La requête concerne la condamnation pénale en appel du requérant, qui avait été acquitté en première instance. La juridiction d’appel l’a reconnu coupable sans avoir entendu à nouveau le témoin à charge. Le requérant invoque l’article 6 § 1 de la Convention.
PREMIÈRE SECTION
AFFAIRE MORZENTI c. ITALIE
(Requête no 67024/13)
ARRÊT
STRASBOURG
17 juin 2021
Cet arrêt est définitif. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire Morzenti c. Italie,
La Cour européenne des droits de l’homme (première section), siégeant en un comité composé de :
Alena Poláčková, présidente,
Péter Paczolay,
Raffaele Sabato, juges,
et de Liv Tigerstedt, greffière adjointe de section,
Vu la requête (no 67024/13) dirigée contre la République italienne et dont un ressortissant de cet État, M. Giovanni Morzenti (« le requérant »), a saisi la Cour le 10 octobre 2013 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »),
Vu la décision de porter à la connaissance du gouvernement italien (« le Gouvernement ») le grief concernant l’équité de la procédure et de déclarer la requête irrecevable pour le surplus,
Vu les observations des parties,
Vu la décision par laquelle la Cour a rejeté l’opposition du Gouvernement à l’examen de la requête par un comité,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 25 mai 2021,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :
INTRODUCTION
1. La requête concerne la condamnation pénale en appel du requérant, qui avait été acquitté en première instance. La juridiction d’appel l’a reconnu coupable sans avoir entendu à nouveau le témoin à charge. Le requérant invoque l’article 6 § 1 de la Convention.
EN FAIT
2. Le requérant est né en 1950 et réside à Fossano. Il a été représenté par Me M.F. Ferrero.
3. Le Gouvernement a été représenté par son agent, M. L. D’Ascia.
4. À une date non précisée, le requérant fut renvoyé en jugement avec une autre personne devant le tribunal de Cuneo, pour concussion, relativement à des faits survenus en avril et en juin 2006.
5. Le 28 janvier 2011, après avoir entendu plusieurs témoins, le tribunal rendit son jugement. Il déclara le requérant coupable quant aux faits d’avril 2006 et le relaxa quant aux faits de juin. En ce qui concernait les faits de juin, il estimait que les déclarations de la victime supposée, A., n’avaient pas été corroborées par les dépositions des autres témoins entendus au cours des débats, et qu’elles ne concordaient pas totalement avec celles qu’A. lui-même avait faites pendant les investigations préliminaires. Il nota que A. avait certes expliqué en partie les incohérences relevées dans son témoignage, mais que ces incohérences concernaient des éléments de preuve essentiels pour juger de l’existence de l’infraction. Dès lors, il estima qu’il était impossible de juger établi au-delà de tout doute raisonnable que le requérant eût commis les actes correspondant au chef d’inculpation relatif aux faits de juin 2006.
6. Le parquet et la partie civile interjetèrent tous deux appel du jugement. Par un arrêt du 17 avril 2012, la cour d’appel de Turin déclara le requérant coupable de tous les chefs d’inculpation retenus contre lui. Sur les faits de juin 2006, elle jugea que la principale preuve à charge résidait dans le témoignage de la victime. Elle estima à cet égard que, d’une part, le tribunal avait accordé un poids trop important aux incohérences que présentait la version de A. et, d’autre part, il n’avait pas dûment pris en compte les autres éléments de preuve. Elle tint le raisonnement suivant : A. avait toujours évoqué les mêmes faits dans ses différentes dépositions, et il avait expliqué les raisons des contradictions que celles-ci semblaient renfermer ; à supposer qu’il restât dans son témoignage des incohérences ou des confusions, ces éléments auraient été suffisamment compensés par les autres éléments de preuve recueillis, notamment par les déclarations des témoins, par le document dont le requérant s’était servi pour faire pression sur A. afin de parvenir à ses fins et par des éléments obtenus au moyen d’écoutes environnementales ; enfin, il n’y avait aucune raison de douter de la crédibilité intrinsèque ou extrinsèque de A.
7. Le requérant se pourvut en cassation. Il se plaignait notamment de ce que la cour d’appel l’avait reconnu coupable des faits de juin 2006 pour lesquels il avait été relaxé en première instance alors qu’elle n’avait pas entendu directement le témoin à charge.
