AFFAIRE MALSAGOV ET ALDAMOV c. RUSSIE (Cour européenne des droits de l’homme) Requêtes nos 59079/17 et 10299/18

La présente affaire concerne la démolition des bâtiments des requérants, puis l’occupation de leurs terrains pour les besoins du réaménagement urbain. Est en jeu le respect du droit au respect des biens.


TROISIÈME SECTION
AFFAIRE MALSAGOV ET ALDAMOV c. RUSSIE
(Requêtes nos 59079/17 et 10299/18)
ARRÊT
STRASBOURG
6 juillet 2021

Cet arrêt est définitif. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Malsagov et Aldamov c. Russie,

La Cour européenne des droits de l’homme (troisième section), siégeant en un comité composé de :

Georges Ravarani, président,
Anja Seibert-Fohr,
Andreas Zünd, juges,
et de Olga Chernishova, greffière adjointe de section,

Vu :

les requêtes (nos 59079/17 et 10299/18) dirigées contre la Fédération de Russie et dont deux ressortissants de cet État, MM Visit Salaudinovich Malsagov (« le premier requérant ») et Aslanbek Lom-Aliyevich Aldamov (« le second requérant ») ont saisi la Cour en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention ») le 10 août 2017 et le 23 février 2018 respectivement,

la décision de porter à la connaissance du gouvernement russe (« le Gouvernement ») les griefs concernant le droit au respect des biens et le droit à un recours effectif, et de déclarer irrecevables les requêtes pour le surplus,

les observations des parties,

la décision par laquelle la Cour a rejeté l’opposition du Gouvernement à l’examen de la requête par un comité,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 15 juin 2021,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

INTRODUCTION

1. La présente affaire concerne la démolition des bâtiments des requérants, puis l’occupation de leurs terrains pour les besoins du réaménagement urbain. Est en jeu le respect du droit au respect des biens.

EN FAIT

2. Les requérants sont nés respectivement en 1964 et en 1970 et résident à Florenville (Belgique) et à Promyslovka (région d’Astrakhan, Russie). Ils ont été représentés par Me Y.L. Boychenko, avocat.

3. Le Gouvernement a initialement été représenté par M. M. Galperine, ancien représentant de la Fédération de Russie auprès de la Cour européenne des droits de l’homme, puis par M. A. Fedorov, son successeur dans cette fonction.

I. LA GENÈSE DE L’AFFAIRE

4. Les requérants étaient propriétaires de bâtiments (deux pour le premier requérant et un pour le second requérant) et de parcelles de terrains afférentes au centre-ville d’Urous-Martan (République tchétchène). Ces bâtiments se situaient rue Kalanchakskaïa, sur le rivage de la rivière Martan, à proximité de la place centrale de la ville où était implanté le bâtiment de l’administration du district municipal d’Urous-Martan (« l’administration du district »).

5. Les bâtiments en question – à l’exception de l’un du premier requérant où vivait sa belle-mère D. – étaient destinés à usage professionnel et commercial. Les requérants ont fourni à la Cour des photos et deux rapports estimatifs du 28 juin et du 7 juillet 2014, selon lesquels il s’agissait de « centre commerciaux en bon état » avec différents commerces et bureaux. La valeur marchande des biens immobiliers du premier requérant s’élevait à 19 000 000 roubles (RUB), et celle des biens du second requérant s’élevait à 20 000 000 RUB.

6. D’autres commerces fonctionnaient également dans la rue Kalanchakskaïa.

7. Les requérants allèguent que, fin juin ou début juillet 2014, des représentants de l’administration du district avertirent oralement les commerçants et occupants des immeubles dans la rue que ceux-ci seraient démolis dans un futur proche. Par la suite, les commerçants et occupants furent convoqués à une réunion à la mairie d’Urous-Martan, où le maire confirma une prochaine démolition et leur demanda de libérer les lieux.

II. LA DÉMOLITION DES BIENS IMMOBILIERS DES REQUÉRANTS ET L’AMÉNAGEMENT URBAIN D’UROUS-MARTAN

8. Le 12 ou le 14 juillet 2014, débutèrent les travaux de démolition des bâtiments dans la rue Kalanchakskaïa. Ils aboutirent à la destruction complète des bâtiments des requérants ainsi que de quelques autres commerces. Selon les requérants, les opérations de démolition durèrent plusieurs jours, en présence et sous le contrôle des autorités locales et de la police.

9. Dans leurs observations, les requérants fournissent des vidéos sur lesquelles on voit le bâtiment du premier requérant, puis les travaux de démolition de plusieurs bâtiments, dont ceux des requérants, à l’aide d’une excavatrice et d’un bulldozer, en présence du public.

10. Le 14 juillet 2014, un journal local publia un article intitulé « Démolition des constructions illégales au centre d’Urous-Martan » indiquant que les autorités du district d’Urous-Martan avaient commencé les opérations d’aménagement de la partie centrale de la ville. Ces opérations consistaient en une démolition des bâtiments commerciaux construits illégalement (незаконных коммерческих объектов) dans la zone protégée le long de la rivière Martan. Selon l’article, à l’achèvement de la démolition, les autorités locales envisageaient d’aménager la circulation en deux sens et d’installer un square et un parking. L’article ne citait pas la source de ces informations.

