L’affaire concerne, d’une part, le droit d’accès à un tribunal, au sens de l’article 6 § 1 de la Convention, d’une association de protection de l’environnement, et, d’autre part, le droit à l’information en matière de risque environnemental, au regard de l’article 10 de la Convention.
CINQUIÈME SECTION
AFFAIRE ASSOCIATION BURESTOP 55 ET AUTRES c. FRANCE
(Requête no 56176/18 et 5 autres)
ARRÊT
Art 6 § 1 (civil) • Accès à un tribunal • ONG environnementale déclarée sans intérêt à agir pour contester la justesse des informations sur la gestion des déchets radioactifs diffusées par une autorité publique • Art 6 § 1 applicable à la procédure visant à obtenir la réparation du préjudice subi du fait de la méconnaissance alléguée du droit à l’information et à la participation au processus décisionnel en matière d’environnement • Agrément de l’association lui donnant un intérêt à agir • Interprétation ayant limité de façon excessivement restrictive le champ de l’objet statutaire de l’association en excluant les risques nucléaires
Art 10 • Liberté de recevoir des informations • Contrôle effectif par les tribunaux du contenu et de la qualité de l’information sur la gestion des déchets radioactifs diffusée par une autorité publique en vertu d’une obligation légale d’informer • Art 10 applicable • Accès à l’information déterminant pour l’exercice par les associations de leur droit à la liberté d’expression • Caractère prétendument insincère, inexact ou insuffisant d’une information fournie par une autorité publique s’apparentant à un refus d’informer
STRASBOURG
1er juillet 2021
Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire Association BURESTOP 55 et autres c. France,
La Cour européenne des droits de l’homme (cinquième section), siégeant en une Chambre composée de :
Síofra O’Leary, présidente,
Ganna Yudkivska,
Stéphanie Mourou-Vikström,
Lətif Hüseynov,
Jovan Ilievski,
Arnfinn Bårdsen,
Mattias Guyomar, juges,
et de Victor Soloveytchik, greffier de section,
Vu :
les requêtes (nos 56176/18, 56189/18, 56232/18, 56236/18, 56241/18 et 56247/18) dirigées contre la République française et dont des associations de droit français, l’association Burestop 55 – collectif meusien contre l’enfouissement des déchets radioactifs / CDR55 (« Burestop 55 » ; requête no 56176/18), l’association pour la sensibilisation de l’opinion sur les dangers de l’enfouissement des déchets radioactifs (« ASODEDRA » ; requête no 56189/18), le mouvement interrassociatif pour les besoins de l’environnement en Lorraine – Lorraine nature environnement (« MIRABEL-LNE » ; requête no 56232/18), la Fédération Réseau Sortir du Nucléaire (requête no 56236/18), l’association Les Habitants vigilants du Canton de Gondrecourt (requête no 56241/18), et le Collectif contre l’Enfouissement des Déchets radioactifs en Haute-Marne 52 (« CEDRA 52 » ; requête no 56247/18), ont saisi la Cour en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention ») le 22 novembre 2018,
la décision de porter les requêtes à la connaissance du gouvernement français (« le Gouvernement »),
les observations des parties,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 8 juin 2021,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :
INTRODUCTION
1. L’affaire concerne, d’une part, le droit d’accès à un tribunal, au sens de l’article 6 § 1 de la Convention, d’une association de protection de l’environnement, et, d’autre part, le droit à l’information en matière de risque environnemental, au regard de l’article 10 de la Convention.
EN FAIT
2. Les associations Burestop 55 et MIRABEL-LNE ont leur siège social à Bar-le-Duc (département de la Meuse, région administrative Grand Est). L’association ASODEDRA a son siège social à Grand (département des Vosges, région administrative Grand Est). L’association CEDRA 52 a son siège social à Saint Dizier (département de la Haute-Marne, région administrative Grand Est). L’association Les Habitants vigilants du Canton de Gondrecourt a son siège social à Gondrecourt-le-Château (département de la Meuse, région administrative Grand Est). La Fédération Réseau sortir du Nucléaire a son siège social à Lyon (département du Rhône, région administrative Auvergne-Rhône-Alpes). Les associations requérantes sont représentées devant la Cour par Me G. Hannotin, avocat exerçant à Paris.
3. Le gouvernement français (« le Gouvernement ») est représenté par son agent, M. François Alabrune, directeur des affaires juridiques du ministère de l’Europe et des Affaires étrangères.
I. Le projet Cigéo
4. Les requérantes sont des associations de protection de l’environnement qui s’opposent au projet de centre industriel de stockage géologique dénommé « Cigéo ».
5. Destiné à stocker en couche géologique profonde les déchets radioactifs de haute activité et à vie longue, produits par l’ensemble des installations nucléaires françaises et par le traitement des combustibles utilisés dans les centrales nucléaires, le Cigéo devrait être implanté sur le territoire des communes de Bure, Ribeaucourt, Mandres-en Barrois et Bonnet (ci-après, le « site de Bure »), aux confins des départements de la Meuse, de la Haute-Marne et des Vosges, dans la région administrative Grand Est.
6. La gestion à long terme de ces déchets, particulièrement dangereux et dotés d’une exceptionnelle longévité, a été confiée à l’agence nationale pour la gestion des déchets radioactifs (« ANDRA »), un établissement public industriel et commercial, chargé des opérations de gestion à long terme des déchets radioactifs. L’article L. 542-12 7o du code de l’environnement prévoit notamment que l’ANDRA est chargée « de mettre à la disposition du public des informations relatives à la gestion des déchets radioactifs et de participer à la diffusion de la culture scientifique et technologique dans ce domaine ».
7. La loi du 30 décembre 1991 « relative aux recherches sur la gestion des déchets radioactifs » a instauré un programme de recherche de quinze ans pour réfléchir à une solution à la gestion des déchets radioactifs les plus dangereux. Trois options furent étudiées : leur séparation-transmutation ; leur stockage géologique ; leur entreposage de longue durée. Les recherches sur le stockage géologique furent confiées à l’ANDRA.
8. En 1998, le gouvernement retint le site de Bure pour la construction d’un laboratoire destiné aux recherches sur le stockage des déchets radioactifs en couche géologique profonde. Les travaux débutèrent en 2000, et le laboratoire, géré par l’ANDRA, fut mis en service en 2007.
9. Les résultats des recherches menées dans le cadre de la loi du 30 décembre 1991 firent l’objet d’un débat public, qui eut lieu en 2005. En 2006, le Parlement retint la solution du stockage géologique profond comme solution de référence pour la gestion des déchets de haute activité et de moyenne activité à vie longue (loi de programme du 28 juin 2006, « relative à la gestion durable des matières et déchets radioactifs »).
10. En 2009, l’ANDRA proposa au gouvernement de retenir une « zone d’intérêt pour la reconnaissance approfondie » de 30 km2 à proximité de Bure, destinée à accueillir le centre de stockage souterrain. Le gouvernement accepta cette proposition en 2010.
11. En 2012, à partir des études menées notamment dans le laboratoire souterrain de Bure, l’ANDRA présenta les esquisses du futur centre de stockage. Le projet fut baptisé « Cigéo ».
12. Un débat public se déroula du 15 mai au 15 octobre 2013. En avril 2016, l’ANDRA transmit à l’autorité de la sûreté nucléaire le dossier d’options de sûreté du projet Cigéo, qui en détaille les éléments techniques. La loi du 25 juillet 2016 « précisant les modalités de création d’une installation de stockage réversible en couche géologique profonde des déchets radioactifs de haute et moyenne activité à vie longue » définit les modalités de création de l’installation de stockage profond.
13. Le 11 janvier 2018, l’autorité de la sûreté nucléaire rendit un avis positif.
14. Le 3 août 2020, l’ANDRA déposa auprès du ministère de la transition écologique une demande de déclaration d’utilité publique du projet Cigéo, afin notamment de pouvoir acquérir les terrains nécessaires à sa réalisation par la voie de l’expropriation.
15. Le Gouvernement indique que l’enquête publique relative à la demande de déclaration d’utilité publique devrait avoir lieu au cours de l’année 2021, et que le dossier de demande d’autorisation de création devrait être déposé au cours de cette même année.
16. L’instruction de la demande d’autorisation de création devrait prendre trois ans.
17. Si le projet est autorisé, les travaux de construction pourraient démarrer en 2023 ou 2024. Une phase industrielle pilote d’une durée de dix ans suivra, à l’issue de laquelle le Cigéo pourra entrer en phase d’exploitation.
II. Le rapport de l’ANDRA du 21 juillet 2009
18. Le guide de sûreté relatif au stockage définitif des déchets radioactifs en formation géologique profonde publié en 2008 par l’autorité de sûreté nucléaire, précise notamment, dans le cadre de la définition de l’ « objectif fondamental », que « le milieu géologique est choisi et l’installation de stockage est conçue de telle sorte que sa sûreté après fermeture soit assurée de façon passive afin de protéger les personnes et l’environnement des substances radioactives et des toxiques chimiques contenus dans les déchets radioactifs, sans qu’il soit nécessaire d’intervenir » (point 4.1). Dans la section intitulée « milieu géologique – critères techniques du choix du site », le guide de sûreté précise les « critères essentiels du choix du site » : il indique que le site devra être choisi de façon à éviter les zones pouvant présenter un « intérêt exceptionnel en termes de ressources souterraines » (point 5.3). Il indique également dans son annexe que, la mémoire des enfouissements de déchets pouvant être évaluée à cinq cents ans, il convient de prendre en compte le risque d’intrusion humaine involontaire, de sorte notamment que « les sites retenus ne devront pas présenter d’intérêt particulier [du point de vue de la géothermie et du stockage de chaleur] » (Annexe A2-2.2.1), de tels sites étant susceptibles de faire l’objet de forages à visée géothermique.
19. À la suite d’un rapport d’un ingénieur géophysicien de décembre 2002 selon lequel le site de Bure se situe au-dessus d’une ressource géothermique « non-négligeable », l’aquifère de Trias, les associations requérantes adressèrent plusieurs demandes au comité local d’information et de suivi du laboratoire de Bure tendant à ce qu’un forage expérimental soit effectué.
20. L’ANDRA réalisa ce forage en 2008, selon des modalités que critiquent les associations requérantes. Elles indiquent à cet égard que la société chargée du forage a utilisé une pompe à faible débit maximal, que ce débit a encore été bridé du fait de l’obstruction massive de l’appareillage par de la boue polymère, et qu’il y a eu des dysfonctionnements du fait de la chute de débris d’argile dans le forage, due au fait que l’ANDRA avait imposé que 90 mètres de roche argileuse friable soient laissés à nu juste au‑dessus des mesures.
21. Dans un rapport de synthèse de cette étude géothermique (« synthèse du programme de reconnaissance de la zone de transposition 2007-2008 ») daté du 21 juillet 2009, l’ANDRA, se fondant sur les résultats du forage, indiqua que « la ressource géothermique à l’échelle de la zone de transposition [était] faible », signalant ainsi qu’il n’y avait pas de risque de forage intempestif après la disparition de la mémoire des enfouissements. Le rapport fut publié en octobre 2009 dans le cadre de la mission légale d’information de l’ANDRA.
