Les requêtes concernent la saisie par les autorités de tous les exemplaires de deux livres écrits par le premier requérant et publiés par la maison d’édition du second requérant. Le Gouvernement s’oppose à l’examen des requêtes par un comité. Après avoir examiné l’objection du Gouvernement, la Cour la rejette.
DEUXIÈME SECTION
AFFAIRE GÜLER ET ZARAKOLU c. TURQUIE
(Requêtes nos 38767/09 et 52897/10)
ARRÊT
STRASBOURG
29 juin 2021
Cet arrêt est définitif. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire Güler et Zarakolu c. Turquie,
La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en un comité composé de :
Valeriu Griţco, président,
Egidijus Kūris,
Branko Lubarda, juges,
et de Hasan Bakırcı, greffier adjoint de section,
Vu les requêtes (nos 38767/09 et 52897/10) dirigées contre la République de Turquie et dont deux ressortissants de cet État, M. Nur Mehmet Güler et M. Ragıp Zarakolu (« les requérants »), ont saisi la Cour le 3 juillet 2009 (requête no 38767/09) et le 18 août 2010 (requête no 52897/10) en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »),
Vu la décision de porter à la connaissance du gouvernement turc (« le Gouvernement ») les griefs de violation de l’article 6 §§ 1 et 3 et de l’article 10 de la Convention ainsi que de l’article 1 du Protocole no 1 et de déclarer les requêtes irrecevables pour le surplus,
Vu les observations des parties,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 8 juin 2021,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :
INTRODUCTION
1. Les requêtes concernent la saisie par les autorités de tous les exemplaires de deux livres écrits par le premier requérant et publiés par la maison d’édition du second requérant.
2. Le Gouvernement s’oppose à l’examen des requêtes par un comité. Après avoir examiné l’objection du Gouvernement, la Cour la rejette.
EN FAIT
3. Les requérants sont nés respectivement en 1971 et en 1948 et résident l’un à Van, l’autre à Istanbul. Ils ont été représentés par Me Ö. Kılıç, avocat à Istanbul.
4. Le Gouvernement a été représenté par son agent.
5. À l’époque des faits, le second requérant était directeur littéraire et propriétaire de la maison d’édition « Belge Uluslararası Yayıncılık ».
I. REQUÊTE no 38767/09
A. La première saisie de tous les exemplaires du livre Ölümden Zor Kararlar
6. En septembre 2008, la maison d’édition du second requérant publia un livre intitulé Ölümden Zor Kararlar (Des décisions [à prendre] plus difficiles que la mort), écrit par le premier requérant. Il s’agissait d’un roman dont la protagoniste principale était une étudiante qui rejoignait le PKK (Parti des travailleurs du Kurdistan, organisation illégale armée) et qui tombait amoureuse de l’un de ses leaders. Le récit décrivait la vie quotidienne des membres du PKK dans les camps de l’organisation, les formations et les entraînements qu’ils suivaient, ainsi que leurs combats contre les forces de sécurité turques.
7. Le 17 avril 2009, un juge de la 14e cour d’assises d’Istanbul ordonna la saisie de tous les exemplaires de ce livre, en vertu de l’article 25 de la loi no 5187 sur la presse (paragraphe 26 ci-dessous), estimant qu’il était constitutif de l’infraction réprimée par l’article 7 § 2 de la loi no 3713 (paragraphe 24 ci-dessous) et qu’il incitait la population à commettre des infractions.
8. Le 21 juillet 2011, le second requérant forma opposition contre cette décision, soutenant qu’elle ne précisait pas quels éléments du livre étaient constitutifs d’une infraction et que le juge n’avait pas apprécié globalement le contenu de l’ouvrage, qui était selon lui un roman de pure fiction. Il alléguait que la saisie du livre était une mesure disproportionnée, qui portait atteinte à la liberté de la presse et au droit pour le public de recevoir des informations.