11. Le 4 août 2014, le même journal publia un entretien avec le maire d’Urous-Martan. Celui-ci dit que les autorités locales avaient commencé les opérations de démolition (мы начали комплекс мероприятий по сносу) des bâtiments au centre-ville construits en violation de différentes dispositions et causant des embouteillages. Il précisa que les autorités menaient des travaux d’élargissement de la voie dans la rue Kalanchakskaïa et qu’elles avaient « discuté, tout en restant polies » avec les propriétaires et occupants des bâtiments à démolir, même si ceux-ci avaient exprimé leur mécontentement et incompréhension. Enfin, il dit qu’à la place des bâtiments récemment démolis à côté de la place centrale, il était prévu d’installer un square et d’aménager une zone piétonne avec un café.

12. Dans leurs observations, les requérants affirment que, actuellement, les parcelles du premier servent de parking et la parcelle du second représente une zone piétonne, et que les trois parcelles servent aussi occasionnellement de place de marché. À l’appui de ces dires, les requérants fournissent des photos où l’on voit une promenade pavée, entourée d’une balustrade des deux côtés, avec des voitures garées en épi le long de cette promenade, et un trottoir pavé. Sur d’autres photos, on voit les travaux de pavage, des engins et des déblais.

13. Dans ses observations, le Gouvernement indique que « le terrain situé rue Kalanchakskaïa » sert actuellement comme parking public.

14. D’après les sources publiquement disponibles (en particulier, la carte publique cadastrale pkk.rosreesrt.ru, ainsi que le site google.com/maps), les parcelles du premier requérant se situent à l’arrière d’un immeuble collectif neuf ; la parcelle du second requérant fait partie d’une promenade ou une place pavée, entourée par une balustrade, avec des places de stationnement.

III. LE CONTENTIEUX EN RÉPARATION

15. Chaque requérant forma une action en réparation du préjudice qu’il alléguait avoir subi du fait de la démolition de ses immeubles et de l’occupation des terrains par les autorités, en assignant comme défenderesses la mairie d’Urous-Martan et l’administration du district. Ils soutenaient que la démolition commandée et supervisée par ces autorités locales avait été un fait connu de tous et ils joignaient à l’appui de leurs demandes des vidéos des travaux de la démolition.

16. La mairie et l’administration du district nièrent leur implication dans la démolition et affirmèrent ne pas avoir adopté d’actes y relatifs.

17. À la demande des requérants, le tribunal d’Urous-Martan versa aux dossiers, comme éléments de preuve, les articles concernant le réaménagement urbain (paragraphes 10 et 11 ci-dessus).

18. Lors des audiences au tribunal, la belle-mère du premier requérant, ainsi que G. et U. – locataires et gérants des commerces voisins démolis déposèrent comme témoins. Ils affirmèrent qu’à la mi-juin 2014, des représentants de l’administration du district s’étaient présentés aux commerçants sur la rue Kalanchakskaïa en les informant de la démolition des bâtiments à venir et en leur demandant d’enlever les marchandises et le mobilier. Ils affirmèrent également qu’en début juillet 2014, ils avaient été tous convoqués à une réunion à la mairie d’Urous‑Martan où le maire leur avait dit que les bâtiments seraient rapidement démolis, conformément à un ordre oral du chef de l’administration du district. Enfin, ils affirmèrent avoir assisté à la démolition et à y avoir vu la rue barrée par un camion, le périmètre des travaux sécurisé par la police, et le maire et le chef de l’administration qui supervisaient les travaux.

19. Par ailleurs, dans le cadre du litige engagé par le premier requérant, B., gérant d’un fonds de commerce dans le bâtiment du second requérant, fit des dépositions similaires à celles de G., U. et D. (paragraphe 19 ci-dessus) et précisa que, lors de la réunion à la mairie, les personnes convoquées avaient demandé, en vain, de leur montrer un jugement autorisant la démolition. Lors des plaidoiries, le représentant de l’administration du district s’exprima comme suit :

« Le fait qu’on vous a convoqués à la mairie, prévenus de la démolition et proposé de procéder vous-mêmes à la démolition est conforme à la loi. De telles mesures sont prises avant l’adoption d’un acte. Mais nous n’avons pas de tel acte pour le moment. Je ne nie pas qu’il y avait eu de beaux immeubles et que vous avez subi un préjudice. »

20. En outre, dans le cadre du litige engagé par le second requérant, trois autres personnes témoignèrent également. Geb., gérant d’un commerce dans la rue Kalanchakskaïa, fit des dépositions similaires à celles de G., U., D. et B. (paragraphes 19-19 ci-dessus). E., gérante du commerce de G., fit les mêmes dépositions et ajouta que le chef de l’administration du district lui avait dit ne pas pouvoir attendre la fin du Ramadan pour commencer la démolition. A., conducteur d’un camion, affirma que l’administration du district l’avait engagé sans contrat écrit pour procéder à la démolition des bâtiments dans cette rue.

21. Le tribunal d’Urous-Martan rejeta les actions des requérants en considérant que l’implication des autorités n’avait pas été démontrée, faute de documents officiels relatifs à la démolition. S’agissant des preuves, le tribunal estima que les vidéos n’étaient pas datées et les personnes y filmées n’étaient pas identifiables, et que la présence des fonctionnaires locaux pendant la démolition avait été sans pertinence. Il ne donna pas d’appréciation aux témoignages et aux articles de presse.

22. Les recours des requérants contre les jugements du tribunal furent rejetés. Les dates concernant ce contentieux figurent à l’annexe I au présent arrêt.

IV. LES TENTATIVES D’ENGAGER DES POURSUITES PÉNALES

23. À différentes dates, les requérants portèrent plaintes au pénal pour destruction de leurs biens. Les autorités de poursuite refusèrent d’enquêter au motif d’absence de corpus delicti ; elles n’auditionnèrent pas les commerçants occupant les immeubles sur la rue Kalanchakskaïa.