8. Par un arrêt déposé le 12 avril 2013, la Cour de cassation rejeta le pourvoi. Elle observa que l’affaire concernant le requérant se différenciait de l’affaire Dan c. Moldova (no 8999/07, 5 juillet 2011) en ce qu’à aucun moment la crédibilité du témoin à charge n’avait été mise en doute, ni par le tribunal ni par la cour d’appel. Elle estima que cette dernière avait simplement donné une lecture correcte et logique des éléments de preuve disponibles, éléments que le tribunal n’avait pas correctement interprétés ou pas adéquatement pris en compte, et que, dans le cadre de cette réévaluation globale, elle avait examiné la question de la crédibilité du témoin de manière particulièrement approfondie. Elle jugea donc dûment fondé le verdict de culpabilité.
LE CADRE JURIDIQUE ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS
9. Le cadre juridique interne pertinent en l’espèce est décrit dans l’arrêt Lorefice c. Italie, no 63446/13, §§ 26‑28, 29 juin 2017.
EN DROIT
I. SUR la qualité DES HÉRITIERS DU REQUÉRANT pour POURSUIVRE LA REQUÊTE
10. Le requérant, M. Giovanni Morzenti, est décédé le 29 avril 2017. Par des lettres datées des 3 juillet et 6 septembre 2017, son épouse, Mme Miranda Fulchini, et ses trois enfants, Mme Debora Morzenti et MM. Ermes et Jacopo Morzenti, ont informé la Cour de leur souhait de maintenir la requête introduite par leur proche. Ils ont produit leurs certificats d’héritiers.
11. Le Gouvernement s’y oppose. Il soutient que les héritiers du requérant ne peuvent pas se prétendre victimes de la violation alléguée au sens de l’article 34 de la Convention.
12. La Cour rappelle que, dans les cas où le requérant originaire décède après l’introduction de la requête, elle autorise normalement les proches de l’intéressé à poursuivre la procédure, à condition qu’ils aient un intérêt légitime à le faire (voir, parmi beaucoup d’autres, Murray c. Pays-Bas [GC], no 10511/10, § 79, 26 avril 2016). En l’espèce, elle estime que l’épouse et les enfants du requérant ont un intérêt légitime à faire constater que la condamnation de ce dernier a été contraire à son droit à un procès équitable. Elle leur reconnaît dès lors la qualité pour se substituer à lui dans la présente procédure et, de ce fait, la qualité pour agir au regard de l’article 34 de la Convention (voir, mutatis mutandis, Dalban c. Roumanie [GC], no 28114/95, § 39, CEDH 1999‑VI). Toutefois, pour des raisons d’ordre pratique, la présente décision continuera de désigner M. Giovanni Morzenti comme « le requérant », bien qu’il faille aujourd’hui attribuer cette qualité à sa veuve et à ses enfants.
II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 § 1 DE LA CONVENTION
13. Le requérant se plaignait que la cour d’appel de Turin l’eût déclaré coupable sur la base des déclarations d’un témoin qu’elle n’avait pas entendu directement. Il invoquait l’article 6 § 1 de la Convention, qui est ainsi libellé dans ses parties pertinentes :
« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement (…) par un tribunal (…) qui décidera (…) du bien-fondé de toute accusation en matière pénale dirigée contre elle. »
A. Sur la recevabilité
14. Constatant que la requête n’est pas manifestement mal fondée ni irrecevable pour un autre motif visé à l’article 35 de la Convention, la Cour la déclare recevable.
B. Sur le fond
15. Le requérant alléguait qu’en omettant d’entendre le témoin A., dont les déclarations avaient été selon lui déterminantes dans sa condamnation pour concussion relativement aux faits de juin 2006, la cour d’appel de Turin avait méconnu son droit à un procès équitable.
16. Le Gouvernement argue que, dans la présente affaire, la cour d’appel a fondé son verdict de culpabilité sur plusieurs éléments de preuve, dont le témoignage de A. aurait certes fait partie, mais sans être exclusif ni déterminant. Il soutient que la cour d’appel a procédé à un examen critique et approfondi de la motivation du jugement du tribunal et qu’elle a corrigé par son arrêt les erreurs commises en première instance.
17. La Cour renvoie aux principes généraux régissant les modalités d’application de l’article 6 de la Convention aux procédures d’appel, tels qu’ils sont rappelés dans les arrêts Dan c. Moldova (no 8999/07, § 30, 5 juillet 2011), Lorefice (précité, § 36), et Tondo c. Italie ([comité], no 75037/14, §§ 38-39, 22 octobre 2020).