9. Le 29 avril 2009, la 14e cour d’assises d’Istanbul, réunie en formation collégiale de trois juges, rejeta l’opposition au motif que la décision attaquée n’était entachée d’aucune irrégularité.
B. La procédure pénale dirigée contre les requérants à raison du livre Ölümden Zor Kararlar
10. Par un acte d’accusation du 22 mai 2009, le procureur de la République d’Istanbul inculpa les requérants du chef de propagande en faveur d’une organisation terroriste et requit leur condamnation en vertu de l’article 7 § 2 de la loi no 3713 à raison du contenu du livre Ölümden Zor Kararlar.
11. Le 10 juin 2010, la 10e cour d’assises d’Istanbul rendit son arrêt sur le fond. Elle acquitta le second requérant, estimant qu’il n’était pas pénalement responsable de la publication du livre. Par contre, elle reconnut le premier requérant coupable de l’infraction dont il était accusé et le condamna à un an et trois mois d’emprisonnement. Elle estima en effet que le livre renfermait des passages susceptibles d’être considérés comme de la propagande pour le PKK, qu’au regard du moment et du lieu où se déroulaient les événements prétendument fictifs qui y étaient décrits, force était de conclure qu’il relatait notamment les faits qui s’étaient déroulés dans le sud-est du pays, et que, dans son ensemble, il faisait œuvre de propagande pour le PKK.
12. Le 12 septembre 2012, prenant acte de l’entrée en vigueur de la loi no 6352 (paragraphe 28 ci-dessous), la 10e cour d’assises d’Istanbul révisa l’arrêt par lequel elle avait condamné le premier requérant et appliqua à celui-ci le sursis aux poursuites d’une durée de trois ans prévu par l’article 1 provisoire de cette loi.
C. La deuxième saisie de tous les exemplaires du livre Ölümden Zor Kararlar
13. Le 16 janvier 2013, le 3e juge d’Istanbul, compétent en vertu de la loi sur la lutte contre le terrorisme, prit acte de l’article 3 provisoire inséré par la loi no 6352 dans la loi no 5187 (paragraphe 27 ci-dessous) et ordonna à nouveau la saisie de tous les exemplaires du livre litigieux, en vertu de l’article 25 § 2 de la loi no 5187 (paragraphe 26 ci-dessous). Il estimait en effet qu’il s’agissait d’un ouvrage de propagande pour le PKK et ses objectifs.
14. Les requérants formèrent opposition contre cette décision. Le 8 mars 2013, le 1er juge d’Istanbul, compétent en vertu de la loi sur la lutte contre le terrorisme, rejeta cette opposition, jugeant que la décision attaquée était conforme à la procédure et à la loi.
II. REQUÊTE no 52897/10
A. La première saisie de tous les exemplaires du livre KCK Dosyası : Global Devlet, Devletsiz Kürtler
15. En mai 2010, la maison d’édition du second requérant publia un livre intitulé KCK Dosyası : Global Devlet, Devletsiz Kürtler (Le dossier KCK : État global, Kurdes sans État), écrit par le premier requérant. L’ouvrage était présenté comme un travail de recherche sur le confédéralisme démocratique. La première partie retraçait l’histoire de la création et du développement du PKK, la seconde décrivait la KCK (Union des communautés kurdes), un système créé par le PKK que l’auteur considérait comme un type d’organisation représentant de facto le confédéralisme démocratique.
16. Le 24 mai 2010, un juge de la 14e cour d’assises d’Istanbul ordonna la saisie de tous les exemplaires de ce livre et l’interdiction de le distribuer et de le vendre, en vertu de l’article 25 §§ 2 et 3 de la loi no 5187 sur la presse (paragraphe 26 ci-dessous). Il estimait en effet que l’ouvrage faisait œuvre de propagande pour le PKK.