24. En particulier, en ce qui concerne le premier requérant, la police considéra que celui-ci ne pouvait pas être auditionné car il vivait en Belgique, et que, plus généralement, le fait-même de la démolition de ses bâtiments sur la rue Kalanchakskaïa n’avait pas été démontré.

25. En ce qui concerne le second requérant, le procureur du district d’Urous-Martan constata à deux reprises que différentes unités de police ne menaient pas de vérifications préliminaires relativement aux plaintes de l’intéressé mais se bornaient à se déclarer toutes incompétentes territorialement. Le procureur suggérait d’infliger des sanctions disciplinaires aux policiers s’abstenant de traiter ces plaintes. Finalement, la police auditionna le chef de l’administration du district, le maire d’Urous-Martan et un autre fonctionnaire local. Ils affirmèrent tous qu’à la suite des crues de la rivière Martan, une fente s’était formée dans le bâtiment de l’intéressé, et qu’à leurs yeux, le requérant l’avait lui-même démoli pour des raisons de sécurité.

26. Entre 2019 et 2020, la police rendit cinq décisions consécutives de refus d’ouvrir une enquête relativement à la plainte du second requérant. Certaines de ces décisions indiquaient, sans plus de détails, que « les vérifications [avaient] permis d’établir que les agissements de personnes non identifiées ne constitu[aient] pas un délit de destruction des biens ». D’autres décisions indiquaient que l’intéressé avait lui-même démoli son bien. Certaines de ces décisions furent annulées par voie de contrôle hiérarchique.

27. Les requérants formèrent des recours contre les décisions non annulées par voie de contrôle hiérarchique devant le tribunal d’Urous‑Martan, en contestant l’inaction de la police. Leur recours furent finalement rejetés au motif que la justice ne pouvait pas s’immiscer dans les pouvoirs discrétionnaires des autorités de poursuite quant au choix de la stratégie et des mesures d’investigation. Les détails de ces procédures sont exposés à l’annexe II du présent arrêt.

V. AUTRES FAITS ALLÉGUÉS PAR LE SECOND REQUÉRANT

28. Le second requérant allègue qu’« en début du mois de mai 2020 », lui-même et R., son demi-frère, reçurent des appels téléphoniques émanant de la mairie d’Urous-Martan. Le requérant ne décrocha pas. R., ayant décroché, fut convoqué à la mairie où le maire et le chef de l’administration du district lui enjoignirent d’appeler le requérant et de transmettre le message selon lequel l’intéressé devait retirer sa requête introduite devant la Cour. Ensuite, le maire et le chef de l’administration menacèrent R. et sa famille. Le requérant allègue qu’à la suite de ces menaces, il a dû déplacer R. avec la famille de celui-ci de Tchétchénie et les installer dans la région d’Astrakhan.

LE CADRE JURIDIQUE INTERNE PERTINENT

29. Le droit et la pratique internes pertinents relatifs à la privation de propriété sont résumés dans l’arrêt Dakhkilgov c. Russie (no 34376/16, §§ 29-32, 8 décembre 2020, et les références qui y sont citées).

30. Le droit et la pratique interne pertinents relatifs à la responsabilité délictuelle sont exposés dans l’arrêt Abiyev et Palko c. Russie (no 77681/14, §§ 24-29, 24 mars 2020).

EN DROIT

I. JONCTION DES REQUÊTES

31. Eu égard à la similarité de l’objet des requêtes, la Cour juge opportun de les examiner ensemble dans un arrêt unique.

II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 1 DU PROTOCOLE No 1 À LA CONVENTION

32. Les requérants se plaignent d’avoir été arbitrairement privés de leurs biens immobiliers (bâtiments et terrains), en violation de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention, qui est ainsi libellé en sa partie pertinente en l’espèce :

« Toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens. Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d’utilité publique et dans les conditions prévues par la loi et les principes généraux du droit international (…). »

A. Sur la recevabilité

33. Constatant que ces griefs ne sont pas manifestement mal fondés ni irrecevables pour un autre motif visé à l’article 35 de la Convention, la Cour les déclare recevables.

B. Sur le fond

1. Thèses des parties

a) Les requérants

34. Les requérants soutiennent que les autorités locales ont été à l’origine de la démolition de leurs bâtiments ce qui serait confirmé par les témoignages, vidéos jointes aux observations, articles de presse et photos (paragraphes 9-12 ci-dessus), ainsi que par le fait incontesté que les autorités locales avaient réalisé un réaménagement de la rue Kalanchakskaïa.

35. Les requérants estiment que la démolition de leurs bâtiments et l’occupation de leurs parcelles s’analyse en une expropriation de facto. Cette mesure serait arbitraire car la procédure d’expropriation pour les besoins publics n’a pas été respectée et aucune indemnisation ne leur a été accordée. Le second requérant argue, en outre, que son bâtiment a été en bon état et sans fentes.

