AFFAIRE STAYKOV c. BULGARIE (Cour européenne des droits de l’homme) Requête no 16282/20

Le requérant fut placé en détention provisoire dans le cadre de poursuites pénales dirigées contre lui. Invoquant l’article 5 § 3 de la Convention, il se plaint de la durée, excessive selon lui, de sa détention. Sous l’angle de l’article 5 § 4 de la Convention, il allègue que le contrôle de la légalité et de la nécessité de sa détention exercé par les juridictions internes n’était pas efficace. Sur le terrain de l’article 18, combiné avec l’article 5, il soutient que sa détention visait un but différent de ceux énumérés dans cette dernière disposition.


QUATRIÈME SECTION
AFFAIRE STAYKOV c. BULGARIE
(Requête no 16282/20)
ARRÊT

Art 5 § 3 • Caractère raisonnable de la détention provisoire • Manque de motivation des conclusions des autorités judiciaires sur l’existence d’un risque pour le requérant de commettre des infractions pénales, d’exercer une pression sur les témoins ou de se soustraire à la justice s’il était libéré, en présence de raisons plausibles de le soupçonner d’avoir participé à un groupe criminel organisé à des fins de profit personnel • Absence de motifs « suffisants », même si pouvant passer pour « pertinents », après la période initiale de la détention provisoire, ou à tout le moins après le renvoi de l’affaire en jugement

STRASBOURG
8 juin 2021

Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention . Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Staykov c. Bulgarie,

La Cour européenne des droits de l’homme (quatrième section), siégeant en une Chambre composée de :

Tim Eicke, président,
Yonko Grozev,
Armen Harutyunyan,
Gabriele Kucsko-Stadlmayer,
Pere Pastor Vilanova,
Jolien Schukking,
Ana Maria Guerra Martins, juges,
et de Ilse Freiwirth, greffière adjointe de section,

Vu la requête (no 16282/20) dirigée contre la République de Bulgarie et dont un ressortissant de cet État, M. Minyu Staykov (« le requérant »), a saisi la Cour le 7 avril 2020 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »),

Vu la décision de porter à la connaissance du gouvernement bulgare (« le Gouvernement ») les griefs concernant la détention du requérant au regard de l’article 5 §§ 3 et 4, ainsi que de l’article 18 de la Convention et de déclarer irrecevable la requête pour le surplus,

Vu les observations des parties,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 18 mai 2021,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

INTRODUCTION

1. Le requérant fut placé en détention provisoire dans le cadre de poursuites pénales dirigées contre lui. Invoquant l’article 5 § 3 de la Convention, il se plaint de la durée, excessive selon lui, de sa détention. Sous l’angle de l’article 5 § 4 de la Convention, il allègue que le contrôle de la légalité et de la nécessité de sa détention exercé par les juridictions internes n’était pas efficace. Sur le terrain de l’article 18, combiné avec l’article 5, il soutient que sa détention visait un but différent de ceux énumérés dans cette dernière disposition.

EN FAIT

2. Le requérant est né en 1961. Il est détenu à Sofia. Devant la Cour, il a été représenté par Me A. Popova, avocate exerçant à Sofia.

3. Le Gouvernement a été représenté par son agent, Mme R. Nikolova, du ministère de la Justice.

4. Le requérant est un homme d’affaires dans le secteur des céréales et de l’alcool. Il est connu en Bulgarie, où les faits de la présente affaire furent largement médiatisés.

I. L’ouverture de la première procédure pénale CONTRE le requérant et la détention provisoire de celui-CI

5. Il ressort du dossier que le requérant fut placé en garde à vue le 5 septembre 2018 sur ordre des organes de police.

6. Par une ordonnance du 6 septembre 2018, le parquet près le tribunal pénal spécialisé (специализирана прокуратура) mit en examen le requérant pour participation à un groupe criminel organisé à des fins de profit personnel et dans le but de se livrer, entre autres, à des opérations de blanchiment d’argent et de capitaux, ainsi que de stockage et de commercialisation de produits soumis à accise sans l’apposition des timbres obligatoires d’accise (article 321, alinéas 2 et 3, article 256, alinéa 1 et 2, et article 255, alinéas 1 et 3, du code de procédure pénale (« le CPP »)). Les accusations s’étendaient en plus à trois chefs d’usage de faux en vue de l’obtention indue sur le budget de l’État de fonds d’un montant particulièrement élevé, estimé à 925 995 levs bulgares ((BGN), soit 462 997 euros (EUR)), commis avec l’assistance d’un fonctionnaire de l’administration publique, et à trois chefs de fraude fiscale pour un montant de 79 542 BGN (soit 39 771 EUR). Selon l’acte d’inculpation du requérant, il s’agissait de faits commis en continu entre 2009 et le 5 septembre 2018. Six autres personnes furent également accusées dans le cadre de cette procédure pénale.