22. Par une lettre du 17 décembre 2012, les associations requérantes demandèrent à l’ANDRA de reconnaître qu’en indiquant dans le rapport de synthèse du 21 juillet 2009 que la ressource géothermique à l’échelle de la zone de transposition était faible, elle avait diffusé des informations scientifiques et technologiques erronées et insincères et avait en conséquence commis une faute.
23. L’ANDRA répondit le 18 janvier 2013 que, si l’annexe du guide de sûreté indiquait au point A2-2.2.1 que « les sites retenus ne devaient pas « présenter d’intérêt particulier [du point de vue de la géothermie et du stockage de chaleur] », le point 5.3 du guide retenait comme « critère technique de choix » que le site d’enfouissement devait « être choisi de façon à éviter des zones pouvant présenter un intérêt exceptionnel en termes de ressources souterraines », en conséquence de quoi ses études de synthèse s’étaient donc attachées à rechercher s’il existait ou non une « ressource géothermique exceptionnelle, la notion d’intérêt particulier n’étant pas définie par le guide comme un critère de sélection du site ». Elle ajouta que, se fondant sur des « résultats fiables », elle estimait qu’il n’y avait « pas de ressources thermiques présentant un intérêt exceptionnel ».
24. Selon les associations requérantes, l’ANDRA a ce faisant substitué la condition de l’absence d’« intérêt [géothermique] particulier » du site, moins exigeante, à celle de l’absence d’ « intérêt exceptionnel ».
III. Le jugement du tribunal de grande instance de Nanterre du 16 mars 2015
25. Le 14 mai 2013, les associations requérantes assignèrent l’ANDRA devant le tribunal de grande instance de Nanterre en vue de l’indemnisation du préjudice résultant de manquements fautifs à l’obligation d’information du public mise à sa charge par l’article L. 542-12 7o du code de l’environnement. Elles soulignèrent à cet égard que la conclusion de l’ANDRA sur le potentiel géothermique du site était erronée et reposait sur une appréciation délibérément partiale des données existantes. Selon elles, l’ANDRA s’était rendue responsable de trois manquements à son obligation d’information : (i) en présentant de manière erronée les exigences d’appréciation du risque de forage géothermique, le cantonnant à l’hypothèse de la présence de ressources présentant un caractère « exceptionnel » plutôt qu’un intérêt « particulier » ; (ii) en donnant une évaluation inexacte et fluctuante de la ressource géothermique à l’aplomb du site de Bure, la décrivant tantôt comme « faible » puis comme « banale », pour concéder que le qualificatif initialement choisi « port[ait] en effet à la confusion » ; (iii) en fournissant une information fausse quant aux conséquences d’une perforation, par un forage, d’une poche de déchets nucléaires, allant même jusqu’à varier quant au point de savoir si l’ANDRA avait, on non, réalisé une étude sur ce sujet, et quant à l’objet exact de l’étude.
26. Les associations requérantes demandèrent notamment au tribunal de condamner l’ANDRA à payer à chacune d’entre elles, 3 000 euros (EUR) en réparation des préjudices subis et 1 000 EUR au titre de l’article 700 du code de procédure civile (frais exposés et non compris dans les dépens).
27. Les associations requérantes font valoir, au soutien de leurs prétentions, que le rapport du cabinet d’expert en géothermie Geowatt du 4 novembre 2013 (qu’elles ont produit devant le juge interne), commandé par le comité local d’information et de suivi du laboratoire de Bure, indique que « les ressources géothermiques au Trias dans la région de Bure peuvent être exploitées de manière économique ». Elles ajoutent que la même année, dans le cadre d’un débat public sur le Cigéo, l’Institut de Radioprotection et Sûreté Nucléaire a reconnu que le potentiel géothermique de Bure pouvait « conduire dans le futur à la réalisation de forages venant traverser l’installation » et que, le 13 février 2014, l’ANDRA a indiqué que, « par précaution, [elle] avait tout de même envisagé que l’on puisse exploiter le sous-sol au niveau du stockage et qu’une intrusion puisse avoir lieu », et que « les analyses [avaient] montré que, même dans ce cas, le stockage conservait de bonnes capacités de confinement ».
28. Le 16 mars 2015, le tribunal de grande instance de Nanterre déclara les associations requérantes irrecevables en leurs demandes. Il considéra que leur action ne visait pas une rétention d’informations imputable à l’ANDRA mais les conditions d’exécution techniques de l’étude qu’elle avait effectuée et les analyses et conclusions auxquelles elle était parvenue au vu de celle‑ci. Selon le tribunal, seules les autorités publiques commanditaires ou destinataires de cette étude avaient qualité pour engager la responsabilité de l’ANDRA en raison de l’exécution fautive de sa mission de conception des centres de stockage de déchets radioactifs et de réalisation à cette fin toutes les études nécessaires. Le tribunal releva par ailleurs qu’il n’entrait pas dans l’objet social des associations requérantes d’engager une telle action en responsabilité à l’encontre de l’ANDRA, et qu’elles ne pouvaient agir pour demander réparation d’un préjudice moral en l’absence de jugement condamnant l’ANDRA pour une infraction au droit de l’environnement et reconnaissant sa responsabilité pour faute. Le tribunal en déduisit que les associations requérantes n’avaient pas démontré avoir un intérêt né et actuel à agir en dommages et intérêts à l’encontre de l’ANDRA.
IV. L’arrêt de la cour d’appel de Versailles du 23 mars 2017
29. Les associations requérantes interjetèrent appel du jugement du 16 mars 2015 devant la cour d’appel de Versailles. Sur la première page de leurs conclusions d’appel du 4 janvier 2016, il était indiqué que l’association MIRABEL-LNE était agréée au titre de l’article L. 141-1 du code de l’environnement. Elles demandèrent notamment à la cour d’appel de condamner l’ANDRA à payer à chacune d’entre elles, 3 000 EUR « en réparation de leur préjudice moral résultant de la diffusion fautive d’informations erronées » et 1 200 EUR au titre de l’article 700 du code de procédure civile (frais exposés et non compris dans les dépens).
30. L’ANDRA fit notamment valoir qu’aucune faute ne pouvait lui être reprochée dans l’accomplissement de sa mission d’information sur la gestion des déchets radioactifs et de participation à la diffusion de la culture scientifique et technologique dans ce domaine. Elle souligna que ses conclusions sur l’absence de ressource géothermique présentant un intérêt « exceptionnel » sur le site de Bure étaient incontestables et confortées par un avis de l’institut de radioprotection et de sûreté nucléaire de 2013 et des avis de la commission nationale d’évaluation de 2010 et 2014, de sorte qu’il ne pouvait lui être reproché ni d’avoir méconnu le guide de sûreté de l’autorité de sûreté nucléaire, ni d’avoir fourni au public une information erronée ou lacunaire sur le potentiel géothermique réel du site de Bure. Elle rappela en outre que la proposition de la « zone d’intérêt pour la reconnaissance approfondie », dans laquelle le centre de stockage profond Cigéo serait implanté, avait été approuvée par la commission nationale d’évaluation, dans un avis du 16 décembre 2009, par l’autorité de sûreté nucléaire, dans un avis du 5 janvier 2010, et par le ministère de l’écologie, qui, le 9 mars 2010, avait autorisé la poursuite des investigations au sein de cette zone.
31. Par un arrêt du 23 mars 2017, la Cour d’appel confirma le jugement du 16 mars 2015 en tant qu’il déclarait l’action de l’association MIRABEL‑LNE irrecevable. Elle l’infirma en revanche en ce qu’il déclarait irrecevable l’action des cinq autres associations requérantes.
32. Statuant sur la recevabilité, après avoir souligné qu’une association pouvait agir en justice au nom d’intérêts collectifs dès lors que ceux-ci entraient dans son objet statutaire, la cour d’appel constata que l’objet statutaire des associations requérantes visait la lutte contre les risques pour l’environnement et la santé que représentent l’industrie nucléaire et les activités et projets d’aménagement qui y sont liés, ou l’information du public sur les dangers de l’enfouissement des déchets radioactifs, à l’exception de celui de l’association MIRABEL-LNE, qui visait en termes plus généraux, la protection de l’environnement. L’arrêt est ainsi motivé sur ce point :
« (…) les associations reprochent à l’ANDRA (…) d’avoir diffusé des informations inexactes sur les ressources géothermiques du site de bure, en ce que ces ressources seraient plus importante qu’elle l’a indiqué, ce qui est susceptible de créer un risque supplémentaire d’intrusion accidentelle dans le site projeté, lorsque la mémoire de l’enfouissement prévu se sera perdue.
Même hors habilitation législative, et en l’absence de prévision statutaire expresse quant à l’emprunt des voies judiciaires, une association peut agir en justice au nom d’intérêts collectifs dès lors que ceux-ci entrent dans son objet.
L’objet des associations appelantes comporte pour la quasi-totalité d’entre elles la lutte contre les risques pour l’environnement et la santé que représentent l’industrie nucléaire et les activités et projets d’aménagement qui y sont liés (…), l’information du public sur les dangers de l’enfouissement des déchets radioactifs (…). Seuls les statuts de MIRABEL-LNE sont rédigés en termes plus généraux, et indiquent qu’elle a pour objet la protection de l’environnement.
Il est justement rappelé que l’ANDRA est, aux termes de l’article L. 542-12 7o du code de l’environnement chargée de l’information du public en ce qui concerne la gestion des déchets radioactifs et de participer à la diffusion de la culture scientifique et technologique dans ce domaine. Par ailleurs il n’est pas contesté que le rapport du 21 juillet 2009 a été rendu public.
Il est ainsi incontestable que la discussion de l’information rendue publique par l’ANDRA entre dans l’objet des quatre premiers appelants. D’éventuelles inexactitudes sont ainsi susceptibles de porter atteinte aux intérêts collectifs qu’elles défendent. Seule l’association MIRABEL-LNE, à raison de la généralité des termes définissant son objet, ne peut se prévaloir d’un intérêt à agir.
Par ailleurs, s’il est vrai que seules les autorités missionnées par l’ANDRA auraient qualité pour lui reprocher une exécution fautive de sa mission, rien n’empêche des tiers de lui reprocher un éventuel manquement à sa mission légale d’information du public sur un fondement délictuel (…) ».
33. Statuant ensuite au fond, la cour d’appel débouta les cinq associations requérantes dont elle avait admis la recevabilité. L’arrêt est ainsi motivé :
« La mise en œuvre de la responsabilité de l’ANDRA exige que soient établis une faute de sa part, un dommage, personnellement subi par les appelants, et un lien de causalité entre les deux.
Or l’examen attentif de l’argumentation des associations ne permet pas de caractériser contre l’ANDRA la moindre faute. En effet celle-ci rappelle à juste titre que ses travaux ont été validés par tous ses partenaires, et oppose aux griefs articulés par les associations des réponses précises, en sorte que les manquements à son obligation de délivrer une information exacte et les inexactitudes alléguées n’ont pas été établis avec une certitude suffisante. En outre, l’existence d’une divergence d’appréciation sur les éléments techniques discutés, et notamment sur une question aussi incertaine que l’éventualité d’une exploitation géothermique dans le futur, ne suffit pas en elle-même à faire la preuve que l’ANDRA aurait fait preuve d’incompétence, de négligence, ou de partialité dans l’opinion qu’elle a exprimée tant dans le rapport critiqué que dans ses écrits subséquents. Enfin, l’importance des questions environnementales soulevées par la création du Cigéo appelle un débat public, et l’on ne saurait concevoir que la seule expression, après études approfondies, de conclusions favorables à cette opération soit en elle-même fautive.