17. Le 31 mai 2010, le second requérant forma opposition contre cette décision, soutenant qu’elle ne précisait pas quels éléments du livre étaient constitutifs d’une infraction et que le juge n’avait pas apprécié globalement le contenu de l’ouvrage, qui était selon lui un travail de recherche visant à informer le public sur un sujet d’actualité. Il alléguait que la saisie du livre était une mesure disproportionnée, qui portait atteinte à la liberté de la presse et au droit pour le public de recevoir des informations.
18. Le 4 juin 2010, la 14e cour d’assises d’Istanbul, réunie en formation collégiale de trois juges, rejeta l’opposition au motif que la décision attaquée était conforme à la procédure et à la loi.
B. La procédure pénale dirigée contre les requérants à raison du livre KCK Dosyası : Global Devlet, Devletsiz Kürtler
19. Par un acte d’accusation du 25 juin 2010, le procureur de la République d’Istanbul inculpa les requérants du chef de propagande en faveur d’une organisation terroriste et requit leur condamnation en vertu de l’article 7 § 2 de la loi no 3713 à raison du contenu du livre KCK Dosyası : Global Devlet, Devletsiz Kürtler.
20. Le 10 mars 2011, la 10e cour d’assises d’Istanbul reconnut les requérants coupables de l’infraction dont ils étaient accusés. Elle condamna le premier requérant à un an et trois mois d’emprisonnement et le second requérant à une amende judiciaire de 16 660 livres turques (soit 7 585 euros à cette date). Elle estima en effet que, contrairement à ce que soutenait son auteur, le livre litigieux n’était pas en réalité une œuvre de recherche mais un manuel d’enseignement et de propagande destiné à être lu par les militants et les sympathisants du PKK et que, dès lors, il ne pouvait pas relever de la liberté d’expression.
21. Le 13 août 2012, prenant acte de l’entrée en vigueur de la loi no 6352 (paragraphe 28 ci-dessous), la 10e cour d’assises d’Istanbul révisa l’arrêt par lequel elle avait condamné les requérants et appliqua aux intéressés le sursis aux poursuites d’une durée de trois ans prévu par l’article 1 provisoire de cette loi.
C. La deuxième saisie de tous les exemplaires du livre KCK Dosyası : Global Devlet, Devletsiz Kürtler
22. Le 16 janvier 2013, le 3e juge d’Istanbul, compétent en vertu de la loi sur la lutte contre le terrorisme, prit acte de l’article 3 provisoire inséré par la loi no 6352 dans la loi no 5187 (paragraphe 27 ci-dessous) et ordonna à nouveau la saisie de tous les exemplaires du livre litigieux, en vertu de l’article 25 § 2 de la loi no 5187 (paragraphe 26 ci-dessous). Il estimait en effet qu’il s’agissait d’un ouvrage de propagande pour le PKK.
23. Les requérants formèrent opposition contre cette décision. Le 8 mars 2013, le 1er juge d’Istanbul, compétent en vertu de la loi sur la lutte contre le terrorisme, rejeta cette opposition, jugeant que la décision attaquée était conforme à la procédure et à la loi.
LE CADRE JURIDIQUE INTERNE PERTINENT
I. La loi no 3713 relative à la lutte contre le terrorisme
24. À l’époque des faits, l’article 7 § 2 de la loi no 3713 relative à la lutte contre le terrorisme, entrée en vigueur le 12 avril 1991, était libellé comme suit :
« Quiconque fait de propagande en faveur d’une organisation terroriste est passible d’une peine d’emprisonnement de un à cinq ans. (…) »
25. Depuis la modification opérée par la loi no 6459, entrée en vigueur le 30 avril 2013, cette disposition est ainsi libellée :
« Quiconque fait de propagande en faveur d’une organisation terroriste en légitimant la contrainte, la violence ou les menaces employées par ce type d’organisation, en en faisant l’apologie ou en incitant à y avoir recours est passible d’une peine d’emprisonnement de un à cinq ans. (…) »
II. La loi no 5187 sur la presse
26. L’article 25 de la loi no 5187 sur la presse du 9 juin 2004, intitulé « Saisie et interdiction de la distribution et de la vente », dispose en ses parties pertinentes en l’espèce :
« Le procureur de la République, ou la police lorsqu’un retard serait préjudiciable, peut saisir jusqu’à trois exemplaires d’une publication comme éléments de preuve dans le cadre d’une enquête.