7. Toujours à la même date, le 6 septembre 2018, le requérant fut placé en détention provisoire sur ordre d’un procureur.

8. Le 8 septembre 2018, sur demande du procureur, le tribunal pénal spécialisé (Специализиран наказателен съд, ci-après « le TPS ») décida de placer le requérant en détention provisoire. Il considéra d’abord que le dossier contenait de nombreuses preuves, notamment des pièces écrites et des témoignages, permettant d’établir l’existence de raisons plausibles de soupçonner le requérant d’avoir commis les infractions qui lui étaient reprochées. Le TPS nota ensuite qu’il ne pouvait constater l’existence d’un risque de voir le requérant se soustraire à la justice et que celui-ci pouvait être trouvé à l’adresse qu’il avait indiquée. Il estima en revanche que les éléments du dossier donnaient à penser qu’il existait un danger que le requérant commît de nouvelles infractions, notamment des tentatives d’influence de nombreux témoins qui n’avaient pas encore été auditionnés et des coaccusés qui n’avaient pas encore été retrouvés, ou la destruction de preuves, telle la suppression des transactions bancaires, ce qui menaçait d’entraver le déroulement de l’enquête pénale. En conclusion, étant donné que la procédure n’était que dans sa phase initiale, le TPS jugea que la seule mesure coercitive permettant d’assurer le bon déroulement de l’enquête était le placement du requérant en détention provisoire.

9. Par une décision du 18 septembre 2018, la cour d’appel pénale spécialisée (Апелативен специализиран наказателен съд, ci-après « la CAPS ») confirma la décision de première instance en en reprenant les motifs. Elle ajouta que le constat relatif à l’existence d’un risque de voir le requérant influencer les témoins se justifiait par la circonstance objective qu’il avait des relations de proximité avec eux. Elle estima en outre qu’il était objectivement possible que le requérant, s’il était remis en liberté, entravât l’enquête lors des inspections fiscales et des contrôles à venir dans les services du fonds agricole d’État (Държавен фонд « Земеделие »), alors que ces opérations étaient importantes pour compléter le dossier.

10. Dans les observations qu’il a présentées devant la Cour, le Gouvernement expose que, selon une lettre du 14 septembre 2020 adressée par parquet près le TPS au ministère de la Justice dans le cadre de la procédure menée devant la Cour, le procureur, par une décision du 5 mai 2019, a remplacé la détention provisoire du requérant par une simple mesure de contrôle judiciaire consistant en l’obligation pour l’intéressé de ne pas quitter sa ville de résidence sans l’autorisation des organes compétents (подписка). La copie de cette décision n’a pas été versée au dossier et aucun autre élément n’indique que le requérant fut libéré à cette dernière date.

11. Par ailleurs, le dossier ne contient pas d’autres informations sur le déroulement de cette première procédure pénale, qui était, semble-t-il, pendante à la date à laquelle les derniers éléments ont été versés au dossier, soit le 12 février 2021.

II. L’ouverture de la seconde procédure pénale CONTRE LE REQUÉRANT et la détention provisoire de Celui-ci

A. La détention du requérant au cours de l’enquête conduite par le parquet

12. Le 9 octobre 2018, le procureur en charge de l’instruction préliminaire de la première procédure pénale rendit une ordonnance dans laquelle il notait qu’un volume important de pièces et de témoignages avaient été recueillis les 13 et 14 septembre 2018, lesquels révélaient des infractions ayant un objet différent de celles visées dans l’ordonnance du parquet du 6 septembre 2018 (paragraphe 6 ci-dessus). Il ordonnait en conséquence d’extraire ces nouveaux éléments du dossier de l’enquête en cours et d’ouvrir une enquête pénale séparée. Cette deuxième procédure pénale portait sur les infractions suivantes : participation, entre 2015 et 2018, à un groupe criminel organisé à des fins de profit personnel (article 321, alinéas 2 et 3, du CPP) et dans le but de contourner la législation fiscale, de fabriquer et d’user de faux documents, ainsi que trois chefs d’obtention de crédits provenant des fonds de l’Union européenne ou accordés à l’État bulgare par l’Union européenne sur la base de faux documents (article 248a, alinéas 2 et 5, du CPP). Le procureur fixait, enfin, la date du début de l’enquête au 18 juillet 2018, date à laquelle un premier acte de police avait été accompli à cet égard. Il ordonnait par ailleurs la prolongation de l’enquête pour une durée qui ne ressort pas de cette ordonnance.

13. Dans le cadre de cette deuxième procédure pénale, le 3 mai 2019, le parquet près le TPS mit en cause le requérant et treize autres personnes. Les accusations contre le requérant portèrent sur la participation à un groupe criminel organisé ayant pour but l’obtention d’un avantage pécuniaire ou l’exercice d’une influence illégale sur les activités des organes publics, ainsi que sur deux chefs d’obtention, à l’aide de faux documents, de crédits provenant des fonds de l’Union européenne ou accordés à l’État bulgare par l’Union européenne. Le parquet demanda le placement du requérant en détention provisoire.

