Hurbain c. Belgique (Cour européenne des droits de l’homme)

Note d’information sur la jurisprudence de la Cour 252
Juin 2021

Hurbain c. Belgique57292/16

Arrêt 22.6.2021 [Section III]

Article 10
Article 10-1
Liberté d’expression
Liberté de communiquer des informations

Éditeur d’un journal contraint à anonymiser l’archive sur Internet d’un article paru vingt ans auparavant, au nom du droit à l’oubli de l’auteur d’un accident mortel : non-violation

En fait – Le requérant, éditeur responsable d’un quotidien belge, a été condamné au civil en 2013, à anonymiser, au nom du droit à l’oubli, l’archive électronique mise en ligne en 2008 d’un ancien article publié en 1994, mentionnant le nom complet de G., le conducteur responsable d’un accident de la route meurtrier. Les recours du requérant n’aboutirent pas.

En droit – Article 10 :

La condamnation civile du requérant à anonymiser l’article litigieux constitue une ingérence dans ses droits garantis par l’article 10.

1. Sur la légalité de l’ingérence et l’existence d’un but légitime

Le droit belge reconnaît un droit à l’oubli comme faisant partie intégrante du droit au respect de la vie privée. G. pouvait en bénéficier étant donné que les juridictions nationales ont considéré que la mise en ligne de l’archive de l’article litigieux constituait une « nouvelle divulgation » de son passé judiciaire. En outre, la cour d’appel n’a pas, en se référant à l’arrêt Google Spain de la CJUE, assimilé les éditeurs de presse aux moteurs de recherche. Elle s’est seulement fondée sur cet arrêt qui concernait un moteur de recherche pour déterminer la portée à donner au droit à l’oubli en tant que tel. Ainsi, l’interprétation qui a été faite par les juridictions nationales des dispositions relatives à la protection de la vie privée n’est ni arbitraire ni manifestement déraisonnable.

L’article 1382 du code civil oblige toute personne à réparer le dommage causé par sa faute, notamment une atteinte injustifiée à un droit. Cette disposition sert de fondement aux actions civiles pour les abus allégués à la liberté de la presse. Il en résulte que la condamnation du requérant était fondée sur une base légale prévisible. L’ingérence était donc « prévue par la loi » et elle poursuivait le but légitime de la protection de la réputation et des droits d’autrui, en l’espèce le droit au respect de la vie privée de G.

2. Sur la nécessité de l’ingérence

À l’instar de l’affaire M.L. et W.W. c. Allemagne, ce n’est pas la licéité de l’article lors de sa première parution qui est mise en cause en l’espèce mais sa mise à disposition sur Internet et la possibilité d’accéder à cet article longtemps après les faits.

Les droits d’une personne ayant fait l’objet d’une publication disponible sur Internet doivent être mis en balance avec le droit du public à s’informer sur des événements du passé et de l’histoire contemporaine, notamment à l’aide des archives numériques de la presse.

À cet égard, l’obligation pour un éditeur de devoir anonymiser un article dont la licéité n’a pas été mise en cause comporte un risque d’effet dissuasif sur la liberté de la presse, le risque que la presse s’abstienne de conserver des reportages dans ses archives en ligne ou qu’elle omette des éléments individualisés dans des reportages susceptibles d’ultérieurement faire l’objet d’une telle demande.

La modification de la version archivée d’un article porte atteinte à l’intégrité des archives, qui en constitue l’essence même. Les juridictions internes doivent donc être particulièrement vigilantes lorsqu’elles font droit à une demande d’anonymisation ou de modification de la version électronique d’un article archivé pour les besoins du droit au respect de la vie privée.

Cela étant dit, le droit de maintenir des archives en ligne à la disposition du public n’est pas un droit absolu. Il doit être mis en balance avec les autres droits en présence. Dans ce cadre, les critères qui doivent être pris en compte quand est concernée la mise en ligne ou le maintien à disposition d’une publication archivée sont en principe les mêmes que ceux utilisés par la Cour dans le cadre d’une publication initiale. Certains d’entre eux peuvent toutefois revêtir plus ou moins de pertinence eu égard aux circonstances de l’espèce et au passage du temps.

a) La contribution à un débat d’intérêt public :

La mise en ligne de l’article ne revêtait aucune valeur d’actualité. Vingt ans après les faits, l’identité d’une personne non publique n’apportait aucune valeur ajoutée d’intérêt général à l’article litigieux, lequel ne contribuait que de façon statistique à un débat général sur la sécurité routière.

b) La notoriété de la personne visée et l’objet de l’article :

L’archivage électronique d’un article relatif au délit commis ne doit pas créer pour l’intéressé une sorte de « casier judiciaire virtuel ». Il en va d’autant plus ainsi lorsque, comme en l’espèce, la personne a purgé sa peine et qu’elle a été réhabilitée.