Le juge peut ordonner la saisie de tous les exemplaires d’une publication si une enquête ou des poursuites pénales ont déjà été ouvertes en rapport avec l’une des infractions suivantes : (…) infractions réprimées par l’article 7 §§ 2 et 5 (propagande en faveur d’une organisation terroriste) de la loi no 3713 relative à la lutte contre le terrorisme.
S’il existe des éléments tendant à démontrer que des publications périodiques ou non périodiques ou des journaux imprimés en dehors du territoire turc, dans quelque langue que ce soit, sont constitutifs de l’une des infractions visées au deuxième alinéa [du présent article], le juge pénal peut, à la demande du procureur de la République en interdire la distribution et la vente en Turquie (…) »
27. L’article 3 provisoire de cette loi, inséré par la loi no 6352 entrée en vigueur le 5 juillet 2012, se lit comme suit :
« Les décisions ordonnant la saisie de publications imprimées ou en interdisant la distribution et la vente qui ont été rendues par les tribunaux, les directions territoriales administratives compétentes ou d’autres autorités avant le 31 décembre 2011 deviendront nulles et de non effet six mois après la publication de la présente loi si elles n’ont pas été confirmées entretemps par le tribunal compétent (…) »
III. La loi no 6352 sur l’optimisation de l’efficacité des services judiciaires
28. La loi no 6352, intitulée « Loi portant modification de diverses lois aux fins de l’optimisation de l’efficacité des services judiciaires et de la suspension des procès et des peines imposées dans les affaires concernant les infractions commises par la voie de la presse et des médias », est entrée en vigueur le 5 juillet 2012. En son article 1 provisoire, paragraphes 1 b) et 2, elle prévoit qu’il sera sursis pendant trois ans à la poursuite des infractions passibles d’une amende ou d’une peine d’emprisonnement de moins de cinq ans commises avant le 31 décembre 2011 par la voie de la presse, des médias ou d’autres moyens de communication de la pensée et de l’opinion.
EN DROIT
I. JONCTION DES REQUÊTES
29. Eu égard à la similarité de l’objet des requêtes, la Cour juge opportun de les examiner ensemble dans un arrêt unique.
II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 10 DE LA CONVENTION
30. Les requérants allèguent que les décisions de saisie et d’interdiction de distribution et de vente adoptées par les autorités à l’égard des livres que l’un avait écrits et l’autre publiés constituent une atteinte à leur droit à la liberté d’expression tel que garanti par l’article 10 de la Convention.
A. Sur la recevabilité
31. Le Gouvernement soulève deux exceptions d’irrecevabilité : l’une pour non-épuisement des voies de recours internes et l’autre pour absence de qualité de victime. Il argue d’abord que, le premier requérant n’ayant pas formé opposition contre les décisions de saisie du 17 avril 2009 et du 24 mai 2010, son grief doit être déclaré irrecevable pour non-épuisement des voies de recours internes et défaut de qualité de victime. Il plaide ensuite qu’avant d’introduire leurs requêtes les requérants devaient attendre l’issue des procédures pénales engagées contre eux. À cet égard, il soutient que c’est dans le cadre de ces procédures que les juges étaient le mieux placés pour déterminer si les motifs invoqués à l’appui de l’ingérence alléguée étaient pertinents et suffisants. Il ajoute que les requérants auraient pu saisir la Cour constitutionnelle pour contester les décisions de saisie du 16 janvier 2013, ces décisions ayant été rendues après l’instauration du recours individuel devant cette haute juridiction le 23 septembre 2012 (Hasan Uzun c. Turquie (déc.), no 10755/13, §§ 25-27, 30 avril 2013).
