Melike c. Turquie (Cour européenne des droits de l’homme)

Note d’information sur la jurisprudence de la Cour 252
Juin 2021

Melike c. Turquie35786/19

Arrêt 15.6.2021 [Section II]

Article 10
Article 10-1
Liberté d’expression

Licenciement sans droit à indemnisation d’une employée contractuelle du ministère de l’éducation nationale pour les mentions « J’aime » ajoutées sur des contenus Facebook de tiers : violation

En fait – La requérante, agente de nettoyage contractuelle du ministère de l’éducation nationale à l’époque des faits, a été licencié sans avoir eu le droit à des indemnités pour les mentions « J’aime » qu’elle avait ajoutées sur certains contenus Facebook de tiers.

En droit – Article 10 :

Même si son employeur était un établissement public, la requérante ne disposait pas de statut de fonctionnaire de l’État, mais de celui d’employée permanente et elle était ainsi soumise non pas à la législation spécifique relative aux fonctionnaires, mais au régime commun du droit de travail. La requérante a ainsi été licenciée par son employeur en application de la décision d’une commission disciplinaire établie selon les règles prévues à la convention collective de travail applicable à son lieu de travail et elle a contesté son licenciement devant les tribunaux de travail.

La requérante a été licenciée pour ses mentions « J’aime » sur certains contenus publiés par des tiers sur Facebook. L’emploi des mentions « J’aime » sur les réseaux sociaux, qui pourrait être considéré comme un moyen d’afficher un intérêt ou une approbation pour un contenu, constitue bien, en tant que tel, une forme courante et populaire d’exercice de la liberté d’expression en ligne.

Le tribunal de travail a considéré que les contenus que la requérante avait « aimés » ne pouvaient être considérés protégés par la liberté d’expression et étaient susceptibles de perturber la paix et la tranquillité du lieu de travail de l’intéressée, des établissements scolaires du ministère de l’Éducation nationale, au motif que le contenu portant sur les professeurs, jugé offensant pour ces derniers, pouvait inquiéter les parents et élèves et que les autres contenus étaient de nature politique. Le tribunal de travail a confirmé la conclusion de la commission disciplinaire. Et la Cour constitutionnelle a rejeté le recours de la requérante en estimant qu’elle n’avait pas étayé son allégation de violation de son droit à la liberté d’expression à raison de son licenciement.

Les décisions rendues par les juridictions nationales ne semblent pas avoir procédé à un examen suffisamment approfondi de la teneur des contenus litigieux ni du contexte dans lequel ils s’inscrivaient. Ces contenus consistent en des critiques politiques virulentes dirigées contre les pratiques répressives alléguées des autorités, des appels et encouragements à manifester pour protester contre ces pratiques, l’expression d’une indignation concernant l’assassinat du président d’un barreau, des dénonciations des abus allégués des élèves qui auraient eu lieu dans les établissements placés sous le contrôle des autorités ainsi qu’une réaction acerbe visant une déclaration, jugée sexiste, d’une personnalité religieuse connue du public.

La requérante n’était pas une fonctionnaire de l’État portant un lien particulier de confiance et de loyauté envers son administration, mais une employée contractuelle soumis au droit de travail. Le devoir de loyauté, de réserve et de discrétion des salariés travaillant sous le régime du droit privé envers leur employeur ne peut pas être aussi accentuée que celui des membres de la fonction publique.

Les juridictions nationales n’ont aucunement examiné la question de l’impact potentiel de l’acte litigieux de la requérante, alors qu’il est essentiel pour l’évaluation de l’influence potentielle d’une publication en ligne de déterminer son étendue et sa portée auprès du public.

À ce propos, en premier lieu, la requérante n’est pas la personne qui a créé et publié les contenus litigieux sur le réseau social concerné et son acte se limite à cliquer sur le bouton « J’aime » se trouvant en dessous de ces contenus. Cet acte ne peut être considéré comme portant le même poids qu’un partage de contenu sur les réseaux sociaux, dans la mesure où une mention « J’aime » exprime seulement une sympathie à l’égard d’un contenu publié, et non pas une volonté active de sa diffusion. Ensuite il n’est pas allégué par les autorités que les contenus en question avait atteint un public très large sur le réseau social en cause. Certains de ces contenus ont reçu seulement une dizaine de mentions « J’aime » et quelques commentaires au total. En outre, compte tenu de la nature de sa fonction, la requérante ne pouvait disposer que d’une notoriété et d’une représentativité limitée dans son lieu de travail et ses activités sur Facebook ne pouvaient pas avoir un impact significatif sur les élèves, les parents d’élèves, les professeurs et d’autres employés. Les autorités nationales n’ont d’ailleurs pas cherché à établir dans leurs décisions si ces derniers avaient accès au compte Facebook de la requérante ou à ses mentions « J’aime » litigieuses, compte tenu des paramètres, des connections et du degré de popularité du profil de l’intéressée sur ce réseau social.

En tout état de cause, les autorités nationales ne précisent pas dans leurs décisions si pendant la période passée entre la publication des contenus litigieux et l’ouverture de la procédure disciplinaire, qui était d’environ six à neuf mois en fonction du contenu, les mentions « J’aime » de la requérante avaient été remarquées ou dénoncées par les élèves, les parents d’élèves, les professeurs ou d’autres employés du même lieu de travail et si ces mentions avaient causé des incidents de nature à mettre en péril l’ordre et la paix du lieu de travail.

Eu égard à ce qui précède, la commission disciplinaire et les juridictions nationales n’ont pas tenu compte de tous les faits et facteurs pertinents dans les circonstances de l’espèce pour arriver à leur conclusion selon laquelle l’acte litigieux de la requérante était de nature à perturber la paix et la tranquillité du lieu de travail de l’intéressée. Les autorités nationales n’ont pas cherché à évaluer notamment la capacité des mentions « J’aime » en cause à provoquer des conséquences dommageables dans le lieu de travail de la requérante, compte tenu de la teneur des contenus auxquels elles se rapportaient, au contexte professionnel et social dans lequel elles s’inscrivaient, et de leur portée et impact potentiels. Dès lors, les motifs retenus en l’espèce pour justifier le licenciement de la requérante ne peuvent être considérés comme pertinents et suffisants.

Enfin, l’autorité disciplinaire, dont la décision a été approuvée par les juridictions nationales, a appliqué la sanction maximale prévue par la convention collective de travail, à savoir la résiliation immédiate du contrat de travail sans droit à indemnisation. Il est incontestable que cette sanction a revêtu, eu égard notamment à l’ancienneté de la requérante dans sa fonction et à son âge, une sévérité extrême.

Ainsi, il n’y avait pas de rapport de proportionnalité raisonnable entre l’ingérence dans l’exercice du droit de la requérante à la liberté d’expression et le but légitime poursuivi.

Conclusion : violation (unanimité).

Article 41 : 2 000 EUR pour préjudice moral ; demande de dommage matériel rejetée.

(Voir aussi Fuentes Bobo c. Espagne, 39293/98, 29 février 2000, Résumé juridique ; Heinisch c. Allemagne, 28274/08, 21 juillet 2011, Résumé juridique ; Palomo Sánchez et autres c. Espagne [GC], 28955/06 et al., 12 septembre 2011, Résumé juridique ; Catalan c. Roumanie, 13003/04, 9 janvier 2018, Résumé juridique ; Magyar Jeti Zrt c. Hongrie, 11257/16, 4 décembre 2018, Résumé juridique ; Kilin c. Russie, 10271/12, 11 mai 2021, Résumé juridique)

Dernière mise à jour le juin 15, 2021 par loisdumonde

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