14. Le 7 mai 2019, le TPS tint une audience sur la demande de mesure coercitive. Le représentant du requérant demanda l’élargissement de son client, soutenant qu’il n’y avait pas de raisons plausibles de soupçonner celui-ci d’avoir commis les infractions en cause. Il ajouta que la demande du parquet, déposée tardivement, soit plusieurs mois après l’ouverture de l’instruction préliminaire, relevait de la mauvaise foi, car elle visait uniquement à prolonger la détention provisoire du requérant au-delà du délai légal qui venait d’expirer dans le cadre de la première procédure pénale. Enfin, l’avocat du requérant avança que l’état de santé de son client s’était dégradé et qu’il n’existait pas de risque de fuite.

15. Par une décision qu’il rendit le même jour, le TPS accueillit la demande du parquet et ordonna la détention provisoire du requérant dans le cadre de cette deuxième procédure pénale. Il considéra, en premier lieu, que des soupçons raisonnables pesaient sur le requérant. Il précisa notamment que de nombreuses pièces indiquaient que celui-ci était à l’origine de l’établissement de plusieurs entreprises et que le mécanisme de leur création et de leur fonctionnement laissait supposer que, sous couvert de ces entreprises, le requérant avait abusé de fonds provenant de l’Union européenne, dont le montant estimé était particulièrement élevé. Quant à la question de savoir pourquoi le requérant s’était vu notifier les accusations seulement à la fin du délai légal de sa détention provisoire dans la première procédure, le TPS répondit que l’enquête était menée activement, que cette deuxième affaire présentait une complexité factuelle certaine et que, au vu de ces éléments, la situation du requérant n’était pas un cas isolé dans la pratique. En deuxième lieu, le TPS nota que le requérant bénéficiait d’une prise en charge médicale adéquate et que les droits de celui-ci pendant sa détention étaient ainsi respectés. En troisième lieu, il estima que le requérant ne risquait pas de se soustraire à la justice. Cependant, il fit observer que les infractions reprochées au requérant constituaient un grand danger pour l’intérêt public, que l’intéressé bénéficiait de capacités matérielles et intellectuelles lui permettant d’influencer des témoins, de manipuler leurs dépositions et d’empêcher ainsi le recueil des preuves au cours de l’enquête. En conséquence, le TPS parvint à la conclusion qu’il existait un risque de voir le requérant commettre une infraction pénale.

16. Sur recours du requérant, la CAPS confirma cette décision le 27 mai 2019. Elle releva d’abord que la décision du parquet de séparer les accusations entre les deux procédures pénales n’était pas contraire à la loi ou aux droits du requérant et qu’elle n’était pas déraisonnable car les infractions reprochées n’étaient pas identiques. Elle jugea de ce fait que l’ouverture de la deuxième procédure pénale n’avait pas eu pour but de prolonger de manière abusive la détention du requérant. La CAPS ajouta que la conclusion relative à l’existence de soupçons plausibles tenait, en plus des pièces écrites mentionnées en première instance, aux divers témoignages. Elle nota par ailleurs qu’elle considérait le requérant comme une personne sans casier judiciaire, compte tenu de la réhabilitation dont il avait bénéficié dans le passé. Elle fit observer ensuite que le risque de récidive, même s’il était réduit en raison notamment de la détention ininterrompue du requérant depuis le 5 septembre 2018 dans le cadre de la première procédure pénale (paragraphe 5 ci-dessus), était toujours existant. Dans ses arguments, la CAPS tint compte du fait que le requérant faisait déjà l’objet d’une procédure pénale, ainsi que de la nature et de la gravité des faits complexes qui lui étaient reprochés dans le cadre de la deuxième procédure. Sur ce dernier point, la CAPS précisa que trois actes criminels commis en complicité et liés à l’absorption de fonds européens dont le montant avait été estimé à 5 207 277 BGN (soit 2 603 638 EUR) étaient en cause. Elle nota que l’ensemble de ces circonstances révélaient non seulement un comportement qui s’écartait de l’ordre établi, mais aussi le degré considérable de danger que représentaient l’activité criminelle reprochée et le requérant lui-même. La CAPS n’invoqua pas d’autres circonstances à l’appui de sa conclusion relative au risque de voir le requérant commettre de nouvelles infractions. Enfin, en réponse à l’argument formulé par le requérant, selon lequel il était le seul à être maintenu en détention, alors que les treize autres accusés avaient été libérés par le parquet le 5 mai 2019, la CAPS précisa que chaque mesure coercitive était examinée sur la base des circonstances individuelles.

