La présente affaire concerne l’homicide de B., le frère de la requérante, le 18 avril 2014 au cours d’une opération de police, et l’enquête pénale y relative. Est en jeu l’article 2 de la Convention.
TROISIÈME SECTION
AFFAIRE BEGIYEVA c. RUSSIE
(Requête no 14929/17)
ARRÊT
STRASBOURG
6 juillet 2021
Cet arrêt est définitif. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire Begiyeva c. Russie,
La Cour européenne des droits de l’homme (troisième section), siégeant en un comité composé de :
Darian Pavli, président,
Dmitry Dedov,
Peeter Roosma, juges,
et de Olga Chernishova, greffière adjointe de section,
Vu :
la requête (no 14929/17) dirigée contre la Fédération de Russie et dont une ressortissante de cet État, Mme Marina Yusupovna Begiyeva (« la requérante ») a saisi la Cour en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention ») le 12 avril 2017,
la décision de porter à la connaissance du gouvernement russe (« le Gouvernement ») le grief concernant le droit à la vie et de déclarer irrecevable la requête pour le surplus,
les observations des parties,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 15 juin 2021,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :
INTRODUCTION
1. La présente affaire concerne l’homicide de B., le frère de la requérante, le 18 avril 2014 au cours d’une opération de police, et l’enquête pénale y relative. Est en jeu l’article 2 de la Convention.
EN FAIT
2. La requérante est née en 1975 et réside à Naltchik (république de Kabardino‑Balkarie). Elle est représentée par Me E.V. Kuzhonov, avocat.
3. Le Gouvernement a été représenté initialement par M. M. Galperine, ancien représentant de la Fédération de Russie auprès de la Cour européenne des droits de l’homme, puis par M. A. Fedorov, son successeur dans cette fonction.
I. LES FAITS DU 18 AVRIL 2014
4. Le 18 avril 2014, vers 13 heures, quatre policiers parcouraient la ville de Naltchik en voiture à la recherche de B. Le policier au volant, S., était habillé en civil et armé d’un pistolet ; les trois autres policiers – relevant de l’unité spéciale de réaction rapide (« unité spéciale ») – étaient vêtus en uniforme et armés de fusils d’assaut. Leur véhicule était banalisé, avec les vitres arrière teintées.
5. À ce moment-là, le casier judiciaire de B. était vierge et il n’était visé par aucune enquête pénale.
6. Les faits suivants ont été ultérieurement établis par les instances internes.
7. La police disposait de certaines informations secrètes (оперативная информация) sur une possible implication de B. dans des délits d’extorsion de fonds, de trafic d’armes et d’assistance à des groupes armés illégaux, et les policiers avaient pour mission d’interpeller B. pour l’interroger.
8. À une intersection, les policiers aperçurent B. conduisant une voiture. Ils lui firent un appel de phares, puis le policier sur le siège passager avant fit un signe de la main de s’arrêter. B. accéléra et conduisit jusqu’au terminus de trolleybus, à la limite entre la ville et une forêt, où sa voiture heurta un remblai et s’arrêta. B. sortit de la voiture et courut dans la direction de la forêt. Les policiers sortirent de leur véhicule et lui crièrent « Arrêtez-vous, police ! ». B. fit plusieurs coups de feu sur ceux-ci mais ne put en toucher aucun. Tous les policiers ouvrirent alors le feu sur B. en causant sa « suppression » (уничтожен/ ликвидирован ответным огнем).
II. L’ENQUÊTE PÉNALE
9. Le 18 avril 2014, un enquêteur du comité d’instruction de Kabardino‑Balkarie ouvrit une enquête pénale pour port et trafic d’armes et de munitions, et pour tentative de meurtre sur les fonctionnaires de la police. L’enquêteur indiquait que les policiers avaient mené des opérations d’investigation et de recherche (оперативно‑розыскные мероприятия) destinées à identifier des membres de groupes armés illégaux, et qu’ils avaient demandé à B. de s’arrêter afin d’effectuer un contrôle d’identité.