Dès lors, sans qu’il soit besoin d’examiner l’existence d’un dommage personnellement subi par les associations, et d’un lien de causalité, les [cinq] associations [recevables] seront déboutées de leurs demandes indemnitaires. »
V. L’arrêt de la Cour de cassation du 24 mai 2018
34. Les associations requérantes se pourvurent en cassation contre l’arrêt du 23 mars 2017. Dans un premier moyen, elles soutenaient notamment qu’en déclarant irrecevable l’action de l’association MIRABEL-LNE, la cour d’appel avait violé l’article 31 du code civil, qui pose le principe selon lequel ceux qui ont un intérêt légitime au succès ou au rejet d’une prétention ont le droit d’agir en justice. Elles ajoutaient que l’association MIRABEL‑LNE était une « association agréée pour la protection de l’environnement », au sens de l’article L. 141-1 du code de l’environnement, et que les associations de ce type sont toujours recevables à agir, dans les limites de leur agrément, pour la défense de l’environnement. Dans un second moyen, elles invoquaient en particulier une violation de l’article L. 542-12 du code de l’environnement en tant qu’il pose l’obligation d’information de l’ANDRA et critiquaient l’insuffisance du contrôle effectué par la cour d’appel sur ce point.
35. La Cour de cassation rejeta le pourvoi par un arrêt du 24 mai 2018 ainsi motivé :
« (…) Sur le premier moyen (…) :
(…) attendu, d’une part, que, l’association Mouvement interassociatif pour les besoins de l’environnement en Lorraine – Lorraine nature environnement n’ayant pas soutenu, dans ses conclusions, qu’elle était recevable à agir en sa qualité d’association agréée, le moyen est nouveau, mélangé de fait et de droit ;
Attendu, d’autre part, qu’ayant constaté que l’action des associations avait pour objet d’engager la responsabilité de l’ANDRA pour avoir diffusé des informations inexactes sur les ressources géothermiques du site de Bure susceptibles de créer un risque d’intrusion accidentelle et relevé, sans dénaturation, que l’association Mouvement interassociatif pour les besoins de l’environnement en Lorraine – Lorraine nature environnement avait, selon ses statuts, un objet général de protection de l’environnement, la cour d’appel en a souverainement déduit qu’elle ne pouvait se prévaloir d’un intérêt à agir et que sa demande était irrecevable ;
D’où il suit que le moyen, pour partie irrecevable, n’est pas fondé pour le surplus ;
(…) Sur le second moyen (…) :
(…) attendu qu’ayant relevé que les travaux de l’ANDRA avaient été validés par tous ses partenaires, que les manquements à son obligation de délivrer une information exacte et les inexactitudes alléguées n’étaient pas établis avec une certitude suffisante et que l’existence d’une divergence d’appréciation sur les éléments techniques et l’éventualité d’une exploitation géothermique dans le futur ne suffisait pas à démontrer qu’elle aurait fait preuve d’incompétence, de négligence ou de partialité, la cour d’appel, qui n’a pas inversé la charge de la preuve et qui n’était pas tenue de suivre les parties dans le détail de leur argumentation, a pu, par ces seuls motifs, en déduire qu’aucune faute de l’ANDRA n’était caractérisée et a légalement justifié sa décision (…) ».
LE CADRE JURIDIQUE ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS
I. Intérêt à agir des associations en matière civile
36. Aux termes de l’article 31 du code de procédure civile, « l’action est ouverte à tous ceux qui ont un intérêt légitime au succès ou au rejet d’une prétention, sous réserve des cas dans lesquels la loi attribue le droit d’agir aux seules personnes qu’elle qualifie pour élever ou combattre une prétention, ou pour défendre un intérêt déterminé ».
37. Les associations peuvent par ailleurs agir en justice au nom d’intérêts collectifs, dès lors que ceux-ci entrent dans leur objet social (voir, par exemple, Cass. 3ème civ., 26 septembre 2007, no 04-20.636, et Cass. 1ère civ., 18 septembre 2008, no 06-22038).
38. S’agissant en particulier des associations de protection de l’environnement, l’article L. 142-2 du code de l’environnement dispose, dans sa rédaction issue de la loi no 2016-1087 « pour la reconquête de la biodiversité, de la nature et des paysages » du 8 août 2016 :
« Les associations agréées mentionnées à l’article L. 141-2 peuvent exercer les droits reconnus à la partie civile en ce qui concerne les faits portant un préjudice direct ou indirect aux intérêts collectifs qu’elles ont pour objet de défendre et constituant une infraction aux dispositions législatives relatives à la protection de la nature et de l’environnement, à l’amélioration du cadre de vie, à la protection de l’eau, de l’air, des sols, des sites et paysages, à l’urbanisme, à la pêche maritime ou ayant pour objet la lutte contre les pollutions et les nuisances, la sûreté nucléaire et la radioprotection, les pratiques commerciales et les publicités trompeuses ou de nature à induire en erreur quand ces pratiques et publicités comportent des indications environnementales ainsi qu’aux textes pris pour leur application.
(…) ».
39. Les associations agrées mentionnés à l’article L. 141-2 du code de l’environnement sont notamment les associations de protection de l’environnement agréées au titre de l’article L. 141-1 du même code, aux termes duquel :
« Lorsqu’elles exercent leurs activités depuis au moins trois ans, les associations régulièrement déclarées et exerçant leurs activités statutaires dans le domaine de la protection de la nature et de la gestion de la faune sauvage, de l’amélioration du cadre de vie, de la protection de l’eau, de l’air, des sols, des sites et paysages, de l’urbanisme, ou ayant pour objet la lutte contre les pollutions et les nuisances et, d’une manière générale, œuvrant principalement pour la protection de l’environnement, peuvent faire l’objet d’un agrément motivé de l’autorité administrative.
(…) Ces associations sont dites « associations agréées de protection de l’environnement ».
Cet agrément est attribué dans des conditions définies par décret en Conseil d’État. Il est valable pour une durée limitée et dans un cadre déterminé en tenant compte du territoire sur lequel l’association exerce effectivement les activités énoncées au premier alinéa. Il peut être renouvelé. Il peut être abrogé lorsque l’association ne satisfait plus aux conditions qui ont conduit à le délivrer (…) ».
II. Mission de L’Agence nationale pour la gestion des déchets radioactifs
40. L’Agence nationale pour la gestion des déchets radioactifs (ANDRA) est un établissement public industriel et commercial. Dans sa version applicable à l’époque des faits litigieux (issue de la loi no 2006-739 du 28 juin 2006), l’article L. 542-12 du code de l’environnement disposait que :
« L’Agence nationale pour la gestion des déchets radioactifs, établissement public industriel et commercial, est chargée des opérations de gestion à long terme des déchets radioactifs, et notamment :
1o D’établir, de mettre à jour tous les trois ans et de publier l’inventaire des matières et déchets radioactifs présents en France ainsi que leur localisation sur le territoire national, les déchets visés à l’article L. 542-2-1 étant listés par pays ;
2o De réaliser ou faire réaliser, conformément au plan national prévu à l’article L. 542-1-2, des recherches et études sur l’entreposage et le stockage en couche géologique profonde et d’assurer leur coordination ;
3o De contribuer, dans les conditions définies à l’avant-dernier alinéa du présent article, à l’évaluation des coûts afférents à la mise en œuvre des solutions de gestion à long terme des déchets radioactifs de haute et de moyenne activité à vie longue, selon leur nature ;
4o De prévoir, dans le respect des règles de sûreté nucléaire, les spécifications pour le stockage des déchets radioactifs et de donner aux autorités administratives compétentes un avis sur les spécifications pour le conditionnement des déchets ;
5o De concevoir, d’implanter, de réaliser et d’assurer la gestion de centres d’entreposage ou des centres de stockage de déchets radioactifs compte tenu des perspectives à long terme de production et de gestion de ces déchets ainsi que d’effectuer à ces fins toutes les études nécessaires ;
6o D’assurer la collecte, le transport et la prise en charge de déchets radioactifs et la remise en état de sites de pollution radioactive sur demande et aux frais de leurs responsables ou sur réquisition publique lorsque les responsables de ces déchets ou de ces sites sont défaillants ;
7o De mettre à la disposition du public des informations relatives à la gestion des déchets radioactifs et de participer à la diffusion de la culture scientifique et technologique dans ce domaine ;
8o De diffuser à l’étranger son savoir-faire.
(…)
L’agence peut conduire, avec toute personne intéressée, des actions communes d’information du public et de diffusion de la culture scientifique et technologique. »
III. Guide de sûreté relatif au stockage définitif des déchets radioactifs en formation géologique profonde
41. Le « guide de sûreté relatif au stockage définitif des déchets radioactifs en formation géologique profonde » établi par l’autorité de sûreté nucléaire et publié le 12 février 2008, est disponible sur le site Internet de cette dernière (https://www.asn.fr).
Droit international et droit de l’Union européenne
I. Convention d’Aarhus sur l’accès à l’information, la participation du public au processus décisionnel et l’accès à la justice en matière d’environnement
42. La France a ratifié la convention d’Aarhus du 25 juin 1998, sur l’accès à l’information, la participation du public au processus décisionnel et l’accès à la justice en matière d’environnement le 8 juillet 2002 (le texte de la convention est disponible sur le site de l’organisation des Nations unies consacré aux traités (https://treaties.un.org).
43. Dans le préambule, les parties à la convention déclarent notamment « [reconnaître] le rôle important que les citoyens, les organisations non gouvernementales et le secteur privé peuvent jouer dans le domaine de la protection de l’environnement » et « [souhaiter] que le public, y compris les organisations, aient accès à des mécanismes judiciaires efficaces afin que leurs intérêts légitimes soient protégés et la loi respectée ».
44. L’article 2.4 précise qu’aux fins de cette convention, « le terme « public » désigne une ou plusieurs personnes physiques ou morales et, conformément à la législation ou à la coutume du pays, les associations, organisations ou groupes constitués par ces personnes ».
45. Relatif au rassemblement et la diffusion d’informations sur l’environnement, l’article 5 de la Convention est ainsi libellé :
Article 5 – Rassemblement et diffusion d’informations sur l’environnement
« 1. Chaque Partie fait en sorte :
a) Que les autorités publiques possèdent et tiennent à jour les informations sur l’environnement qui sont utiles à l’exercice de leurs fonctions ;
b) Que des mécanismes obligatoires soient mis en place pour que les autorités publiques soient dûment informées des activités proposées ou en cours qui risquent d’avoir des incidences importantes sur l’environnement ;
c) Qu’en cas de menace imminente pour la santé ou l’environnement, qu’elle soit imputable à des activités humaines ou qu’elle soit due à des causes naturelles, toutes les informations susceptibles de permettre au public de prendre des mesures pour prévenir ou limiter d’éventuels dommages qui sont en la possession d’une autorité publique soient diffusées immédiatement et sans retard aux personnes qui risquent d’être touchées.
