AFFAIRE MINISCALCO c. ITALIE (Cour européenne des droits de l’homme) Requête no 55093/13

La présente affaire concerne l’interdiction de se porter candidat aux élections régionales qui a touché le requérant en raison de sa condamnation définitive pour le délit d’abus de pouvoir. Elle porte sur des griefs tirés des articles 7 de la Convention et 3 du Protocole no 1.


PREMIÈRE SECTION
AFFAIRE MINISCALCO c. ITALIE
(Requête no 55093/13)
ARRÊT

Art 3 P1 • Interdiction de se porter candidat aux élections régionales, déclenchée par la condamnation pénale définitive pour abus de pouvoir • Mesure prévisible et proportionnée au but légitime de lutter contre la corruption et la criminalité organisée au sein de l’administration
Art 7 • Applicabilité • Mesure non assimilée à une sanction pénale • Pas de perte du droit de vote « actif » • Procédures contradictoires associées à l’adoption et à l’exécution de la mesure

STRASBOURG
17 juin 2021

Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Miniscalco c. Italie,

La Cour européenne des droits de l’homme (première section), siégeant en une Chambre composée de :
Ksenija Turković, présidente,
Alena Poláčková,
Péter Paczolay,
Gilberto Felici,
Erik Wennerström,
Raffaele Sabato,
Lorraine Schembri Orland, juges,
et de Renata Degener, greffière de section,

Vu :

la requête (no 55093/13) dirigée contre la République italienne et dont un ressortissant de cet État, M. Marcello Miniscalco (« le requérant ») a saisi la Cour en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention ») le 2 août 2013,

le déport de M. G. Raimondi, juge élu au titre d’Italie, (article 28 du règlement de la Cour),

la désignation par l’ancien président de la chambre de Mme I. Caracciolo pour siéger en qualité de juge ad hoc (article 29 du règlement),

la décision de porter à la connaissance du gouvernement italien (« le Gouvernement ») la requête,

les observations des parties,

le déport de Mme Caracciolo, (article 29 du règlement de la Cour),

le remplacement de cette dernière par M. R. Sabato, juge élu au titre de l’Italie (article 26 § 4 de la Convention),

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 18 mai 2021,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

INTRODUCTION

1. La présente affaire concerne l’interdiction de se porter candidat aux élections régionales qui a touché le requérant en raison de sa condamnation définitive pour le délit d’abus de pouvoir. Elle porte sur des griefs tirés des articles 7 de la Convention et 3 du Protocole no 1.

EN FAIT

2. Le requérant est né en 1965 et réside à Rocchetta a Volturno. Il a été représenté par Mes G. Guzzetta, U. Corea et F.S. Marini, avocats à Rome.

3. Le Gouvernement a été représenté par son ancien agent, Mme E. Spatafora.

I. La loi anticorruption

4. Le 28 novembre 2012, la loi anticorruption (Disposizioni per la prevenzione e la repressione della corruzione e dell’illegalità nella pubblica amministrazione – « la loi no 190/2012 ») entra en vigueur. En son article 1, alinéa 1, elle prévoit notamment, en application de l’article 6 de la Convention des Nations unies contre la corruption, adoptée à New York le 31 octobre 2003 (ratifiée par l’Italie en octobre 2009), et des articles 20 et 21 de la Convention pénale du Conseil de l’Europe sur la corruption, adoptée à Strasbourg le 27 janvier 1999 (ratifiée par l’Italie en juin 2013), l’institution d’une Autorité nationale anticorruption et un plan d’action national pour « contrôler, prévenir et combattre la corruption et l’illégalité au sein de l’administration publique. » Ainsi qu’il était précisé dans le rapport de présentation au Parlement du projet qui devint plus tard la loi no 190/2012, l’introduction d’un plan national de lutte contre la corruption était devenue une exigence compte tenu, d’une part, des conclusions de l’évaluation effectuée en 2008 et en 2009 par le Groupe d’États contre la corruption (GRECO) et, d’autre part, du constat selon lequel la plupart des États européens possédaient déjà un tel plan.

5. L’alinéa 63 de l’article 1 de la loi no 190/2012 déléguait au gouvernement le pouvoir d’adopter, dans un délai d’un an, un décret législatif réunissant en un texte unique les dispositions relatives à l’interdiction de se porter candidat (incandidabilità), entre autres, aux élections régionales, provinciales et de circonscription. L’alinéa 64 fixait le cadre stricte des critères à appliquer.

II. Le décret législatif no 235 du 31 décembre 2012

6. Dans les limites de son pouvoir délégué, le 6 décembre 2012, le gouvernement adopta le décret législatif no 235 (« le décret législatif no 235/2012 »), entré en vigueur le 5 janvier 2013.

7. Aux termes de l’article 7, alinéa 1 c), il est interdit notamment de se porter candidat aux élections régionales en cas de condamnation définitive pour, entre autres, abus de pouvoir (article 323 du code pénal).

8. Selon l’article 9, lors de la présentation des listes les candidats doivent fournir, notamment, une déclaration par laquelle ils attestent l’absence de causes d’incandidabilità dont à l’article 7. Les bureaux préposés à l’examen des listes de candidats rayent des listes les noms de ceux qui n’ont pas fourni la déclaration ou pour lesquels les bureaux ont vérifié, sur la base des documents en leur possession, l’existence d’une cause d’incandidabilità.

III. Les procédures entamées par le requérant

9. Le 27 janvier 2013, le Bureau Central Régional (« le BCR ») constitué auprès de la cour d’appel de Campobasso en raison des élections régionales des 24 et 25 février 2013, examina la liste de candidats sur laquelle figurait le nom du requérant. Le BCR constata que, à la différence de celles des autres candidats, la déclaration du requérant attestant l’absence de causes d’interdiction de se porter candidat aux élections n’était pas véridique. Il ressortait du certificat du casier judiciaire que l’intéressé avait écopé de trois condamnations du chef d’abus de pouvoir : les deux premières avaient été prononcées dans le cadre de deux procédures simplifiées (« patteggiamento ») aux termes de l’article 444 du code de procédure pénale (« CPP »), la troisième, devenue définitive le 19 décembre 2011, était relative à une procédure ordinaire. Par ailleurs, le requérant avait d’abord demandé puis renoncé à bénéficier de la réhabilitation.

10. Le BCR raya le nom du requérant de la liste au motif que la condamnation en question était l’une des causes d’incandidabilità dont à l’article 7 du décret législatif no 235/2012.

11. Le BCR s’exprima ainsi : « (…) ce Bureau estime que le décret législatif [dont il s’agit] doit s’appliquer immédiatement tant par rapport aux arrêts postérieurs à son entrée en vigueur que vis-à-vis de ceux adoptés antérieurement, ainsi que le démontre le libellé de l’article 16, alinéa 1, en excluant le droit de se porter candidat eu égard aux seuls arrêts adoptés en application de l’article 444 du [CPP] prononcés après l’entrée en vigueur dudit décret. »

12. Le 28 janvier 2013, contestant la rétroactivité de l’article 7, alinéa 1 c), du décret législatif no 235/2012, le requérant saisit le BCR. Il dénonça le caractère pénal d’une norme rétroactive et l’absence de prévision d’une limite temporelle à l’incandidabilità et ce contrairement aux cas des élections des membres des parlements national et européen prévus par le même texte. En soulignant avoir renoncé à la demande de réhabilitation « au motif que le décret législatif n’était pas encore en vigueur », il demanda à être réadmis sur la liste et, à titre subsidiaire, à y figurer sous réserve de l’obtention de la réhabilitation qu’il demanderait à nouveau.

13. Le 28 janvier 2013, le BCR, en sa nouvelle composition, rejeta la demande de réexamen de sa décision du 27 janvier. Il estima que le décret législatif no 235/2012 n’avait pas nature pénale et que le législateur demeurait libre de dicter des règles différentes pour les élections des membres du Parlement et de prévoir, notamment, un délai maximum de durée de l’interdiction pour les charges électives.

14. Le BCR relevait aussi que le certificat du casier judiciaire du requérant mentionnait huit condamnations dont celle pour abus de pouvoir qui, à juste titre, avait entraîné la radiation de son nom de la liste des candidats.

15. Le 29 janvier 2013, réitérant les mêmes arguments et s’appuyant sur l’article 7 de la Convention, le requérant saisit le tribunal administratif régional de la région Molise (« le TAR »).

16. Par un jugement du 1er février, le TAR rejeta le recours au motif que, comme le BCR l’avait correctement affirmé, le décret législatif en question n’avait pas nature pénale, s’agissant au contraire d’une « norme extra pénale entrainant un effet administratif consécutif à une condamnation. » L’interprétation du décret législatif étant conformé à ses dispositions, les droits électoraux de l’intéressé n’avaient nullement été lésés.

17. Le 2 février 2013, le requérant s’adressa au Conseil d’État qui, le 6 février, confirma le jugement entrepris. Selon la juridiction, l’application immédiate de l’article 7 du décret législatif no 235/2012 n’était pas contraire au principe, prévu par la Constitution et la Convention, de la non-rétroactivité de la loi pénale. En se référant à la jurisprudence de la Cour constitutionnelle relative au cas analogue des causes d’interdiction de se porter candidat aux élections régionales et locales dont à la loi no 16 du 18 janvier 1992, la juridiction précisa que la mesure en question n’avait ni nature de sanction pénale ni de sanction administrative. Le but poursuivi par la disposition du décret législatif « était celui d’éloigner de la gestion de la res publica les personnes dont la radicale inaptitude ressortait d’une décision de justice devenue irrévocable. » La condamnation pénale définitive constituait « donc une condition négative ou une qualification négative » aux fins de l’exercice [accès et maintien] du mandat en question. Selon le Conseil d’État, l’application du décret législatif litigieux aux procédures électorales successives à son entrée en vigueur constituait « l’application du principe général tempus regit actum qui impose, en l’absence de dérogations, l’application de la loi substantielle en vigueur lors de l’exercice du pouvoir administratif. »

18. Quant à l’absence d’un délai final à l’interdiction de se porter candidat analogue à celui prévu pour les élections au Parlement, la juridiction le considéra « raisonnable eu égard à ce que la diversité des élections et des fonctions électives ne permet pas de critiquer l’évaluation discrétionnaire du législateur dans le cadre d’une discipline hétérogène, y compris sur le plan substantiel, des espèces de quibus. »

19. En 2017, après avoir obtenu sa réhabilitation, le requérant a pu de nouveau se porter candidat aux élections régionales.

LE CADRE JURIDIQUE ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS

I. Les dispositions de la Constitution

20. Les dispositions pertinentes de la Constitution se lisent comme suit :

Article 2

« La République reconnaît et garantit les droits inviolables de l’homme, aussi bien en tant qu’individu que dans les formations sociales où s’exerce sa personnalité, et exige l’accomplissement des devoirs de solidarité politique, économique et sociale auxquels il ne peut être dérogé. »

Article 4

« (…)

2. Tout citoyen a le devoir d’exercer, selon ses possibilités et selon son choix, une activité ou une fonction concourant au progrès matériel ou spirituel de la société. »

Article 25

« (…)

2. Nul ne peut être puni, si ce n’est en vertu d’une loi entrée en vigueur avant la commission du fait.

(…) »

Article 51

« Tous les citoyens (…) peuvent accéder aux fonctions publiques et aux charges électives dans des conditions d’égalité selon les qualités requises fixées par la loi (…) »

Article 54

« (…)

Les citoyens auxquels sont confiées des fonctions publiques ont le devoir de les accomplir avec discipline et honneur (…). »

Article 97

« (…)

Les services de l’Administration publique sont organisés selon les dispositions législatives afin d’assurer la bonne marche et l’impartialité de l’administration.