10. La requérante et sa mère obtinrent la qualité de représentantes de B., et les quatre policiers obtinrent la qualité de victimes dans l’affaire.
A. Les mesures d’instruction concernant les faits du 18 avril 2014
1. Les preuves matérielles collectées pendant l’enquête
11. Le 18 avril 2014, un groupe opérationnel d’investigation, avec un démineur, arriva sur place, et une première inspection de la scène d’incident fut effectuée. Selon le procès-verbal de cette inspection, la voiture de B. se trouvait à cinq mètres de la clôture en béton du terminus ; le corps de B. était allongé sur le ventre, avec plusieurs lésions par balles.
12. Selon le même procès-verbal, sur la scène d’incident furent trouvés par terre et collectés comme preuves :
– les tapis de la voiture de B. se trouvant à côté de la voiture et sur lesquelles étaient un pistolet Makarov, une boîte de chargeur avec cartouches et deux permis de port d’armes de chasse au nom de B. ;
– « à 4-5 mètres derrière la voiture », des douilles de cartouches des fusils d’assaut ;
– à côté du corps de B., un pistolet Stetchkine et deux boîtes de chargeur avec cartouches, ainsi que deux balles sous le corps ;
– « dans un rayon de dix mètres du corps », d’autres douilles.
13. Des photos jointes au procès-verbal de l’inspection montraient quatre douilles ensemble par terre. Un schéma de la scène d’incident ne fut pas annexé.
14. Le même jour, des perquisitions furent effectuées aux adresses de B. et de sa famille ; rien ne fut collecté.
15. Respectivement en avril et juin 2014, la voiture de B. et celle des policiers furent examinées comme preuves ; elles ne présentaient pas d’impacts de tir.
16. Une deuxième inspection de la scène d’incident eut lieu les 24 et 26 janvier 2016, lorsque l’enquêteur mesura la hauteur du remblai.
2. Les dépositions faites pendant l’enquête
17. Lorsque S. fut interrogé pour la première fois le 24 avril 2014, il indiqua que, selon des informations secrètes du ministère de l’Intérieur, B. était un leadeur d’une association de malfaiteurs, il pratiquait de l’extorsion de fonds et du trafic d’armes, et était souvent armé ; les autorités avaient décidé de l’interpeller pour vérifier ces informations. S. déposa également que, dès que B. avait vu les policiers au terminus, il avait tiré sur eux, mais ils s’étaient mis à terre et n’avaient pas été touchés.
18. Réinterrogé en juillet et octobre 2014, S. ajouta que les policiers avaient crié à B. « Arrêtez-vous, police ! », avant que celui-ci n’ouvrit une séquence de tir sur eux, et que les policiers s’étaient protégés derrière le remblai, et dessina un croquis de l’incident en indiquant les positions de B. et des policiers.
19. Les trois policiers de l’unité spéciale furent interrogés en juillet 2014, en janvier 2015 et en février 2016. Leurs dépositions furent similaires à celles de S. (paragraphes 17 et 18 ci-dessus). L’un d’eux indiqua avoir tiré au moins six fois sur B.
20. Différents employés de la compagnie des transports dont les bureaux se situaient au terminus furent interrogés dont certains déposèrent que, le 18 avril 2014, ils avaient entendu des coups de feu. Parmi ces employés furent deux personnes qui avaient participé à la première inspection de la scène d’incident comme témoins instrumentaires. L’une d’elles dit avoir vu le démineur sortir des objets de la voiture de B., l’autre dit qu’à leur arrivée, les objets avaient déjà été par terre.
21. Le démineur, interrogé en janvier 2015, déposa que, avant l’inspection de la scène d’incident, il avait vérifié la présence d’explosifs dans la voiture de B., puis y avait enlevé différents objets sans préciser d’où exactement, et les avait placés sur les tapis de la voiture et par terre.
