AFFAIRE DUMENIL c. FRANCE (Cour européenne des droits de l’homme) Requête no 63418/13

La requête concerne, au regard de l’article 6 §§ 1 et 3 a) et b) de la Convention, la requalification pénale, par une cour d’appel durant son délibéré, des faits commis par le requérant, sans en informer ce dernier et sans lui permettre de discuter contradictoirement de la nouvelle qualification.


CINQUIÈME SECTION
AFFAIRE DUMENIL c. FRANCE
(Requête no 63418/13)
ARRÊT
STRASBOURG
24 juin 2021

Cet arrêt est définitif. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Dumenil c. France,

La Cour européenne des droits de l’homme (cinquième section), siégeant en un comité composé de :

Mārtiņš Mits, président,
Síofra O’Leary,
Lətif Hüseynov, juges,
et de Martina Keller, greffière adjointe de section,

Vu :

la requête (no 63418/13) dirigée contre la République française et dont un ressortissant franco-suisse, M. Alain Dumenil (« le requérant ») a saisi la Cour en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention ») le 4 octobre 2013,

la décision de porter à la connaissance du gouvernement français (« le Gouvernement ») le grief sous l’angle de l’article 6 §§ 1 et 3 a) et b) concernant la requalification des faits par la cour d’appel et de déclarer la requête irrecevable pour le surplus,

les observations des parties,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 3 juin 2021,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

INTRODUCTION

1. La requête concerne, au regard de l’article 6 §§ 1 et 3 a) et b) de la Convention, la requalification pénale, par une cour d’appel durant son délibéré, des faits commis par le requérant, sans en informer ce dernier et sans lui permettre de discuter contradictoirement de la nouvelle qualification.

EN FAIT

2. Le requérant est né en 1949 et réside à Genève. Il est représenté par Me E. Piwnica, avocat au Conseil d’État et à la Cour de cassation.

3. Le Gouvernement a été représenté par son agent, M. F. Alabrune, directeur des affaires juridiques au ministère de l’Europe et des Affaires étrangères.

LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

4. Le 14 septembre 2006, un juge d’instruction du tribunal de grande instance de Valence mit le requérant en examen pour banqueroute, complicité de faux en écritures et usage. Le 25 janvier 2010, il rendit une ordonnance de renvoi du requérant devant le tribunal correctionnel.

5. Par un jugement du 27 janvier 2011, le tribunal correctionnel de Valence jugea que le requérant avait été le dirigeant de fait de la société SKP et le déclara coupable du délit de banqueroute, le condamnant à douze mois d’emprisonnement avec sursis et 75 000 euros (EUR) d’amende. En revanche, il le relaxa pour le surplus.

6. Le 6 février 2012, la cour d’appel de Grenoble infirma le jugement. Dans son arrêt, elle considéra qu’à défaut d’être retenu comme auteur principal du délit de banqueroute, le requérant en était le complice puisque ses décisions s’analysaient en instructions pour commettre la banqueroute. Elle le déclara donc coupable de complicité de banqueroute par détournement d’actifs de la société SKP. Par ailleurs, elle déclara le requérant également coupable de complicité de faux en écritures et usage concernant la cession de la marque SK, mais le relaxa concernant d’autres faux. Elle le condamna à douze mois d’emprisonnement avec sursis et 75 000 EUR d’amende.

7. Le requérant se pourvut en cassation. Dans son mémoire ampliatif, il invoqua notamment l’article 6 de la Convention pour se plaindre de la requalification, par la cour d’appel, des faits de banqueroute en complicité de banqueroute. Dans ses observations complémentaires en réponse aux conclusions de l’avocat général, qui soutenait la régularité de la requalification des faits, le requérant souligna que l’ordonnance de renvoi du 25 janvier 2010 ne visait que le délit de banqueroute et invoqua la jurisprudence de la Cour, insistant sur le fait qu’il n’avait pas été informé d’un quelconque changement de qualification et que l’on ne pouvait déduire, après coup, qu’il se serait défendu de la même manière s’il en avait eu connaissance.

8. Par un arrêt du 23 mai 2013, la Cour de cassation rejeta son pourvoi.

LE CADRE JURIDIQUE INTERNE PERTINENT

9. À l’époque des faits, l’infraction de banqueroute et la complicité étaient régies respectivement par les articles L. 654-1 à L. 654-7 du code de commerce et les articles 121-6 et 121-7 du code pénal.