(…) »

Article 117

(version en vigueur depuis la loi constitutionnelle no 3 du 18 octobre 2001)

« Le pouvoir législatif est exercé par l’État et les Régions dans le respect de la Constitution de même que les engagements qui découlent de l’ordre communautaire et des obligations internationales.

L’État dispose d’une compétence législative exclusive dans les matières suivantes :

a) politique étrangère et relations internationales de l’État ; relations de l’État avec l’Union européenne ; droit d’asile et statut juridique des ressortissants des États non-membres de l’Union européenne ;

b) immigration ;

c) relations entre la République et les confessions religieuses ;

d) défense et forces armées ; sécurité de l’État ; armes, munitions et explosifs ;

e) monnaie, protection de l’épargne et marchés financiers ; protection de la concurrence ; système monétaire ; système fiscal et comptable de l’État ; harmonisation des budgets publics ; péréquation des ressources financières ;

f) organes de l’État et lois électorales qui s’y rapportent ; référendums nationaux ; élection du Parlement européen ;

g) ordonnancement et organisation administrative de l’État et des établissements publics nationaux ;

h) ordre public et sécurité, à l’exclusion de la police administrative locale ;

i) nationalité, état civil et registres de l’état civil ;

l) juridiction et règles processuelles ; ordre judiciaire civil et pénal ; justice administrative ;

m) fixation des niveaux essentiels de prestations concernant les droits civils et sociaux, qui doivent être garantis sur l’ensemble du territoire national ;

n) normes générales en matière d’éducation ;

o) sécurité sociale ;

p) législation électorale, organes de gouvernement et fonctions fondamentales des Communes, des Provinces et des Villes métropolitaines ;

q) douanes, protection des frontières nationales et prophylaxie internationale ;

r) poids, mesures et fixation de l’heure ; coordination de l’information statistique et des données informatiques de l’administration étatique, régionale et locale ; œuvres de l’esprit ;

s) protection de l’environnement, de l’écosystème et du patrimoine culturel.

Les matières suivantes sont soumises à la législation concurrente : relations internationales et relations avec l’Union européenne des Régions ;

commerce extérieur ; protection et sécurité du travail ;

éducation, sans préjudice de l’autonomie des établissements scolaires et à l’exception de l’éducation et de la formation professionnelle ; professions ;

recherche scientifique et technologique et soutien à l’innovation dans les secteurs de production ;

protection de la santé ; alimentation ; activités sportives ; protection civile ; aménagement du territoire ; ports et aéroports civils ; grands réseaux de transport et de navigation ; système des communications ; production, transport et distribution nationale de l’énergie ; prévoyance complémentaire et retraite supplémentaire ; coordination des finances publiques et du système fiscal ; valorisation des biens culturels et environnementaux, et promotion et organisation d’activités culturelles ;

caisses d’épargne, caisses rurales, établissements de crédit à caractère régional ; établissements de crédit foncier et agricole à caractère régional.

Dans les matières soumises à la législation concurrente, le pouvoir législatif revient aux Régions, sous la réserve que la fixation des principes fondamentaux relève de la législation de l’État.

Dans toute matière non expressément réservée à la législation de l’État, le pouvoir législatif revient aux Régions.

(…). »

Article 122

« Le système d’élection et les cas d’inéligibilité et d’incompatibilité du Président et des autres membres de la Junte régionale et des conseillers régionaux sont réglés par la loi de la Région dans les limites des principes fondamentaux établis par la loi de la République laquelle fixe également la durée des organes électifs. »

II. La loi no 190 du 6 novembre 2012 (Dispositions pour la prévention et la répression de la corruption et de l’illégalité au sein de l’administration publique)

21. La loi no 190/2012 en son article 1, alinéa 1, prévoit, notamment, l’institution d’une Autorité nationale anticorruption et un plan d’action national pour « contrôler, prévenir et combattre la corruption et l’illégalité au sein de l’administration publique ».

22. L’alinéa 63 du même article définit les principes et les critères clés du décret législatif que le gouvernement devait adopter dans le but de réunir en un texte unique les dispositions relatives à l’incandidabilità, entre autres, aux élections régionales.

Selon l’alinéa 64,

« Le décret législatif dont à l’alinéa 63 rationnalise et harmonise les dispositions en vigueur et est adopté selon les principes et les critères suivants :

(…)

i) identifier (…) les hypothèses d’interdiction de se porter candidat aux élections régionales (…) consécutives à des arrêts de condamnation définitifs.

(…) ».

23. Selon son rapport explicatif, l’objectif de la loi était la prévention et la répression du phénomène de la corruption au moyen d’une approche multidisciplinaire dans le cadre de laquelle les sanctions constituent seulement une partie des éléments de la lutte contre la corruption et l’illégalité dans l’action de l’administration. À la base de la loi se trouvent les exigences de transparence et de contrôle de la part des citoyens, et de mise en conformité du système juridique italien avec les normes internationales. Le rapport précisait aussi que la corruption sapait la crédibilité du pays et décourageait les investissements, y compris étrangers, ralentissant ainsi le développement économique.

III. Le décret législatif no 235 du 31 décembre 2012 (Code des dispositions en matière d’interdiction de se porter candidat et d’exercer des fonctions électives et de gouvernement RéSULTANT de jugements définitifs de condamnation pour des délits COMMIS AVEC DOL au sens de l’article 1, alinéa 63, de la loi no 190 du 6 novembre 2012)

24. Adopté le 6 décembre 2012, le décret législatif no 235 entra en vigueur le 5 janvier 2013. Aux termes de son article 7,

« Il est interdit à une personne de se porter candidate aux élections régionales

(…)

c) si elle a écopé d’une peine définitive pour [notamment le délit d’abus de pouvoir selon l’article] 323 (…) du code pénal ;

(…).»

25. Aux termes de l’article 9,

« 1. Lors de la présentation des listes des candidats aux élections pour la présidence de la région et le Conseil régional (…), chaque candidat dépose, avec son acceptation de la candidature, une déclaration (…) qui atteste l’absence de causes d’interdiction de se porter candidat dont à l’article 7.

2. Les bureaux préposés à l’examen des listes des candidats (…) retirent des listes les noms des candidats pour lesquels, sur la base des documents en possession des bureaux, l’existence des causes d’incandidabilità est vérifiée. »

26. Selon l’article 15,

« (…)

La décision de réhabilitation (…) est l’unique cause d’extinction anticipée de l’interdiction de se porter candidat (…). »

27. L’article 16 prévoit que l’incandidabilità opère par rapport « aux décisions prévues par l’article 444 CPP [qui discipline la procédure simplifiée dite « patteggiamento »] prononcées après l’entrée en vigueur du présent Code. »

28. En ce qui concerne le choix de la condamnation justifiant l’interdiction de se porter candidat, le rapport explicatif indique que :

« (…) l’existence d’une condamnation pour des infractions clairement établies et concernant un large éventail d’intérêts juridiques, spécifiquement et obligatoirement identifiés et classés pour éviter toute incertitude ou attitude contradictoire qui risqueraient de porter atteinte au domaine protégé par l’article 51 de la Constitution, a été choisie, sur la base d’une appréciation abstraite, comme condition pour l’interdiction d’exercer un rôle ou une fonction publique électifs ; l’interdiction de l’accès est une conséquence automatique pour laquelle il n’est prévu ni pondération des situations individuelles ni appréciation discrétionnaire. À cet égard, la Cour de cassation (arrêt no 3904 de 2005) a estimé que les condamnations pour des infractions entraînant l’interdiction d’exercer des fonctions publiques impliquent une inaptitude fonctionnelle absolue et irrévocable de l’intéressé, qui vise à préserver « le bon fonctionnement et la transparence des administrations publiques, l’ordre et la sûreté, la libre prise de décision des organes électifs » (voir aussi Cour constitutionnelle, arrêts nos 407 de 1992, 197 de 1993 et 118 de 1994). »

IV. Le code pénal

29. Selon l’article 28 du code pénal, l’interdiction d’exercer des fonctions publiques peut être permanente ou temporaire.

En cas d’interdiction permanente, le condamné est privé à vie du droit de vote et du droit de se porter candidat à toute consultation électorale, ainsi que de tout autre droit politique, du droit d’être tuteur, des titres académiques et des salaires, des pensions et des indemnités à la charge de l’État. L’interdiction temporaire entraîne la perte des mêmes droits mais ne dure qu’entre un an et cinq ans.

30. Aux termes de l’article 323, tel que modifié par la loi no 190/2012,

« À moins que le fait ne constitue une infraction plus grave, l’agent public ou le responsable d’un service public qui, dans l’exercice des fonctions ou du service, en violation de la loi ou des règlements, ou en ne s’abstenant pas en présence d’un intérêt propre ou de celui d’un proche (…) se procure intentionnellement un avantage patrimonial injuste ou le procure à autrui, est puni d’une peine d’emprisonnement allant d’un an à quatre ans. (…) »

V. La position de la Cour constitutionnelle sur le décret législatif no 235/2012

A. L’arrêt no 236 du 20 octobre 2015

31. Dans cet arrêt, la Cour constitutionnelle a traité et rejeté la question que lui avait soumise en octobre 2014 le TAR de Campanie, relative à une éventuelle non-conformité de l’article 11, alinéa 1 a), du décret législatif no 235/2012, combiné avec l’alinéa 1 c) de l’article 10 du même décret, avec les articles 2, 4, alinéa 2, 51, alinéa 1, et 97, alinéa 2, de la Constitution (paragraphe 20 ci-dessus).

32. La question litigieuse avait été soulevée par M. L. D.M. dans le contexte de la décision du préfet de Naples de le suspendre de ses fonctions de maire en raison de sa condamnation (à une peine d’un an et trois mois d’emprisonnement, assortie de l’interdiction d’exercer des fonctions publiques pendant un an), infligée par le tribunal de Naples en septembre 2014, pour abus de pouvoir. L’intéressé fustigeait l’application rétroactive dudit article 11 (portant sur la suspension et la déchéance des administrateurs locaux en situation d’incandidabilità), son élection datant de 2011.

33. Selon le TAR, en substance, « les doutes sur la conformité de l’article 11 avec la Constitution en raison de la violation de l’interdiction de la rétroactivité, lorsque la suspension des fonctions est la conséquence d’une condamnation non définitive, se fond[ai]ent sur deux conditions préalables : la nature punitive de la mesure de suspension et la rétroactivité de la suspension en raison d’une condamnation non définitive. » La question concernait donc l’existence « d’un déséquilibre excessif en faveur de la sauvegarde de la moralité de l’administration publique, au détriment d’autres intérêts constitutionnels : le droit de se porter candidat (article 51), droit inviolable selon l’article 2 de la Constitution, à la base du fonctionnement des institutions démocratiques républicaines, aux termes de l’article 97, alinéa 2, [de la Constitution], et expression du devoir d’exercice d’une fonction sociale résultant du libre choix du citoyen, conformément à l’article 4, alinéa 2, [de la Constitution]. »

34. Quant à la première condition préalable susmentionnée, la Cour constitutionnelle a rappelé sa jurisprudence relative aux lois qui régissaient la matière avant l’entrée en vigueur du décret no 235/2012 (arrêts nos 184/1994, 118/1994, 295/1994, 206/2009, 132/2001 et 25/2002), jurisprudence selon laquelle l’interdiction de se porter candidat aux élections, la déchéance et la suspension du mandat ne relèvent pas des sanctions.