36. Enfin, ils reprochent aux tribunaux civils d’avoir rendu des jugements arbitraires et aux autorités de poursuite d’avoir commis des manquements sérieux et flagrants dans le traitement des plaintes pénales et de ne jamais avoir ouvert une enquête pour destruction des biens. Ils concluent que leur droit au respect des biens a été violé à trois niveaux : par les autorités locales, par les tribunaux et par les autorités de poursuite.

b) Le Gouvernement

37. Le Gouvernement se réfère aux conclusions des autorités internes pour dire que l’implication des autorités dans la démolition n’a pas été démontrée et que c’étaient des personnes privées inconnues qui avaient détruit les bâtiments en question. À l’appui de sa thèse, il se réfère à une réponse du Gouvernement Tchétchène du 29 avril 2020, selon lequel cette autorité n’avait pas adopté d’actes relatifs à la reconstruction urbaine à Urous-Martan ni à l’expropriation des parcelles dans cette ville. Néanmoins, selon le Gouvernement, les autorités ont entrepris des efforts raisonnables pour identifier les suspects et engager la responsabilité de ceux-ci, et elles se sont ainsi acquittées de leur obligation positive de mener une enquête et de protéger les biens des requérants.

38. Dans ses observations en réplique, il considère que, d’un côté, les vidéos fournies par les requérants ne démontrent pas l’implication des autorités dans la démolition, et que, d’un autre côté, d’après la police, le bâtiment du second requérant avait eu une fente et avait été probablement démonté par l’intéressé lui-même.

2. Appréciation de la Cour

39. Il n’est pas contesté que les requérants étaient propriétaires des bâtiments et des parcelles situés à Urous-Martan, rue Kalanchakskaïa, et que ces biens immobiliers étaient leurs « biens » au sens de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention.

40. L’ingérence alléguée par les requérants dans leur droit au respect des biens comporte deux volets liés : i) la destruction des bâtiments et ii) l’occupation des parcelles de terrain. Le Gouvernement ne conteste ni la démolition, en tant que telle, des bâtiments, ni l’occupation des parcelles par les autorités locales dans le cadre du réaménagement urbain. Ce qu’il conteste, c’est l’implication des autorités tchétchènes dans la démolition. Aussi, la Cour se penchera-t-elle d’abord sur cette question.

a) Sur l’implication des autorités dans la démolition des biens des requérants

41. La Cour rappelle que, eu égard au caractère subsidiaire de son rôle, elle est liée par les constats sur les faits opérés par des instances internes, sauf si les circonstances d’une affaire donnée l’obligent à s’en écarter et à se livrer à sa propre analyse (Abu Zubaydah c. Lituanie, no 46454/11, § 480, 31 mai 2018), en particulier, lorsque l’appréciation des faits par les autorités internes est révélatrice d’un arbitraire évident (voir, parmi beaucoup d’autres, Syssoyeva et autres c. Lettonie (radiation) [GC], no 60654/00, § 89, 15 janvier 2007, et Khamidov c. Russie, no 72118/01, § 170, 15 novembre 2007).

42. En ce qui concerne l’appréciation des éléments de preuve, la Cour retient le critère de la preuve « au-delà de tout doute raisonnable » qui fait partie de sa jurisprudence constante. Elle adopte les conclusions qui, à son avis, se trouvent étayées par une évaluation indépendante de l’ensemble des éléments de preuve, y compris les déductions qu’elle peut tirer des faits et des observations des parties. La preuve peut résulter d’un faisceau d’indices, ou de présomptions non réfutées, suffisamment graves, précis et concordants. Le degré de conviction nécessaire pour parvenir à une conclusion particulière et, à cet égard, la répartition de la charge de la preuve sont intrinsèquement liés à la spécificité des faits, à la nature de l’allégation formulée et au droit conventionnel en jeu (Abu Zubaydah, précité, § 481, avec les références qui y sont citées).

43. En l’espèce, les requérants allèguent que les autorités locales ont été à l’origine de la démolition de leurs immeubles. La Cour estime que les vérifications par les autorités de poursuite de ces allégations ont été superficielles et lacunaires. En effet, la police n’a jamais auditionné les commerçants qui avaient occupé les immeubles des requérants et les immeubles voisins ; elle n’a pas non plus auditionné le premier requérant, sous prétexte de son absence d’Urous-Martan ; enfin, la police a remis en question le fait même, pourtant incontesté, de la démolition des bâtiments dans la rue Kalanchakskaïa. Concernant le second requérant, les unités de police ont refusé, pendant un long moment, de traiter les plaintes de celui-ci, ensuite la police a rendu plusieurs décisions de refus d’ouvrir une enquête qui manquaient de motivation ou contenaient des conclusions incohérentes (paragraphes 26-26 ci-dessus) et qui ont toutes été annulées. Il s’ensuit que les autorités de poursuite n’ont pas déployé un minimum d’efforts pour établir les faits et pour identifier les responsables de la destruction (voir, mutatis mutandis, Salamov c. Russie, no 5063/05, § 38, 12 janvier 2016). Ainsi, la Cour ne peut pas s’appuyer sur les conclusions de ces autorités.

44. En même temps, les juridictions civiles ont rejeté les demandes d’indemnisation des requérants ayant estimé que l’implication des autorités locales dans la destruction des bâtiments n’avait pas été démontrée. Eu égard aux principes rappelés aux paragraphes 41-42 ci-dessus, la Cour procédera à l’appréciation des éléments de preuve soumises aux juridictions civiles.

45. Elle observe d’emblée que les demandes des requérants devant le tribunal d’Urous-Martan ont été étayées par les témoignages précis, détaillés et concordants de six personnes mettant en cause l’administration du district et la mairie. Ce qui est encore plus important, au procès du premier requérant, le représentant de l’administration du district a reconnu la convocation des commerçants à la mairie, l’information par les autorités sur la démolition à venir et de la suggestion de procéder eux-mêmes au démontage des bâtiments (paragraphes 18-20 ci-dessus).