2. Chaque Partie veille à ce que, dans le cadre de la législation nationale, les autorités publiques mettent les informations sur l’environnement à la disposition du public de façon transparente et à ce que ces informations soient réellement accessibles, notamment :
a) En fournissant au public des renseignements suffisants sur le type et la teneur des informations sur l’environnement détenues par les autorités publiques compétentes, sur les principales conditions auxquelles ces informations sont mises à sa disposition et lui sont accessibles et sur la procédure à suivre pour les obtenir ;
b) En prenant et en maintenant des dispositions pratiques, par exemple :
i) En établissant des listes, des registres ou des fichiers accessibles au public ;
ii) En faisant obligation aux fonctionnaires d’apporter leur concours au public qui cherche à avoir accès à des informations en vertu de la présente Convention ; et
iii) En désignant des points de contact ; et
c) En donnant accès gratuitement aux informations sur l’environnement figurant dans les listes, registres ou fichiers visés à l’alinéa b i ci-dessus.
3. Chaque Partie veille à ce que les informations sur l’environnement deviennent progressivement disponibles dans des bases de données électroniques auxquelles le public peut avoir facilement accès par le biais des réseaux de télécommunications publics. Devraient notamment être accessibles sous cette forme les informations suivantes :
a) Les rapports sur l’état de l’environnement visés au paragraphe 4 ci-après ;
b) Les textes de lois sur l’environnement ou relatifs à l’environnement ;
c) Le cas échéant, les politiques, plans et programmes sur l’environnement ou relatifs à l’environnement et les accords portant sur l’environnement ; et
d) D’autres informations, dans la mesure où la possibilité de les obtenir sous cette forme faciliterait l’application de la législation nationale visant à donner effet à la présente Convention, pour autant que ces informations soient déjà disponibles sous forme électronique (…) ».
46. La France a fait la « déclaration interprétative concernant les articles 4, 5 et 6 de la convention » suivante :
« Le Gouvernement français veillera à la divulgation des informations pertinentes pour la protection de l’environnement, tout en assurant la protection du secret industriel et commercial, en se référant aux pratiques juridiques établies et applicables en France. »
II. directive 2003/4/CE du Parlement européen et du Conseil du 28 janvier 2003 concernant l’accès du public à l’information en matière d’environnement
47. Les articles 7 et 8 de la directive 2003/4/CE du Parlement européen et du Conseil du 28 janvier 2003 « concernant l’accès du public à l’information en matière d’environnement » (disponible sur le site EUR‑Lex https://eur-lex.europa.eu) sont relatifs à la diffusion et à la qualité des informations environnementales. L’article 2 6) précise qu’aux fins de la directive, on entend par « public », « une ou plusieurs personnes physiques ou morales et, conformément à la législation ou à la pratique nationale, les associations, organisations ou groupes constitués par ces personnes. »
EN DROIT
I. JONCTION DES REQUÊTES
48. Eu égard à la similarité de l’objet des requêtes, la Cour juge opportun de les examiner ensemble dans un arrêt unique.
II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DES ARTICLES 6 § 1 ET 13 DE LA CONVENTION À l’EGARD DE L’ASSOCIATION MIRABEL-LNE
49. L’association MIRABEL-LNE invoque une violation du droit à un tribunal et de son droit à un recours effectif, résultant du fait que son action en réparation a été déclarée irrecevable pour défaut d’intérêt à agir, et du rejet par la Cour de cassation de son moyen tiré de son agrément au titre de l’article L. 141-1 du code de l’environnement. Elle invoque les articles 6 § 1 et 13 de la Convention, la première de ces dispositions étant ainsi rédigée :
« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement (…) par un tribunal (…), qui décidera (…) des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil (…) ».
A. Sur la recevabilité
50. Le Gouvernement ne conteste pas la recevabilité de ce grief. En particulier, renvoyant à la décision Collectif national d’information et d’opposition à l’usine Melox – Collectif Stop Melox et Mox c. France (no 75218/01, 28 mars 2006), il déclare ne pas contester l’applicabilité de l’article 6 § 1 à la procédure en responsabilité civile que les associations requérantes ont engagée devant le juge interne.
51. La Cour juge cependant nécessaire d’examiner d’office cette dernière question. Elle rappelle qu’elle doit, dans chaque affaire portée devant elle, s’assurer qu’elle est compétente pour connaître d’une requête, et qu’il lui faut donc à chaque stade de la procédure examiner la question de sa compétence quand bien même aucune exception n’aurait été soulevée à cet égard ; il en va en particulier ainsi de sa compétence ratione materiae (voir, par exemple, Lacatus c. Suisse, no 14065/15, § 52, 19 janvier 2021, et Blečić c. Croatie [GC], no 59532/00, § 67, CEDH 2006‑III).
52. L’article 6 § 1 s’applique dans son volet civil à toute procédure interne relative à une « contestation » sur, notamment, un ou des « droits » de caractère « civil » dont une personne peut se dire titulaire. Il faut que l’on puisse prétendre, au moins de manière défendable, que le ou les « droits » en question sont reconnus en droit interne. Par ailleurs, il doit s’agir d’une « contestation » réelle et sérieuse ; elle peut concerner aussi bien l’existence même d’un droit que son étendue ou ses modalités d’exercice. En outre, l’issue de la procédure doit être directement déterminante pour le « droit » en question ; un lien ténu ou des répercussions lointaines ne suffisent pas à faire entrer en jeu l’article 6 § 1 (voir, par exemple, la décision Collectif national d’information et d’opposition à l’usine Melox – Collectif Stop Melox et Mox précitée).
53. Dans l’affaire Collectif national d’information et d’opposition à l’usine Melox – Collectif Stop Melox et Mox précitée, à laquelle le Gouvernement renvoie pertinemment, une association de protection de l’environnement dénonçait une violation de l’article 6 § 1 de la Convention dans le cadre d’une procédure visant à l’annulation d’un décret autorisant l’extension d’une usine de combustible nucléaire. Elle soutenait principalement devant le juge interne que ce projet n’avait pas été soumis à enquête publique et qu’aucune mesure d’information du public n’avait été prise, en méconnaissance du droit interne, du droit de l’Union européenne et de la jurisprudence de la Cour.
54. Examinant l’applicabilité de l’article 6 § 1 dans son volet civil, la Cour a constaté que l’association entendait avant tout défendre l’intérêt général et que, vue sous cet angle, sa « contestation » ne portait pas sur un « droit » de caractère civil dont elle pouvait se prétendre elle-même titulaire. Elle a noté qu’une lecture stricte de l’article 6 § 1 conduirait en conséquence à la conclusion qu’il n’était pas applicable à la procédure dont il était question. Toutefois, estimant notamment qu’une telle approche ne serait pas en phase avec la réalité de la société civile actuelle, dans laquelle les associations jouent un rôle important, notamment en défendant certaines causes devant les autorités ou les juridictions internes, particulièrement dans le domaine de la protection de l’environnement, la Cour a jugé qu’il fallait appliquer avec souplesse les critères susmentionnés lorsqu’une association se plaint d’une méconnaissance de l’article 6 § 1. Ce faisant, elle a constaté qu’au cœur des revendications de l’association requérante se trouvait la question du droit du public à l’information et à la participation au processus décisionnel lorsqu’il s’agit d’autoriser une activité présentant un danger pour la santé ou l’environnement. Elle a ensuite souligné qu’actrices de la société civiles, les organisations non gouvernementales qui disposent de la personnalité morale participent sans aucun doute à la composition de ce « public », relevant qu’au sens de la convention d’Aarhus sur l’accès à l’information, la participation du public au processus décisionnel et l’accès à la justice en matière d’environnement (ratifiée par la France), « le terme « public » désigne une ou plusieurs personnes physiques ou morales et, conformément à la législation ou à la coutume du pays, les associations, organisations ou groupes constitués par ces personnes » (article 2.4 de ladite convention).
55. La Cour en a déduit que, si l’objet de la procédure litigieuse était essentiellement la défense de l’intérêt général, la « contestation » soulevée par l’association requérante avait en sus un lien suffisant avec un « droit » dont elle pouvait se dire titulaire en tant que personne morale pour que l’article 6 § 1 de la Convention ne soit pas d’office jugé inapplicable.
56. Ensuite, au vu des textes de droit interne et de droit de l’Union européenne relatifs au « droit » à l’information et à la participation en matière d’environnement, et compte-tenu du caractère élaboré des motifs retenus par le juge interne pour écarter les moyens de l’association requérante relatifs à la méconnaissance de ces textes, la Cour a conclu qu’il pouvait être soutenu « au moins de manière défendable » que ce « droit » était reconnu en droit interne et que la « contestation » était « réelle et sérieuse ». Enfin, la Cour a estimé qu’il n’était pas douteux que la procédure était directement déterminante pour ce « droit », et que sa nature « civile » se déduisait essentiellement du fait qu’il s’agissait d’un droit dont toute « personne » ayant intérêt pouvait à titre individuel, revendiquer le respect devant les juridictions internes. Elle a en conséquence conclu que l’article 6 § 1 de la Convention était applicable à la procédure dont il était question.
57. En l’espèce, l’action engagée par les associations requérantes devant le juge interne visait à obtenir l’indemnisation du préjudice résultant d’une exécution qu’elles estimaient fautive de la mission d’information du public mise à la charge de l’ANDRA par l’article L. 542-12 7o du code de l’environnement. Ainsi, comme dans l’affaire Collectif national d’information et d’opposition à l’usine Melox – Collectif Stop Melox et Mox précitée, au cœur de leurs prétentions se trouvait la question du droit à l’information et à la participation au processus décisionnel en matière d’environnement. Il s’ensuit que si la « contestation » qu’elles soulevaient avait indéniablement pour objet la défense de l’intérêt général, elle portait également sur un « droit » de nature « civile » reconnu en droit interne dont les associations requérantes pouvaient se dire titulaires.
58. La Cour observe en outre que, si les associations requérantes ont agi ensemble devant les juridictions internes, elles ont chacune présenté leur propre demande en réparation du préjudice moral que, selon elle, leur avait causé la diffusion par l’ANDRA d’informations erronées. Cela confirme qu’elles entendaient défendre leur propre droit à l’information.
59. Quant au sérieux de la contestation, il peut se déduire en l’espèce de la substance des moyens relatifs à la méconnaissance de ce droit développés par les associations requérantes dans leur recours (voir, à titre d’exemple, Association Greenpeace France c. France (déc.), no 55243/10, 13 décembre 2011) et, comme dans l’affaire Collectif national d’information et d’opposition à l’usine Melox – Collectif Stop Melox et Mox, de la motivation retenue par le juge interne pour les écarter. Enfin, la Cour ne doute pas que la procédure engagée par les associations requérantes, qui visait à obtenir la réparation du préjudice que la méconnaissance du droit à l’information et à la participation au processus décisionnel en matière d’environnement leur avait prétendument causé, était directement déterminante pour ce droit.
60. La Cour parvient en conséquence à la même conclusion que dans l’affaire Collectif national d’information et d’opposition à l’usine Melox – Collectif Stop Melox et Mox précitée s’agissant de l’applicabilité de l’article 6 § 1 de la Convention.
61. Constatant ensuite que le grief n’est pas manifestement mal fondé ni irrecevable pour un autre motif visé à l’article 35 de la Convention, la Cour le déclare recevable.