17. Il ressort des éléments du dossier que, par une décision du 18 octobre 2019, le TPS rejeta une nouvelle demande du requérant tendant à son élargissement ou au remplacement de sa détention provisoire par une mesure moins contraignante. Le requérant contesta cette décision, mais le 24 octobre 2019 la CAPS la confirma. Elle nota que des soupçons plausibles pesaient sur le requérant. Elle précisa ensuite que les juridictions n’avaient jamais conclu que le requérant risquait de se soustraire à la justice. De plus, elle fit observer qu’il n’y avait aucune raison de croire, au vu des éléments soumis devant elle, que l’intéressé pourrait exercer une pression sur les témoins. Elle estima, en revanche, qu’il y avait un risque de voir le requérant commettre des nouvelles infractions pénales. Elle tint compte de la nature des activités criminelles en cause et du nombre important de personnes impliquées : quatorze accusés dans la procédure pénale en cours, dont une grande partie étaient des fonctionnaires du fonds agricole d’État. Elle nota que la découverte de nombreux produits interdits et de téléphones, dont des preuves écrites et des témoignages faisaient état, indiquait que le requérant menait en réalité une activité contraire au règlement intérieur du centre de détention. Enfin, même si le requérant avait été réhabilité pour des infractions commises par le passé, la cour ne pouvait ignorer une condamnation antérieure. La CAPS nota enfin que le requérant recevait des soins médicaux adaptés à son état de santé et que la durée de sa détention, calculée à partir du 3 mai 2019 (paragraphe 13 ci-dessus), n’était pas excessive.

B. La détention du requérant au cours de la phase judiciaire

18. Le 23 octobre 2019, le parquet spécialisé renvoya l’affaire en jugement devant le TPS. L’acte d’accusation visait le requérant et les treize autres personnes mises en cause. Parmi celles-ci, sept personnes étaient accusées d’avoir participé à un groupe criminel organisé par le requérant et d’avoir présenté de fausses informations au fonds agricole d’État afin de créer des situations fictives ouvrant droit à des subventions des fonds européens. Cinq autres accusés étaient des fonctionnaires travaillant pour le fonds agricole d’État qui avaient examiné les demandes de subventions. Enfin, le dernier accusé était un avocat de l’entourage du requérant. Le parquet indiqua que soixante-dix-sept témoins, cinq experts et un traducteur devaient être convoqués dans le cadre de l’instruction judiciaire. Il ressort du dossier que le parquet entendit de nombreux témoins au cours de l’instruction préliminaire.

19. Par une décision du 5 novembre 2019, le TPS rejeta une nouvelle demande d’élargissement soumise par le requérant. Il nota que l’existence de soupçons plausibles était toujours d’actualité. Il observa, pour la première fois, qu’il n’y avait pas de risque de voir le requérant commettre une infraction, mais que le risque de le voir se soustraire à la justice « n’était ni écarté ni hypothétique ». Le TPS ne fournit pas de motifs à l’appui de cette conclusion. Il nota par ailleurs que le requérant bénéficiait de soins médicaux adéquats et suffisants pendant sa détention.

20. Le requérant recourut contre cette décision. Le 20 novembre 2019, la CAPS la confirma. Elle considéra que bien que la motivation de la décision de première instance fût laconique et qu’il n’y eût jamais eu de risque de voir le requérant se soustraire à la justice, le maintien de celui-ci en détention était justifié par l’existence de raisons plausibles, établies sur la base de pièces écrites, de témoignages et des conclusions d’experts, de le soupçonner d’avoir commis les faits reprochés. De plus, elle souligna qu’il y avait toujours un risque réel de commission de nouvelles infractions. Ce risque pouvait être déduit, selon elle, de la gravité et de la nature des infractions reprochées, commises notamment dans le cadre d’une activité criminelle continue et avec la participation de fonctionnaires. La CAPS n’évoqua pas d’autres circonstances à l’appui de cette conclusion. Quant à la durée de la détention, elle constata que l’enquête avait duré cinq mois et demi, et que l’affaire avait été renvoyée en jugement. La durée de la détention au cours du procès n’était pas, à ses yeux, déraisonnable, compte tenu de la gravité des accusations portées contre les quatorze coaccusés en lien avec des fonds d’un montant important de l’Union européenne, de la complexité de l’affaire, ainsi que de la perspective d’auditionner un grand nombre de témoins et d’experts. Enfin, elle jugea que même si le requérant présentait des problèmes de santé, il recevait les soins médicaux nécessaires en milieu hospitalier.

21. Le 25 novembre 2019, lors de la première audience, qui fut consacrée à l’examen des accusations portées contre le requérant (paragraphe 35 ci-dessous), le TPS rejeta une autre demande d’élargissement du requérant, notant que les soupçons plausibles qui pesaient sur l’intéressé s’accompagnaient « toujours » d’un risque de le voir se soustraire à la justice. Par une décision du 11 décembre 2019, la CAPS confirma la décision du TPS. Elle estima que le requérant recevait les soins de santé nécessaires en détention et qu’aucune nouvelle circonstance propre à justifier la prise d’une mesure coercitive moins lourde n’était intervenue depuis la dernière et toute récente décision judiciaire rendue sur la demande d’élargissement de l’intéressé.