22. Lors de ses auditions, la requérante affirma que son frère était un chasseur et un bon tireur, donc il était improbable qu’il n’eût touché aucun des policiers par ses tirs allégués. Elle soutint que les pistolets trouvés sur la scène d’incident y avaient été placés subrepticement. Le fait que toutes les lésions de B. avaient été à l’arrière du corps réfutait, aux yeux de la requérante, la thèse selon laquelle B. avait tiré et les policiers avaient riposté.
23. Enfin, la requérante allégua que B. était probablement tué par la police en représailles de ses activités de lutte contre un trafic de médicaments ayant un effet de stupéfiants. Selon elle, les fonctionnaires du ministère de l’Intérieur étaient de mèche avec les pharmaciens et d’autres personnes impliquées dans ce trafic à Naltchik. Pour ces raisons, le 8 juillet 2014, la requérante demanda l’ouverture d’une enquête pénale pour homicide de son frère dont elle accusait les fonctionnaires du ministère de l’Intérieur de Kabardino-Balkarie.
24. Selon une lettre du Service fédéral de sécurité du 26 octobre 2014, l’opération du 18 avril avait pour but d’inspecter (обследование) la voiture de B. afin de vérifier les informations sur un possible transport d’armes par celui-ci.
3. Les expertises réalisées pendant l’enquête
25. Selon le rapport d’autopsie du 16 mai 2014, la mort de B. avait été causée par cinq blessures par balle à la tête et au corps ; une balle du fusil d’assaut avait été extraite du ventre de B ; tous les coups de feu avaient été tirés lorsque B. était dos aux policiers.
26. Selon le rapport d’expertise dactyloscopique du 24 avril 2014, les pistolets Stetchkine et Makarov ne contenaient aucune trace de mains.
27. Entre avril et juillet 2014, plusieurs rapports d’expertises chimiques furent préparés. Selon l’un de ces rapports, les tirs des policiers sur B. n’étaient pas des tirs à bout portant.
28. Cinq rapports d’expertises balistiques furent préparés en avril, juin et juillet 2014. Elles contenaient des conclusions sur les types de balles tirés lors de l’incident et sur les douilles trouvées sur la scène.
29. Le 3 octobre 2014, un rapport d’expertise balistique et situationnelle fut préparé, selon lequel, lorsque les policiers avaient tiré sur B., il était probablement debout. L’expert concluait qu’il n’était pas possible de déterminer : i) la distance entre B. et les policiers au moment de leurs tirs car les empreintes des tirs sur la cible (контактограммы) et les habits de B. n’avaient pas été fournis à l’expert ; ii) les positions respectives des participants à l’incident car les endroits exacts de la collecte des douilles sur la scène d’incident n’avaient pas été indiqués (неинформативность осмотра).
30. À la suite de l’annulation de ce rapport par le parquet républicain à cause d’importantes imprécisions, le 17 février 2016, un expert prépara un nouveau rapport d’expertise balistique et situationnelle. Selon ce rapport, lorsque les policiers avaient tiré sur B., celui-ci était tourné dos vers eux. Les lésions de B. étaient compatibles avec la version des policiers selon laquelle ils se trouvaient agenouillés ou allongés par terre. Avec référence aux expertises chimiques (paragraphe 27 ci-dessus), l’expert estimait que la distance entre B. et les policiers était d’au moins 80 cm sans qu’on puisse le déterminer plus précisément. Il concluait qu’il n’était pas possible de déterminer ni les directions de tirs par B., ni sa position, ni les positions des policiers, à cause d’un caractère imprécis du procès-verbal de la première inspection de la scène d’incident omettant d’indiquer où exactement avaient été trouvées les douilles et s’il y avait l’éventuelle présence d’impacts de tirs sur d’autres objets.
B. Les mesures d’instruction concernant d’autres aspects de l’affaire
31. Les autorités de poursuite travaillèrent sur deux autres aspects de l’affaire : concernant la lutte alléguée de B. contre le trafic de médicaments ayant des effets de stupéfiants dans la région (paragraphe 23 ci-dessus), et concernant une possible commission d’autres délits pénaux par B.
