent aux frais de justice, TVA incluse, et 6 000 DKK pour ses frais de déplacement estimés. Il n’a produit ni factures ni pièces à l’appui de ces demandes.

203. Le Gouvernement ne formule aucune observation à ce sujet.

204. La Cour ignore si le requérant a demandé l’aide judiciaire en vertu de la loi danoise sur l’aide judiciaire (Lov 1999-12-20 nr. 940 om retshjælp til indgivelse og førelse af klagesager for internationale klageorganer i henhold til menneskerettighedskonventioner), qui permet aux justiciables de se voir accorder gratuitement une telle aide pour l’introduction et l’instruction de leurs plaintes devant les organes internationaux institués par les conventions internationales de défense des droits de l’homme (voir, par exemple, Biao, § 148).

205. La Cour rappelle qu’au titre de l’article 41 de la Convention qu’un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux (voir, par exemple, Dudgeon c. Royaume-Uni (article 50), 24 février 1983, § 22, série A no 59). Selon l’article 60 § 2 du règlement, les prétentions soumises au titre de l’article 41 doivent être chiffrées, ventilées par rubrique et accompagnées des justificatifs pertinents, faute de quoi la Cour peut les rejeter, en tout ou en partie (voir, par exemple, A, B et C c. Irlande [GC], no 25579/05, § 281, CEDH 2010, et Strand Lobben, précité, § 234).

206. Le requérant n’ayant produit en l’espèce ni factures ni justificatifs à l’appui des demandes qu’il formule au titre des frais et dépens, la Cour rejette ces demandes (voir, parmi d’autres, A, B et C, § 283, et Cudak c. Lituanie [GC], no 15869/02, § 82, CEDH 2010).

C. Intérêts moratoires

207. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

PAR CES MOTIFS, LA COUR

1. Déclare, à l’unanimité, recevable le grief de violation de l’article 8 de la Convention ;

2. Dit, par seize voix contre une, qu’il y a eu violation de l’article 8 de la Convention ;

3. Dit, à l’unanimité, qu’il n’y a pas lieu d’examiner séparément le grief du requérant sur le terrain de l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 8 ;

4. Dit, par seize voix contre une,

a) que l’État défendeur doit verser au requérant, dans les trois mois, 10 000 EUR (dix mille euros), pour dommage moral, plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt par le requérant sur cette somme, à convertir dans la monnaie de l’État défendeur, au taux applicable à la date du règlement ;

b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

5. Rejette, à l’unanimité, la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

Fait en français et en anglais, puis prononcé en audience le 9 juillet 2021, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

Søren Prebensen                                      Robert Spano
Adjoint à la greffière                                     Président

____________

Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l’exposé de l’opinion séparée de la juge Mourou-Vikström.

R.S.O.
S.C.P.

OPINION DISSIDENTE DE LA JUGE MOUROU-VIKSTROM

(Traduction)

1. Le constat de violation de l’article 8 auquel est parvenue la majorité de la Grande chambre ne peut pas recueillir mon assentiment.

2. Cette affaire conduit la Grande chambre à écrire un pan de sa jurisprudence sur une page blanche. En effet, si les principes généraux du regroupement familial ont été dégagés par la Cour, notamment sous le prisme des obligations positives des Etats, jamais encore la spécificité de la durée du délai n’avait été soumise à son appréciation. La question est ciblée. La portée de l’arrêt sera, sans nul doute, importante, même si la question demeure à mon sens, relativement simple d’un point de vue strictement juridique. Il s’agit d’apprécier la conventionalité de la période de trois ans exigés par la loi danoise, pour autoriser l’épouse du requérant à le rejoindre au titre du regroupement familial.

3. Cette affaire nous amène aussi à nous prononcer sur l’étendue de la marge d’appréciation et le poids de la subsidiarité des règles relatives à l’entrée et au séjour des étrangers dans un contexte particulier et tendu qui est celui d’une « crise migratoire » concomitante à une situation de guerre.

4. Quelles limites ou obligations peuvent être imposées aux Etats concernant la manière dont ils entendent accueillir les personnes fuyant leur pays d’origine et cherchant à résider légalement sur leur territoire ? Quelles distinctions entre les différentes catégories de réfugiés sont admissibles au regard de la Convention ? En l’espèce, le Parlement danois a-t’il contrevenu à l’article 8 de la Convention en décidant de conditions plus sévères aux personnes relevant de la protection temporaire ? Les distinctions législatives étaient-elles artificielles et ne répondaient-elles qu’à la volonté de limiter le nombre de personnes pouvant prétendre à résider légalement sur leur territoire ? Devaient-elles subir la sanction de notre Cour, ou bien, relevaient-elles du droit de chaque Etat d’apprécier librement les contours de sa législation ?