32. Les requérants contestent les exceptions du Gouvernement. Ils indiquent que les décisions de saisie rendues le 16 janvier 2013 n’avaient rien à voir avec celles qui font l’objet de leurs requêtes
33. En ce qui concerne l’exception que le Gouvernement soulève à l’égard du premier requérant seulement, la Cour rappelle qu’il faut appliquer la règle de l’épuisement des recours internes avec une certaine souplesse et sans formalisme excessif (Ringeisen c. Autriche, 16 juillet 1971, § 89, série A no 13, Akdivar et autres c. Turquie, 16 septembre 1996, § 69, Recueil des arrêts et décisions 1996‑IV, et Vučković et autres c. Serbie (exception préliminaire) [GC], nos 17153/11 et 29 autres, § 76, 25 mars 2014). Elle a de plus admis que cette règle ne s’accommode pas d’une application automatique et ne revêt pas un caractère absolu ; en en contrôlant le respect, il faut avoir égard aux circonstances de la cause (Akdivar et autres, précité, § 69, et Kurić et autres c. Slovénie [GC], no 26828/06, § 286, CEDH 2012 (extraits)).
34. En l’espèce, elle observe que, en sa qualité de dirigeant de la maison d’édition qui publiait les livres du premier requérant, le second requérant a formé opposition contre les décisions de saisie (paragraphes 8 et 17 ci‑dessus), donnant ainsi aux autorités nationales l’occasion de prévenir ou de redresser les violations de la Convention alléguées par lui comme par le premier requérant. Elle rappelle en outre que, dans des affaires ayant un objet semblable, elle a déjà admis que les requérants directement concernés par la mesure litigieuse pouvaient s’en prétendre victimes même s’ils n’avaient pas été parties aux procédures menées devant les autorités nationales (Ürper et autres c. Turquie, nos 14526/07 et 8 autres, § 18, 20 octobre 2009, Halis Doğan et autres c. Turquie, no 50693/99, §§ 15-17, 10 janvier 2006, Yıldız et autres c. Turquie (déc.), no 60608/00, 26 avril 2005, et Tanrıkulu, Çetin, Kaya et autres c. Turquie (déc.), nos 40150/98 et 2 autres, 6 novembre 2001). Tel est le cas dans la présente affaire du premier requérant, qui est l’auteur des livres saisis. Ne décelant en l’espèce aucune raison de s’écarter de l’approche suivie jusqu’à présent, la Cour rejette l’exception du Gouvernement.
35. Pour ce qui est de l’exception concernant les deux requérants, la Cour rappelle que les personnes qui entendent la saisir de leurs griefs ne sont tenues d’exercer que les voies de recours effectives et susceptibles de redresser la violation qu’elles allèguent (Paksas c. Lituanie [GC], no 34932/04, § 75, CEDH 2011 (extraits)). Elle note que dans leurs requêtes, introduites le 3 juillet 2009 et le 18 août 2010, les requérants se plaignent des mesures de saisie imposées par un juge de la 14e cour d’assises le 17 avril 2009 et le 24 mai 2010, et non de la procédure pénale engagée contre eux ni des décisions de saisie adoptées le 16 janvier 2013 à la suite de l’introduction dans la loi no 5187 de l’article 3 provisoire. En l’espèce, les décisions de saisie prises en 2009 et en 2010, qui sont l’objet principal des présentes requêtes, sont devenues définitives lorsque la 14e cour d’assises a rejeté, respectivement le 29 avril 2009 et le 4 juin 2010, les oppositions formées contre elles (paragraphes 9 et 18 ci-dessus). Les requérants ont donc saisi la Cour de leurs griefs relatifs à ces mesures avant l’expiration du délai de six mois. On ne saurait leur reprocher de ne pas avoir attendu l’issue des procédures pénales engagées contre eux ou de ne pas avoir formé opposition contre les décisions de saisie du 16 janvier 2013 afin de pouvoir ensuite introduire un recours individuel devant la Cour constitutionnelle. Une telle conclusion serait déraisonnable et constituerait un obstacle disproportionné à l’exercice effectif par les requérants de leur droit de recours individuel, tel qu’il est défini à l’article 34 de la Convention (voir, mutatis mutandis, Gaglione et autres c. Italie, nos 45867/07 et 69 autres, § 22, 21 décembre 2010). Il s’ensuit que cette exception doit être rejetée également.