10. Les dispositions pertinentes de l’article 622-1 du code de procédure pénale (CPP) sont les suivantes :

« Le réexamen d’une décision pénale définitive peut être demandé au bénéfice de toute personne reconnue coupable d’une infraction lorsqu’il résulte d’un arrêt rendu par la Cour européenne des droits de l’homme que la condamnation a été prononcée en violation de la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales ou de ses protocoles additionnels, dès lors que, par sa nature et sa gravité, la violation constatée entraîne, pour le condamné, des conséquences dommageables auxquelles la satisfaction équitable accordée en application de l’article 41 de la convention précitée ne pourrait mettre un terme. (…) »

EN DROIT

I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 §§ 1 et 3 DE LA CONVENTION

11. Le requérant se plaint de n’avoir pas été informé de la requalification du délit de « banqueroute » en « complicité de banqueroute », la cour d’appel ayant procédé à ce changement en cours de délibéré, sans l’en informer et sans lui proposer de s’exprimer sur cette nouvelle qualification, et ce alors qu’il n’avait été poursuivi et jugé que pour l’accusation de « banqueroute », dont les éléments constitutifs sont différents. Il invoque l’article 6 §§ 1 et 3 a) et b) de la Convention, qui est ainsi libellé :

« 1. Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement, publiquement et dans un délai raisonnable, par un tribunal indépendant et impartial (…) qui décidera (…) du bien-fondé de toute accusation en matière pénale dirigée contre elle.

(…)

3. Tout accusé a droit notamment à :

a) être informé, dans le plus court délai, dans une langue qu’il comprend et d’une manière détaillée, de la nature et de la cause de l’accusation portée contre lui ;

b) disposer du temps et des facilités nécessaires à la préparation de sa défense ;

(…) »

A. Sur la déclaration unilatérale du Gouvernement

1. Arguments des parties

12. Le 15 janvier 2020, le Gouvernement saisit la Cour d’une déclaration unilatérale sollicitant la radiation de l’affaire en contrepartie de la reconnaissance de la violation de l’article 6 §§ 1 et 3 a) et b) de la Convention dans les circonstances de l’espèce et du versement d’une somme de 5 000 EUR.

13. Le 11 février 2020, le requérant déclara ne pas accepter la proposition du gouvernement français, dès lors qu’il résulte de l’article 622‑1 du CPP que seul un arrêt de la Cour constatant la violation de la Convention lui permettrait de demander le réexamen de la décision pénale le concernant.

14. Dans le cadre de ses observations sur la recevabilité et le bien-fondé de la requête, le Gouvernement confirma le fait qu’il résulte des dispositions de l’article 622-1 du CPP qu’une décision de radiation du rôle, prise par la Cour à la suite de l’acceptation d’une déclaration unilatérale, ne peut pas servir de fondement à une demande de réexamen de la condamnation pénale du requérant.

2. Appréciation de la Cour

15. La Cour rappelle qu’aux termes de l’article 37 de la Convention, elle peut à tout moment de la procédure décider de rayer une requête du rôle lorsque les circonstances permettent de conduire à l’une des conclusions exposées aux alinéas a) à c) du paragraphe premier de cette disposition.

16. Elle rappelle également que lorsqu’un particulier a été condamné à l’issue d’une procédure entachée de manquements aux exigences de l’article 6 de la Convention, un nouveau procès ou une réouverture de la procédure à la demande de l’intéressé représente en principe un moyen approprié de redresser la violation constatée (voir, notamment, Moreira Ferreira c. Portugal (no 2) [GC], no 19867/12, §§ 50 et 52, 11 juillet 2017). La Cour est donc amenée à examiner la question de savoir si une décision de radiation du rôle prise à la suite d’une déclaration amiable du Gouvernement permet au requérant de demander la réouverture de la procédure pénale et, à défaut, elle peut rejeter la déclaration amiable et poursuivre l’examen de la requête (cf., parmi d’autres, Hakimi c. Belgique, no 665/08, § 29-30, 29 juin 2010, Dridi c. Allemagne, no 35778/11, §§ 24 et 26, 26 juillet 2018, et Romić et autres c. Croatie, no 22238/13 et six autres, §§ 83, 85 et 87, 14 mai 2020).

17. En l’espèce, après avoir examiné les termes de la déclaration du Gouvernement et eu égard à l’ensemble des circonstances de l’affaire, la Cour n’estime pas opportun de rayer l’affaire du rôle sur la seule base de ladite déclaration. Elle relève en effet, avec les parties, que seul un arrêt prononcé en violation de la Convention, et non une décision de radiation, permettrait au requérant de demander la révision de l’arrêt litigieux de la cour d’appel de Grenoble.

18. Partant, la Cour décide de poursuivre l’examen de la requête.

B. Sur la recevabilité

19. Constatant que la requête n’est pas manifestement mal fondée ni irrecevable pour un autre motif visé à l’article 35 de la Convention, la Cour la déclare recevable.

C. Sur le fond

20. Le requérant considère que la requalification pénale des faits reprochés, par la cour d’appel durant son délibéré, sans l’en informer et sans lui permettre d’en discuter contradictoirement, a porté atteinte à ses droits au regard de l’article 6 §§ 1 et 3 a) et b) de la Convention. Il prend note de la position du Gouvernement.

21. Le Gouvernement estime que la requalification des faits par la cour d’appel de Grenoble, en cours de délibéré, de l’infraction de banqueroute en complicité de banqueroute, a privé le requérant de la possibilité de discuter contradictoirement du bien-fondé de l’accusation pénale dirigée contre lui et de présenter sa défense sur la nouvelle qualification dans des conditions satisfaisant aux exigences de l’article 6 §§ 1 et 3 a) et b) de la Convention. Il s’en remet donc à la sagesse de la Cour.