5. Telles étaient les questions qui se posaient à la Grande Chambre. Elle a choisi de trancher, à la « presque » unanimité de ses membres, en faveur de la sanction, estimant que le regroupement familial, et les modalités les plus spécifiques de son organisation, devaient être scrutés, évalués et in fine déclarés contraires à l’article protégeant la vie privée et familiale.

6. Toutefois, le constat de violation auquel la majorité est parvenue s’inscrit, à mon sens, dans une conception très directive, presque prescriptive, de la politique migratoire des Etats qui va à l’encontre du principe plus général selon lequel chaque Etat reste maître du contrôle de l’immigration sur son territoire.

I. La première question qui se pose est celle du statut juridique du requérant au regard de sa situation migratoire

A. Le requérant relève de la protection temporaire

7. Rappelons que le requérant n’a pas été considéré par les autorités migratoires danoises comme admissible au statut de réfugié, tel que prévu par la Convention de Genève.

8. La législation danoise définit deux types de protection, à savoir, le statut de « protection » et la « protection temporaire », qui s’apparente à la protection subsidiaire telle que définit par le droit de l’Union européenne.

9. La cour d’appel des réfugiés dont il est utile de rappeler qu’elle est un organe indépendant présidée par un magistrat du siège, et peut donc être considérée comme un tribunal, a clairement expliqué dans sa décision du 9 décembre 2015 que le requérant n’était pas ciblé à titre personnel et particulier par les autorités syriennes. Le risque qu’il encourait dans son pays était bien réel, mais n’était pas plus important que le risque malheureusement général et diffus d’exactions auquel est exposée toute population civile se trouvant dans un Etat où la guerre sévit. La cour d’appel des réfugiés a d’ailleurs relevé que le requérant a été arrêté à deux reprises à un poste de contrôle du fait de sa qualité de médecin, mais n’a pas été inquiété plus avant par les autorités et été autorisé à continuer son chemin. Ainsi, il n’a pas démontré qu’il risquait d’être soumis à une persécution ou à des mauvais traitements en tant que personne identifiée et visée. C’est principalement sur ce fondement que le requérant s’est vu exclure des régimes posés par les articles 7§1 et 7§2 de la loi.

B. Les conséquences du statut du requérant sur le délai imposé pour le regroupement familial

10. La loi no102 du 3 février 2016 a modifié l’article 9§1 i) d) fixant à 3 ans le délai requis pour obtenir le droit au regroupement familial d’une personne bénéficiant de la protection temporaire. Ainsi, alors que l’épouse du requérant restée en Syrie aurait pu le rejoindre sans délai si le statut de réfugié au titre de l’article 7§1 (convention de Genève) ou bien 7§2 (protection subsidiaire) de la loi lui avait été accordé, en revanche le requérant qui relevait de l’article 7§3 s’est vu imposer un délai de trois ans pour être en droit de faire venir légalement son épouse au titre regroupement familial.

11. C’est dans cette modification législative, dont il n’est pas contesté qu’elle était conjoncturelle, que réside le cœur du problème posé à la Grande Chambre.

12. Pour déterminer si un tel délai est acceptable au regard de la Convention, il convient de se pencher sur les critères mis en place pour accorder au requérant ce statut moins protecteur de sa vie familiale.

13. Cette distinction entre le général et le spécifique, qui ouvre droit à différents régimes, permanent ou temporaire, peut être menée, sans préjudice de toute argumentation relevant de l’article 14. La jurisprudence de la Cour a déjà fait une distinction entre le risque général et le risque spécifique en ce qui concerne l’application des articles 2 et 3 de la Convention (v. F.G. c. Suède, §§114-115 et s. ; J.K. c. Suède, §§108 et s.). L’Etat d’accueil peut raisonnablement et légitimement choisir d’accorder à un réfugié une protection plus poussée et une réunification accélérée avec ses proches dans l’hypothèse où il est une cible directe des autorités de son pays. Dans l’hypothèse d’un danger général, l’Etat d’accueil, en posant des conditions au titre du regroupement familial, entend se préserver d’un afflux de demandeurs d’asile qu’il ne pense pas pouvoir correctement et dignement accueillir. L’idée est que la situation peut s’améliorer dans l’Etat d’origine et que « l’exil définitif », loin de ces racines de ses attaches et de son histoire personnelle, n’est sans doute pas la solution la meilleure. L’amélioration de la situation n’est d’ailleurs pas théorique comme l’a démontré la situation en Somalie. (v. Sufi et Elmi c. R.U., nos. 8319/07 et 11449/07, 28 juin 2011 et K.A.B. c. Suède, n. 886/11, 5 septembre 2013)

14. L’article 8 ne peut pas se concevoir comme exigeant un alignement des statuts de tous les réfugiés, que ce soit au titre « principal » de la migration ou bien au titre « incident » du regroupement familial.