36. Constatant par ailleurs que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’il ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour le déclare recevable.
B. Sur le fond
1. Thèses des parties
37. Les requérants soutiennent que les mesures de saisie et d’interdiction de distribution et de vente adoptées par les autorités en l’espèce à l’égard des livres que l’un avait écrits et l’autre publiés ont emporté violation de l’article 10 de la Convention.
38. Le Gouvernement indique d’emblée que ses observations sur le fond de ce grief reposent sur les arrêts rendus par la 10e cour d’assises d’Istanbul le 10 juin 2010 (paragraphe 11 ci-dessus) et le 10 mars 2011 (paragraphe 20 ci-dessus), dans lesquels, selon lui, la saisie des livres a fait l’objet d’un examen au regard de la liberté d’expression. Il soutient que cette mesure était prévue par la loi, en l’occurrence par l’article 25 §§ 2 et 3 de la loi no 5187, et qu’elle poursuivait les buts légitimes que constituent la protection de la sécurité nationale, la défense de l’ordre et la prévention du crime. Exposant que les livres litigieux étaient constitutifs de propagande pour le PKK en ce qu’ils faisaient l’apologie des actes violents commis par les membres de cette organisation et légitimaient son but et ses méthodes violentes, il soutient que les motifs sur lesquels les autorités nationales ont fondé les décisions de les saisir étaient pertinents et suffisants.
2. Appréciation de la Cour
39. La Cour considère que les mesures de saisie et d’interdiction de distribution et de vente adoptées à l’égard des livres Ölümden Zor Kararlar et KCK Dosyası : Global Devlet, Devletsiz Kürtler, écrits par le premier requérant et publiés par la maison d’édition du second requérant, constituent une ingérence dans l’exercice par les intéressés du droit à la liberté d’expression (Ürper et autres, précité, § 24).
40. Elle observe ensuite qu’il ne fait pas controverse entre les parties que cette ingérence était prévue par la loi, en l’espèce l’article 25 §§ 2 et 3 de la loi no 5187 (paragraphe 26 ci-dessus), et qu’elle poursuivait les buts légitimes de la protection de la sécurité nationale, de la défense de l’ordre et de la prévention du crime.
41. Quant à la nécessité de l’ingérence, la Cour rappelle les principes découlant de sa jurisprudence en matière de liberté d’expression, lesquels sont résumés notamment dans les arrêts Bédat c. Suisse ([GC], no 56925/08, 29 mars 2016) et Kaos GL c. Turquie (no 4982/07, § 50, 22 novembre 2016).
42. Elle rappelle en particulier qu’elle a souligné à maintes reprises que l’information est un bien périssable et qu’en retarder la publication, même pour une brève période, risque fort de la priver de toute valeur et de tout intérêt (Ahmet Yıldırım c. Turquie, no 3111/10, § 47, CEDH 2012). Ce risque existe également pour les publications qui, sans être des périodiques, portent sur un sujet d’actualité. Certes, l’article 10 n’interdit pas en tant que telle toute restriction préalable à la publication. En témoignent les termes « conditions », « restrictions », « empêcher » et « prévention » qui y figurent, mais aussi les arrêts Sunday Times c. Royaume-Uni (no 1) (26 avril 1979, série A no 30) et markt intern Verlag GmbH et Klaus Beermann c. Allemagne (20 novembre 1989, série A no 165). Cependant, pareilles restrictions présentent de si grands dangers qu’elles appellent de la part de la Cour l’examen le plus scrupuleux (Association Ekin c. France, no 39288/98, § 56, CEDH 2001‑VIII). En outre, elles doivent s’inscrire dans un cadre légal particulièrement strict quant à la délimitation de l’interdiction et efficace quant au contrôle juridictionnel contre les abus éventuels (RTBF c. Belgique, no 50084/06, § 105, CEDH 2011 (extraits)).