35. La Cour constitutionnelle a déclaré ceci en particulier :

« (…) ces mesures ne constituent pas des sanctions ou des effets de la condamnation sur le plan pénal, mais elles sont les conséquences de la perte d’une condition subjective permettant l’accès aux fonctions en considération et leur exercice (…) ».

36. Se référant à son arrêt no 118/1994, la Cour constitutionnelle a précisé avoir rejeté une question du même type qui avait été soumise par le TAR au sujet de l’article 15 de la loi no 55 du 19 mars 1990 (portant nouvelles dispositions relatives, entre autres, à la prévention des actes de délinquance de type mafieux), prévoyant la déchéance automatique d’une série de mandats électifs à la suite de la condamnation définitive pour certains délits, y compris si les élections ont eu lieu avant son entrée en vigueur. Elle s’est prononcée comme suit :

« (…) la condamnation pénale irrévocable est une simple condition préalable objective à laquelle se trouve liée une évaluation d’inaptitude morale à exercer certains mandats électifs : la condamnation constitue donc une condition négative aux fins de l’exercice [accès et maintien] des mandats en question. »

37. La juridiction constitutionnelle a dit qu’en définitive la suspension n’était pas une sanction, qu’elle répondait à des exigences propres à la fonction administrative et à l’administration publique que servait l’intéressé (arrêt no 206/1999) et qu’elle s’analysait indubitablement en une mesure conservatoire (arrêt no 25/2002).

38. Quant à la rétroactivité, la Cour constitutionnelle a indiqué avoir déjà statué au sujet de dispositions du même type que celle en question. Elle s’est exprimée ainsi :

« (…) l’évaluation des valeurs en jeu effectuée par le législateur n’est pas déraisonnable dans la mesure où elle se fonde sur la possibilité de « pollution » (inquinamento) de l’administration publique ou, du moins, sur l’existence d’un préjudice à son image qui pourrait être engendré par la permanence en service de l’élu objet d’une condamnation non définitive (…) et sur la perte d’une condition subjective essentielle pour le maintien de l’élu au sein de l’organe électif (voir les arrêts nos 352/2008, 118/2013, 257/2010, 25/2002, 206/1999, 141/1996).

(…)

Face à une situation grave d’illégalité dans l’administration publique, il n’est pas déraisonnable en effet de considérer qu’une condamnation (non définitive) pour un nombre défini de délits (en l’espèce contre l’administration) exige que le condamné soit temporairement suspendu de ses fonctions, et ce pour éviter l’inquinamento de l’administration et garantir sa crédibilité auprès du public, c’est-à-dire préserver la confiance des citoyens envers l’institution, qui risquerait d’être minée par les doutes que l’accusation laisse planer sur la personne à travers laquelle l’administration agit (arrêt no 206/1999).

L’application immédiate de ce type de mesures aux mandats en cours n’est pas une création du décret législatif no 235/2012 ; elle a toujours été présente dans les dispositions qui prévoyaient les moyens visant à garantir les intérêts protégés par les articles 97, alinéa 2, et 54, alinéa 2, de la Constitution, face au préjudice causé aux institutions publiques par l’implication d’élus dans des actes relevant du domaine pénal.

Ainsi que cette Cour l’a souligné au sujet de la loi no 16 [du 18 janvier] 1992 [portant dispositions en matière d’élection et de nomination auprès des régions et des collectivités locales], il n’est donc pas déraisonnable que [la loi] opère immédiatement aussi au détriment de la personne légitimement élue avant son entrée en vigueur : l’attribution à la condamnation définitive pour certains délits graves d’une importance telle – sur le plan de l’inaptitude morale – qu’elle appelle (…) des conséquences négatives pour le maintien des fonctions électives en cours au moment de l’entrée en vigueur [de la loi], résulte d’un choix discrétionnaire du législateur qui n’est assurément pas irrationnel (arrêt no 118/1994).

Pour les mêmes motifs que la condamnation définitive peut justifier la déchéance du mandat en cours, la condamnation non définitive peut exiger la suspension temporaire de l’élu, de sorte que l’on doit conclure que le choix du législateur (…) n’a pas dépassé les limites d’une évaluation raisonnable des intérêts constitutionnels en jeu. »

B. L’arrêt no 276 du 5 octobre 2016

39. Dans cet arrêt, la Cour constitutionnelle a examiné de nouveau la compatibilité des dispositions du décret législatif en question avec la Constitution. Aux points 5.2 à 5.7 de sa décision, elle s’exprime de la sorte quant à la suspension de leurs fonctions d’un gouverneur régional, d’un conseiller régional et d’un conseiller municipal :

« 5.2. Sur le fond, les autres questions de constitutionnalité soulevées par la cour d’appel de Bari et le tribunal de Naples relativement à l’article 25, alinéa 2, de la Constitution, sont dénuées de fondement.

Aux termes de l’article 25, deuxième alinéa, de la Constitution, qui dispose que « [n]ul ne peut être puni, si ce n’est en vertu d’une loi entrée en vigueur avant la commission du fait », le principe de légalité au sens strict ne se réfère qu’à la peine.

La Cour a déclaré que « l’exigence selon laquelle la loi doit fixer des critères rigoureux d’exercice du pouvoir relatif à l’application (ou à la non-application) [des peines] » existe également à l’égard des sanctions qui ne sont pas des peines au sens strict (arrêt no 447 de 1988). Elle a en outre précisé que, « même pour les sanctions administratives, on peut déduire de l’article 25, deuxième alinéa, de la Constitution » qu’il « revient à la loi de définir de manière suffisante les faits à sanctionner au titre de l’infraction » (arrêt no 78 de 1967).

Enfin, elle a récemment déclaré que le principe, qui ressort de la jurisprudence de la Cour de Strasbourg, selon lequel toutes les mesures ayant un caractère punitif et afflictif doivent être soumises à la même réglementation que la sanction pénale au sens strict, « peut également être déduit de l’article 25, deuxième alinéa, de la Constitution qui, compte tenu de sa formulation large (« [n]ul ne peut être puni »), peut être interprété en ce sens que toute sanction dont la fonction principale ne serait pas de nature préventive (et qui ne relèverait donc pas des mesures de sûreté au sens strict) ne saurait être appliquée que si la loi qui la prévoit est déjà en vigueur au moment de la commission du fait sanctionné » (arrêt no 196 de 2010 ; dans le même sens, voir également l’arrêt no 104 de 2014).

Cependant, le principe de non-rétroactivité, applicable aux peines et aux mesures administratives à caractère punitif et afflictif, ne saurait concerner les dispositions attaquées, en ce qu’elles sont dépourvues de caractère punitif.

Au cours de l’examen des mêmes dispositions du décret législatif no 235 de 2012, la Cour a exclu « que la déchéance et la suspension [fussent] des sanctions » et indiqué qu’il s’agissait en réalité de « conséquences de la perte d’une condition subjective permettant l’accès aux fonctions en considération ». En particulier, « la suspension du mandat répond à des exigences propres à la fonction administrative et à l’administration publique que sert l’intéressé » et, puisqu’il s’agit de suspension, « elle constitue clairement une mesure conservatoire » (arrêt no 236 de 2015, qui s’inscrit dans la continuité des arrêts no 25 de 2002, no 206 de 1999 et no 295 de 1994).

5.3. (…)

(…) les juges de renvoi se limitent à considérer que, bien que la suspension du mandat soit une conséquence à caractère administratif de la condamnation pénale, il s’agirait néanmoins d’un effet afflictif découlant d’une condamnation prononcée pour une infraction commise à une date antérieure à celle de l’entrée en vigueur.

Cette motivation, pauvre en arguments et en références à la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme, est à peine suffisante pour franchir le seuil minimum de recevabilité et elle ne l’est que parce que, de manière implicite, elle reconnaît dans le caractère « afflictif » de la mesure l’un des critères établis par la Cour de Strasbourg pour définir la notion de « peine » au sens de la Convention.

5.4. La Cour est donc appelée à examiner si la suspension des charges électives locales prévue par la disposition attaquée est compatible avec le principe de non-rétroactivité des sanctions consacré par l’article 7 de la Convention, dont l’applicabilité suppose l’utilisation des critères autonomes établis par la jurisprudence européenne pour définir la notion de peine.

Dans sa jurisprudence en la matière, la Cour de Strasbourg a défini trois éléments caractéristiques de la nature pénale d’une sanction (les critères « Engel ») : la qualification de l’infraction opérée par le droit national ; la nature de la sanction au regard de sa fonction punitive et dissuasive ; sa sévérité, à savoir la gravité du sacrifice imposé (Engel et autres c. Pays-Bas, 8 juin 1976, série A no 22 (…)).

Comme cela a récemment été rappelé dans l’arrêt Grande Stevens et autres c. Italie, ces critères sont « alternatifs et non cumulatifs », ce qui n’empêche pas l’adoption d’une « approche cumulative si l’analyse séparée de chaque critère ne permet pas d’aboutir à une conclusion claire quant à l’existence d’une « accusation en matière pénale » » (Jussila c. Finlande [GC], no 73053/01, §§ 30 et 31, CEDH 2006-XIII, et Zaicevs c. Lettonie, no 65022/01, § 31, CEDH 2007-IX (extraits)) » (§ 94).

5.5. (…)

Il appartient cependant à la Cour (…) d’évaluer la jurisprudence européenne relative à la disposition pertinente « de manière à en respecter la substance, mais avec une marge d’appréciation et d’adaptation qui lui permet de tenir compte des particularités de l’ordre juridique dans lequel la disposition conventionnelle est destinée à s’inscrire (arrêt no 311 de 2009) » (arrêt no 236 de 2011 ; plus récemment, arrêt no 193 de 2016).

Concernant le droit de se porter candidat aux élections et la protection qui lui est reconnue par la Convention, les États membres jouissent d’une large marge d’appréciation qui tient compte, entre autres, des particularités historiques, politiques et culturelles de chaque droit national. La Cour européenne a précisé qu’en ce qui concerne le droit de se présenter aux élections, c’est-à-dire l’aspect « passif » des droits garantis par l’article 3 du Protocole no 1, elle se montre encore plus prudente dans son appréciation des restrictions dans ce contexte que lorsqu’elle est appelée à examiner des restrictions au droit de vote, c’est-à-dire l’élément « actif » de ces mêmes droits. En effet, le droit de se présenter aux élections doit pouvoir être encadré par le législateur par des exigences plus strictes que le droit de vote (Hirst c. Royaume-Uni (no 2) [GC], no 74025/01, § 57-62, CEDH 2005 IX ; Ždanoka c. Lettonie [GC], no 58278/00, § 115, CEDH 2006 IV).

5.6. En l’absence de précédents spécifiques de la Cour européenne relatifs à des dispositions qui, tout comme la disposition attaquée et selon des modalités analogues à celles qu’elle prévoit, font découler de condamnations pénales la perte des conditions à remplir pour se porter candidat ou conserver son mandat, il convient, pour apprécier la compatibilité de la législation objet de la présente procédure avec l’article 117, premier alinéa, de la Constitution, d’appliquer les critères déjà cités de qualification de la mesure comme sanction pénale au sens de la Convention.

5.6.1. Après avoir exclu, pour les raisons exposées ci-dessus (§ 5.2), que la suspension de droit du mandat ait une nature pénale en droit interne, il est nécessaire de vérifier si les deux autres critères alternatifs, relatifs respectivement à la nature punitive de la mesure et à la gravité du sacrifice imposé, sont remplis.