G. n’exerçait aucune fonction publique. Il était une personne privée inconnue du grand public au moment de sa demande d’anonymisation. Les faits pour lesquels il a été condamné n’ont fait l’objet d’aucune médiatisation, à l’exception de l’article litigieux, et l’affaire n’a eu aucun retentissement dans les médias que ce soit à l’époque des faits relatés ou au moment de la mise en ligne de la version archivée de l’article sur Internet.

c) Le comportement de la personne visée à l’égard des médias :

G. n’a à aucun moment pris contact avec les médias pour rendre sa situation publique ni au moment de la parution de l’article en 1994 ni lors de sa mise en ligne en 2008. Il ressort de ses courriers au quotidien pour demander la suppression ou l’anonymisation de l’article litigieux qu’au contraire, il a tout fait pour rester à l’écart des projecteurs des médias.

d) Le mode d’obtention des informations et leur véracité :

Il n’était pas contesté que la divulgation initiale de l’article litigieux était licite.

e) Le contenu, la forme et les répercussions de la publication :

En ce qui concerne le contenu de l’article litigieux, il relate plusieurs accidents de la route ayant eu lieu en 1994 en l’espace de quelques jours. L’accident causé par G. en était un parmi d’autres.

En ce qui concerne la forme de la publication, les sites Internet sont des outils d’information et de communication qui se distinguent particulièrement de la presse écrite, notamment quant à leur capacité à emmagasiner et à diffuser l’information, et les communications en ligne et leur contenu risquent bien plus que des publications sur support papier de porter atteinte à l’exercice et à la jouissance des droits et libertés fondamentaux, en particulier du droit au respect de la vie privée.

La reproduction de matériaux tirés de la presse écrite et celle de matériaux tirés d’Internet peuvent être soumises à un régime différent. Il en va de même en ce qui concerne les archives papier et les archives numériques. La portée de ces dernières est en effet beaucoup plus importante et les conséquences sur la vie privée des personnes nommées d’autant plus graves, ce qui est encore amplifié par les moteurs de recherche.

En ce qui concerne le degré de diffusion de la version archivée de l’article, la consultation d’archives nécessite une démarche active de recherche par l’introduction de mots-clés sur le site des archives du journal. Du fait de son emplacement sur le site Internet, l’article litigieux n’était pas susceptible d’attirer l’attention de ceux des internautes qui n’étaient pas à la recherche d’informations sur G. Le maintien de l’accès à l’article litigieux n’avait pas pour but de propager à nouveau des informations sur G.

Toutefois, au moment de l’introduction par G. de sa demande et pendant toute la procédure interne, les archives du journal étaient disponibles en accès libre et gratuit.

Le requérant souligne que ce n’est pas l’exploitant d’un moteur de recherche qui a été condamné, mais l’éditeur responsable d’un journal dont les archives sont accessibles en ligne.

À l’instar de la CJUE, la Cour admet que des obligations différentes peuvent être appliquées aux moteurs de recherche et aux éditeurs à l’origine de l’information litigieuse. Il est également vrai que c’est avant tout en raison des moteurs de recherche que les informations sur les personnes tenues à disposition par les médias concernés peuvent facilement être repérées par les internautes. Il ne peut toutefois pas être perdu de vue que le fait pour un journal de mettre en ligne un article sur son site web a déjà, en tant que tel, des répercussions sur la visibilité des informations litigieuses. Aussi, l’ingérence initiale dans le droit de G. au respect de sa vie privée résulte de la décision du requérant de publier ces informations sur son site et, surtout, de les y garder disponibles, fût-ce sans intention d’attirer l’attention du public.