22. Le 14 janvier 2020, le TPS rejeta une autre demande d’élargissement du requérant. Par une décision du 27 janvier 2020, la CAPS confirma cette décision. Elle exclut le risque de voir le requérant se soustraire à la justice, mais estima qu’il existait un risque de le voir commettre des infractions, eu égard à la gravité des faits reprochés et au danger de le voir tenter de faire pression sur les témoins. Elle ne mentionna pas d’autres circonstances à cet égard. La CAPS ajouta que la durée de la détention ne pouvait passer pour déraisonnable, compte tenu de la complexité de l’affaire ainsi que de la diligence et de la régularité avec laquelle le tribunal compétent fixait les audiences et examinait l’affaire.

23. Une nouvelle demande du requérant tendant à la modification de la mesure coercitive fut rejetée par le TPS le 10 mars 2020. Cette décision fut confirmée par la CAPS le 19 mars 2020. Cette juridiction considéra qu’en plus de l’existence de raisons plausibles de soupçonner le requérant, il existait des risques de voir celui-ci se soustraire à la justice et de commettre des infractions, même si ce dernier risque était moins important eu égard à la durée de la détention. Les deux juridictions se référèrent à cet égard à la gravité des accusations et ne fournirent pas d’autres motifs à l’appui de leurs conclusions. Au sujet de la durée de la détention, la CAPS nota que si le requérant était en réalité détenu depuis plus d’un an, le renvoi en jugement dans la procédure pénale en cours (paragraphe 18 ci-dessus) avait eu lieu avant l’expiration du délai légal de huit mois de détention au cours de l’instruction préliminaire. Elle ajouta que pendant la phase judiciaire de la procédure le tribunal n’était pas tenu par la loi de respecter une durée précise et qu’il n’y avait pas lieu, dès lors, d’estimer que l’enquête connaissait des retards.

24. Le 8 mai 2020, le TPS rejeta une autre demande d’élargissement, décision qui fut confirmée par la CAPS le 26 mai 2020. Cette dernière estima qu’il n’y avait pas eu de changement de circonstances propres à permettre la libération du requérant et qu’il y avait un risque, même s’il était réduit, de récidive. Les deux juridictions ne développèrent pas cette conclusion. La CAPS considéra que la durée de la détention n’était ni contraire à la loi applicable ni déraisonnable, eu égard aux risques déjà invoqués ainsi qu’au fait que le TPS avait fourni tous les efforts nécessaires pour convoquer de nombreux participants au procès et tenir des audiences tous les mois.

25. Lors d’une audience tenue le 10 juin 2020 dans le cadre de la procédure pénale, le TPS rejeta une nouvelle demande de libération du requérant, constatant qu’il n’y avait pas eu de changement de circonstances.

26. Le 1er juillet 2020, la CAPS confirma cette décision. Les deux juridictions notèrent que le risque de récidive était toujours présent dans la mesure où les témoins et une grande partie des coaccusés avaient des rapports de dépendance avec le requérant et que celui-ci pouvait exercer une influence sur eux. La CAPS fit observer que seule la durée de la détention du requérant avait changé au fil du temps, mais que cette circonstance n’était pas en soi de nature à modifier l’appréciation de la question de savoir si le requérant présentait toujours un risque réel de commettre une nouvelle infraction. La CAPS expliqua que, autrement dit, l’existence d’un tel risque ne dépendait pas de la durée de la détention. Elle ajouta que, même si le requérant était détenu depuis environ un an et dix mois, il convenait de ne pas tenir compte de la durée de la détention couverte par l’enquête du parquet, mais uniquement de celle de la phase judiciaire.

27. Le 4 septembre 2020, la CAPS confirma une nouvelle décision de rejet d’une demande d’élargissement rendue par le TPS le 25 août 2020. Elle réitéra la conclusion sur le risque de récidive telle qu’elle était formulée dans sa décision du 1er juillet 2020. Elle précisa par ailleurs que le tribunal de première instance avait conduit la procédure judiciaire avec la diligence particulière requise, compte tenu notamment de la complexité factuelle et juridique de l’affaire et eu égard à la tenue de nombreuses audiences.