18. Elle observe que la cour d’appel de Turin a reconnu le requérant coupable des faits de concussion de juin 2006 à l’égard desquels il avait été relaxé en première instance et qu’elle a fondé son verdict de manière déterminante sur le compte rendu des déclarations de la victime de l’infraction, A. Or le tribunal de Cuneo avait considéré que les déclarations de ce témoin étaient insuffisantes pour fonder un verdict de culpabilité, compte tenu notamment des incohérences qu’elles présentaient.
19. Par ailleurs, d’autres preuves avaient corroboré l’accusation, et il appartenait à la cour d’appel d’apprécier les différents éléments recueillis. Néanmoins, c’est sur la base d’une nouvelle interprétation du témoignage de A. qu’elle a reconnu le requérant coupable. Dès lors, en rendant un verdict de culpabilité sans avoir entendu ce témoin, elle a porté une atteinte significative aux droits de la défense.
20. Partant, il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention.
III. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
21. Aux termes de l’article 41 de la Convention :
« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »
A. Dommage
22. Les héritiers du requérant demandent 104 000 euros (EUR) pour dommage matériel. Ils exposent que cette somme correspond au dédommagement que le requérant a dû verser à la partie civile. Ils demandent également 40 000 EUR pour dommage moral.
23. Le Gouvernement s’oppose à ces demandes.
24. La Cour note qu’en l’espèce la seule base à retenir pour l’octroi d’une satisfaction équitable réside dans le fait que le requérant n’a pas bénéficié des garanties d’un procès équitable au sens de l’article 6 § 1 de la Convention. En ce qui concerne le dommage matériel allégué, elle ne saurait spéculer sur le résultat auquel la procédure aurait abouti si la violation constatée n’avait pas eu lieu (voir, mutatis mutandis, Alexe c. Roumanie, no 66522/09, § 48, 3 mai 2016). Il n’y a dès lors pas lieu d’accorder d’indemnité pour dommage matériel. En revanche, la Cour octroie la somme globale de 6 500 EUR au titre du dommage moral subi par le requérant.
B. Frais et dépens
25. Les héritiers du requérant demandent 12 600 EUR pour les frais engagés dans le cadre de la procédure menée devant le tribunal de Cuneo et la cour d’appel de Turin. Ils produisent des justificatifs du paiement des honoraires d’avocat correspondants. Ils demandent également 18 300 EUR pour les frais exposés aux fins de la procédure menée devant la Cour.
26. Le Gouvernement s’oppose à ces demandes.
27. La Cour rappelle que, lorsqu’elle conclut à la violation de la Convention, elle peut accorder aux requérants le remboursement non seulement des frais et dépens qu’ils ont engagés devant elle, mais aussi de ceux exposés devant les juridictions internes pour prévenir ou faire corriger par celles-ci ladite violation (voir, par exemple, l’arrêt Hertel c. Suisse, 25 août 1998, Recueil des arrêts et décisions 1998‑VI), dès lors que leur nécessité est établie, que les justificatifs requis sont produits et que les sommes réclamées ne sont pas déraisonnables.
28. Elle considère qu’il n’y a pas lieu en l’espèce de rembourser les frais afférents à la procédure menée devant le tribunal et la cour d’appel, car ils n’ont pas été engagés pour remédier à la violation constatée. Pour les frais relatifs à la procédure menée devant elle, elle estime raisonnable compte tenu des documents dont elle dispose et de sa jurisprudence d’allouer la somme de 3 500 EUR, plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt aux héritiers du requérant sur cette somme.
29. Enfin, elle juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,
1. Dit que Mmes Miranda Fulchini et Debora Morzenti et MM. Ermes et Jacopo Morzenti, héritiers de M. Giovanni Morzenti, ont qualité pour poursuivre la présente procédure ;
2. Déclare la requête recevable ;
3. Dit qu’il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention ;
4. Dit
a) que l’État défendeur doit verser aux héritiers du requérant, dans un délai de trois mois, les sommes suivantes :
i. 6 500 EUR (six mille cinq cents euros), conjointement, plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt sur cette somme, pour dommage moral ;
ii. 3 500 EUR (trois mille cinq cents euros), conjointement, plus tout montant pouvant être dû par eux à titre d’impôt sur cette somme, pour frais et dépens ;
b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;
5. Rejette le surplus de la demande de satisfaction équitable.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 17 juin 2021, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Liv Tigerstedt Alena Poláčková
Greffière adjointe Présidente
Dernière mise à jour le juin 17, 2021 par loisdumonde
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