43. La Cour estime que, pour apprécier si la « nécessité » de l’atteinte portée au droit à la liberté d’expression des requérants est établie de manière convaincante en l’espèce, elle doit, conformément à sa jurisprudence, se déterminer essentiellement à la lumière de la motivation retenue par les juridictions nationales à l’appui des mesures litigieuses (Gözel et Özer c. Turquie, nos 43453/04 et 31098/05, § 51, 6 juillet 2010).
44. Elle note à cet égard que le juge de la 14e cour d’assises d’Istanbul, a ordonné les mesures litigieuses parce qu’il considérait que les livres en cause étaient constitutifs de l’infraction réprimée par l’article 7 § 2 de la loi no 3713 (paragraphe 24 ci-dessus), qu’ils incitaient la population à commettre des infractions et qu’ils faisaient œuvre de propagande pour le PKK (paragraphes 7 et 16 ci-dessus). Saisie de l’opposition formée par les requérants contre les décisions de saisie et d’interdiction, une formation de trois juges de la même cour d’assises s’est quant à elle bornée à indiquer qu’elle ne décelait aucune irrégularité dans la décision attaquée et que
celle-ci était conforme à la procédure et à la loi (paragraphes 9 et 18
ci-dessus).
45. La Cour ne peut que constater que, en l’espèce, il est impossible de déterminer à partir des décisions des juridictions internes pour quelle raison les livres litigieux ont été jugés constitutifs de propagande pour le PKK ni, et c’est là l’élément essentiel à ses yeux, si l’on pouvait considérer que ces livres incitaient à commettre des actes violents, à prendre les armes ou à se soulever contre l’ordre établi, ou qu’ils renfermaient un discours de haine (Sürek c. Turquie (no 4) [GC], no 24762/94, § 58, 8 juillet 1999, et Belek et Velioğlu c. Turquie, no 44227/04, § 25, 6 octobre 2015). Il n’apparaît pas que ces juridictions aient procédé à cet égard à une analyse appropriée de la teneur des livres, du contexte dans lequel ils s’inscrivaient et de leur potentiel de nuisance dans les circonstances de l’espèce au regard des critères que la Cour a énoncés et appliqués dans les affaires relatives à la liberté d’expression (Perinçek c. Suisse [GC], no 27510/08, §§ 204‑208, CEDH 2015 (extraits), et Gözel et Özer, précité, § 51).
46. La Cour relève en particulier que les juridictions nationales n’ont nullement examiné la question de savoir si ces livres, qui portaient sur la vie quotidienne et les activités des combattants du PKK ainsi que sur l’idéologie et l’histoire de cette organisation, pouvaient être considérés comme participant d’un débat public sur des questions d’intérêt général relatives au conflit entre le PKK et les forces de l’ordre (Ali Gürbüz c. Turquie, nos 52497/08 et 6 autres, § 76, 12 mars 2019), compte tenu notamment du droit pour le public d’être informé d’un autre point de vue sur cette situation conflictuelle (Gözel et Özer, précité, § 63).
47. Eu égard à ce qui précède, la Cour conclut que, en l’espèce, lorsqu’elles ont imposé les mesures de saisie et d’interdiction litigieuses, les autorités nationales n’ont pas mis en balance de manière adéquate et conforme aux critères établis dans sa jurisprudence le droit des requérants à la liberté d’expression et les buts légitimes poursuivis.