32. Dans le cadre de travail sur ces pistes, les autorités cherchèrent les vendeurs et les consommateurs présumés des médicaments interdits à la vente libre, interrogèrent plusieurs dizaines de personnes comme témoins, analysèrent des appels téléphoniques et des enregistrements audio-visuels relatifs à la vie de B. et de ses connaissances, demandèrent à différentes entités de trouver des « informations compromettantes » à l’égard de B.
C. Les principaux actes procéduraux adoptés pendant l’enquête
33. Le 18 avril 2015, l’enquêteur en charge de l’affaire rendit plusieurs décisions de refus d’ouvrir une enquête pénale :
i) contre les policiers, d’autres fonctionnaires du ministère de l’Intérieur, un pharmacien et deux entrepreneurs pour homicide de B. et pour abus de pouvoirs, aux motifs que les policiers avaient agi en état de légitime défense et conformément à l’article 23 de la loi relative à la police (paragraphe 41 ci‑dessous) et que personne n’avait commis ni homicide ni abus de pouvoirs à l’égard de B. ;
ii) contre B. pour trafic d’armes, extorsion de fonds et appartenance à une organisation de malfaiteurs, en l’absence de corpus delicti.
34. Le même jour, l’enquêteur rendit une décision de non-lieu à poursuivre B. pour tentative de meurtre sur les fonctionnaires de police et pour port d’armes et de munitions en raison du décès de celui-ci. Le 18 mai 2015, cette décision fut annulée par voie de contrôle hiérarchique aux motifs qu’elle n’avait pas été notifiée à la requérante et que les dépositions de S. présentaient des incohérences.
35. Entre juin et octobre 2015, trois décisions similaires de non-lieu à poursuivre furent rendues puis annulées car la requérante insistait pour que B. fût jugé au pénal. Le 21 avril 2016, le procureur adjoint de Kabardino‑Balkarie valida l’acte réquisitoire à l’égard de B. et renvoya le dossier de l’affaire devant la cour suprême de Kabardino-Balkarie.
III. LE PROCÈS PÉNAL
36. À l’audience devant la cour suprême de Kabardino-Balkarie, S. déclara que les policiers avaient été pris au dépourvu par la conduite de B. et n’avaient absolument pas anticipé ses tirs. Il précisa avoir tiré sept fois sur B. afin de se protéger.
37. Les policiers déclarèrent qu’ils savaient que B. était probablement armé et pouvait opposer une résistance, et ils affirmèrent que le corps de B. avait été allongé par terre en serrant un pistolet dans la main. Le démineur affirma que le pistolet avait été trouvé à une certaine distance du corps de B.
38. Par une décision du 3 août 2016, la cour suprême de Kabardino‑Balkarie déclara que B. avait illégalement porté les pistolets Makarov et Stetchkine et les cartouches, et que, afin de se dérober à l’arrestation par les policiers, il avait commis une tentative de meurtre sur eux en ayant tiré avec Stetchkine, et que les policiers avaient riposté, leurs tirs étant conformes à la loi relative à la police. La cour de Kabardino‑Balkarie constata l’extinction de l’action publique en raison du décès de B.
39. Par un arrêt du 28 octobre 2016, la chambre criminelle de la Cour suprême de Russie confirma la décision du 3 août 2016 en appel en faisant siennes les conclusions de la juridiction de jugement.
LE CADRE JURIDIQUE INTERNE PERTINENT
40. Selon l’article 19 de la loi fédérale du 7 février 2011 no 3-FZ relative à la police, lorsqu’un policier doit faire usage de force ou d’armes, il doit faire des efforts pour minimiser tout préjudice.
41. L’article 23 de cette loi règlemente l’usage d’armes à feu par la police. Il liste les cas dans lesquels le policier peut faire usage des armes à feu, notamment pour se protéger contre une attaque violente ; lorsqu’il n’est pas possible d’arrêter autrement une personne en flagrant délit (s’agissant de crimes) et tentant de fuir ; lorsqu’une personne interpelée oppose une résistante armée.