B. Sur le fond
1. Thèses des parties
62. L’association MIRABEL-LNE souligne que son grief ne tend pas à faire rejuger par la Cour la demande qu’elle a présentée au juge interne mais à l’inviter à constater que son droit d’accès à un tribunal a été méconnu. Elle ajoute que la prétendue généralité de son objet statutaire n’est pas de nature à justifier une restriction à l’accès au juge : premièrement parce que ses statuts détaillent son objet social ratione materiae et ratione loci ; deuxièmement parce que le préjudice invoqué devant le juge interne était relatif à des éléments visés par cet objet social (la protection de l’eau, tant de surface que profonde, la préservation contre la pollution, notamment des sols, et la prévention des risques pour la santé). Quant au but légitime invoqué par le Gouvernement, l’association MIRABEL-LNE considère qu’une dénaturation et une violation du droit interne ne sauraient participer d’une bonne administration de la justice. Elle ajoute que la restriction du droit d’accès qu’elle dénonce était disproportionnée au regard des enjeux importants de sa demande en justice et du fait qu’elle était agréée au titre du code de l’environnement. Sur ce dernier point, l’association MIRABEL-LNE fait valoir qu’elle a constamment indiqué au juge interne qu’elle était agréée, renvoyant en particulier à ses conclusions d’appel, sur lesquelles il est précisé qu’elle est « agréée au titre de (…) l’article L. 141-1 du code de l’environnement ». Elle ajoute qu’il n’était pas prévisible que la cour d’appel déclarerait son action irrecevable pour défaut d’intérêt à agir, à l’inverse de celles de ses codemanderesses, de sorte que le débat sur la recevabilité de son action au titre de l’intérêt à agir n’est apparu qu’à l’occasion du prononcé de l’arrêt de la cour d’appel. Enfin, elle soutient que le moyen en cassation tiré de ce qu’elle était agréée était en réalité de pur droit, et que cela n’aurait pu porter à discussion si la cour d’appel, qu’elle avait informée de cette circonstance, l’avait dûment indiqué dans son arrêt. Elle en déduit qu’elle a été sanctionnée en raison d’un oubli de la cour d’appel.
63. À titre liminaire, le Gouvernement fait valoir que l’association MIRABEL-LNE entend en réalité contester l’application qui lui a été faite du droit interne et à faire trancher de nouveau le litige par la Cour. Il expose ensuite que le droit français permet aux associations d’agir en justice soit lorsqu’elles sont agréées et bénéficient à ce titre d’une habilitation législative, soit lorsqu’elles agissent au nom d’intérêts collectifs entrant précisément dans leur objet social. Il soutient que cette limitation du droit d’accès aux tribunaux des associations – dont l’objet serait d’éviter l’engorgement des juridictions et d’éventuels abus par les associations, tels que l’utilisation du droit d’accès à la justice dans un but lucratif –, l’impossibilité de soulever devant la Cour de cassation un moyen nouveau, mélangé de fait et de droit, et le refus de cette juridiction d’apprécier de nouveau les faits visent le but légitime d’une bonne administration de la justice. Il considère en outre que la restriction au droit d’accès dénoncée en l’espèce n’est pas disproportionnée par rapport à ce but dès lors, d’une part, qu’elle n’est pas absolue, l’association MIRABEL-LNE restant libre d’agir dans les limites de ses statuts ou de les modifier, et, d’autre part, que l’action des cinq autres associations requérantes a été déclaré recevable. Il ajoute que l’association MIRABEL-LNE ne saurait soutenir que son moyen de cassation tiré de l’existence d’un agrément était de pur droit et n’avait pu être identifié qu’une fois l’arrêt d’appel rendu, et que, contrairement à ce qu’elle soutient, la Cour de cassation procède à un contrôle de la motivation lorsqu’elle juge que le juge du fond a le pouvoir souverain d’apprécier l’intérêt à agir.
2. Appréciation de la Cour
64. La Cour rappelle tout d’abord que lorsque l’article 6 § 1 s’applique, comme c’est le cas en l’espèce (paragraphes 57-60 ci-dessus), il constitue une lex specialis par rapport à l’article 13 : ses exigences, qui impliquent toute la panoplie des garanties propres aux procédures judiciaires, sont plus strictes que celles de l’article 13, qui se trouvent absorbées par elles. Il y a lieu en conséquence d’examiner le présent grief sur le terrain de l’article 6 § 1 uniquement (voir, par exemple, Ravon et autres c. France, no 18497/03, § 27, 21 février 2008).
65. Ensuite, dès lors que l’article 6 § 1 s’applique, la décision déclarant l’action dont l’association MIRABEL-LNE avait saisi le juge interne irrecevable pour défaut d’intérêt à agir soulève une question au regard du droit d’accès à un tribunal que garantit cette disposition.
66. La Cour rappelle à cet égard que le droit d’accès aux tribunaux n’est pas absolu. Il peut donner lieu à des limitations implicitement admises – notamment quant aux conditions de recevabilité d’un recours (voir, par exemple, L’Erablière A.S.B.L. c. Belgique, no 49230/07, § 35, CEDH 2009 (extraits)) – car il appelle, par sa nature même, une réglementation par l’État, réglementation qui peut varier dans le temps et dans l’espace en fonction des besoins et des ressources de la communauté et des individus. En élaborant pareille réglementation, les États contractants jouissent d’une certaine marge d’appréciation. S’il appartient à la Cour de statuer en dernier ressort sur le respect des exigences de la Convention, elle n’a pas qualité pour substituer à l’appréciation des autorités nationales une autre appréciation de ce que pourrait être la meilleure politique en la matière. Néanmoins, les limitations appliquées ne sauraient restreindre l’accès ouvert à l’individu d’une manière ou à un point tels que le droit s’en trouve atteint dans sa substance même. En outre, elles ne se concilient avec l’article 6 § 1 que si elles poursuivent un but légitime et s’il existe un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé (voir, par exemple, Zubac c. Croatie [GC], no 40160/12, § 78, 5 avril 2018, ainsi que les références qui y figurent). En effet, le droit d’accès à un tribunal se trouve atteint lorsque sa réglementation cesse de servir les buts de sécurité juridique et de bonne administration de la justice et constitue une sorte de barrière qui empêche le justiciable de voir son litige tranché au fond par la juridiction compétente (L’Erablière A.S.B.L., précité, ibidem).
67. La Cour rappelle aussi qu’il ne lui appartient pas de connaître des erreurs de fait ou de droit éventuellement commises par une juridiction interne, sauf si et dans la mesure où elles peuvent avoir porté atteinte aux droits et libertés sauvegardés par la Convention. En principe, des questions telles que le poids attaché par les tribunaux nationaux à tel ou tel élément de preuve ou à telle ou telle conclusion ou appréciation dont ils ont eu à connaître échappent au contrôle de la Cour. Celle-ci n’a pas à tenir lieu de juge de quatrième instance et elle ne remet pas en cause sous l’angle de l’article 6 § 1 l’appréciation des tribunaux nationaux, sauf si leurs conclusions peuvent passer pour arbitraires ou manifestement déraisonnables (voir, notamment, Zubac, précité, § 79, ainsi que les références qui y figurent). Cela vaut notamment pour l’interprétation des règles relatives à la procédure interne (voir, par exemple, Kurşun c. Turquie, no 22677/10, § 95, 30 octobre 2018).
68. En l’espèce, pour justifier l’irrecevabilité opposée à l’action de l’association requérante, le Gouvernement renvoie aux conditions de l’accès des associations à la justice lorsqu’elles entendent faire valoir les intérêts collectifs qu’elle se sont donnés pour but de défendre. À cet égard, la condition de principe, dont la cour d’appel de Versailles a contrôlé le respect dans son arrêt du 23 mars 2017, repose sur la corrélation entre l’objet statutaire de l’association demandeuse et les intérêts collectifs qu’elle veut défendre devant le juge. Le Gouvernement fait valoir que cette limitation a pour objectif d’éviter l’engorgement des juridictions ainsi que d’éventuels abus par les associations, tels que l’utilisation du droit d’accès à la justice dans un but lucratif.
69. La Cour ne met pas en cause la légitimité de tels objectifs.
70. Elle rappelle toutefois que l’action dont l’association MIRABEL‑LNE entendait saisir le juge tendait notamment à l’examen d’une contestation portant sur un droit de caractère civil, au sens de l’article 6 § 1, dont elle était titulaire (le droit à l’information et à la participation en matière d’environnement). Cette action tendait donc aussi à la défense des intérêts propres de l’association MIRABEL-LNE. Or, le Gouvernement, qui se place exclusivement sur le terrain de la défense, par des associations, d’intérêts collectifs, ne fournit aucun élément susceptible de justifier que le refus d’examiner une contestation sur un droit de cette nature poursuivait, dans les circonstances de l’espèce, un but légitime et était proportionné à ce but.
71. La Cour constate au surplus, en premier lieu, que la cour d’appel de Versailles n’a pas tenu compte de ce que l’association MIRABLE-LNE était agréée au titre de l’article L. 141-1 du code de l’environnement, alors que cette dernière l’avait clairement indiqué sur la première page des conclusions d’appel (paragraphe 29 ci-dessus). Or, comme le reconnaît le Gouvernement, un tel agrément lui conférait en principe intérêt à agir. Il ressort en effet de l’article L. 142-2 du code de l’environnement, dans sa version issue de la loi du 8 août 2016, que les associations ainsi agréées « peuvent exercer les droits reconnus à la partie civile en ce qui concerne les faits portant un préjudice direct ou indirect aux intérêts collectifs qu’elles ont pour objet de défendre et constituant une infraction aux dispositions législatives relatives à la protection de la nature et de l’environnement (…) ou ayant pour objet la lutte contre les pollutions et les nuisances, la sûreté nucléaire et la radioprotection (…) ainsi qu’aux textes pris pour leur application » (paragraphe 38 ci-dessus). La Cour note d’ailleurs que c’est la loi du 13 juin 2006 qui a expressément étendu l’intérêt à agir des associations de protection de l’environnement agréées au titre de l’article L. 141-1 du code de l’environnement aux litiges relatifs à des faits constituant une infraction aux textes ayant pour objet « la sûreté nucléaire et la radioprotection ». En deuxième lieu, la Cour relève que, pour conclure à l’irrecevabilité de l’action de l’association MIRABEL-LNE, la cour d’appel de Versailles a retenu qu’à la différence des autres associations requérantes, son objet statutaire ne comportait pas expressément la lutte contre les risques pour l’environnement et la santé que représentent l’industrie nucléaire et les activités et projets d’aménagement liés, ou l’information du public sur les dangers de l’enfouissement des déchets radioactifs, mais était rédigé en des termes plus généraux, selon lesquels elle avait pour but la protection de l’environnement. Cette approche ne saurait toutefois emporter l’adhésion. En effet, d’une part, elle revient à faire une distinction entre la protection contre les risques nucléaires et la protection de l’environnement alors qu’il est manifeste que la première se rattache pleinement à la seconde. D’autre part, l’interprétation retenue des statuts de l’association requérante a pour effet de limiter de manière excessivement restrictive le champ de son objet social, alors même que déjà à l’époque des faits, l’article 2 de ses statuts visait la prévention des « risques technologiques ».
72. La conclusion de la cour d’appel de Versailles, entérinée par la Cour de cassation, qui a apporté une restriction disproportionnée au droit d’accès au tribunal, apparaît donc, sur ce point, manifestement déraisonnable.
73. Partant, il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention dans le chef de l’association MIRABEL-LNE.
III. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DES ARTICLES 6 § 1, 8, 10 et 13 DE LA CONVENTION
74. Les associations requérantes dénoncent une violation de leur droit à un procès équitable résultant du fait que les juridictions internes ont rejeté leurs demandes sans motivation valable, par des motifs inopérants en droit, et ont omis de statuer sur le fond de leurs demandes et de procéder aux vérifications qu’il leur revenait de faire. Elles invoquent l’article 6 § 1 de la Convention.