48. Elle estime dès lors que le Gouvernement n’a pas démontré que les motifs invoqués par les autorités nationales pour justifier ces mesures fussent pertinents et suffisants ni, dès lors, que ces mesures fussent nécessaires dans une société démocratique.
49. Partant, il y a eu violation de l’article 10 de la Convention.
III. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DES ARTICLES 6 ET 13 DE LA CONVENTION ET DE L’ARTICLE 1 DU PROTOCOLE no 1 À LA CONVENTION
50. Les requérants se plaignent des procédures de saisie sous l’angle de l’article 6 §§ 1, 2 et 3 et de l’article 13 de la Convention. Ils soutiennent que ces procédures n’ont pas été équitables, les juridictions internes ayant rendu les décisions de saisie à la seule demande du procureur de la République, sans avoir recueilli leurs observations. Ils affirment également que la procédure d’opposition contre ces mesures s’est révélée ineffective.
51. Sur le terrain de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention, ils soutiennent que les mesures de saisie ont porté atteinte à leur droit au respect de leurs biens.
52. Eu égard au constat de violation auquel elle est parvenue relativement au grief fondé sur l’article 10 de la Convention (paragraphe 49 ci-dessus) et compte tenu de l’ensemble des faits de la cause et des arguments des parties, la Cour considère qu’il ne s’impose de statuer séparément ni sur la recevabilité ni sur le fond des griefs formulés sur le terrain des articles 6 et 13 de la Convention et de l’article 1 du Protocole no 1 (Ürper et autres, précité, § 49).
IV. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
53. Au titre du préjudice matériel qu’ils estiment avoir subi en raison des mesures litigieuses, le premier requérant réclame 5 000 euros (EUR) et le second requérant 10 000 EUR. Ni l’un ni l’autre n’a produit de document à l’appui de ces prétentions. Chacun sollicite en outre 5 000 EUR pour préjudice moral. Enfin, ils demandent l’un et l’autre 2 000 EUR au titre des frais d’avocat, sans présenter de justificatifs à cet égard.
54. Le Gouvernement considère qu’il n’y a pas de lien de causalité entre la violation alléguée et le préjudice matériel que les requérants disent avoir subi, et que les prétentions des intéressés à cet égard sont de toute façon spéculatives. Il estime par ailleurs que les demandes formulées pour préjudice moral sont excessives et ne correspondent pas aux sommes allouées par la Cour dans sa jurisprudence. Enfin, il fait valoir que les requérants n’ont soumis aucun justificatif à l’appui de leurs demandes de remboursement des frais et dépens.
55. Les requérants n’ayant fourni aucun élément de preuve ni aucun document permettant de quantifier le dommage matériel qu’ils allèguent avoir subi, la Cour rejette les demandes présentées à cet égard. En revanche, elle considère qu’il y a lieu d’octroyer à chacun des requérants 2 600 EUR pour préjudice moral. Quant aux demandes relatives aux frais et dépens, elle les rejette faute pour les requérants d’avoir produit les justificatifs nécessaires à cet égard.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,
1. Décide de joindre les requêtes ;
2. Déclare recevable le grief concernant l’atteinte au droit des requérants à la liberté d’expression ;
3. Dit qu’il y a eu violation de l’article 10 de la Convention ;
4. Dit qu’il n’y a pas lieu d’examiner les griefs formulés sur le terrain des articles 6 et 13 de la Convention et de l’article 1 du Protocole no 1 ;
5. Dit
a) que l’État défendeur doit verser à chacun des requérants 2 600 EUR (deux mille six cents euros), plus tout montant pouvant être dû sur cette somme à titre d’impôt, pour dommage moral, dans un délai de trois mois, à convertir dans la monnaie de l’État défendeur au taux applicable à la date du règlement ;
b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ce montant sera à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;
6. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 29 juin 2021, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Hasan Bakırcı Valeriu Griţco
Greffier adjoint Président
Dernière mise à jour le juillet 3, 2021 par loisdumonde
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