Selon la jurisprudence de Strasbourg, la nature punitive de la mesure doit être déduite d’un ensemble d’éléments, dont principalement le type de conduite sanctionnée, le lien entre la mesure prononcée et l’établissement d’une infraction, la présence de biens et d’intérêts relevant traditionnellement de la sphère pénale, la procédure selon laquelle la mesure a été adoptée.

Pour le législateur, le but de la mesure de suspension du mandat prévue par le décret législatif no 235 de 2012 est (…) exclusivement de protéger la fonction publique en attendant que l’établissement de l’infraction soit confirmé par une décision de justice. Il s’agit d’une mesure purement temporaire qui ne fait qu’anticiper l’interdiction qui découlera du jugement, laquelle ne poursuit pas non plus de finalité punitive. Cette interdiction a pour fondement l’appréciation, effectuée par le législateur, des conditions qui plaident provisoirement contre le maintien de l’élu dans l’exercice d’un mandat, le but étant de soustraire celui-ci aux doutes sur l’honorabilité de son titulaire qui pourraient remettre en cause le prestige de ce mandat et nuire à son bon exercice.

Dans la jurisprudence de la Cour européenne, certaines décisions ont placé hors de la sphère pénale des restrictions au droit de se présenter aux élections qui, bien que liées à la commission d’une infraction, avaient pour objectif principal de protéger l’intégrité d’une institution publique (Paksas c. Lituanie [GC], no 34932/04, CEDH 2011 ; Ādamsons c. Lettonie, no 3669/03, § 114, 24 juin 2008 ; Ždanoka c. Lettonie [GC], no 58278/00, §§ 122, 130, 133, CEDH 2006-IV). Plus précisément, la Cour de Strasbourg a exclu la nature pénale de la mesure d’inéligibilité lorsque celle-ci tend à assurer le bon déroulement des élections parlementaires, même si une mesure ayant le même contenu, à savoir l’exclusion de l’éligibilité, est prévue par la loi pénale comme sanction « accessoire » ou « complémentaire » à une sanction principale. En effet, dans ce deuxième cas, contrairement au premier, la mesure tire sa nature pénale de la peine « principale » dont elle découle (Pierre-Bloch c. France, 21 octobre 1997, § 56, Recueil des arrêts et décisions 1997-VI).

(…)

Le fait même que l’autorité administrative ne dispose d’aucune marge d’appréciation pour établir la survenue de la cause de suspension, qui découle automatiquement de la condamnation pénale sans qu’une décision ne soit nécessaire pour déterminer la mesure en fonction des caractéristiques spécifiques du cas concret, constitue également un indice du fait que l’incapacité juridique temporaire en cause ne découle pas d’un jugement de réprobation personnelle, mais tend simplement à garantir l’honorabilité objective de ceux qui exercent la fonction en question.

L’arrêt Welch c. Royaume-Uni de 1995, dans lequel on peut lire que « le point de départ de toute appréciation de l’existence d’une peine consiste à déterminer si la mesure en question est imposée à la suite [following dans la version anglaise] d’une condamnation pour une « infraction » (§ 28), ne s’applique pas au cas d’espèce.

En premier lieu, le lien entre la suspension prévue et l’établissement de l’infraction (non définitif) n’atteste pas d’une fonction répressive de la suspension, comme cela ressort non seulement du caractère structurellement provisoire de la mesure, mais surtout du fait que tant son application que sa durée sont indépendantes de la peine concrètement prononcée par le juge. En outre, la mesure produit ses effets indépendamment de la limitation du droit de vote sous son volet passif découlant de l’application de la peine accessoire de l’interdiction temporaire d’exercer un mandat public.

En second lieu, alors que dans l’affaire Welch la confiscation liée à l’infraction de trafic de stupéfiants tendait clairement à neutraliser les effets de la conduite illégale sanctionnée, l’infraction établie en l’espèce peut n’avoir aucune incidence (même temporelle) sur l’exercice du mandat. La suspension ne constitue pas un développement « interne » de la condamnation, mais seulement la condition préalable objective pour qu’un autre effet, distinct, se produise, destiné à opérer de manière autonome et « externe » par rapport à l’action publique de répression pénale.

5.6.2. Une fois exclue la nature punitive, et en ce sens « pénale », de la suspension, il convient de passer au troisième indice concernant la gravité des conséquences défavorables à celui qui les subit. La Cour de Strasbourg a précisé que pour apprécier cette gravité il convient de se référer à la sanction dont est a priori passible la personne concernée et non pas à la gravité de la sanction finalement infligée à la personne qui a engagé la procédure contre l’État (Hirst c. Royaume-Uni (no 2), no 74025/01, 30 mars 2004 ; Grande Stevens et autres c. Italie, nos 18640/10 et 4 autres, 4 mars 2014 ; Weber c. Suisse, 22 mai 1990, § 34, série A no 177). La rigueur d’une mesure punitive dépend en outre de sa capacité à avoir une incidence sur la situation du destinataire. Ce qui compte, c’est donc la dimension subjective et non pas la dimension objective de la sanction encourue (Ziliberberg c. Moldova, no 61821/00, § 34, 1er février 2005).

La suspension du mandat prévue par la disposition examinée est limitée à dix-huit mois, au terme desquels la mesure prend fin. Alors même que l’intérêt public protégé est très délicat, la mesure ne touche qu’une part réduite du mandat électoral, ce qui plaide en faveur d’une sévérité limitée, tant en termes objectifs de durée qu’en termes subjectifs d’atteinte à la réputation. Le fait que le degré de gravité de la mesure ne soit pas de nature à inscrire celle-ci dans le cadre de ce qui est considéré comme « pénal » est confirmé par l’arrêt Pierre-Bloch, dans lequel l’inéligibilité d’une durée d’un an, prononcée à la suite de la violation de dispositions relatives aux limites des dépenses électorales, a été jugée non assimilable à une sanction de caractère pénal, en particulier du fait de sa durée. La période maximale de suspension prévue par la disposition attaquée est comparable, comme ordre de grandeur, à celle examinée dans l’arrêt [Pierre-]Bloch, de sorte que les références à la jurisprudence de Strasbourg, sur cet aspect également, ne permettent pas de reconnaître à la mesure en cause une nature « pénale » au sens de la Convention.

En définitive, le caractère de gravité « spéciale », nécessaire pour que la mesure dépourvue de toute finalité dissuasive ou punitive puisse être assimilée, du fait de son caractère afflictif, à une sanction pénale ou administrative, fait défaut dans le cas de la suspension du mandat.

5.7. En conclusion, il ne ressort du cadre des garanties consacrées par la Convention telles qu’interprétées par la Cour de Strasbourg aucune obligation de soumettre une mesure administrative conservatoire, telle que la suspension des charges électives en conséquence d’une condamnation pénale non définitive, à l’interdiction conventionnelle de rétroactivité de la loi pénale. En revanche, la solution adoptée par le législateur italien est compatible avec ce cadre, en ce qu’elle tend à éviter « que le maintien en fonction d’une personne condamnée, même de manière non définitive, pour des infractions déterminées qui portent atteinte à l’administration publique [puisse] affecter les intérêts constitutionnels protégés par l’article 97, deuxième alinéa, de la Constitution, qui confie au législateur le soin d’organiser les services publics de manière à assurer le bon fonctionnement et l’impartialité de l’administration, et par l’article 54, deuxième alinéa, de la Constitution, qui impose aux citoyens auxquels des fonctions publiques sont confiées « le devoir de les remplir avec discipline et honneur (arrêt no 236 de 2015).»

40. Cette approche a été encore confirmée dans l’arrêt no 35 du 9 février 2021 relatif à la suspension des fonctions d’un conseiller régional en raison de sa condamnation en première instance.

VI. Le Groupe d’États contre la corruption

41. En ce qui concerne en général la lutte contre la corruption, dans l’Addendum au Rapport de conformité sur l’Italie relatif aux premier et deuxième cycles d’évaluation conjoints (2008 et 2009 respectivement) publié le 1er juillet 2013 (Greco RC-I/II (2011)1F), le Groupe d’États contre la corruption (GRECO) a formulé notamment les conclusions suivantes au sujet de la lutte à la corruption :

« (…)

76. Il convient de saluer l’Italie pour les dispositions prises en vue de clarifier sa politique de lutte contre la corruption ; l’adoption, en novembre 2012, d’une nouvelle loi-cadre anticorruption constitue un signal clair dans cette direction. En outre, l’Italie a désormais ratifié la Convention pénale sur la corruption (STE no 173) ainsi que la Convention civile sur la corruption (STE no 174). Plusieurs mesures ont été introduites pour accroître la transparence et le contrôle au sein de l’administration publique et mieux cibler des questions préoccupantes pour le public, parmi lesquelles la réglementation des appels d’offres et marchés publics, les conflits d’intérêts, l’intégrité et la déontologie au sein de la fonction publique, la responsabilité des dirigeants et la protection des donneurs d’alerte. De même, un cadre institutionnel a été mis en place pour adopter, mettre en œuvre, contrôler et évaluer les politiques anticorruption. La Commission pour l’évaluation, la transparence et l’intégrité de l’administration publique [devenue plus tard l’ANAC] a été désignée comme autorité nationale pour la lutte contre la corruption afin de mettre en œuvre les obligations découlant de l’article 6 de la Convention des Nations Unies contre la corruption, ainsi que les articles 20 et 21 du STE no 73 ; les administrations aux niveaux national et local se sont vu confier des missions essentielles en matière d’élaboration de plans contre la corruption et pour l’intégrité dans leurs secteurs d’activité respectifs. Le temps et l’expérience diront si le nouveau dispositif répond efficacement aux objectifs de prévention et de dissuasion de la corruption. Il sera crucial de faire en sorte que toutes les nouvelles dispositions législatives soient assorties de mécanismes d’application efficaces, y compris de conseils d’orientation à l’intention de ceux qui doivent se conformer à la loi et de sanctions appropriées en cas d’abus. Cela demande un engagement politique qui s’inscrive dans la durée (…) »

42. Le 29 mars 2021, le GRECO a publié le Deuxième rapport de conformité pour l’Italie (Greco RC4 (2021) 4) relatif au Quatrième cycle d’évaluation (« Prévention de la corruption des parlementaires, des juges et des procureurs ») adopté lors de sa 87ème Réunion Plénière. Dans son évaluation des mesures prises par les autorités italiennes pour mettre en œuvre les recommandations formulées dans le Rapport du quatrième cycle d’évaluation rendu public le 11 janvier 2017 (Greco Eval4rep (2016/2), le GRECO a souligné, entre autres, que les deux chambres du Parlement « doivent encore procéder à la formalisation de leurs Codes de conduite respectifs » et qu’une « action plus résolue serait nécessaire pour donner suite à l’ensemble des recommandations formulées à propos des parlementaires. »

EN DROIT

I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 7 DE LA CONVENTION

43. Le requérant se plaint du retrait de son nom de la liste de candidats aux élections régionales de 2013 sur la base de l’application selon lui rétroactive du décret législatif no 235/2012. Il invoque l’article 7 de la Convention, qui est ainsi libellé :

« 1. Nul ne peut être condamné pour une action ou une omission qui, au moment où elle a été commise, ne constituait pas une infraction d’après le droit national ou international. De même il n’est infligé aucune peine plus forte que celle qui était applicable au moment où l’infraction a été commise.