46. Le maire d’Urous-Martan a également reconnu que la démolition des bâtiments faisait partie d’un projet du réaménagement urbain, et même les médias locaux en étaient au courant, déjà le 14 juillet 2014 (paragraphes 10 et 11 ci-dessus).

47. Le tribunal d’Urous-Martan avait bien à sa disposition ces articles de presse en tant qu’éléments de preuve mais n’en a pas donné d’appréciation dans ses jugements, pas plus qu’aux témoignages (mutatis mutandis, Salamov, précité, § 40).

48. La Cour observe également que les circonstances non contestées de la démolition ont été les suivantes : la démolition a eu lieu à l’égard de plusieurs immeubles situés au centre-ville d’Urous-Martan à proximité immédiate du bâtiment de l’administration du district, pendant plusieurs jours, à l’aide d’engins et en présence du public. De l’avis de la Cour, il est difficile à imaginer qu’une opération d’une telle envergure aurait pu être le fait de malfaiteurs privés et inconnus, à l’insu des autorités. Enfin, il n’a pas non plus été contesté que la démolition de plusieurs bâtiments dans la rue Kalanchakskaïa a été directement profitable aux autorités locales pour effectuer le réaménagement urbain dans cet endroit immédiatement après. Toutes ces circonstances constituent, elles aussi, un indice non négligeable de l’implication des autorités.

49. Le Gouvernement, de son côté, n’a fourni aucun élément de preuve propre à combattre la thèse des requérants, se limitant uniquement à se référer aux résultats des vérifications préliminaires, lacunaires et insuffisantes, menées par les autorités de poursuite (paragraphe 43 ci‑dessus).

50. Eu égard à tout ce qui précède, la Cour conclut, « au‑delà de tout doute raisonnable », que la destruction des bâtiments des requérants est le fait des autorités publiques locales.

b) Sur la nature de l’ingérence

51. S’agissant des bâtiments, il ne fait aucun doute pour la Cour que la destruction complète de ceux-ci constitue une privation de propriété, au sens de la deuxième phrase du premier alinéa de l’article 1 du Protocole no 1. S’agissant des parcelles de terrain, les requérants sont apparemment restés formellement propriétaires de celles-ci. Or ces parcelles, désormais pavées, n’existent plus que sur papier, avec comme résultat l’impossibilité d’en faire tout usage pour les intéressés. Dans ces circonstances, la Cour estime que l’ingérence ayant engendré des conséquences graves à telle enseigne s’analyse également en une privation de propriété (Dakhkilgov c. Russie, no 34376/16, § 42, 8 décembre 2020, avec la jurisprudence qui y est citée).

52. La Cour doit rechercher à présent si l’ingérence – dans ces deux volets de démolition des bâtiments et d’occupation des terrains – se justifie sous l’angle de cette disposition. Pour être compatible avec celle-ci, la mesure doit remplir trois conditions : elle doit être effectuée « dans les conditions prévues par la loi », « pour cause d’utilité publique » et dans le respect d’un juste équilibre entre les droits du propriétaire et les intérêts de la communauté.

c) Sur le respect du principe de légalité

53. La Cour rappelle que l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention exige, avant tout et surtout, qu’une ingérence de l’autorité publique dans la jouissance du droit au respect des biens soit légale. La prééminence du droit, l’un des principes fondamentaux d’une société démocratique, est une notion inhérente à l’ensemble des articles de la Convention (Vistiņš et Perepjolkins c. Lettonie [GC], no 71243/01, §§ 94-95, 25 octobre 2012). Il en découle que la nécessité d’examiner la question du juste équilibre « ne peut se faire sentir que lorsqu’il s’est avéré que l’ingérence litigieuse a respecté le principe de légalité et n’était pas arbitraire » (Guiso-Gallisay c. Italie (fond), no 58858/00, § 80, 8 décembre 2005, avec les références qui y sont citées). L’expression « dans les conditions prévues par la loi » présuppose l’existence et le respect de normes de droit interne suffisamment accessibles et précises) et offrant des garanties contre l’arbitraire (Vistiņš et Perepjolkins, précité, §§ 96-97).

54. En l’espèce, la Cour écarte d’emblée la thèse selon laquelle le bâtiment du second requérant avait été fendu et démoli par l’intéressé. En effet, cette thèse a été présentée pour la seule et unique fois dans le cadre des vérifications préliminaires de la police et a été contredite par le rapport estimatif (comparer les paragraphes 25 et 5 ci‑dessus).

55. Comme la Cour l’a déjà constaté plus haut, l’ingérence a eu lieu dans le cadre du réaménagement urbain, à savoir, l’élargissement et le pavage de la rue, l’aménagement d’un parking public et d’une place de marché (paragraphes 10-14 ci-dessus). Dans ce contexte, pour agir conformément à la loi, les autorités tchétchènes avaient la possibilité d’engager la procédure d’expropriation pour les besoins municipaux. Cette procédure comportait plusieurs étapes et garanties contre l’arbitraire, dont la notification écrite de la décision d’expropriation, la rédaction d’une convention de rachat et, en cas de désaccord du propriétaire, un droit pour l’autorité publique compétente d’intenter une action en expropriation et, surtout, le paiement d’une indemnité (voir, pour un résumé de la portée des dispositions pertinentes, Tkachenko c. Russie, no 28046/05, § 54, 20 mars 2018, et Dakhkilgov, précité, §§ 29-31).