42. Les dispositions pertinentes du code de procédure pénale relatives à l’interpellation d’un suspect sont exposées dans l’arrêt Leonid Petrov c. Russie (no 52783/08, § 42, 11 octobre 2016). Celles relatives aux pouvoirs de la police dans le cadre des mesures opérationnelles d’investigation, avant l’ouverture d’une enquête pénale, sont résumées dans l’arrêt Sergey Ivanov c. Russie (no 14416/06, § 56, 15 mai 2018). L’interpellation n’est pas mentionnée parmi les pouvoirs de la police agissant dans ce cadre.
EN DROIT
I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 2 DE LA CONVENTION
43. La requérante se plaint que les policiers ont sciemment assassiné son frère et que l’enquête pénale n’a pas été effective. Elle invoque les articles 2 et 13 de la Convention. Maîtresse de la qualification juridique des faits de la cause, la Cour considère qu’il est approprié d’examiner le grief sous l’angle du seul article 2 de la Convention, qui est ainsi libellé :
« 1. Le droit de toute personne à la vie est protégé par la loi. La mort ne peut être infligée à quiconque intentionnellement, sauf en exécution d’une sentence capitale prononcée par un tribunal au cas où le délit est puni de cette peine par la loi.
2. La mort n’est pas considérée comme infligée en violation de cet article dans les cas où elle résulterait d’un recours à la force rendu absolument nécessaire :
a) pour assurer la défense de toute personne contre la violence illégale ;
b) pour effectuer une arrestation régulière ou pour empêcher l’évasion d’une personne régulièrement détenue ;
c) pour réprimer, conformément à la loi, une émeute ou une insurrection. »
A. Sur la recevabilité
44. Constatant que la requête n’est pas manifestement mal fondée ni irrecevable pour un autre motif visé à l’article 35 de la Convention, la Cour le déclare recevable.
B. Sur le fond
1. Thèses des parties
45. La requérante soutient que le recours à la force meurtrière n’a pas été nécessaire, estimant invraisemblable que B. ait pu ouvrir le feu sur les policiers et que ceux-ci aient dû riposter. Elle considère aussi que l’enquête relative à l’incident n’a pas été efficace.
46. Le Gouvernement soutient que le recours à la force a été conforme à la loi fédérale relative à la police et « absolument nécessaire » au sens de l’article 2 de la Convention. Il admet que l’opération policière du 18 avril 2014 avait été planifiée ; néanmoins, les policiers avaient la conviction sincère et honnête qu’il était nécessaire de recourir à la force meurtrière, et leur conviction reposait sur des raisons subjectivement valables, au sens de la jurisprudence Armani Da Silva c. Royaume-Uni ([GC], no 5878/08, § 248, 30 mars 2016). En outre, selon le Gouvernement, l’enquête pénale a été prompte, indépendante, minutieuse, et la requérante a eu accès au dossier de l’affaire. Il conclut que l’article 2 a été respecté.
2. Appréciation de la Cour
47. Les principes généraux relatifs aux obligations matérielles découlant de l’article 2 de la Convention sont exposées dans l’arrêt Giuliani et Gaggio c. Italie ([GC], no 23458/02, §§ 174-182, CEDH 2011). Eu égard à son caractère fondamental, cet article impose aussi aux autorités nationales l’obligation procédurale de mener une enquête effective sur les allégations de violation de son volet matériel (Armani Da Silva, précité, § 229).
48. La Cour analysera d’abord la qualité de la procédure pénale interne (respect de l’obligation procédurale), puis la question de savoir si l’État défendeur est responsable de la mort de B. (respect de l’obligation matérielle).
a) Sur le volet procédural de l’article 2 de la Convention
49. Les exigences de l’article 2 relativement à la qualité de l’enquête, sont récapitulées dans l’arrêt précité Armani Da Silva (§§ 229-239).