2. Le présent article ne portera pas atteinte au jugement et à la punition d’une personne coupable d’une action ou d’une omission qui, au moment où elle a été commise, était criminelle d’après les principes généraux de droit reconnus par les nations civilisées. »

Sur la recevabilité

1. Les thèses des parties

a) Le Gouvernement

44. Le Gouvernement souligne que la Cour Constitutionnelle a abordé la question de la nature de l’inéligibilité et de la déchéance du mandat électoral par rapport aux lois antérieures au décret législatif no 235/2012 avec de nombreux arrêts.

En intervenant de nouveau en la matière, dans l’arrêt no 236/2015, elle s’est prononcée spécifiquement sur le décret législatif no 235/2012 au sujet de la suspension de ses fonctions du maire de Naples suite à une condamnation non définitive pour abus de pouvoir. La Haute Juridiction, y a confirmé ses arguments selon lesquels les mesures de ce genre « ne constituent pas des sanctions ou des effets pénaux de la condamnation, mais découlent de la perte d’une condition subjective pour l’accès aux fonctions et l’exercice de celles-ci ». Il ne s’agirait « absolument pas d’infliger une sanction paramétrée sur la gravité des infractions mais plutôt de constater qu’il n’y a plus une condition essentielle pour continuer à recouvrir la fonction publique dans le cadre du pouvoir de fixation des conditions d’éligibilité que l’article 51, alinéa 1, de la Constitution réserve en effet au législateur. La « condamnation pénale irrévocable [serait] une simple condition préalable objective à laquelle est reliée une évaluation d’indignité morale à recouvrir certaines fonctions électives. »

Ces affirmations, faites à la lumière de la jurisprudence de Strasbourg, amèneraient à exclure le caractère punitif et donc la nature pénale des mesures car le but poursuivi du décret législatif serait celui d’assurer que la composition des organes régionaux et locaux reflète les valeurs « de bon comportement et d’honorabilité que la Constitution elle-même, à l’article 54, alinéa 2, élève à pilier fondamental pour l’exercice des fonctions publiques de la part des citoyens auxquels elle sont confiées. »

45. Selon le Gouvernement, l’on ne saurait déduire aucune argumentation en faveur de la thèse de la nature pénale de l’incandidabilità de l’efficacité extinctive de la réhabilitation et de ce que la mesure ne s’applique pas aux arrêts adoptés en vertu de l’article 444 CPP avant l’entrée en vigueur du décret législatif.

Quant à la réhabilitation comme unique cause de fin de l’interdiction de se porter candidat, elle serait la preuve de ce que la mesure n’est pas une sanction pénale accessoire car autrement ladite interdiction cesserait d’exister une fois la peine purgée.

Pour ce qui est du reste, le Gouvernement affirme que la décision adoptée selon l’article 444 CPP n’équivaut pas à un arrêt de condamnation normal car elle « tire son origine d’un accord entre parquet et accusé et ne comporte pas la preuve effective de la responsabilité de ce dernier. »

En outre, le législateur n’aurait pas dépassé sa marge d’appréciation car le décret législatif litigieux vise les atteintes relatives aux procédures électorales et le bon fonctionnement du service public.

46. Enfin, le Gouvernement estime que la jurisprudence pertinente de la Cour exclut clairement la nature pénale des mesures litigieuses. Il se réfère en particulier aux affaires Engel et autres c. Pays-Bas (8 juin 1976, série A no 22), Welch c. Royaume-Uni (9 février 1995, série A no 307-A), Pierre-Bloch c. France (21 octobre 1997, Recueil des arrêts et décisions 1997-VI), Malige c. France (23 septembre 1998, Recueil 1998-VII) et Paksas c. Lituanie ([GC], no 34932/04, CEDH 2011 (extraits)).

b) Le requérant

47. Se basant sur les critères Engel et en particulier sur celui de la gravite de la mesure, le requérant conteste les arguments du Gouvernement. Il affirme que l’interdiction de se porter candidat aux élections régionales, dont au décret législatif no 235/2012, qui a entraîné la radiation de son nom de la liste de candidats s’analyse en une « peine » au sens de l’article 7 de la Convention.

48. Selon lui, le pouvoir discrétionnaire du législateur a dépassé les limites du raisonnable en imposant une sanction dont la gravité s’explicite dans l’absence de prévision de durée de l’incandidabilità. Et ce contrairement au cas des membres du parlement national et européen pour lesquels la mesure « est égale au double de la peine accessoire de l’interdiction d’exercer des fonctions publiques (…) et en tout cas ne peux pas dépasser les six mois » selon l’article 13 du décret législatif litigieux. Le requérant affirme que, bien que condamné définitivement en 2011, il n’a pas pu concourir aux élections régionales de 2013 ni ne pourra le faire à vie. En outre, l’inapplicabilité de l’interdiction de se porter candidat aux personnes ayant bénéficié des procédures de patteggiamento clôturées avant l’entrée en vigueur du décret et l’élimination par la réhabilitation de l’interdiction prouverait respectivement la nature pénale de la mesure et son caractère d’effet pénal de la condamnation.

49. Enfin, se référant à la même jurisprudence évoquée par le Gouvernement (paragraphe 46 ci-dessus), le requérant en tire des conclusions opposées.

2. Appréciation de la Cour

a) Principes qui se dégagent de la jurisprudence de la Cour

50. La Cour rappelle que dans l’arrêt Del Río Prada c. Espagne [GC], (no 42750/09, CEDH 2013), elle a énoncé les principes généraux de sa jurisprudence sur l’article 7 de la Convention (voir §§ 77-93). Elle a relevé en particulier ce qui suit :

« 81. La notion de « peine » contenue dans l’article 7 § 1 de la Convention possède, comme celles de « droits et obligations de caractère civil » et d’« accusation en matière pénale » figurant à l’article 6 § 1, une portée autonome. Pour rendre effective la protection offerte par l’article 7, la Cour doit demeurer libre d’aller au-delà des apparences et d’apprécier elle-même si une mesure particulière s’analyse au fond en une « peine » au sens de cette clause (Welch, précité, § 27, et Jamil, précité, § 30).

82. Le libellé de l’article 7 § 1, seconde phrase, indique que le point de départ de toute appréciation de l’existence d’une « peine » consiste à déterminer si la mesure en question a été imposée à la suite d’une condamnation pour une infraction pénale. D’autres éléments peuvent être jugés pertinents à cet égard : la nature et le but de la mesure en cause, sa qualification en droit interne, les procédures associées à son adoption et à son exécution, ainsi que sa gravité (Welch, § 28, Jamil, § 31, Kafkaris, § 142, et M. c. Allemagne, § 120, tous précités). La gravité de la mesure n’est toutefois pas décisive en soi, puisque de nombreuses mesures non pénales de nature préventive peuvent avoir un impact substantiel sur la personne concernée (Welch, précité, § 32, et Van der Velden c. Pays-Bas (déc.), no 29514/05, CEDH 2006‑XV).

(…)

88. La Cour tient à souligner que le terme « infligé » figurant à la seconde phrase de l’article 7 § 1 ne saurait être interprété comme excluant du champ d’application de cette disposition toutes les mesures pouvant intervenir après le prononcé de la peine. Elle rappelle à cet égard qu’il est d’une importance cruciale que la Convention soit interprétée et appliquée d’une manière qui en rende les garanties concrètes et effectives, et non pas théoriques et illusoires (Hirsi Jamaa et autres c. Italie [GC], no 27765/09, § 175, CEDH 2012, et Scoppola, précité, § 104).

89. Au vu de ce qui précède, la Cour n’exclut pas que des mesures prises par le législateur, des autorités administratives ou des juridictions après le prononcé d’une peine définitive ou pendant l’exécution de celle-ci puissent conduire à une redéfinition ou à une modification de la portée de la « peine » infligée par le juge qui l’a prononcée. En pareil cas, la Cour estime que les mesures en question doivent tomber sous le coup de l’interdiction de la rétroactivité des peines consacrée par l’article 7 § 1 in fine de la Convention. S’il en allait différemment, les États seraient libres d’adopter – par exemple en modifiant la loi ou en réinterprétant des règles établies – des mesures qui redéfiniraient rétroactivement et au détriment du condamné la portée de la peine infligée, alors même que celui-ci ne pouvait le prévoir au moment de la commission de l’infraction ou du prononcé de la peine. Dans de telles conditions, l’article 7 § 1 se verrait privé d’effet utile pour les condamnés dont la portée de la peine aurait été modifiée a posteriori, et à leur détriment (…) ».

b) Approche de la Commission et de la Cour dans des affaires similaires à la présente

51. Bien que la présente espèce porte sur l’article 7 de la Convention, la Cour se penchera également sur des affaires similaires ayant concerné l’applicabilité du volet pénal de l’article 6, car les notions d’ « accusation en matière pénale » et de « peine », contenues dans les articles 6 et 7 respectivement, se correspondent (voir, mutatis mutandis, Paksas, précité, § 68 et Gestur Jónsson et Ragnar Halldór Hall c. Islande [GC], nos 68273/14 et 68271/14, § 112, 22 décembre 2020).

52. Dans l’affaire Estrosi c. France (no 24359/94, décision de la Commission du 30 juin 1995, Décisions et rapports 82-A, pp. 56-71), la Commission a estimé que l’inéligibilité d’un an, prononcée par le Conseil constitutionnel en application du code électoral pour non-respect des règles relatives aux dépenses électorales, ne relevait pas du droit pénal mais de la réglementation de l’exercice d’un droit politique qui, par nature, ne rentrait pas dans le champ d’application de l’article 6 de la Convention.

53. Dans l’affaire Tapie c. France (no 32258/96, décision de la Commission du 13 janvier 1997, non publiée), la Commission a estimé qu’une inéligibilité de cinq ans découlant d’une procédure de mise en liquidation judiciaire relevait du droit commercial et non pas du champ d’application pénal de l’article 6 § 1. Quant à la nature de l’infraction, celle-ci découlait pour la Commission d’une cessation de paiement dans le cadre d’une activité commerciale, les juridictions compétentes ayant constaté l’impossibilité de recouvrer le passif des sociétés et du requérant lui-même, en sa qualité d’associé. Selon la Commission, même si elle était d’une durée supérieure à celle examinée dans l’affaire Estrosi, l’inéligibilité, ni par sa nature ni par son degré de gravité, ne faisait relever la procédure litigieuse du volet pénal de l’article 6 § 1 de la Convention.

54. Dans l’affaire Pierre-Bloch (précitée, §§ 56 et 57), qui portait elle aussi sur une inéligibilité d’un an ainsi que sur la démission d’office du mandat de député, mesures prononcées par le Conseil constitutionnel en application du code électoral pour non-respect des règles relatives aux dépenses électorales, la Cour est parvenue à une conclusion identique à celle de la Commission dans l’affaire Estrosi. Analysant la nature et le degré de sévérité de l’inéligibilité que le Conseil constitutionnel avait infligée au requérant, elle a observé que compte tenu de sa finalité, à savoir le bon déroulement des élections législatives, la mesure échappait au domaine pénal. La Cour a ajouté que, limitée à un an, cette mesure se distinguait aussi des inéligibilités prononcées par les juridictions répressives à titre de peines accessoires.