56. Alternativement, à supposer que les bâtiments des requérants avaient été construits en violation de différentes normes d’urbanisme et de sécurité, comme l’a suggéré le maire d’Urous-Martan (paragraphe 11 ci-dessus), la démolition de tels bâtiments impliquait pour les autorités de prouver en justice qu’il s’agissait de « constructions illégales », au sens du code civil (Kvyatkovskiy c. Russie (déc.), no 6390/18, §§ 19-20, 25 septembre 2018).

57. Cependant, les autorités n’ont suivi aucune de ces procédures légales, mais elles ont exproprié de facto des biens des requérants et ne leur ont pas versé la moindre indemnité.

58. Dans ces circonstances, la Cour conclut que l’ingérence, opérée en méconnaissance complète des procédures légalement prévues et en l’absence de toute indemnisation, a permis aux autorités de tirer bénéfice de leur comportement illégal. Cette expropriation de fait a été incompatible avec le principe de la prééminence du droit, arbitraire et donc « illégale » au sens de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention. Cette conclusion rend superflu l’examen des autres exigences de cette disposition (voir aussi Abiyev et Palko c. Russie, no 77681/14, §§ 66-67, 24 mars 2020, et Dakhkilgov, précité, § 50).

59. Partant, il y a eu violation de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention.

III. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 13 DE LA CONVENTION

60. Les requérants se plaignent qu’ils ne disposaient d’aucun recours effectif interne pour faire valoir leurs griefs tirés de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention. Ils invoquent l’article 13 de la Convention, qui est ainsi libellé :

« Toute personne dont les droits et libertés reconnus dans la (…) Convention ont été violés, a droit à l’octroi d’un recours effectif devant une instance nationale, alors même que la violation aurait été commise par des personnes agissant dans l’exercice de leurs fonctions officielles. »

61. La Cour relève que le grief tiré de l’article 13 est fondé sur les mêmes faits que ceux dont elle a eu à connaître dans le cadre du grief relatif à l’article 1 du Protocole no 1. Elle considère qu’elle a examiné la question juridique principale, de sorte que le grief tiré de l’article 13 se trouve absorbé par le constat de violation de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention auquel elle a abouti (paragraphe 58 ci‑dessus). Elle estime ainsi qu’il n’y a pas lieu de statuer séparément sur la violation alléguée de l’article 13 de la Convention (voir, par exemple, Barkanov c. Russie, no 45825/11, § 68, 16 octobre 2018).

IV. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 34 DE LA CONVENTION DANS LE CHEF DU SECOND REQUÉRANT

62. Dans ses observations, le second requérant se plaint que les autorités tchétchènes ont exercé des pressions sur son demi-frère et sur lui-même pour le contraindre de révoquer sa requête devant la Cour. Il invoque l’article 34 de la Convention, ainsi libellé en sa partie pertinente :

« La Cour peut être saisie d’une requête par toute personne physique (…) qui se prétend victime d’une violation par l’une des Hautes Parties contractantes des droits reconnus dans la Convention ou ses Protocoles. Les Hautes Parties contractantes s’engagent à n’entraver par aucune mesure l’exercice efficace de ce droit. »

63. À l’appui de son grief, le second requérant fournit deux déclarations non datées : l’une signée par lui‑même et l’autre signée par un certain R. (paragraphe 28 ci-dessus).

64. Le Gouvernement conteste cette thèse.

65. La Cour estime que le requérant n’a pas étayé son grief. En effet, il n’a pas fourni de dates ni de preuves des pressions alléguées (comme, par exemple, des relevés téléphoniques détaillant les appels que lui et son prétendu demi-frère ont reçus de la mairie). L’allégation selon laquelle son demi-frère a dû s’installer dans la région d’Astrakhan est également non étayée, le requérant n’ayant fourni ni de pièce d’identité de R., ni de documents établissant la filiation, ni d’informations sur l’adresse actuelle de R., adresse qui aurait pu demeurer confidentielle aux fins de la procédure devant la Cour.

66. Dans ces conditions, elle considère non démontrées les pressions ou intimidations des autorités sur le second requérant ou ses proches afin d’entraver l’exercice du recours individuel par celui-ci. Dès lors, la Cour estime que l’État défendeur a respecté les obligations qui lui incombaient au titre de l’article 34 de la Convention.

V. SUR L’OBSERVATION DE L’ARTICLE 38 DE LA CONVENTION

67. Dans leurs observations, les requérants soutiennent que le Gouvernement a violé l’article 38 de la Convention en ce qu’il n’a pas fourni tous les documents relatifs à la démolition des bâtiments et à l’occupation des parcelles des intéressés par les autorités locales. Ils estiment que le Gouvernement n’a pas répondu aux questions posées par la Cour lors des communications des présentes requêtes.

68. Le Gouvernement n’a pas présenté d’observations à ce sujet.

69. La Cour rappelle que le défaut de communication par un gouvernement, sans justification satisfaisante, d’informations en sa possession peut non seulement amener la Cour à tirer des conclusions quant au bien-fondé des allégations du requérant, mais aussi avoir des conséquences négatives sur l’appréciation de la mesure dans laquelle l’État défendeur peut passer pour s’être acquitté de ses obligations découlant de l’article 38 de la Convention (Janowiec et autres c. Russie [GC], nos 55508/07 et 29520/09, § 202, CEDH 2013, et les références qui y sont citées).

70. En l’espèce, lors de la communication de la requête du premier requérant, la Cour a demandé aux parties d’indiquer ce qui se trouve actuellement à la place des bâtiments démolis. Lors de la communication de la requête du second requérant, elle a posé la même question et a en outre demandé au Gouvernement de fournir tous les documents pertinents relatifs à la démolition en juillet 2014 des bâtiments dans la rue Kalanchakskaïa. Ces documents et les réponses à ces questions ont été nécessaires à la Cour pour se prononcer sur l’implication des autorités dans l’ingérence alléguée par les requérants.