50. En l’espèce, il n’est pas contesté entre les parties que, le 18 avril 2014, quatre policiers ont tiré plusieurs coups de feu sur B. en causant sa mort. Il n’est pas non plus contesté que l’enquête a été menée en toute indépendance et avec une célérité raisonnable et que la requérante a eu suffisamment accès au dossier de l’affaire pénale. C’est le caractère « adéquat » de l’enquête qui est mis en cause.
51. De l’avis de la Cour, en accomplissant leur obligation procédurale de mettre en lumière les faits et de déterminer si l’emploi de la force meurtrière était justifié (ibidem, § 233), et en l’absence d’autres témoins de l’incident que les quatre policiers déclarés victimes et B., décédé, les autorités internes devaient recueillir avec une diligence raisonnable les preuves matérielles laissées sur la scène d’incident et sur les personnes impliquées, recueillir rapidement les témoignages et lever les éventuelles contradictions. La Cour estime cependant que cela n’a pas été le cas dans la présente affaire.
52. Elle relève que les instances nationales n’ont jamais examiné la question de savoir si le recours à la force se justifiait ou non, mais que la procédure interne dénote une volonté d’acceptation sans réserve des actions des policiers mis en cause, sans analyser s’ils ont respecté l’obligation de minimiser le préjudice au sens de la loi interne (paragraphes 40 ci-dessus), sans rechercher notamment où ils avaient visé en tirant, et, plus globalement, sans tenter sérieusement d’élucider les faits de l’incident (voir l’appréciation de cet aspect aux paragraphes 53-60 ci-dessous). Au lieu de déployer des efforts pour établir les faits du 18 avril 2014, les autorités internes ont principalement enquêté sur les activités de B. sans rapport direct avec cet incident (paragraphe 32 ci-dessus).
53. En effet, la Cour constate dans la présente affaire plusieurs manquements et défaillances des autorités, similaires à ceux eu égard auxquels elle avait déjà trouvé des violations du volet procédural de l’article 2 dans d’autres requêtes dirigées contre la Russie (par exemple, Akhmadov et autres c. Russie, no 21586/02, 14 novembre 2008, Dalakov c. Russie, no 35152/09, 16 février 2016, et Tsoroyev c. Russie [comité], no 13363/11, 24 mars 2020).
54. Tout d’abord, la première inspection de la scène d’incident a été entachée par des imprécisions et contradictions (voir, mutatis mutandis, Tagayeva et autres c. Russie, nos 26562/07 et 6 autres, § 516, 13 avril 2017).
55. En effet, la situation exacte des douilles trouvées sur la scène d’incident n’a pas été indiquée, et contredisait les photos (comparer les paragraphes 12 et 13 ci‑dessus), et aucun schéma montrant les positions des personnes impliquées ainsi que d’autres objets n’a été préparé. Le seul croquis préparé était celui fait par le policier S. plusieurs mois après les faits (paragraphe 18 ci-dessus) et dont la véracité ne pouvait pas être examinée. Ces imprécisions et lacunes, survenues tout au début de l’enquête, ont rendu impossible de déterminer les positions respectives des policiers et de B. au moment des tirs (voir en particulier les conclusions des experts à cet égard, paragraphes 30 et 30 ci-dessus). En outre, pendant cette inspection, les autorités ont omis de mesurer le remblai afin de vérifier la possibilité matérielle pour les quatre policiers de « se cacher derrière ».
56. Les endroits exacts d’où le pistolet Makarov et trois boîtes de chargeur avaient été extraits n’ont pas été précisés dans le procès-verbal de l’inspection et n’ont jamais été clarifiés (comparer les paragraphes 20 et 21 ci-dessus).
57. En outre, selon l’inspection de la scène d’incident, deux boîtes de chargeur ont été trouvées à côté du corps de B. Si l’une de ces boîtes faisait partie du pistolet Stetchkine avec lequel B. aurait fait feu en courant, il n’a jamais été expliqué comment la deuxième boîte s’est trouvée au même endroit.