II. Le processus législatif ayant conduit à la loi du 3 février 2016

15. La question du processus législatif ayant conduit à l’instauration d’une période de 3 ans se pose ensuite avec une acuité particulière et appelle une analyse des concepts ayant présidé à l’élaboration de la loi.

A. Le texte de la loi

16. Bien entendu, la distinction opérée par l’article 7§3 et le durcissement du délai imposé pour le regroupement familial a pour conséquence de limiter l’arrivée du nombre de migrants sollicitant l’asile. Il s’agissait donc d’une mesure de régulation prise souverainement par un Etat qui mieux que quiconque sait quelles sont ses capacités d’accueil de populations étrangères et le climat qui règne dans le pays relativement à l’arrivée de personnes étrangères. Est-il besoin de rappeler que la capacité d’accueil d’étrangers dans un Etat ne se mesure pas seulement au regard d’indicateurs budgétaire, de données chiffrées, et de tendances économiques, mais relève aussi d’enjeux de société.

17. Le Parlement a d’ailleurs mis l’accent sur la nécessité d’une réelle intégration de tous les réfugiés et de la préservation la cohésion sociale de la société danoise.

B. L’esprit de la loi

18. Afin de percevoir « l’esprit » de la loi, une référence aux travaux préparatoires est indispensable, surtout dans un domaine si sensible. Il y est clairement énoncé que le délai de trois ans correspond à la situation du réfugié principal qui ne doit en principe pas être pérenne. Selon les termes mêmes des travaux préparatoires à l’origine de la loi du 3 février 2016, « le permis de séjour délivré au titre de l’article 7§3 revêt un caractère « si incertain » et « si limité que les membres de la famille de l’intéressé ne doivent pas pouvoir obtenir le droit de résider au Danemark tant que lui-même ni ‘y a pas résidé pendant au moins 3 ans ». Il doit être noté que le texte prévoit des modulations dans les hypothèses dites exceptionnelles où le conjoint est handicapé ou des enfants sont gravement malades. Les titres de séjour renouvelés pour des périodes d’un an sont d’ailleurs l’expression de la précarité du statut de la catégorie de réfugiés à laquelle appartient le requérant. Les travaux préparatoires consacrent un paragraphe entier à l’article 8 de la Convention et envisagent précisément si l’extension à 3 ans du délai serait compatible avec l’article 8. Contrairement à la position de la majorité (§180), la période de 3 ans n’est pas « inflexible », ni indérogeable, puisque les statistiques démontrent qu’entre févier 2015 et Juillet 2017b dans 25 % des cas, les demandes de regroupement familiaux avant la période des 3 ans ont été accordées au visa de l’article 9 c (1). Dans l’ensemble des cas, l’appréciation a donc nécessairement été individualisée.

19. Ainsi, il ne peut pas être dit que le Parlement n’a pas mis en balance les intérêts concurrents en présence.

III. Le contrôle par les autorités internes

A. La marge d’appréciation

20. L’existence ou non d’un consensus revêt un caractère fondamental dans l’appréciation de la marge d’appréciation. Il est indéniable qu’il existe un consensus au sein des Etats du Conseil de l’Europe pour accorder le droit au regroupement familial aux bénéficiaires d’un statut de protection subsidiaire. En revanche, s’agissant des délais requis pour accorder le droit au conjoint resté dans son pays, aucun consensus ne peut pas être identifié. Immédiatement, la particularité du système danois doit être relevée. La protection subsidiaire fait référence non seulement au statut de protection, mais aussi au « statut de protection temporaire ».

21. Le contrôle de l’immigration est un but légitime justifiant une interférence dans le respect du droit à la vie familiale. Il n’y a pas un droit pour un couple quittant son pays de choisir un Etat pour s’y installer et y obtenir un statut protecteur, à fortiori lorsque comme dans le cas présent, il n’existe aucun lien antérieur avec le pays choisi comme terre de refuge.

22. La marge d’appréciation doit être large en matière d’accueil. Elle permet de préserver le bien-être économique du pays et la capacité d’accueil dans des conditions satisfaisantes, et surtout la cohésion sociale. Il y va de l’intérêt général et de l’équilibre sociétal d’un pays.

23. Le Danemark a modifié sa législation en 2016, au regard de son appréciation du climat social, et sans doute politique ainsi que du nombre de demandeurs d’asile formalisant des demandes et des données chiffrées qui étaient en sa possession.