55. Dans l’arrêt Paksas (précité, §§ 66-68), la Cour a examiné la question de l’applicabilité de l’article 6 § 1 sous son volet pénal à deux procédures devant la Cour constitutionnelle. La première avait porté sur la conformité avec la Constitution d’un décret adopté par le requérant dans l’exercice de ses fonctions de président de la République ; la seconde, concernant une phase de la procédure d’impeachment initiée par le Parlement pour manquement à la Constitution ou au serment constitutionnel, avait abouti à ce que le requérant fût déchu de son mandat présidentiel, mesure qui était accompagnée d’une inéligibilité à vie. La Cour a conclu que les deux procédures échappaient, par leur finalité, au domaine pénal dès lors qu’elles ne visaient pas à l’infliction d’une sanction par la Cour constitutionnelle à l’encontre du requérant, et que, dans le cadre de la seconde procédure, la destitution et l’inéligibilité de l’intéressé répondaient à la responsabilité constitutionnelle du chef de l’État. L’article 6 § 1 de la Convention n’étant donc pas applicable ni sous son volet civil ni sous son volet pénal, lesdites procédures n’avaient pas abouti à une condamnation ou à l’infliction d’une « peine » au sens de l’article 7 de la Convention, lequel n’était pas davantage applicable en l’espèce.

56. Dans les affaires Refah Partisi (Parti de la prospérité) et autres c. Turquie (déc.) no 41340/98 et 3 autres, 3 octobre 2000) et Sobaci c. Turquie (déc.), no 26733/02, 1er juin 2006), la Cour a exclu que la dissolution du Refah Partisi et du Fazilet Partisi ainsi que les effets de cette mesure sur les droits politiques du premier parti et des autres requérants eussent correspondu à des sanctions pénales. Elle a considéré que la nature par excellence politique des droits en question (poursuite de l’activité politique du parti) et de l’interdiction litigieuse (interdiction faite aux dirigeants d’être fondateurs et dirigeants ou comptables d’un nouveau parti) ne relevait pas de la garantie de l’article 6 § 1 de la Convention. En conséquence, elle a aussi rejeté le grief tiré de l’article 7 pour incompatibilité ratione materiae. Dans ces deux affaires, la dissolution des partis et l’interdiction faite aux requérants étaient non pas la conséquence d’une condamnation pénale mais celle de l’application par la Cour constitutionnelle de la Constitution et de la loi sur les partis politiques.

57. La Cour a également examiné la question de l’applicabilité du volet pénal de l’article 6 aux procédures dites de lustration, relatives à la publication de listes de personnes ayant collaboré avec les services secrets des régimes communistes. Elle a, en particulier, conclu à l’inapplicabilité de cette disposition sous son volet pénal à des procédures de lustration, notamment celles qui étaient en cause en Lituanie (Sidabras et Džiautas c. Lituanie (déc.), nos 55480/00 et 59330/00, 1er juillet 2003) et en Macédoine (Ivanovski c. l’ex-République yougoslave de Macédoine, no 29908/11, § 121, 21 janvier 2016). Dans ces deux pays la procédure de lustration avait touché les requérants en raison d’actes commis sous le régime communiste, notamment pour avoir travaillé ou collaboré avec les services secrets. Dans l’affaire lituanienne, par exemple, la sanction consistait en la perte d’un emploi public (touchant un inspecteur du fisc et un procureur qui étaient d’anciens agents du KGB) et en des restrictions d’une durée de dix ans frappant l’accès à l’emploi public et à certains domaines du secteur privé. Dans l’affaire concernant la Macédoine, le requérant, qui était juge à la Cour constitutionnelle, avait été démis de ses fonctions et s’était vu interdire tout emploi dans la fonction publique ou dans le milieu universitaire pendant une période de cinq ans.

58. La Cour a considéré que la finalité de ces mesures était d’empêcher d’anciens agents des services secrets d’occuper des postes dans l’administration publique et dans des secteurs importants pour la sécurité nationale. Quant à la gravité, la Cour a indiqué qu’elle n’atteignait pas un degré suffisant pour faire tomber la sanction dans la sphère pénale.

c) Application de la jurisprudence précitée en l’espèce

59. La Cour observe que le requérant affirme en substance que l’application des dispositions du décret législatif no 235/2012 a entraîné l’infliction d’une nouvelle peine, en sus de celle ayant résulté de sa condamnation définitive en 2011 pour abus de pouvoir.

60. La question à laquelle la Cour est appelée à répondre est donc celle de savoir si l’interdiction de se porter candidat aux élections régionales relève du champ d’application de l’article 7 de la Convention.

61. La Cour rappelle qu’en principe le domaine des droits politiques et électoraux ne relève pas des articles 6 § 1 et 7 de la Convention (paragraphes 52-58 ci-dessus). Ainsi, dans la plupart des affaires traitées relatives à l’inéligibilité ou à la perte d’un mandat électif, les organes de la Convention ont exclu l’applicabilité de l’article 6 sous son volet pénal ainsi que celle de l’article 7.

62. Afin de définir la nature de la mesure fustigée par le requérant, la Cour prendra soin d’appliquer les critères fixés dans l’affaire Del Río Prada (précitée) et la jurisprudence qui s’y trouve citée (paragraphe 50 ci-dessus). Après avoir déterminé si l’incandidabilità a été imposée à la suite d’une condamnation pénale, la Cour analysera sa nature et son but, sa qualification en droit interne, les procédures associées à son adoption et à son exécution, ainsi que sa gravité.

i. Mesures imposées à la suite de la condamnation pénale

63. La Cour relève que la mesure subie par le requérant a eu comme préalable nécessaire la condamnation pénale définitive de décembre 2011. L’incandidabilità a privé l’intéressé, en raison de sa condamnation pour abus de pouvoir, du droit de se porter candidat aux élections régionales de 2013, aux fins de l’article 7 du décret législatif no 235/2012.

ii. Nature et but des mesures

64. En ce qui concerne l’argument du requérant selon lequel l’interdiction de se porter candidat a un caractère punitif, la Cour fait d’abord observer que les rapports explicatifs de la loi no 190/2012 et du décret législatif no 235/2012 indiquent explicitement que l’objectif de la lutte contre l’illégalité et la corruption devait être poursuivi par une approche dans le cadre de laquelle les sanctions n’étaient qu’une partie des éléments de l’action. Le choix de la condamnation définitive pour des délits prédéfinis comme base justifiant l’interdiction d’exercer des fonctions électives (avec le préalable de l’incandidabilità) reposait sur la volonté du législateur de se fonder sur des critères abstraits. Cette condamnation correspond à une inaptitude fonctionnelle irrévocable de la personne condamnée, le but étant de préserver le bon fonctionnement et la transparence de l’administration, et également la libre prise de décision des organes électifs (paragraphes 23 et 28 ci-dessus). En outre, le rapport de présentation au Parlement du projet qui devint plus tard la loi no 190/2012 faisait état de ce que l’introduction d’un plan national de lutte contre la corruption était devenu une exigence compte tenu, d’une part, des conclusions de l’évaluation effectuée par le GRECO en 2008 et en 2009 et, d’autre part, du constat selon lequel la plupart des États européens possédaient déjà un tel plan (paragraphe 41 ci-dessus).

65. L’inclusion de l’abus de pouvoir parmi les causes justifiant l’interdiction litigieuse tendait à renforcer l’action de lutte contre le phénomène de l’infiltration de la criminalité organisée au sein de l’administration. Ainsi que la Cour constitutionnelle l’a souligné dans son arrêt no 236/2015 (paragraphes 31-38 ci-dessus), des restrictions des droits électoraux étaient déjà en vigueur auparavant.

66. La Cour observe encore que dans l’Addendum au Rapport de conformité sur l’Italie (Greco RC-I/II (2011) 1 F), publié le 1er juillet 2013, le GRECO s’est félicité de l’adoption de la loi no 190/2012 et des progrès réalisés par les autorités nationales dans la clarification de la politique de lutte contre la corruption, et a indiqué que « [l]e temps et l’expérience dir[aient] si le nouveau dispositif répond suffisamment aux objectifs de prévention et de dissuasion de la corruption » (paragraphe 41 ci-dessus).

iii. Qualification des mesures en droit interne

67. La Cour accorde du poids à l’approche de la Cour constitutionnelle italienne (paragraphes 31-39 ci-dessus), dont la jurisprudence sur ce point, et tout particulièrement les arrêts nos 236/2015 et 276/2016 (qui reprennent les principes fixés au sujet des cas d’interdiction de se porter candidat et de déchéance relatifs aux élections locales réglementées par la loi no 55/1990), a établi que la mesure litigieuse n’est ni une sanction ni un effet de la condamnation relevant de la sphère pénale. Elle résulte de la perte de la condition subjective permettant l’accès aux fonctions électives et leur exercice. Le candidat dont le nom a été rayé de la liste de candidature à la suite de la perte de sa capacité électorale passive n’est pas sanctionné en fonction de la gravité des faits qui lui ont été reprochés et pour lesquels il a été condamné par les juridictions pénales ; il est exclu de la liste parce qu’il a perdu l’aptitude morale, condition essentielle pour pouvoir accéder aux fonctions de représentant des électeurs.

68. S’il est vrai que ces deux arrêts ne concernent pas l’exclusion d’un candidat d’une liste de candidature, la Cour constitutionnelle y précise que, comme la condamnation définitive peut justifier la déchéance du mandat en cours, une condamnation non définitive peut exiger que l’élu soit suspendu de ses fonctions. Il s’agit, toujours selon la Cour constitutionnelle, d’un choix qui ne dépasse pas les limites d’une évaluation raisonnable des intérêts constitutionnels en jeu. La juridiction constitutionnelle exclut également le but punitif des mesures prévues par le décret législatif pertinent.

69. La Cour rappelle que l’interdiction de se porter candidat aux élections régionales prévue par l’article 7 du décret législatif no 235/2012 entraîne la seule perte du droit de vote « passif », dans la mesure où une candidature déposée en dépit d’une interdiction sera rayée de la liste des candidatures par le bureau électoral compétent (paragraphe 25 ci-dessus). Le volet actif du droit de vote ne se trouve en revanche nullement atteint. Cette interdiction correspond à l’incapacité absolue d’exercer des fonctions électives, car elle a une incidence sur une exigence objective (l’aptitude morale) dont l’absence conduit à priver une personne de ses droits électoraux sous leur volet passif.

70. La Cour souligne ensuite que l’inapplicabilité de l’incandidabilità à une procédure simplifiée dite patteggiamento (antérieure à l’entrée en vigueur du décret législatif no 235/2012) se justifie par le fait que celle-ci n’est pas totalement comparable à une procédure pénale ordinaire : font par exemple défaut, dans la première, un constat complet de culpabilité, les peines accessoires, la condamnation au paiement des frais. Enfin, l’extinction de l’incandidabilità par la réhabilitation s’explique par la nécessité d’éliminer cette limitation du droit électoral passif dans la mesure où, tout en ayant son préalable nécessaire en une condamnation définitive, la mesure n’est pas appliquée par l’autorité judiciaire dans le cadre d’une procédure pénale et ne ressort pas des effets pénaux de celle-ci.

iv. Procédures ayant abouti au retrait du nom du requérant de la liste de candidatures

71. La Cour rappelle que le retrait litigieux est intervenu à la suite de l’examen par le BCR compétent (paragraphe 25 ci-dessus) des listes de candidats sur la base des documents en sa possession. Le requérant a pu contester son exclusion devant le BCR puis les juridictions administratives, TAR et Conseil d’État, devant lesquelles une procédure contradictoire a eu lieu.

v. Gravité de la mesure

72. En ce qui concerne la gravité de la mesure, la Cour rappelle que, selon sa jurisprudence, elle ne permet pas en soi de déterminer si la « sanction » est de nature pénale (Del Río Prada, précité, § 82, Brown c. Royaume-Uni (déc.), no 38644/97, 24 novembre 1998, Welch, précité, § 32, Müller-Hartburg c. Autriche, no 47195/06, § 47, 19 février 2013). En l’occurrence, la perte du droit de se porter candidat aux élections régionales a eu pour le requérant des conséquences sur le plan politique. Toutefois, cela ne saurait suffire à la qualifier de sanction de nature pénale, d’autant plus qu’en 2017 l’intéressé a pu se porter candidat à des nouvelles élections régionales après avoir obtenu sa réhabilitation (paragraphe 19 ci-dessus) et que le droit de vote sous le volet actif n’a pas été touché.

vi. Conclusion

73. Compte tenu de ce qui précède, la Cour estime que l’interdiction de se porter candidat aux élections régionales ne saurait être assimilée à une sanction pénale au sens de l’article 7 de la Convention. En conséquence, ce grief est incompatible ratione materiae avec les dispositions de la Convention et doit être rejeté en application de l’article 35 §§ 3 et 4 de la Convention.