71. Elle relève d’emblée que le Gouvernement a répondu à la question relative à l’occupation des parcelles des requérants (paragraphe 13 ci‑dessus). Elle relève également que, d’après ce qu’il ressort du dossier (voir en particulier les paragraphes 7 et 19 ci-dessus), les autorités locales n’ont pas rédigé de documents relatifs à l’expropriation des biens des requérants. La Cour en déduit que le gouvernement défendeur n’a pas pu produire de documents qui n’existaient pas. Elle observe enfin que le défaut de communication de tels documents ne l’a pas empêchée d’établir l’implication des autorités locales dans l’ingérence, en présence d’autres éléments de preuve à cet égard (Gaysanova c. Russie, no 62235/09, § 145, 12 mai 2016, avec les références qui y sont citées). Partant, le Gouvernement a satisfait à son obligation au regard de l’article 38 de la Convention.

VI. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

72. Aux termes de l’article 41 de la Convention :

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

A. Dommage

1. Thèses des parties

73. Au titre du dommage matériel et moral qu’ils estiment avoir subi, les requérants demandent les sommes indiquées à l’annexe III du présent arrêt.

74. Plus particulièrement, en ce qui concerne le préjudice direct, ils s’appuient sur les rapports estimatifs indiquant la valeur de leurs biens (paragraphe 5 ci-dessus). En ce qui concerne le manque à gagner, le premier requérant produit les premières pages de huit contrats de bail pour des locaux situés dans l’un de ses bâtiments, ces documents étant tous datés du 1er janvier 2014, n’indiquant pas les montants des loyers et ne comportant pas de signatures. Le second requérant fournit deux attestations signées par les locataires des locaux dans son bâtiment, indiquant les loyers qu’ils versaient. Il fournit également un calcul détaillé des loyers qu’il estime avoir pu percevoir entre juillet 2014 et août 2020.

75. Le Gouvernement répète que les autorités ne sont pas responsables du préjudice subi par les requérants, donc rien ne doit être alloué aux intéressés. Il considère que les demandes à titre de manque à gagner sont spéculatives et, de toute façon, non étayées en l’absence de contrats de bail dûment établis. Enfin, il estime excessives les demandes à titre de dommage moral.

2. Appréciation de la Cour

76. La Cour rappelle qu’un arrêt constatant une violation entraîne pour l’État défendeur l’obligation juridique de mettre un terme à la violation et d’en effacer les conséquences de manière à rétablir autant que faire se peut la situation antérieure à celle-ci, et que la réparation du dommage matériel doit aboutir à la situation la plus proche possible de celle qui existerait si la violation constatée n’avait pas eu lieu (Vistiņš et Perepjolkins c. Lettonie (satisfaction équitable) [GC], no 71243/01, § 33, CEDH 2014). Elle a déjà jugé à cet égard qu’elle ne pouvait pas considérer sur le même plan une expropriation régulière et une expropriation illicite (Guiso-Gallisay c. Italie (satisfaction équitable) [GC], no 58858/00, § 95, 22 décembre 2009).

77. En l’espèce, le constat de violation de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention découle du fait que l’ingérence ne satisfaisait pas à la condition de légalité. Dans ce cas, l’indemnisation à octroyer au titre du dommage matériel devra correspondre à la valeur pleine et entière des biens en cause au moment de l’expropriation, actualisée et assortie d’intérêts s’il y a lieu, pour compenser les effets de l’inflation et le laps de temps écoulé depuis la dépossession (ibidem, §§ 96, 103 et 105).

78. La Cour prend note de la valeur des biens indiquée dans les rapports estimatifs commandés par les requérants (paragraphe 5 ci-dessus) et non contestés par le Gouvernement. En l’absence de tout autre élément indicatif de la valeur de ces biens, elle se base sur lesdits rapports pour déterminer les montants à allouer au titre du préjudice matériel direct (comparer avec Maharramov c. Azerbaïdjan (satisfaction équitable), no 5046/07, § 19, 9 mai 2019, et les références qui y sont citées ; voir l’annexe III pour les montants alloués en tenant compte du principe non ultra petita).

79. S’agissant des demandes pour manque à gagner, la Cour note d’emblée qu’il n’a jamais été contesté que les bâtiments avaient été loués à des commerçants et que les requérants avaient donc subi une perte de chance réelle de continuer à louer leurs biens. Pour déterminer le manque à gagner, la Cour prend en compte le rendement locatif dont les requérants ont été privés pendant les sept années entre l’expropriation de fait et la date du présent arrêt (voir, mutatis mutandis, Portanier c. Malte, no 55747/16, §§ 62-64, 27 août 2019), tout en ayant égard à l’insuffisance des pièces versées par les intéressés et aux aléas qui, en toute hypothèse, affectent une location sur une période aussi longue et qui rendent impossible un calcul précis des sommes susceptibles de constituer une juste réparation (Centro Europa 7 S.r.l. et Di Stefano c. Italie [GC], no 38433/09, §§ 215-220, CEDH 2012, et East West Alliance Limited c. Ukraine, no 19336/04, §§ 261-262, 23 janvier 2014). Ces montants alloués par la Cour à ce titre, convertis à l’euros, sont indiqués à l’annexe III.