Les associations requérantes soutiennent ensuite que leur droit de recevoir des informations a été vidé de sa substance par les juridictions françaises en ce qu’elles ont omis de contrôler l’exactitude des informations communiquées par l’ANDRA, lesquelles juridictions, de ce fait, ont aussi violé leur droit d’accès au juge. Elles invoquent les articles 6 § 1 et 10 de la Convention.
Les associations requérantes dénoncent par ailleurs une violation de leur droit de recevoir des informations résultant du fait que l’ANDRA, sur laquelle le droit interne fait peser une obligation d’informer, a délivré des informations inexactes sur des risques ou dangers environnementaux, ce qui équivaudrait à de la « non-communication ». Elles invoquent les articles 8 et 10 de la Convention.
Enfin, les associations requérantes dénoncent une violation de leur droit à un recours effectif résultant du fait qu’en s’en remettant à l’appréciation souveraine des juges du fond, la Cour de cassation a refusé de statuer sur les violations de la Conventions précitées. Elles invoquent l’article 13 de la Convention.
75. La Cour constate que l’ensemble de ces allégations concerne le droit à l’information en matière de risques environnementaux et le respect de garanties procédurales dans ce contexte. Rappelant qu’elle est maîtresse de la qualification juridique des faits et qu’elle n’est pas liée par celle que leur attribuent les requérants ou le Gouvernement (voir, parmi de nombreux autres, X et autres c. Bulgarie [GC], no 22457/16, § 149, 2 février 2021), elle estime plus approprié de les examiner uniquement sous l’angle de l’article 10 de la Convention, aux termes duquel :
Article 10
« 1. Toute personne a droit à la liberté d’expression. Ce droit comprend la liberté d’opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu’il puisse y avoir ingérence d’autorités publiques et sans considération de frontière. Le présent article n’empêche pas les Etats de soumettre les entreprises de radiodiffusion, de cinéma ou de télévision à un régime d’autorisations.
2. L’exercice de ces libertés comportant des devoirs et des responsabilités peut être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à l’intégrité territoriale ou à la sûreté publique, à la défense de l’ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, à la protection de la réputation ou des droits d’autrui, pour empêcher la divulgation d’informations confidentielles ou pour garantir l’autorité et l’impartialité du pouvoir judiciaire. »
A. Sur la recevabilité
1. Sur l’applicabilité de l’article 10 de la Convention
76. Le Gouvernement note que la Cour a jugé dans l’arrêt Magyar Helsinki Bizottság c. Hongrie [GC] (no 18030/11, 8 novembre 2016) que l’article 10 peut comprendre un droit individuel d’accès aux informations détenues par l’État et une obligation pour celui-ci de les fournir, lorsque la divulgation des informations a été imposée par une décision judiciaire exécutoire et lorsque l’accès à l’information est déterminant pour l’exercice par l’individu de son droit à la liberté d’expression, en particulier « la liberté de recevoir et de communiquer des informations », et que refuser cet accès constitue une ingérence dans l’exercice de ce droit. Il estime toutefois que cette jurisprudence ne consacre un droit à recevoir des informations que comme corolaire à l’exercice du droit à les communiquer et n’envisage donc que l’hypothèse dans laquelle l’accès aux informations est refusé par l’administration. Or, tel n’est pas le cas en l’espèce, l’ANDRA ayant d’elle‑même diffusé les informations litigieuses, conformément à son obligation légale d’information du public. Le Gouvernement en déduit que le grief est incompatible ratione materiae avec les dispositions de la Convention.
77. Les associations requérantes objectent que l’approche du Gouvernement revient à inviter la Cour à ne pas statuer sur une question au seul motif qu’elle est inédite. Or, soulignent-elles, la Cour a maintes fois jugé que la Convention est un instrument vivant à interpréter à la lumière des conditions de vie actuelles et des conceptions prévalant de nos jours dans les États démocratiques, et que cette interprétation évolutive est une condition de l’effectivité de la protection des droits fondamentaux. Selon elles, il faut aborder la problématique de l’espèce de la manière suivante : la diffusion d’information est prévue par l’État lui-même, qui créée ainsi une obligation d’information, dont elles sont créancières ; le but demeure l’information du public, et en l’occurrence, la protection du droit du public à accéder à une information exacte c’est-à-dire, en l’espèce, la protection contre une désinformation de la part de l’ANDRA. D’après les requérantes, le refus de communiquer des informations et la communication d’informations dont il est allégué qu’elles sont inexactes constituent les deux faces d’une même pièce. Elles ajoutent que l’approche du Gouvernement revient à se contenter de l’existence d’une communication, même dépourvue de toute information pertinente, et donc à retenir une conception excessivement formaliste et fort peu effective du droit à l’information, ce qui renvoie au fond du grief.
78. La Cour rappelle qu’elle a constaté dans l’affaire Magyar Helsinki Bizottság précitée (§§ 149-156) que sa jurisprudence avait évolué dans le sens de la reconnaissance, sous certaines conditions, d’un droit à la liberté d’information. Relevant en outre que cette évolution se reflétait dans la position prise par d’autres organes internationaux de protection des droits de l’homme et que de nombreux États membres avaient adopté une législation sur la liberté d’information, elle a clarifié les principes applicables ainsi :
« 156. (…) La Cour considère toujours que « le droit à la liberté de recevoir des informations interdit essentiellement à un gouvernement d’empêcher quelqu’un de recevoir des informations que d’autres aspirent ou peuvent consentir à lui fournir ». De plus, « le droit de recevoir des informations ne saurait se comprendre comme imposant à un État des obligations positives de collecte et de diffusion, motu proprio, des informations ». La Cour considère par ailleurs que l’article 10 n’accorde pas à l’individu un droit d’accès aux informations détenues par une autorité publique, ni n’oblige l’État à les lui communiquer. Toutefois, (…) un tel droit ou une telle obligation peuvent naître, premièrement, lorsque la divulgation des informations a été imposée par une décision judiciaire devenue exécutoire (…) et, deuxièmement, lorsque l’accès à l’information est déterminant pour l’exercice par l’individu de son droit à la liberté d’expression, en particulier « la liberté de recevoir et de communiquer des informations », et que refuser cet accès constitue une ingérence dans l’exercice de ce droit. »
79. L’article 10 de la Convention n’ouvre donc pas un droit général d’accès aux informations détenues par l’État mais garantit seulement, dans une certaine mesure et sous certaines conditions, un droit d’accéder à de telles informations et une obligation pour les autorités publiques de les communiquer.
80. Cela étant rappelé, la Cour réfute la thèse du Gouvernement selon laquelle les principes énoncés dans l’arrêt Magyar Helsinki Bizottság ne vaudraient que dans l’hypothèse où l’administration a opposé un refus à une demande d’information, de sorte qu’ils ne seraient pas pertinents en l’espèce.
81. Certes, dès lors que le droit de recevoir des informations que garantit l’article 10 n’impose pas aux États des obligations positives de collecte et de diffusion, motu proprio, d’informations, c’est principalement dans l’hypothèse où une demande d’accès à une information est rejetée par les autorités d’un État qu’un problème est susceptible de surgir au regard de cette disposition. Un État peut toutefois se prescrire une obligation de collecter ou de diffuser des informations motu proprio.
82. Or, en l’espèce, le droit interne impose à l’ANDRA, un établissement public, l’obligation de mettre à la disposition du public des informations relatives à la gestion des déchets radioactifs. Ainsi qu’il ressort des motifs de l’arrêt de la cour d’appel de Versailles du 23 mars 2017, cette obligation impliquait celle d’informer motu proprio le public de l’évolution du projet Cigéo, en particulier au regard du potentiel géothermique du site de Bure. L’ANDRA ne l’a pas contesté devant les juridictions internes et le Gouvernement n’en disconvient pas devant la Cour.
83. Ceci étant, la Cour estime que les circonstances de l’espèce relèvent de la seconde branche de l’alternative exposée dans l’arrêt Magyar Helsinki Bizottság rappelée ci-dessus, selon laquelle un droit d’accès à des informations détenues par une autorité publique et une obligation pour l’État de les communiquer peuvent naître, au regard de l’article 10, lorsque l’accès à l’information est déterminant pour l’exercice par l’individu de son droit à la liberté d’expression, en particulier la liberté de recevoir et de communiquer des informations, et que refuser cet accès constitue une ingérence dans l’exercice de ce droit.
84. La Cour a jugé dans cet arrêt (§§ 157-170) que la question de savoir si et dans quelle mesure le refus de donner accès à des informations a constitué une ingérence dans l’exercice par un requérant du droit à la liberté d’expression doit s’apprécier au cas par cas à la lumière des circonstances particulières de la cause, et en fonction des critères suivants : 1o le but de la demande d’information ; 2o la nature de l’information recherchée ; 3o le rôle de la requérante ; 4o le fait que les informations sont déjà disponibles.
85. La Cour considère qu’il doit en aller de même lorsque l’ingérence alléguée ne résulte pas d’un refus de donner accès à une information mais, comme en l’espèce, dans le caractère prétendument insincère, inexact ou insuffisant d’une information fournie par une autorité publique en vertu d’une obligation d’informer prescrite par le droit interne. Selon elle, fournir, dans pareille hypothèse, une information insincère, inexacte ou insuffisante s’apparente à un refus d’informer.
86. S’agissant du premier des quatre critères susmentionnés, il faut déterminer si les informations en cause étaient réellement nécessaires à l’exercice de la liberté d’expression (ibidem, § 159). Or, en l’espèce, en accord avec leur objet social, les associations requérantes se sont notamment données pour mission d’informer le public des risques environnementaux et sanitaires que présente le projet Cigéo. Les informations litigieuses, relatives précisément à ces risques, s’inscrivaient donc directement dans l’exercice de leur liberté de communiquer des informations.
87. Quant au deuxième critère, relatif à la nature de l’information, il conduit à vérifier si les informations, les données ou les documents concernés répondent à un critère d’intérêt public (ibidem, §§ 161-163). En l’espèce, l’information litigieuse s’inscrivait directement dans le débat relatif aux risques environnementaux et sanitaires que présente le projet Cigéo, lequel concerne l’acheminement, la manutention et l’enfouissement sur le site de Bure de quantités importantes de déchets radioactifs de haute activité et à vie longue, particulièrement dangereux pour la santé et l’environnement. Or il ne fait aucun doute qu’un sujet de cette nature relève de l’intérêt public.
88. S’agissant du troisième critère, la Cour a souligné que le fait que la requérante joue un rôle de « chien de garde » revêt un poids particulier. Il en va notamment ainsi des organisations non gouvernementales, qui sont dans un tel rôle non seulement lorsqu’elles attirent l’attention de l’opinion sur des sujets d’intérêt publics (ibidem, § 166), mais aussi lorsqu’elles agissent auprès des autorités en faveur de la mise à la disposition du public d’informations relatives à de tels sujets. Tel est le cas en l’espèce des associations requérantes d’autant plus qu’elles bénéficient, en droit interne, d’un agrément au titre de leur activité dans le domaine de la protection de l’environnement.
89. Quant au quatrième critère, relatif à la disponibilité des informations litigeuses, il est par définition rempli en l’espèce.