28. Le 7 octobre 2020, saisi d’une nouvelle demande de libération du requérant, fondée notamment sur son état de santé, le TPS invita une commission médicale à formuler ses observations afin de décider de la nécessité de réaliser ultérieurement une expertise médicale spécialisée. Le TPS tint une audience le 9 novembre 2020. Par une décision du même jour, il confirma le maintien du requérant en détention provisoire. Il reprit les arguments avancés dans les décisions rejetant les demandes précédentes du requérant, notant que le risque de voir celui-ci commettre des infractions pénales persistait bien et que rien n’indiquait que ce risque était hypothétique ou moins élevé, étant donné la gravité des accusations et surtout la présence d’éléments donnant à penser qu’il pouvait influencer les témoins. Le TPS ne précisa pas quels éléments venaient à l’appui de cette dernière conclusion. Il estima, par ailleurs, que la procédure pénale, qui portait sur des circonstances factuelles et des questions de droit complexes, n’avait connu aucun retard, et que les audiences étaient fixées de manière régulière. Dans cette décision, le tribunal indiqua que le requérant souffrait de longue date d’un nombre important de maladies chroniques et qu’il avait subi, entre autres, un accident ischémique cérébral. Selon un avis médical établi le 27 octobre 2020, le requérant avait des capacités motrices réduites, se déplaçait à l’aide d’une canne à l’intérieur d’une pièce ou en chaise roulante pour des distances plus longues.

29. Par une décision du 18 novembre 2020, la CAPS confirma la décision de première instance dans les mêmes termes.

30. Le 7 décembre 2020, le TPS tint une audience sur la demande consécutive d’élargissement soumise par le requérant. Le parquet nota, entre autres, que la plupart des témoins avaient certes été entendus, mais ajouta qu’au cours de l’enquête judiciaire un rapport établi par l’Office européen de lutte antifraude (OLAF) avait été versé au dossier, ce qui imposerait éventuellement l’audition de témoins supplémentaires. Il releva qu’il existait un risque sérieux que le requérant tentât d’influencer les dépositions de ces témoins s’il était libéré. La représentante du requérant répondit que le rapport en question de l’OLAF ne lui avait pas encore été communiqué et qu’il lui était dès lors impossible de prendre position sur son contenu et sur les affirmations du parquet concernant la nécessité de convoquer de nouveaux témoins. Par une décision du même jour, le TPS rejeta la demande de libération, reprenant les conclusions formulées dans les décisions des 9 et 18 novembre 2020 (paragraphes 28 et 29 ci-dessus). Il ajouta que de nombreux témoins sur lesquels une influence pourrait être exercée n’avaient pas encore été auditionnés. À cet égard, il observa que la défense ne contribuait pas au déroulement de la procédure dans un délai raisonnable, car les accusés et leur représentants faisaient reporter les audiences ou faisaient obstruction à l’interrogatoire des témoins. Il n’apparaît pas clairement si le TPS visait le requérant comme étant à l’origine de ces obstructions.

31. Le requérant contesta la décision refusant de le libérer. Le 18 décembre 2020, la CAPS confirma cette décision. Elle ajouta que si le requérant ne risquait pas de se soustraire à la justice, il pouvait influencer des témoins ou les autres accusés. En effet, certains d’entre eux entretenaient avec le requérant des rapports hiérarchiques ou familiaux et étaient dépendants de lui. Il fallait, de l’avis de la CAPS, y voir un facteur facilitant de manière objective l’exercice réel d’une éventuelle influence sur les dépositions de ces personnes. À l’appui de cette conclusion, la CAPS nota que le comportement du requérant au cours de la procédure n’était pas irréprochable. Elle observa qu’il avait été démontré qu’il détenait et cachait un téléphone portable dans la chambre de l’hôpital où il se trouvait temporairement pour recevoir des soins médicaux et qu’il utilisait ce téléphone, alors qu’il s’agissait d’un objet interdit en détention. De plus, dans le cadre de l’instruction préliminaire relative à la première procédure pénale, il y avait eu des obstructions à l’audition des témoins pendant la détention provisoire du requérant. La CAPS constata ensuite que des éléments du dossier évoquaient une tentative de manipulation des preuves par l’établissement de documents dans le but de les employer devant la justice. Il ne ressort pas de cette décision quels éléments corroboraient l’implication du requérant dans les obstructions évoquées.