58. La Cour relève également que les autorités de poursuite ont omis de prendre d’autres mesures cruciales permettant de faire la lumière sur les faits du 18 avril 2014. Elles n’ont cherché ni les impacts ou autres traces de tirs que le pistolet de B. aurait dû laisser sur la scène d’incident (comme par exemple, sur le mur en béton), ni les empreintes digitales que B. aurait inévitablement dû laisser sur au moins l’une des deux boîtes de chargeur trouvées à côté de son corps (Tsoroyev, précité, § 43).
59. Qui plus est, policiers ont été interrogés tardivement : S. une semaine et les autres trois mois après l’incident, et cela sans aucune justification ; et qu’ils n’ont jamais participé à une reconstitution de la scène d’incident. La Cour estime que cela a augmenté non seulement un risque de collusion entre eux mais aussi un risque d’oubli de circonstances (Ramsahai et autres c. Pays-Bas [GC], no 52391/99, § 330, CEDH 2007‑II).
60. Enfin, la version des faits présentée par les policiers comportait plusieurs incohérences par rapport à d’autres preuves dans l’affaire. En effet, les pistolets Stetchkine et Makarov ne contenaient pas d’empreintes digitales de B. ; les policiers et les voitures impliqués dans l’incident n’ont pas été touchés par les tirs allégués de B. qui pourtant bénéficiait des permis de port d’armes ; tous les coups de feu avaient été faits dans la partie arrière du corps de B. ; les dires des policiers selon lesquels B. serrait le pistolet dans la main contredisait tant le procès-verbal de la première inspection que les dires du démineur à ce sujet (comparer les paragraphes 26, 15, 25 et 37 ci-dessus).
61. Il ressort de ce qui précède que les omissions et défaillances dans la collecte et la préservation des preuves et témoignages ainsi que les incohérences que les autorités n’ont jamais tenté de lever ont affaibli la capacité de l’enquête à établir les circonstances exactes dans lesquelles la force meurtrière a été déployée contre le frère de la requérante et n’ont pas permis de déterminer si l’usage de cette force a été justifié.
62. Eu égard à tout ce qui précède, la Cour conclut à un caractère inadéquat de la procédure pénale interne et, partant, à la violation du volet procédural de l’article 2 de la Convention.
b) Sur le volet matériel de l’article 2 de la Convention
63. La Cour rappelle que, dans son analyse du volet matériel de l’article 2, elle prend en considération la préparation et le contrôle des actes des forces de l’ordre, et elle analyse si les autorités ont déployé la vigilance voulue pour s’assurer que toute mise en danger de la vie avait été réduite au minimum et si elles ont fait preuve de négligence dans le choix des mesures (Giuliani et Gaggio, précité, §§ 175-176 et 249, avec les références citées).
64. En l’espèce, la Cour relève d’emblée que la nature de la mission confiée aux policiers le 18 avril 2014 apparaît floue : d’effectuer un contrôle d’identité de B., d’inspecter sa voiture ou de l’interpeller (comparer les paragraphes 9, 17 et 24 ci-dessus ; voir, pour une situation similaire, Ramazanova et Alekseyev c. Russie, no 1441/10, § 113, 26 mai 2020). S’il s’agissait d’une interpellation, thèse présentée par les policiers eux-mêmes et finalement retenue par la justice, la Cour n’est pas convaincue que cela pût passer pour une « arrestation régulière » au sens de l’article 2 § 2 b) de la Convention, car la loi russe ne permet pas l’interpellation d’une personne non visée par une enquête pénale, à moins que celle-ci n’ait pas été surprise en flagrant délit (paragraphe 42 ci-dessus) ce qui n’était pas le cas de B.
65. En même temps, selon les instances internes, la force létale a été déployée contre le frère de la requérante non pas directement pour effectuer son « arrestation », mais pour protéger les policiers « contre la violence illégale », au sens de l’article 2 § 2 a).