II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 3 du protocole no 1

74. Le requérant se plaint que l’interdiction de se porter candidat a limité de manière illégitime son droit de vote passif. Selon l’article 3 du Protocole no 1 de la Convention,

« Les Hautes Parties contractantes s’engagent à organiser, à des intervalles raisonnables, des élections libres au scrutin secret, dans les conditions qui assurent la libre expression de l’opinion du peuple sur le choix du corps législatif. »

A. Sur la recevabilité

75. Bien que les parties n’aient pas discuté de l’applicabilité de cette disposition, la Cour estime utile de se pencher sur la question, eu égard aux circonstances de l’espèce.

76. La Cour rappelle tout d’abord que les mots « corps législatif » figurant à l’article 3 du Protocole no 1 ne s’entendent pas nécessairement du parlement national ; il y a lieu de les interpréter en fonction de la structure constitutionnelle de l’État en cause (Mathieu-Mohin et Clerfayt c. Belgique, 2 mars 1987, § 54, série A no 113).

Dans sa décision Mółka c. Pologne (relative à la privation allégué du droit de vote en raison d’une situation de handicap) , la Cour a rappelé que « dans « l’affaire Mathieu-Mohin et Clerfayt, la réforme constitutionnelle belge de 1980 avait conféré au Conseil flamand suffisamment de compétences et de pouvoirs pour que l’on pût considérer que, comme d’ailleurs le Conseil de la Communauté française et le Conseil régional wallon, il faisait partie du « corps législatif » belge, au même titre que la Chambre des représentants et le Sénat (Mathieu-Mohin et Clerfayt, c. Belgique, 2 mars 1987, § 53, série A no 113, et Matthews c. Royaume-Uni [GC], no 24833/94, § 40, CEDH 1999‑I).

En revanche, les organes de la Convention ont jugé que les organes des autorités locales, tels les conseils municipaux en Belgique, les conseils de comtés métropolitains au Royaume-Uni et les conseils régionaux en France, ne faisaient pas partie du « corps législatif » au sens de l’article 3 du Protocole no 1 (Clerfayt, Legros et autres c. Belgique, no 10650/83, décision de la Commission du 17 mai 1985, DR 42, p. 212 ; Booth-Clibborn et autres c. Royaume-Uni (déc.), no 11391/85, décision de la Commission du 5 juillet 1985, DR 43, p. 236, et Malarde c. France (déc.), no 46813/99, 5 septembre 2000) » (Mółka c. Pologne (déc.), no 56550/00, 11 avril 2016).

77. La Cour relève qu’en l’occurrence, depuis l’entrée en vigueur de la loi constitutionnelle no 3 du 18 octobre 2001, le pouvoir législatif des Régions, par ailleurs déjà substantiel, a été renforcé. Jusque-là, l’article 117 de la Constitution confinait à un ensemble défini de domaines la compétence des Régions. Le nouvel article 117, tel que modifié par ladite loi constitutionnelle, reconnait le pouvoir législatif 1) exclusif de l’État en matière, notamment, de politique étrangère et relations internationales de l’État, droit d’asile, immigration, défense, sécurité de l’État, monnaie, nationalité, juridictions et règles processuelles, etc. ; 2) concurrent, en particulier, dans des domaines tels les relations internationales et relations avec l’Union européenne des Régions, commerce extérieur, protection civile, aménagement du territoire, valorisation des biens culturels et environnementaux, éducation, etc. L’alinéa 4 de la disposition constitutionnelle souligne que dans toute matière non expressément réservée à la législation de l’État, le pouvoir législatif revient aux Régions (paragraphe 20 ci-dessus) (voir Repetto Visentini c. Italie, (déc.), no42081/10, § 22, 9 mars 2021).

78. Force est de constater que dans le cadre de la structure constitutionnelle italienne, la Constitution fonde le pouvoir législatif des Régions en leur accordant une grande latitude d’action de sorte que l’on peut considérer les conseils régionaux comme faisant partie du corps législatif. Il s’ensuit que l’article 3 du Protocole no 1 s’applique en l’espèce.

79. Constatant que ce grief n’est pas manifestement mal fondé ni irrecevable pour un autre motif visé à l’article 35 de la Convention, la Cour le déclare recevable.

B. Sur le fond

1. Thèses des parties

a) Le requérant

80. Le requérant affirme que l’interdiction de se porter candidat aux élections régionales n’était ni prévisible ni proportionnée au but poursuivi par le décret législatif no 235/2012. L’existence d’une base légale et la nécessité d’assurer la crédibilité de l’action de l’administration et les rapports avec les citoyens ne rendraient pas les dispositions dudit décret conformes à la Convention.

81. En particulier, quant à la proportionnalité, le législateur n’aurait point correctement pondéré les intérêts de la collectivité et ceux du requérant. « L’interdiction permanente et irréversible d’être élu ne constituerait pas une réponse proportionnée à l’exigence du maintien de l’ordre public dans la mesure où la libre expression du peuple sur le choix du corps législatif (…) doit être garantie dans tous les cas. »

b) Le Gouvernement

82. Le Gouvernement rappelle que le choix du législateur visant à exclure l’accès à l’exercice de fonctions publiques aux personnes impliquées dans des procédures pénales répond à « la nécessité de protéger le bon déroulement et la transparence des administrations publiques, afin de garantir la crédibilité de l’Administration vers le public, et par conséquent le rapport de confiance des citoyens envers les institutions. »

83. Le requérant avait été condamné pour des faits constituant un délit contre l’Administration, l’abus de pouvoir, « dont l’appréciation négative (…) est étroitement liée à l’exigence de protéger l’intérêt au bon déroulement de la fonction élective publique. »

84. En conclusion, la légitimité du décret législatif no 235/2012 ne saurait être contestée et ce d’autant plus que la volonté du législateur de mener la lutte contre la corruption dans l’Administration était manifeste bien avant la consultation électorale dont il s’agit, ce qui exclurait tout effet de surprise au détriment du requérant.

2. Appréciation de la Cour

a) Les principes établis par la jurisprudence de la Cour

85. La Cour rappelle que l’article 3 du Protocole no 1 consacre un principe fondamental dans un régime politique véritablement démocratique et revêt donc dans le système de la Convention une importance capitale (Mathieu-Mohin et Clerfayt c. Belgique, 2 mars 1987, § 47, série A no 113). Outre qu’il prévoit explicitement l’obligation d’organiser des élections libres, cet article implique également des droits subjectifs, dont le droit de vote et celui de se porter candidat à des élections (ibidem, § 51), et garantit le droit de tout élu d’exercer son mandat (Sadak et autres c. Turquie (no 2), nos 25144/94 et 8 autres, § 33, CEDH 2002-IV, Lykourezos c. Grèce, no 33554/03, § 50, CEDH 2006 VIII, Sitaropoulos et Giakoumopoulos c. Grèce [GC], no 42202/07, § 63, CEDH 2012 ; Repetto Visentini c. Italie, décision précitée, § 26 ).

86. Il s’agit de droits cruciaux pour l’établissement et le maintien des fondements d’une véritable démocratie régie par la prééminence du droit (Ždanoka, précité, § 103, Scoppola c. Italie (no 3), no 126/05, § 82, 18 janvier 2011 et Karácsony et autres c. Hongrie [GC], nos 42461/13 et 44357/13, § 141, CEDH 2016 (extraits)).

87. Les organes de la Convention ont rarement eu l’occasion d’examiner des allégations de violation de l’aspect « passif » des droits garantis par l’article 3 du Protocole no 1. À ce propos, la Cour a souligné que les États contractants disposaient d’une grande latitude pour établir, dans leur ordre constitutionnel, notamment les critères d’éligibilité. Quoique procédant d’un souci commun – assurer l’indépendance des élus mais aussi la liberté des électeurs –, ces critères varient en fonction des facteurs historiques et politiques propres à chaque État. La multitude de situations prévues dans les constitutions et les législations électorales de nombreux États membres du Conseil de l’Europe démontre la diversité des choix possibles en la matière. Aux fins de l’application de l’article 3, toute loi électorale doit donc toujours s’apprécier à la lumière de l’évolution politique du pays concerné (Ždanoka, précité, § 106).

88. En ce qui concerne l’interprétation générale de l’article 3 du Protocole no 1, la Cour a énoncé les grands principes dans sa jurisprudence (voir, parmi d’autres, Mathieu-Mohin et Clerfayt, précité, §§ 46-51, Ždanoka, précité, § 115, Podkolzina c. Lettonie, no 46726/99, § 33, CEDH 2002-II). Plus particulièrement, dans l’arrêt Ždanoka (précité, § 115), relatif à l’interdiction faite à une ancienne dirigeante communiste durant l’ère soviétique de se présenter aux élections législatives, la Cour a fixé les critères à appliquer pour rechercher si l’article 3 du Protocole no 1 avait été observé. Elle s’est exprimée ainsi :

« 115. (…) :

a) L’article 3 du Protocole no 1 s’apparente à d’autres dispositions de la Convention protégeant divers droits civiques et politiques tels que, par exemple, l’article 10, qui garantit le droit à la liberté d’expression, ou l’article 11, qui consacre le droit à la liberté d’association, y compris le droit de chacun à la liberté d’association politique avec d’autres personnes au sein d’un parti. Il existe indéniablement un lien entre toutes ces dispositions, à savoir la nécessité de garantir le respect du pluralisme d’opinions dans une société démocratique par l’exercice des libertés civiques et politiques. De plus, la Convention et ses Protocoles doivent être considérés comme un tout. Cependant, lorsqu’une atteinte à l’article 3 du Protocole no 1 est en cause, la Cour ne doit pas automatiquement avoir recours aux mêmes critères que ceux qui sont appliqués pour les ingérences autorisées par le paragraphe 2 des articles 8 à 11 de la Convention, ni ne doit systématiquement fonder ses conclusions au regard de l’article 3 du Protocole no 1 sur les principes découlant de l’application des articles 8 à 11 de la Convention. Étant donné l’importance de l’article 3 du Protocole no 1 pour le système institutionnel de l’État, cette disposition est rédigée en des termes très différents de ceux des articles 8 à 11 de la Convention. L’article 3 du Protocole no 1 est libellé en des termes collectifs et généraux, bien que cette disposition ait été interprétée par la Cour comme impliquant également des droits individuels spécifiques. Les normes à appliquer pour établir la conformité à l’article 3 du Protocole no 1 doivent donc être considérées comme moins strictes que celles qui sont appliquées sur le terrain des articles 8 à 11 de la Convention.