80. Enfin, la Cour considère que les requérants ont subi un certain préjudice moral du fait de la violation constatée, mais que les sommes réclamées sont excessives. Statuant en équité, comme le veut l’article 41 de la Convention, elle alloue aux requérants les montants indiqués à l’annexe III à ce titre.

B. Frais et dépens

81. Pour frais et dépens, les requérants réclament différentes sommes indiquées dans l’annexe III au présent arrêt. Le Gouvernement considère que ces demandes sont non étayées et qu’en outre les services juridiques fournis aux intéressés au niveau interne sont sans rapport aux griefs faisant objet des présentes requêtes.

82. La Cour estime que les frais se rapportent directement aux présentes requêtes mais ils sont excessifs eu égard à la complexité de l’affaire et aussi, en ce qui concerne les honoraires de Me Boychenko, eu égard à un caractère quasiment identique des présentes requêtes et des observations des requérants. Compte tenu de ces facteurs, elle alloue aux requérants les montants forfaitaires indiqués dans l’annexe III au présent arrêt.

C. Intérêts moratoires

83. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1. Décide de joindre les requêtes ;

2. Déclare les requêtes recevables ;

3. Dit qu’il y a eu violation de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention à l’égard des deux requérants ;

4. Dit qu’il n’y a pas lieu d’examiner les griefs formulés sur le terrain de l’article 13 de la Convention ;

5. Dit que le gouvernement défendeur a respecté ses obligations découlant des articles 34 et 38 de la Convention ;

6. Dit

a) que l’État défendeur doit verser aux requérants, dans un délai de trois mois :

i. les sommes indiquées à l’annexe III au présent arrêt à titre de dommage moral et de frais et dépens, à convertir dans la monnaie de l’État défendeur au taux applicable à la date du règlement, plus tout montant pouvant être dû par les requérants sur ces sommes à titre d’impôt ;

ii. les sommes indiquées à l’annexe III au présent arrêt à titre de dommage matériel, à convertir dans la monnaie de l’État défendeur au taux applicable à la date du règlement ;

b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

7. Rejette le surplus de la demande de satisfaction équitable.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 6 juillet 2021, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

Olga Chernishova                                   Georges Ravarani
Greffière adjointe                                         Président

___________

ANNEXE I
Détails sur les actions en réparations engagées par les requérants

Requérant
Requête no
Saisine du tribunal d’Urous-Martan Jugement (première instance) Appel (cour suprême de Tchétchénie) Refus d’un juge unique de la cour suprême de Tchétchénie de transmettre le pourvoi en cassation à l’examen de son présidium Refus d’un juge unique de la Cour suprême de Russie de transmettre le pourvoi en cassation à l’examen de sa chambre civile
Malsagov
59079/17
15 septembre 2014 29 avril 2015 28 juillet 2015 7 avril 2016 28 février 2017
Aldamov
10299/18
10 décembre 2015 26 avril 2016 15 septembre 2016 9 janvier 2017 4 septembre 2017

ANNEXE II
Les plaintes au pénal et les recours des requérants sur le fondement de l’article 125 du CPP

Requérant
Requête no
Première plainte au pénal Décision(s) de refus d’ouvrir une enquête pénale Décision du tribunal rejetant le recours sous l’article 125 du CPP Appel (cour suprême de Tchétchénie) Décision du tribunal statuant après réexamen, accueillant le recours Décision du tribunal rejetant le nouveau recours sous l’article 125 du CPP
Malsagov
59079/17
Juillet 2014 4 août, 24 octobre et 14 novembre 2014 20 juin 2017 10 octobre 2017
Aldamov
10299/18
20 novembre 2017 (selon le requérant), 15 février 2018 12 juillet, 19 septembre et 18 octobre 2019,
26 mars et 22 juillet 2020
7 février 2019 20 mars 2019, décision infirmée pour absence de motivation, affaire renvoyée pour réexamen. 27 mars 2019, le tribunal estima que l’unité de police compétente avait omis de statuer sur la plainte du requérant. 9 septembre 2020

ANNEXE III
Satisfaction équitable

Requérant
Requête no
Demandée Allouée par la Cour
Dommage matériel Dommage moral Frais et dépens Dommage matériel Dommage moral Frais et dépens
Malsagov
59079/17
19 000 000 RUB (préjudice direct),
8 467 200 RUB (manque à gagner)
160 000 EUR 5 000 EUR
(frais d’avocat devant la Cour),
135 000 RUB
(frais d’avocat au niveau interne)
212 600 EUR (deux cent douze mille six cents euros) (préjudice direct),
28 200 EUR (vingt-huit mille deux cents euros) (manque à gagner)
5 000 EUR
(cinq mille euros)
1 500 EUR (mille cinq cents euros)
(frais d’avocat devant la Cour),
1 000 EUR (mille euros)
(frais d’avocat au niveau interne)
Aldamov
10299/18
20 000 000 RUB (préjudice direct),
21 000 000 RUB (manque à gagner)
100 000 EUR 5 000 EUR
(frais d’avocat devant la Cour),
160 000 RUB
(frais d’avocat au niveau interne),
24 000 RUB (frais du rapport estimatif des biens)
223 800 EUR (deux cent vingt-trois mille huit cents euros) (préjudice direct),
31 300 EUR (trente-et-un mille trois cents euros) (manque à gagner)
5 000 EUR
(cinq mille euros)
1 500 EUR (mille cinq cents euros)
(frais d’avocat devant la Cour),
1 000 EUR (mille euros)
(tous frais confondus au niveau interne)

Dernière mise à jour le juillet 6, 2021 par loisdumonde

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