22. La Cour renvoie aux principes généraux maintes fois réaffirmés par elle (Pélissier et Sassi c. France [GC], no 25444/94, 25 mars 1999, Mattéi c. France, no 34043/02, 19 décembre 2006, et Miraux c. France, no 73529/01, 26 septembre 2006).

23. En l’espèce, elle relève que le requérant a été renvoyé devant le tribunal correctionnel de Valence pour y être notamment jugé en qualité d’auteur du délit de banqueroute et qu’il a été condamné pour cette infraction. Elle note cependant que, dans son arrêt du 6 février 2012, la cour d’appel de Grenoble, après avoir requalifié les faits en cours de délibéré, sans inviter le requérant à s’exprimer sur ce point, a condamné le requérant non pas comme auteur de l’infraction, mais en qualité de complice.

24. Or, la Cour rappelle que dans son arrêt Pélissier et Sassi (précité), qui concernait également la question de la requalification du délit de banqueroute en complicité de banqueroute par une cour d’appel en cours de délibéré, elle avait constaté que la complicité ne pouvait se trouver établie qu’avec la réunion d’un certain nombre d’éléments spécifiques, de conditions strictes et cumulatives (§ 58). Tout en soulignant qu’elle n’avait pas à apprécier le bien-fondé des moyens de défense que les requérants auraient pu invoquer s’ils avaient eu la possibilité de débattre de la complicité de banqueroute, elle avait considéré qu’il était plausible de soutenir que ces moyens auraient été différents de ceux choisis afin de contester l’action principale (ibidem, §§ 58-60), la complicité ne constituant pas un élément intrinsèque de l’accusation initiale que les intéressés avaient connu depuis le début de la procédure (précité, § 61). Elle en avait conclu que les juges auraient dû donner la possibilité aux requérants d’exercer leurs droits de défense sur ce point d’une manière concrète et effective, et notamment en temps utile (ibidem, §§ 61-62) et que, à défaut, le droit des requérants à être informés d’une manière détaillée de la nature et de la cause de l’accusation portée contre eux, ainsi que leur droit à disposer du temps et des facilités nécessaires à la préparation de leur défense, avaient été violés (ibidem, § 63).

25. La Cour ne voit pas de raison d’en décider autrement dans les circonstances de l’espèce.

26. Partant, il y a eu violation de l’article 6, paragraphe 3 a) et b) de la Convention, combiné avec le paragraphe 1 qui prescrit une procédure équitable.

II. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

27. Aux termes de l’article 41 de la Convention :

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

28. Le requérant demande 17 600 000 euros (EUR) au titre du préjudice matériel allégué, 1 000 000 pour son préjudice moral, ainsi qu’une somme de 317 360,29 EUR pour les frais et dépens exposés (soit 181 240,29 EUR devant les juridictions du fond, 76 000 EUR devant la Cour de cassation et la Cour, outre 60 160 EUR pour l’évaluation de son préjudice par une société de conseil).

29. À titre principal, le Gouvernement demande à la Cour de juger que le constat de violation constitue une réparation suffisante pour le requérant. À titre subsidiaire, il estime que les sommes de 5 000 EUR au titre du dommage moral et matériel, et de 10 000 EUR s’agissant des frais et dépens, seraient adaptées.

30. La Cour relève qu’il n’existe pas de lien de causalité direct entre la violation procédurale constatée et le préjudice matériel allégué. De plus, elle estime que, dans les circonstances de l’espèce, le constat de violation constitue en soi une satisfaction équitable suffisante. Lorsque la Cour conclut qu’un particulier a été condamné à l’issue d’une procédure entachée de manquements aux exigences de l’article 6 de la Convention, un nouveau procès ou une réouverture de la procédure, à la demande de l’intéressé, représente en principe un moyen approprié de redresser la violation constatée (Mattéi, précité, § 51).

31. Par ailleurs, la Cour, qui rappelle qu’un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux, accorde 15 000 EUR à ce titre.

32. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1. Déclare la requête recevable ;

2. Dit qu’il y a eu violation de l’article 6, paragraphe 3 a) et b) de la Convention, combiné avec le paragraphe 1 ;

3. Dit, que le constat de violation constitue en soi une satisfaction équitable suffisante pour le dommage moral subi par le requérant ;

4. Dit,

a) que l’État défendeur doit verser au requérant, dans un délai de trois mois, la somme de 15 000 EUR (quinze mille euros), plus tout montant pouvant être dû sur cette somme par le requérant à titre d’impôt, pour frais et dépens ;

b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ce montant sera à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

5. Rejette le surplus de la demande de satisfaction équitable.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 24 juin 2021, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

Martina Keller                                      Mārtiņš Mits
Greffière adjointe                                  Président

Dernière mise à jour le juin 24, 2021 par loisdumonde

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