32. Le 18 janvier 2021, le TPS rejeta une demande d’élargissement du requérant. Celui-ci contesta cette décision. Le 1er février 2021, siégeant sur l’appel, la CAPS, à la majorité, annula la décision de première instance et ordonna l’assignation à résidence du requérant en remplacement de la détention. Elle nota qu’il y avait des raisons plausibles de soupçonner le requérant d’être l’auteur d’infractions lourdes et multiples, accomplies sur une longue période, et que ces soupçons reposaient sur les dépositions de soixante-quatorze témoins, des expertises et des documents saisis au ministère de l’Agriculture et des Forêts. Elle indiqua aussi que la durée de la détention provisoire dans le cadre de la seconde procédure pénale était de plus d’un an et huit mois, et qu’il convenait de tenir compte également du fait que le requérant avait été détenu de manière ininterrompue avant cette procédure. Elle releva que la durée globale de la privation de liberté de l’intéressé était de deux ans et cinq mois. Pour la CAPS, cette durée avait considérablement réduit les risques de récidive ou d’évasion. Elle nota aussi que soixante-quatorze sur les soixante-dix-sept témoins avaient déjà été entendus et que les pièces écrites avaient été versées au dossier, ce qui excluait le risque de pression sur les témoins. Elle considéra que prolonger la détention équivaudrait à mettre le requérant en situation d’exécution d’une peine d’emprisonnement non imposée, d’autant qu’il avait un casier judiciaire vierge. Elle releva cependant que le requérant présentait un risque élevé de se soustraire à la justice, compte tenu des ressources financières importantes dont il disposait. Ainsi, elle estima que la mesure adéquate était l’assignation à résidence sous surveillance électronique. Un membre de la composition de la CAPS exprima une opinion dissidente en faveur du maintien du requérant en détention. Le juge dissident estima que le requérant pouvait commettre des infractions d’ordre économique ou documentaire et que l’assignation à résidence ne permettrait pas de prévenir le risque qu’il échappât à la justice, eu égard à ses moyens financiers considérables. Il ajouta que le requérant pouvait récidiver.

33. Cette opinion dissidente soulignait par ailleurs le fait que le dossier contenait des recommandations et un rapport soumis par l’OLAF. Elle précisait que ces derniers indiquaient que la Commission européenne était informée de la procédure pénale en cours et qu’elle avait recommandé de déduire, en relation avec les activités du requérant qui faisaient l’objet de l’acte d’accusation, un montant de 2 662 438,85 EUR du financement accordé à la Bulgarie. Elle ajoutait qu’il était également recommandé de suspendre le versement d’un montant de 3 554 121,69 EUR initialement destiné à la Bulgarie.

III. Le déroulement de la seconde procédure pénale en sa phase judiciaire

34. Le 25 octobre 2019, le juge rapporteur dans la seconde procédure pénale fixa la tenue de neuf audiences pour la période du 25 novembre 2019 au 17 février 2020.

35. Lors de l’audience du 25 novembre 2019, le TPS accueillit une action civile introduite par le ministre des Finances au nom de l’État dans le cadre de la procédure pénale. Il examina et rejeta des demandes de récusation des membres de la composition du tribunal et des procureurs, des objections en lien avec sa compétence, des demandes visant à mettre fin à la procédure pénale ou à la suspendre, des arguments tirés d’irrégularités alléguées de la procédure, ainsi que des demandes de modification des mesures coercitives imposées aux accusés. Après avoir consulté les avocats de la défense, le TPS modifia les dates des audiences à venir, dont la dernière était prévue pour le 14 avril 2020.

36. Dans une lettre du 27 octobre 2020 adressée au ministère de la Justice, la présidente du TPS indiqua que vingt et une audiences avaient été organisées dans le cadre de la deuxième procédure pénale, entre le 23 octobre 2019, date d’établissement de l’acte d’accusation (paragraphe 18 ci-dessus), et la date de la lettre, soit au cours de douze mois. Le requérant et son représentant assistèrent à toutes ces audiences. À une seule occasion, l’avocate du requérant fut à l’origine d’un report d’audience de huit jours pour raisons de santé. Par ailleurs, il ressort des éléments du dossier que le TPS reporta et planifia de nouvelles dates d’audiences à plusieurs reprises en raison de la non-comparution de coaccusés ou de leurs représentants.

37. Le 25 janvier 2021, le parquet présenta au TPS des documents provenant de l’OLAF en vue de leur examen. Il apparaît des derniers éléments versés au dossier, le 12 février 2021, qu’à cette date la procédure était toujours pendante.

IV. La demande en dommages et intérêts

38. Dans ses observations, le Gouvernement présente une copie d’une demande en dommages et intérêts que le requérant avait introduite le 3 mai 2019 près le tribunal de la ville de Sofia contre le parquet et les juridictions pénales spécialisées. Cette action civile portait sur des préjudices prétendument subis en relation avec des violations alléguées de l’article 5 §§ 2, 3 et 4 de la Convention et était fondée sur l’article 2, alinéa 1, point 2, de la loi sur la responsabilité de l’État et des communes pour dommage (paragraphe 52 ci-dessous). Le requérant évoquait sa détention à partir du 6 septembre 2018 (paragraphe 6 ci-dessus). Les parties n’ont pas informé la Cour du déroulement de cette procédure. Selon les informations publiques recueillies par le greffe sur le site Internet du tribunal de la ville de Sofia, ce tribunal rejeta le 4 février 2021 les demandes du requérant.