b) La notion de « limitation implicite » qui se dégage de l’article 3 du Protocole no 1 revêt une importance majeure quand il s’agit de déterminer la légitimité des buts poursuivis par les restrictions aux droits garantis par cette disposition. Étant donné que l’article 3 du Protocole no 1 n’est pas limité par une liste précise de « buts légitimes », tels que ceux qui sont énumérés aux articles 8 à 11 de la Convention, les États contractants peuvent donc librement se fonder sur un but qui ne figure pas dans cette liste pour justifier une restriction, sous réserve que la compatibilité de ce but avec le principe de la prééminence du droit et les objectifs généraux de la Convention soit démontrée dans les circonstances particulières d’une affaire donnée.

c) La notion de « limitation implicite » qui se dégage de l’article 3 du Protocole no 1 signifie également que la Cour n’applique pas les critères traditionnels de « nécessité » ou de « besoin social impérieux » qui sont utilisés dans le cadre des articles 8 à 11 de la Convention. Lorsqu’elle a à connaître de questions de conformité à l’article 3 du Protocole no 1, la Cour s’attache essentiellement à deux critères : elle recherche d’une part s’il y a eu arbitraire ou manque de proportionnalité, et d’autre part si la restriction a porté atteinte à la libre expression de l’opinion du peuple. Elle réaffirme toujours alors l’ample marge d’appréciation dont jouissent les États contractants. De plus, elle souligne la nécessité d’apprécier toute législation électorale à la lumière de l’évolution politique du pays concerné, ce qui implique que des caractéristiques inacceptables dans le cadre d’un système peuvent se justifier dans le contexte d’un autre (voir, notamment, les affaires Mathieu-Mohin et Clerfayt et Podkolzina précitées).

d) La nécessité qu’une mesure législative prétendument contraire à la Convention soit individualisée et le degré d’individualisation requis le cas échéant par celle-ci dépendent des circonstances de chaque affaire particulière, c’est-à-dire de la nature, du type, de la durée et des conséquences de la restriction légale litigieuse. Pour qu’une mesure de restriction soit conforme à l’article 3 du Protocole no 1, il peut suffire d’un moindre degré d’individualisation que dans les situations concernant un manquement allégué aux articles 8 à 11 de la Convention.

e) Quant au droit de se présenter aux élections, c’est-à-dire l’aspect « passif » des droits garantis par l’article 3 du Protocole no 1, la Cour se montre encore plus prudente dans son appréciation des restrictions dans ce contexte que lorsqu’elle est appelée à examiner des restrictions au droit de vote, c’est-à-dire l’élément « actif » des droits garantis par l’article 3 du Protocole no 1. Dans l’arrêt Melnitchenko précité (§ 57), elle a observé que le droit de se présenter aux élections législatives peut être encadré par des exigences plus strictes que le droit de vote. En fait, alors que le critère relatif à l’aspect « actif » de l’article 3 du Protocole no 1 implique d’ordinaire une appréciation plus large de la proportionnalité des dispositions légales privant une personne ou un groupe de personnes du droit de vote, la démarche adoptée par la Cour quant à l’aspect « passif » de cette disposition se limite pour l’essentiel à vérifier l’absence d’arbitraire dans les procédures internes conduisant à priver un individu de l’éligibilité (…) ».

b) Application de ces principes au cas d’espèce

89. La Cour note d’abord que ce grief soulève des questions nouvelles quant au but de la mesure.

90. Elle souligne le contexte spécifique de l’affaire. Avant l’entrée en vigueur de la loi no 190/2012 et du décret législatif no 235/2012, la loi no 50/1990 avait déjà prévu, dans le cadre de la lutte contre le phénomène de l’infiltration mafieuse dans l’administration, des cas de restrictions au droit électoral passif visant à exclure de l’administration locale toute personne qui en occupant un poste aurait pu nuire à la crédibilité des institutions.

91. En mai 2010, fut présenté au Sénat le projet de loi no 2156 portant « Dispositions pour la prévention et la répression de la corruption et de l’illégalité dans l’administration publique ». Le projet, qui deviendra la loi no 190/2012, fixait déjà le cadre strict des critères à suivre dans le travail consistant à réunir en un seul texte de loi les règles relatives à l’ « inéligibilité » aux fonctions électives, y compris nationales et supranationales.

92. La loi no 190/2012 entra en vigueur le 28 novembre 2012 (paragraphe 4. ci-dessus). Le décret législatif no 235/2012 fut adopté le 6 décembre 2012 et entra en vigueur le 5 janvier 2013 (paragraphes 6 ci-dessus).

i. Sur l’existence d’une ingérence dans l’exercice des droits du requérant

93. La Cour observe qu’il n’est pas contesté entre les parties que la mesure litigieuse a entraîné une ingérence dans l’exercice des droits électoraux du requérant garantis par l’article 3 du Protocole no 1. Il reste à établir si cette ingérence poursuivait un but légitime et proportionné, au sens de la jurisprudence de la Cour.

ii. Le but de la mesure litigieuse

94. L’article 3 du Protocole no 1 n’étant pas limité par une liste précise de buts légitimes, les États contractants peuvent librement se fonder sur un but légitime qui ne figure pas dans la liste de ceux contenus aux articles 8 à 11 de la Convention pour justifier une restriction, sous réserve que la compatibilité de ce but avec le principe de la prééminence du droit et les objectifs généraux de la Convention soit démontrée dans les circonstances particulières d’une affaire (Ždanoka, précité, § 115).

95. La Cour souligne qu’en l’espèce l’interdiction de se porter candidat a été introduite par le législateur italien avec la loi de délégation no 190/2012 et par le gouvernement de l’époque, dans le cadre des pouvoirs délégués, au moyen du décret législatif no 235/2012 ; il s’agissait de renforcer l’arsenal des restrictions des droits électoraux existaient déjà sur le plan local depuis la loi no 50/1990. À l’évidence, l’incandidabilità répond à l’impératif d’assurer de manière générale le bon fonctionnement des administrations publiques, garantes de la gestion de la res publica. Elle règle l’accès à la vie publique et préserve la libre prise de décision des organes électifs. Il s’agit là d’un but compatible avec le principe de la prééminence du droit et les objectifs généraux de la Convention.

iii. La proportionnalité de la mesure

96. Lorsque la Cour est appelée à examiner des questions relatives à l’aspect passif des droits garantis par l’article 3 du Protocole no 1, elle suit une approche marquée par un contrôle circonscrit essentiellement à la vérification de l’absence d’arbitraire dans les procédures internes conduisant à priver un individu de l’éligibilité (Ždanoka, précité, § 115 in fine, et Melnitchenko c. Ukraine, no 17707/02, §§ 57-59, CEDH 2004-X). Pour ce faire en l’espèce, la Cour, concernant l’incandidabilità, se penchera sur le cadre légal, en particulier la prévisibilité et l’application immédiate de la mesure, ainsi que sa durée.

iv. Le cadre légal

97. En ce qui concerne le cadre légal, la Cour relève que l’interdiction de se porter candidat aux élections régionales est entourée de garanties. Avant tout, cette interdiction a pour condition préalable l’existence d’une condamnation pénale définitive telle que celle prévue pour un certain nombre de délits graves strictement définis par la loi. Le choix de ce préalable spécifique a été effectué sur la base d’une appréciation abstraite, la condamnation définitive étant la condition qui préside à l’interdiction de se porter candidat aux élections. Cette interdiction est une conséquence automatique pour laquelle il n’est prévu ni pondération des situations individuelles ni appréciation discrétionnaire. En effet, dans le cadre des critères fixés par la loi no 190/2012 (article 1, alinéa 64 – paragraphe 22 ci-dessus), le décret législatif no 235/2013 indique en son article 7, entre autres, le délit d’abus de pouvoir (paragraphe 24 ci-dessus). La mesure litigieuse n’est pas applicable de manière indifférenciée à tous les condamnés du seul fait d’une condamnation, mais à une catégorie de personnes prédéfinie et en fonction de la nature des délits (voir, mutatis mutandis, Scoppola (no 3), précité, §§ 97-102). Le requérant est tombé sous le coup de la mesure en question en raison de sa condamnation définitive de 2011 pour un délit contre l’administration.

98. En ce qui concerne la méconnaissance supposée du principe de prévisibilité de la loi en raison de l’application de l’incandidabilità à la suite de la condamnation du requérant pour des faits commis avant l’entrée en vigueur du décret législatif litigieux, la Cour fait remarquer que, eu égard à l’ample marge d’appréciation dont bénéficient les États en matière de limitation de la capacité électorale passive des personnes, les exigences de l’article 3 du Protocole no 1 sont moins strictes que celles relatives à l’article 7 de la Convention. En l’occurrence, il s’agissait pour l’État d’organiser son système de lutte contre l’illégalité et la corruption au sein de l’administration (paragraphes 23 ci-dessus).

99. La Cour considère que, dans ce contexte national, l’application immédiate de l’interdiction de se porter candidat aux élections régionales est cohérente avec le but affiché par le législateur, c’est-à-dire écarter des procédures électorales les personnes condamnées pour des délits graves et protéger ainsi l’intégrité du processus démocratique. La Cour accepte le choix du législateur italien, qui a pris comme base, pour l’application de l’interdiction, la date à laquelle la condamnation pénale devient définitive et non la date de la commission des faits poursuivis. En appliquant la mesure à toute personne condamnée pour les délits mentionnés dans le décret législatif no 235/2012 après l’entrée en vigueur de celui-ci, il entendait clairement compléter et renforcer l’arsenal législatif pour lutter contre la corruption et l’illégalité dans l’administration publique, objectif qui avait guidé les travaux parlementaires ayant abouti à l’adoption de la loi anticorruption no 190/2012.

100. L’argument du requérant selon lequel la mesure serait contraire aux principes de prévisibilité ne saurait donc être retenu. En effet, la condamnation définitive de décembre 2011 a constitué le préalable nécessaire à l’interdiction de se porter candidat aux élections, préalable prévu par l’article 7 du décret législatif en question.

101. Enfin, la Cour souligne que s’il est vrai que l’interdiction de se porter candidat aux élections régionales n’est pas limitée dans le temps, en l’espèce, le requérant, ainsi qu’il l’affirma devant le Conseil d’État, avait sollicité sa réhabilitation puis renoncé à la demande avant l’échéance électorale de 2013 « au motif que le décret législatif n’était pas encore en vigueur (paragraphe 12 ci-dessus). Par ailleurs, l’intéressé a ensuite réitéré une telle demande [en vertu de l’alinéa 3 de l’article 15 du décret législatif no 235/2012,] en obtenant la réhabilitation et le droit de se présenter aux nouvelles élections régionales de 2017 (paragraphes 19 ci-dessus).

3. Conclusion

102. En conclusion, eu égard au fait que la mesure d’interdiction de se porter candidat aux élections régionales n’était pas disproportionnée, la Cour constate qu’il n’y a pas eu en l’espèce violation de l’article 3 du Protocole no1.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1. Déclare le grief concernant l’article 3 du Protocole no 1 recevable et le surplus de la requête irrecevable ;

2. Dit qu’il n’y a pas eu violation de cette disposition.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 17 juin 2021, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

Renata Degener                             Ksenija Turković
Greffière                                             Présidente

Dernière mise à jour le juin 17, 2021 par loisdumonde

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