S’agissant des répercussions de la publication, une simple recherche à partir des nom et prénom de G. sur le moteur de recherche du journal ou sur Google faisait immédiatement apparaître l’article litigieux. La cour d’appel a considéré que son maintien en ligne était ainsi de nature à porter indéfiniment et gravement atteinte à la réputation de G., lui créant, comme il a déjà été rappelé, un casier judiciaire virtuel, alors qu’il avait non seulement été définitivement condamné pour les faits litigieux et avait purgé sa peine mais qu’en outre, il avait été réhabilité.

Cette appréciation de la cour d’appel n’est pas arbitraire ou manifestement déraisonnable. Avec l’écoulement du temps, une personne devrait avoir la possibilité de reconstruire sa vie sans être confrontée par des membres du public à ses erreurs du passé. Les recherches sur des personnes à partir de leur nom est devenue une pratique courante dans la société actuelle, et le plus souvent il s’agit d’une simple recherche motivée par des raisons totalement étrangères à d’éventuelles poursuites ou condamnations pénales de la personne concernée.

f) La gravité de la mesure imposée au requérant :

L’ajout d’une balise de désindexation à l’article litigieux par Le Soir, un déréférencement de l’article litigieux par des moteurs de recherche et d’autres moyens moins attentatoires au droit à la liberté d’expression du requérant n’ont pas été allégués devant les juridictions internes.

La mesure imposée au requérant par la cour d’appel est d’anonymiser l’article figurant sur le site internet du Soir en remplaçant les nom et prénom de G. par la lettre X. Une impossibilité technique de modifier les articles archivés n’était nullement établie.

La nature de la mesure imposée permet en l’espèce d’assurer l’intégrité de l’article archivé en tant que tel, puisqu’il s’agit uniquement d’anonymiser la version mise en ligne de l’article, le requérant étant autorisé à garder les archives numérique et papier d’origine. Des personnes ayant un intérêt pouvaient toujours demander accès à la version originale de l’article, même sous forme numérique. Ce n’était donc pas l’article même, mais son accessibilité sur le site web du journal Le Soir, qui était affectée par la mesure.

Eu égard à ce qui précède, les juridictions nationales pouvaient conclure que la condition relative à la proportionnalité de l’ingérence dans le droit à la liberté d’expression était remplie.

g) Conclusion :

Les juridictions internes ont mis en balance le droit au respect de la vie privée de G. et le droit à la liberté d’expression du requérant conformément aux critères énoncés dans la jurisprudence de la Cour. En particulier, la cour d’appel a attaché une importance particulière au préjudice souffert par G. à cause de la mise en ligne de l’article litigieux, eu égard notamment au temps qui s’était écoulé depuis la publication de l’article d’origine, d’une part, ainsi qu’au fait que l’anonymisation de l’article litigieux sur le site web du Soir laissait intactes les archives en tant que telles et constituait la mesure la plus efficace parmi celles qui étaient envisageables en l’espèce, sans pour autant porter atteinte de manière disproportionnée à la liberté d’expression du requérant, d’autre part. Les motifs donnés par les juridictions internes étaient pertinents et suffisants. La Cour n’aperçoit pas de raisons sérieuses pour substituer son avis à celui des juridictions internes et d’écarter le résultat de la mise en balance effectuée par celles-ci. La mesure imposée peut donc être considérée comme une mesure proportionnée au but légitime poursuivi et comme ménageant un juste équilibre entre les droits concurrents en jeu.

Cette conclusion ne saurait être interprétée comme impliquant une obligation pour les médias de vérifier leurs archives de manière systématique et permanente. Sans préjudice de leur devoir de respecter la vie privée lors de la publication initiale d’un article, il s’agit pour eux, en ce qui concerne l’archivage de l’article, de procéder à une vérification et donc à une mise en balance des droits en jeu seulement en cas de demande expresse à cet effet.

(Voir aussi Österreichischer Rundfunk c. Autriche, 35841/02, 7 décembre 2006, Résumé juridique ; Węgrzynowski et Smolczewski c. Pologne, 33846/07, 16 juillet 2013, Résumé juridique ; Delfi AS c. Estonie [GC], 64569/09, 16 juin 2015, Résumé juridique ; Satakunnan Markkinapörssi Oy et Satamedia Oy c. Finlande [GC], 931/13, 27 juin 2017, Résumé juridique ; M.L. et W.W. c. Allemagne, 60798/10 et 65599/10, 28 juin 2018, Résumé juridique)

Dernière mise à jour le juin 22, 2021 par loisdumonde

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