90. Il résulte de ce qui précède que l’article 10 de la Convention est applicable et que l’exception du Gouvernement relative à l’incompatibilité ratione materiae du grief en ce qu’il concerne cette disposition doit être rejetée.
2. Sur l’épuisement des voies de recours internes
91. Le Gouvernement soutient que les requérantes n’ont pas épuisé les voies de recours internes, faute d’avoir saisi la Cour de cassation de moyens tirés de la Convention.
92. Les associations requérantes font valoir qu’elles ont soulevé leur grief en substance devant le juge interne. Elles soulignent en particulier qu’une demande d’indemnisation présentée par des associations défendant l’intégrité sanitaire et environnementale d’un territoire et de ses habitants, du fait d’un manquement à une obligation d’information pesant sur une institution étatique tend, par nature, à défendre le droit à l’information desdites associations.
93. La Cour rappelle qu’aux termes de l’article 35 § 1 de la Convention, elle ne peut être saisie qu’après l’épuisement des voies de recours internes. La finalité de cette disposition est de ménager aux États contractants l’occasion de prévenir ou redresser les violations alléguées contre eux avant que ces allégations ne lui soient soumises. Ainsi, les griefs dont on entend la saisir doivent d’abord être soulevés, au moins en substance, dans les formes et délais prescrits par le droit interne, devant les juridictions nationales appropriées (voir, parmi de nombreux autres arrêts et décisions, Civet c. France [GC], no 29340/95, § 41, CEDH 1999‑VI).
94. En l’espèce, il est vrai que les associations requérantes n’ont pas invoqué la Convention dans le cadre de leur pourvoi en cassation. Leur moyen de cassation visait toutefois un manquement de l’ANDRA à son obligation légale d’information et une violation de l’article L. 542-12 du code de l’environnement qui établissait cette obligation en ces termes : « L’ANDRA (…) est chargée (…) 7o de mettre à la disposition du public les informations relatives à la gestion des déchets radioactifs (…) ». Il dénonçait en outre l’insuffisance du contrôle effectué par la cour d’appel.
95. Il apparaît ainsi que, dans le cadre de leur pourvoi en cassation, les associations requérantes ont soulevé en substance la question du respect du droit à l’information en matière de risques environnementaux, en particulier quant aux garanties procédurales qu’il comprend. La Cour relève de plus que, pour répondre au moyen des associations requérantes, la Cour de cassation a vérifié si la cour d’appel de Versailles avait légalement justifié sa décision au regard de l’obligation de l’ANDRA de fournir une information exacte. Cela confirme que le juge interne a été mis en mesure de se prononcer en premier lieu sur le grief soumis à l’examen de la Cour, ce qui répond à la finalité de l’article 35 § 1 de la Convention.
3. Conclusion sur la recevabilité
96. Constatant que cette partie des requêtes n’est pas manifestement mal fondée au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’elle ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour la déclare recevable.
B. Sur le fond
1. Thèses des parties
a) Les associations requérantes
97. Les associations requérantes soulignent que le cœur de la question est l’effectivité du contrôle juridictionnel de la qualité des informations diffusées par l’autorité publique en vertu d’une obligation légale qu’elle s’est elle-même imposée. L’information du public, et plus particulièrement des habitants d’une région dans le sous-sol de laquelle on envisage d’enfouir des déchets radioactifs, serait capitale au regard des enjeux sanitaires et politiques. Elles font valoir que c’est l’État lui-même qui a soumis l’ANDRA à une obligation d’information, et que la communication de cette dernière sur le potentiel géothermique de Bure doit être soumise à un contrôle, afin que cette obligation soit vraiment effective. Selon elles, si l’article 10 permet de demander la diffusion d’informations et de sanctionner un refus, il doit également permettre d’exiger que les informations fournies soient exactes. À défaut, il suffirait aux États de déguiser un refus de communication en communication d’informations inexactes, ce qui viderait, selon les requérantes, cette exigence de toute effectivité. Cela impliquerait que le contrôle juridictionnel du respect de l’obligation d’informations par l’ANDRA porte non seulement sur l’existence d’une information communiquée mais aussi sur sa qualité. Or en l’espèce, la motivation des décisions juridictionnelles ne témoigne pas d’un tel contrôle.
98. Ainsi, la validation des conclusions de l’ANDRA par ses partenaires comme sa « pugnacité » à répondre aux critiques des requérantes, mises en avant par les juges du fond, seraient sans « emport » avec la qualité de l’information diffusée. Par ailleurs, la nature même de l’information à fournir, s’agissant d’un risque sanitaire du fait de l’enfouissement de déchets radioactifs, rendrait inopérante la motivation consistant à écarter la preuve d’une faute de l’ANDRA au regard des caractères incertain, éventuel et futur du risque. Les associations requérantes rappellent dans ce cadre que la désinformation du public qu’elles dénoncent ne porte pas sur un détail mais sur les risques pour la santé et l’environnement de perforations involontaires des déchets radioactifs du centre de stockage par les générations futures lorsque la mémoire du site sera perdue, dans le cadre de l’exploitation de la ressource géothermique.
99. Les associations requérantes se réfèrent à trois exemples qui révèleraient les manquements de l’ANDRA et l’impéritie des juridictions. Le premier exemple porte sur le standard d’intérêt géothermique à retenir. L’ANDRA a retenu celui de « l’intérêt exceptionnel » des ressources souterraines qui serait à prendre en compte dans l’analyse du risque de stérilisation de ces ressources par l’enfouissement des déchets, alors que ce serait un intérêt simplement « particulier » qui devrait être pris en compte dans l’analyse du risque pour la sûreté passive de l’installation après fermeture. Faire passer l’un pour l’autre relèverait de la désinformation. Le deuxième exemple concerne l’intérêt géothermique du site de Bure et son exploitabilité. L’ANDRA aurait donné une évaluation inexacte et fluctuante de la ressource géothermique à l’aplomb du site de Bure, la décrivant tantôt comme étant « faible », puis comme étant « banale », pour concéder que le qualificatif initialement choisi portait à confusion. Ces contradictions dans les informations communiquées auraient participé du manquement au devoir d’information. Les associations requérantes notent aussi que le juge interne n’a pris en compte ni le fait que le président de la commission nationale d’évaluation avait reconnu cette faute dans la présentation du potentiel géothermique de Bure lors de la réunion du 6 mars 2014 du comité local d’information et de suivi du laboratoire de Bure, ni le fait que la société Geowatt avait montré en 2013 que la géothermie était déjà exploitable sur le site de Bure. Le troisième exemple concerne la portée du risque de perforation de la poche d’enfouissement des déchets radioactifs, l’ANDRA ayant annoncé que des études montreraient l’absence d’impact, ce qui aurait été contredit par l’institut de radioprotection et sûreté nucléaire, qui aurait indiqué qu’une analyse spécifique restait à réaliser. Les associations requérantes constatent qu’une nouvelle fois, le juge interne n’a pas trouvé matière à redire.
100. Les associations requérantes font valoir qu’agir en responsabilité contre l’ANDRA avait pour objet de faire rectifier l’information communiquée au public afin de garantir l’exercice non seulement de la liberté d’expression mais aussi celui du droit au respect de la vie privée et familiale et du domicile, les membres du public s’interrogeant sur le danger qu’il y a à établir durablement leur famille sur un lieu où sont enfouis des déchets radioactifs si le risque géothermique ultérieur n’est pas évalué convenablement. Elles insistent sur le fait qu’elles ne demandent à la Cour ni d’empêcher la réalisation du projet Cigéo à Bure, ni de mettre un terme aux projets d’enfouissement français, ni de se prononcer sur le potentiel géothermique de Bure, mais de constater que, par la voie de l’ANDRA puis de ses juridictions, les autorités nationales ont diffusé une information fausse équivalant à une non-communication d’information et a méconnu, dans cette mesure, leurs droits fondamentaux.
101. Enfin, les associations requérantes rejettent la thèse du Gouvernement selon laquelle la désinformation pourrait le cas échéant être purgée à l’occasion de recours administratifs contre les futures autorisations de mise en œuvre du projet Cigéo. Elles soulignent que le droit à l’information doit être respecté et sanctionné en temps utile ; plus tard, il risque d’être trop tard, en particulier dans une matière aussi sensible et dangereuse que l’enfouissement de déchets radioactifs.
b) Le Gouvernement
102. Le Gouvernement réitère son argumentation selon laquelle les associations requérantes cherchent en réalité à faire rejuger le litige interne devant la Cour. Selon lui, leurs allégations consistent principalement à remettre en cause l’appréciation par l’ANDRA du potentiel géothermique du site de Bure et les conclusions des juridictions internes en ce qu’elles n’ont pas jugé cette appréciation fautive.
103. Le Gouvernement fait ensuite valoir, premièrement, que le rapport de synthèse de l’étude géologique réalisées en 2008 a été publié et que l’ANDRA a répondu en 2013 à la mise en demeure des associations requérantes. Observant que ces dernières estiment que la communication de l’ANDRA contenait des désinformations, il indique que la Cour n’a jamais jugé que l’obligation d’information pouvait être tenue pour non-remplie dès lors qu’elle fait l’objet de contestation. Il ressortirait de sa jurisprudence que c’est la présence ou l’absence de communication des informations et documents pertinents dans le cadre du processus décisionnel qui est sanctionné, sans que la Cour apprécie leur contenu. Deuxièmement, le Gouvernement souligne que les informations publiées par l’ANDRA sont venues nourrir le débat public relatif au projet Cigéo, indiquant qu’elles ont fait l’objet de commentaires de l’autorité de sûreté nucléaire, de l’institut de radioprotection et de sûreté nucléaire et de la commission nationale d’évaluation, ainsi que de discussions avec la société civile dans le cadre d’un grand débat organisé en 2013.
104. D’après le Gouvernement, il ressort de la jurisprudence de la Cour qu’il faut que les individus concernés disposent d’un recours contre toute décision, tout acte ou toute omission s’ils considèrent que leurs intérêts ou leurs observations n’ont pas été suffisamment pris en compte dans le processus décisionnel. Cela ne signifierait pas que la Convention garantirait le droit au contrôle par une juridiction de l’exactitude des informations techniques communiquées dans les rapports et expertises, ce qui reviendrait à exiger qu’elle tranche un débat technique sans disposer des compétences scientifiques nécessaires à cet effet ; son contrôle ne pourrait porter que sur des erreurs manifestes et grossières, pas sur un débat qu’il appartiendrait aux scientifiques et aux décideurs de trancher.
105. En tout état de cause, le Gouvernement fait valoir qu’il y a eu un contrôle juridictionnel en l’espèce. Premièrement, la cour d’appel a statué sur l’action en responsabilité dirigée contre l’ANDRA, jugeant qu’un désaccord avec les associations requérantes ne démontrait pas l’existence d’une faute, et constatant que ses « partenaires » institutionnels – l’autorité de sûreté nucléaire, l’institut de radioprotection et de sûreté nucléaire et la commission nationale d’évaluation – avaient confirmé son analyse. Ce faisant, la cour d’appel aurait procédé à un contrôle des informations transmises par l’ANDRA en les comparant avec celles des associations requérantes et avec les analyses de ses partenaires. Deuxièmement, la Cour de cassation, a opéré un contrôle de la légalité de la décision de la cour d’appel en vérifiant si elle avait appliqué les règles relatives à la charge de la preuve et en contrôlant sa motivation au regard des arguments des requérantes. Troisièmement, la procédure devant les juridictions du fond a donné lieu à de multiples échanges de pièces entre les parties et les arguments de chacune ont pu être débattus contradictoirement.