66. Les parties sont en désaccord quant à déterminer si le comportement de B. a rendu « absolument nécessaire » pour les policiers de tirer sur lui. Pour répondre à cette question, il convient de prendre comme point de départ l’analyse qu’en ont fait les instances internes et d’établir les faits. Or, comme la Cour l’a déjà constaté aux paragraphes 52-61 ci-dessus, l’appréciation du caractère proportionné de la force meurtrière n’a pas été débattue au niveau interne et plusieurs circonstances importantes de l’incident n’ont pas été élucidées. Par conséquent, la capacité de la Cour à se prononcer sur cet aspect se trouve diminuée (Dalakov, précité, § 82).
67. Néanmoins, elle observe que, bien que l’opération policière ait été planifiée en avance, les éléments du dossier démontrent qu’elle n’a pas été préparée et conduite avec tout le sérieux voulu, de façon à réduire au minimum le recours à la force meurtrière.
68. Tout d’abord, les policiers se déplaçaient en voiture banalisée avec les vitres teintées et le conducteur a été habillé en civil, ce qui a pu rendre difficile pour B. de comprendre qu’il avait affaire aux forces de l’ordre et a pu susciter chez lui une réaction imprévisible (Yukhymovych c. Ukraine, no 11464/12, § 80, 17 décembre 2020). En outre, bien que les policiers sussent pertinemment que B. pouvait être armé et qu’ils le soupçonnassent d’être in délinquant dangereux susceptible d’opposer une résistance violente, ils ont été pris au dépourvu par son comportement allégué (paragraphes 36-37 ci‑dessus ; comparer à Yukhymovych, précité, §§ 76-79, Dalakov, précité, § 83, et Tsoroyev, précité, § 51) et n’ont pas distingué entre les méthodes mortelles et non mortelles de neutralisation du danger allégué (Mansuroğlu c. Turquie, no 43443/98, §§ 86-87, 26 février 2008).
69. Enfin, la Cour ne peut pas s’empêcher de relever que les policiers ont tiré au moins quinze fois (paragraphes 19 et 36 ci-dessus), avec notamment des fusils d’assaut, en causant plusieurs blessures mortelles aux organes vitaux de B. Des lors, la Cour ne peut que conclure que la puissance de feu déployée par les policiers a été excessive et allait largement au-delà de ce qui était « absolument nécessaire », au sens de l’article 2 de la Convention (Dalakov, précité, § 85, et Makaratzis c. Grèce [GC], no 50385/99, § 67, ECHR 2004‑XI).
Partant, il y a eu violation du volet matériel de cette disposition.
II. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
70. Aux termes de l’article 41 de la Convention :
« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »
71. La requérante demande 200 000 euros (EUR) au titre du dommage moral qu’elle estime avoir subi.
72. Le Gouvernement soutient que la demande de satisfaction équitable n’est pas étayée. En même temps, il indique que si la Cour constate une violation de l’article 2 de la Convention, la satisfaction équitable doit être accordée conformément à la jurisprudence de la Cour en la matière.
73. La Cour, statuant en équité, octroie à la requérante 60 000 EUR pour dommage moral, plus tout montant pouvant être dû sur cette somme à titre d’impôt. Elle juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,
1. Déclare la requête recevable ;
2. Dit qu’il y a eu violation de l’article 2 de la Convention sous ses volets matériel et procédural ;
3. Dit
a) que l’État défendeur doit verser à la requérante, dans un délai de trois mois, 60 000 EUR (soixante mille euros), plus tout montant pouvant être dû sur cette somme à titre d’impôt, à convertir dans la monnaie de l’État défendeur au taux applicable à la date du règlement, pour dommage moral ;
b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ce montant sera à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;
4. Rejette le surplus de la demande de satisfaction équitable.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 6 juillet 2021, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Olga Chernishova Darian Pavli
Greffière adjointe Président
Dernière mise à jour le juillet 6, 2021 par loisdumonde
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