24. Il s’agissait d’un choix en matière de politique migratoire effectué après avoir soupesé les intérêts en présence. Contrairement à l’approche retenue par la majorité, il m’apparait que le Danemark devait demeurer le seul maître de choix déterminants dans la préservation des équilibres nationaux internes.

B. L’expression de la subsidiarité

25. La subsidiarité s’est notamment concrétisée par le recours portée devant la Cour suprême du Danemark le 6 novembre 2017.

26. A bien des égards, l’arrêt de la Cour suprême apparaît exemplaire. La juridiction supérieure danoise a fait montre d’une connaissance pointue de la jurisprudence de la Cour en analysant avec discernement les exigences de la Convention à la lumière de la situation en Syrie qu’elle décrit comme marquée par une violence généralisée et par des exactions frappant la population civile. Elle relève sans détour et avec objectivité que des obstacles insurmontables empêchaient les époux de mener une vie commune en Syrie. Toutefois, la Cour Suprême relève à juste titre que le rejet du recours formé devant par le requérant ne porte atteinte à son droit d’être réuni avec son épouse que de manière temporaire. En outre, elle s’est livrée à une appréciation personnalisée de la situation du requérant qui n’est dans une situation de conflit particulier avec telle ou telle personne dans son pays d’origine et qui ne risque pas de persécutions individuelles.

27. Dire à un Etat qu’instaurer une période de 3 ans obligatoire avant de pouvoir réunir un couple au titre du regroupement familial contrevient à la Convention européenne des Droits de l’Homme, revient à le déposséder de la gestion de sa politique migratoire. Certes, il faut faire preuve de mesure.

28. Il doit être rappelé que le Danemark a pris une position politique forte et non équivoque en refusant de participer à la politique européenne commune en matière d’asile et d’immigration. Rappelons que la Cour a reconnu, en matière de délai d’attente, l’absence de consensus au niveau national, européen et international, et que la conséquence de ce manque d’harmonisation a exclu du champ d’application de la directive les personnes relevant de la protection subsidiaire. De surcroît, l’article 8 de la Directive européenne (qui ne lie pas le Danemark) et qui ne s’applique pas à la protection subsidiaire autorise un délai s’attente de 2 ans pouvant être porté à 3 ans avec dérogation. Sur le strict plan des principes, et bien qu’une transposition ne soit pas possible, nous ne pouvons qu’en déduire, qu’une période de 3 ans pour que soit concrétisé le regroupement familial est autorisée par les textes encadrant le droit migratoire européen. Enfin, en l’absence de tout texte contraignant, de l’absence de position harmonisée des Etats, et du rappel de la marge d’appréciation à laquelle la Cour est très attachée, la loi danoise ne peut pas raisonnablement être considérée comme ayant violé l’article 8 de la Convention.

29. L’argument central développé par la majorité au soutien du constat de violation est que la situation du requérant n’a pas fait l’objet d’une approche individualisée et que l’inadaptation à son cas d’une période d’attente moindre, soit de 2 ans, n’a pas été envisagée par les juridictions nationales. Il m’apparaît qu’une telle exigence appellerait nécessairement une analyse purement théorique et de principe de la part des autorités nationales qui ne seraient pas en mesure d’apporter des éléments plus percutants que ceux déjà développés.

30. Il s’agit donc, en fin de compte, d’une question de délai variant entre 2 et 3 ans et dont l’un serait conventionnel et l’autre non.

31. Il convient de laisser aux contrôles nationaux internes le soin et la responsabilité de résoudre seuls ce type de question.

La majorité en soutenant l’idée qu’une période de latence était acceptable à hauteur de 2 ans, mais devait subir le contrôle et la sanction de la Cour à partir de 3 années, pose des jalons qui m’apparaissent trop prescriptifs dans l’ordre interne.

32. Je conçois parfaitement que toute décision en matière de regroupement familial ne doit pas sortir du champ du contrôle de la Cour. Le facteur temps est fondamental concernant la qualité de la vie familiale et le maintien des liens. Ainsi, les délais imposés pour la réunion des familles forcées de se séparer du fait de la migration, conséquence de la guerre, doivent bien entendu être encadrés. L’impossibilité totale de se voir accorder le droit au regroupement familial, ou un délai manifestement trop long pour obtenir ce droit, ne serait bien entendu pas acceptable au regard des principes conventionnels. Toutefois, Le délai de trois ans qui caractérise la présente affaire, laquelle, rappelons-le, ne concerne pas d’enfants, demeure à mon sens acceptable et doit échapper à la sanction de la Cour.

Dernière mise à jour le juillet 9, 2021 par loisdumonde

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