106. À titre conclusif, le Gouvernement souligne que la question de l’existence de l’information diffusée par l’ANDRA et celle de son contenu seront soumises à l’appréciation du public lors des procédures de participation précédant l’édiction des autorisations nécessaires à la réalisation et l’exploitation du centre Cigéo, puis, le cas échéant, au contrôle du juge administratif, statuant en plein contentieux, à l’occasion des recours qui pourraient être formés à l’encontre de ces autorisations.
2. Appréciation de la Cour
107. La Cour a rappelé aux paragraphes 78-79 ci-dessus que, si l’article 10 de la Convention n’ouvre pas un droit général d’accès aux informations détenues par les autorités, il peut, dans une certaine mesure et sous certaines conditions, garantir un droit de cette nature et une obligation pour les autorités de communiquer des informations. Comme l’illustre l’affaire Cangı c. Turquie (no 24973/15, §§ 30-37, 29 janvier 2019), cela vaut notamment pour l’accès à des informations relatives à des projets dont la réalisation est susceptible d’avoir un impact sur l’environnement.
108. Selon la Cour, le droit d’accès à l’information se trouverait vidé de sa substance si l’information fournie par les autorités compétentes était insincère, inexacte ou même insuffisante. En effet, le respect du droit d’accès à l’information implique nécessairement que l’information fournie soit fiable, en particulier lorsque ce droit résulte d’une obligation légale mise à la charge de l’État. L’effectivité de ce droit commande dès lors qu’en cas de contestation à cet égard, les intéressés disposent d’un recours permettant le contrôle du contenu et de la qualité de l’information fournie, dans le cadre d’une procédure contradictoire. La Cour réitère sur ce point que l’objet et le but de la Convention, instrument de protection des droits de l’homme, appellent à comprendre et appliquer ses dispositions d’une manière qui en rende les exigences concrètes et effectives, et non théoriques et illusoires (voir, notamment, Magyar Helsinki Bizottság, précitée, § 121, et Soering c. Royaume‑Uni, 7 juillet 1989, § 87, série A no 161, auquel il renvoie).
109. L’accès à un tel contrôle revêt une importance particulière lorsqu’il s’agit d’informations relatives à un projet représentant un risque environnemental majeur. Il en va particulièrement ainsi lorsqu’il s’agit du risque nucléaire, qui est susceptible de produire, s’il se réalise, des effets sur plusieurs générations. Or il y a un lien direct entre le potentiel géothermique du site de Bure sur lequel portait la communication litigieuse de l’ANDRA et le risque nucléaire que représente le projet Cigéo. Il ressort en effet du guide de sûreté relatif au stockage définitif des déchets radioactifs en formation géologique profonde de l’autorité de sûreté nucléaire que les sites présentant ce potentiel sont inappropriés à cette fin, car ils sont susceptibles de faire l’objet de forages à visée géothermiques une fois la mémoire de l’enfouissement perdue (paragraphe 18 ci-dessus).
110. En l’espèce, les associations requérantes ont assigné l’ANDRA devant le juge civil en vue de la réparation du préjudice résultant de manquements fautifs à son obligation d’informer le public. Si leur action a été déclarée irrecevable en première instance, elle a été déclarée recevable en appel pour autant qu’elle était présentée par l’association Burestop 55, l’association ASODEDRA, la Fédération Réseau Sortir du Nucléaire, l’association Les Habitants vigilants du Canton de Gondrecourt et le collectif CEDRA 52.
111. À l’issue d’un débat contradictoire, dans le cadre duquel les associations requérantes ont pu faire pleinement valoir leurs arguments, la cour d’appel de Versailles a estimé qu’aucune faute n’était caractérisée.
112. La cour d’appel a tout d’abord jugé que l’ANDRA avait à juste titre fait valoir que les résultats de ses travaux avaient été corroborés par tous ses partenaires institutionnels, faisant ainsi nécessairement référence aux avis de l’autorité de sûreté nucléaire, de l’institut de radioprotection et de sûreté nucléaire et de la commission nationale d’évaluation (paragraphe 30 ci‑dessus). Le Gouvernement précise que l’autorité de sûreté nucléaire est une autorité administrative indépendante qui assure, au nom de l’État, le contrôle de la sûreté nucléaire et de la radioprotection ; l’institut de radioprotection et de sûreté nucléaire est un établissement public à caractère industriel et commercial placé sous la tutelle des ministres chargés de la défense, de l’environnement, de l’industrie, de la recherche et de la santé, qui fournit notamment un appui technique et opérationnel à l’autorité de sûreté nucléaire et exerce des missions dans le domaine de la sûreté des installations nucléaires et des déchets nucléaires ; la commission nationale d’évaluation, composée de douze experts et personnalités qualifiées désignés à parts égales par le Parlement et le gouvernement, a pour mission d’évaluer annuellement l’état d’avancement des recherches et études relatives à la gestion des matières et des déchets nucléaires.
113. La cour d’appel a ensuite considéré que l’existence d’une divergence d’appréciation sur les éléments techniques discutés ne suffisait pas en elle-même à démontrer que l’ANDRA aurait fait preuve d’incompétence, de négligence, ou de partialité dans la position qu’elle avait exprimée, et que la formulation, après études approfondies, de conclusions favorables à la création du Cigéo ne pouvait être en elle-même fautive.
114. La Cour constate ensuite que les associations requérantes concernées ont eu la possibilité de contester la solution retenue par les juges d’appel en se pourvoyant en cassation contre l’arrêt de la cour d’appel de Versailles. La Cour de cassation a jugé, au vu des motifs exposés ci-dessus, que la cour d’appel avait légalement justifié sa décision.
115. La Cour déduit de l’ensemble des considérations qui précèdent, que cinq des six associations requérantes – l’association Burestop 55, l’association ASODEDRA, la Fédération Réseau Sortir du Nucléaire, l’association Les Habitants vigilants du Canton de Gondrecourt et le collectif CEDRA 52 – ont pu saisir les juridictions internes d’un recours qui a permis, dans le cadre d’une procédure pleinement contradictoire, l’exercice d’un contrôle effectif du respect par l’ANDRA de son obligation légale de mettre à la disposition du public des informations relatives à la gestion des déchets radioactifs et portant, au cas particulier, sur le contenu et la qualité de l’information diffusée par l’ANDRA quant au potentiel géothermique du site de Bure. La motivation de l’arrêt de la cour d’appel de Versailles du 23 mars 2017 n’est certes pas exempte de toute critique. La Cour estime en effet qu’il aurait été souhaitable que les juges d’appel étayent davantage leur réponse à la contestation par les requérantes de la fiabilité de l’indication figurant dans le rapport de synthèse de l’ANDRA du 21 juillet 2009 selon laquelle la ressource géothermique à l’échelle de la zone concernée était faible. Cela ne suffit cependant pas, dans les circonstances de l’espèce, pour mettre en cause le constat que les cinq associations précitées ont eu accès à un recours répondant aux exigences de l’article 10 de la Convention.
116. Partant, il n’y a pas eu violation de l’article 10 de la Convention dans le chef de l’association Burestop 55, de l’association ASODEDRA, de la Fédération Réseau Sortir du Nucléaire, de l’association Les Habitants vigilants du Canton de Gondrecourt et du collectif CEDRA 52.
117. Quant à l’association MIRABEL-LNE, la Cour a conclu que le fait que son recours a été déclaré irrecevable par la cour d’appel de Versailles emportait violation de l’article 6 § 1 de la Convention (paragraphe 73 ci‑dessus). Elle estime en conséquence qu’il n’est pas nécessaire d’examiner si cette circonstance caractérise une méconnaissance dans le chef de cette dernière du volet procédural de l’article 10 de la Convention.
IV. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
118. Aux termes de l’article 41 de la Convention :
« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »
A. Dommage
119. Les associations requérantes demandent chacune 3 000 euros (EUR) au titre du dommage moral qu’elles estiment avoir subi, soit 18 000 EUR au total.
120. Le Gouvernement « n’estime pas excessive la somme sollicitée au titre du préjudice moral ».
121. La Cour rappelle qu’elle n’a conclu à la violation de la Convention que dans le chef de l’association MIRABEL-LNE. Prenant acte de la position du Gouvernement, elle octroie à cette dernière le montant qu’elle réclame au titre du dommage moral, soit 3 000 EUR.
B. Frais et dépens
122. Les associations requérantes réclament 16 277,94 EUR au titre des frais et dépens qu’elles ont engagés dans le cadre de la procédure menée devant les juridictions internes ; elles produisent des justificatifs correspondant à ce montant. Elles ne demandent rien au titre des frais et dépens qu’elles ont engagés aux fins de la procédure menée devant la Cour.
123. Le Gouvernement constate que les associations requérantes produisent plusieurs factures à l’appui de leur demande. Il estime cependant que le montant réclamé est excessif et que la somme de 10 000 EUR serait raisonnable eût égard aux caractéristiques de l’affaire.
124. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. En l’espèce, elle rappelle qu’elle n’a conclu à une violation de la Convention que dans le chef de l’association MIRABEL-LNE. Seule cette dernière est donc habilitée à demander le remboursement de ses frais et dépens. Elle relève ensuite que les associations requérantes ne précisent pas si et selon quelles modalités le règlement des frais et dépens a été réparti entre elles. Elle constate de plus que, si certaines des factures produites sont adressées aux six associations requérantes, d’autres sont exclusivement adressées à la Fédération Réseau Sortir du Nucléaire. Prenant ces éléments en compte ainsi que la position du Gouvernement, la Cour juge raisonnable d’allouer à l’association MIRABEL-LNE un sixième du montant réclamé eu titre des frais et dépens, soit 2 713 EUR, plus tout montant pouvant être dû sur cette somme à titre d’impôt.
C. Intérêts moratoires
125. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,
1. Décide de joindre les requêtes ;
2. Déclare les requêtes recevables ;
3. Dit qu’il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention dans le chef de l’association MIRABEL-LNE ;
4. Dit qu’il n’y a pas eu violation de l’article 10 de la Convention dans le chef de l’association Burestop 55, de l’association ASODEDRA, de la Fédération Réseau Sortir du Nucléaire, de l’association Les Habitants vigilants du Canton de Gondrecourt et du collectif CEDRA 52 ;
5. Dit qu’il n’y a pas lieu d’examiner le grief relatif à l’article 10 de la Convention en ce qu’il est soulevé par l’association MIRABEL-LNE ;
6. Dit,
a) que l’État défendeur doit verser à l’association MIRABEL-LNE, dans un délai de trois mois à compter de la date à laquelle l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes :
i. 3 000 EUR (trois mille euros), plus tout montant pouvant être dû sur cette somme à titre d’impôt, pour dommage moral ;
ii. 2 713 EUR (deux mille sept cent treize euros), plus tout montant pouvant être dû sur cette somme par les requérants à titre d’impôt, pour frais et dépens ;
b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;
7. Rejette le surplus de la demande de satisfaction équitable.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 1er juillet 2021, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Victor Soloveytchik Síofra O’Leary
Greffier Présidente
Dernière mise à jour le juillet 2, 2021 par loisdumonde
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