39. En particulier, le tribunal nota d’abord que la disposition de la loi sur la responsabilité de l’État et des communes pour dommage, sur laquelle le requérant fondait ses prétentions, était bien applicable en cas de violation de l’article 5 §§ 2 à 4 de la Convention. Concernant le grief du requérant tiré d’une violation de l’article 5 § 3 de la Convention, le tribunal motiva son rejet en les termes suivants :

« La demande contient des allégations selon lesquelles la durée de la détention du requérant, soit huit mois, ne revêt pas un caractère « raisonnable » au sens de l’article 5 § 3 de la Convention. Ces allégations reposent sur le renversement de la charge de la preuve qui serait imposé au requérant et une ignorance totale des circonstances qu’il avait indiquées, notamment sa réhabilitation, l’existence d’une vie de famille, la dégradation de son état de santé par manque de soins médicaux. Par leur nature, ces allégations visent la régularité des actes judiciaires rejetant les demandes d’élargissement du requérant. Selon (…) la loi sur l’organisation judiciaire, cette régularité est susceptible d’un contrôle judiciaire par une autorité supérieure dans les cas prévus par la loi. Dans le cas présent, il s’agit de la procédure prévue par le code de procédure pénale. Il n’existe pas de disposition légale selon laquelle les juridictions de droit commun civiles peuvent effectuer un contrôle extraordinaire, subséquent, spécial ou ad hoc sur des actes adoptés dans des procédures pénales (…) »

40. En ce qui concerne le grief tiré de la violation alléguée de l’article 5 § 4, le tribunal de la ville de Sofia poursuivit ainsi :

« Selon les preuves (…), le requérant a pu exercer son droit de contester les actes lui imposant une mesure coercitive et ceux rejetant ses demandes de modification de cette mesure. Les compositions judiciaires se sont prononcées dans le cadre de l’audience, tenue en présence du requérant, après avoir entendu les déclarations des parties. Les arguments présentés concernent en substance la régularité des actes mêmes, ils ne peuvent faire l’objet d’un contrôle judiciaire devant la présente composition civile, pour les motifs déjà exposés dans ce jugement. »

41. Il n’est pas connu si le requérant a fait appel contre le jugement du 4 février 2021.

V. Historique de la procédure devant la Cour en l’espèce

42. Le 7 avril 2020, le requérant introduisit la présente requête auprès de la Cour.

43. Le 16 juillet 2020, la Cour communiqua la requête aux parties. Dans le cadre de la phase non contentieuse, dont elle fixa la date limite au 1er septembre 2020, elle invita les parties à examiner, avec l’assistance du greffe, les conditions d’un règlement amiable et à formuler, le cas échéant, des propositions en vue d’un tel règlement. Les parties pertinentes de la lettre du greffier de section qui fut adressée à la partie requérante se lisaient ainsi :

« Je vous invite (…) à m’informer (…) de votre position quant à un règlement amiable de cette affaire et à me soumettre vos éventuelles propositions, en particulier en ce qui concerne le dommage moral et les frais et dépens.

Une stricte confidentialité s’attache aux négociations menées en vue d’un règlement amiable. Toute proposition ou observation à cet égard doit être exposée dans un document séparé, dont le contenu ne doit être évoqué dans aucune des observations formulées dans le cadre de la procédure principale. »

44. Le 6 août 2020, la représentante du requérant, Me Popova, présenta une proposition chiffrée en vue d’un règlement amiable que le Gouvernement n’accepta pas. Les parties n’étant pas parvenues à un règlement amiable, le greffier de section les invita, par une lettre du 4 septembre 2020, à soumettre leurs observations sur la recevabilité et le bien-fondé des griefs communiqués dans le cadre de la phase contentieuse. En particulier, le 5 novembre 2020, Me Popova fut invitée à soumettre au nom du requérant les observations et les prétentions de ce dernier au titre de la satisfaction équitable. Sur ce point, la lettre pertinente se lisait ainsi :

« Conformément aux instructions du vice-président de la section, je vous invite à me faire parvenir au plus tard le 17 décembre 2020 (…) les demandes de satisfaction équitable (…)

En ce qui concerne les demandes de satisfaction équitable, j’attire votre attention sur l’article 60 du règlement. Je vous rappelle que, si les prétentions chiffrées et les justificatifs nécessaires ne sont pas soumis dans le délai imparti à cet effet, la chambre rejettera en tout ou en partie la demande de satisfaction équitable, quand bien même la partie requérante aurait indiqué ses prétentions à ce titre à un stade antérieur de la procédure.

Les critères dégagés par la jurisprudence de la Cour lorsqu’elle se prononce sur la satisfaction équitable (article 41 de la Convention) sont : 1) le dommage matériel, c’est-à-dire les pertes effectivement subies en conséquence directe de la violation alléguée qui serait constatée ; 2) le dommage moral, c’est-à-dire la réparation des souffrances et désagréments résultant de cette violation ; et 3) les frais et dépens assumés pour prévenir ou faire corriger la violation alléguée de la Convention, tant dans l’ordre juridique interne que par la procédure à Strasbourg. Ces frais doivent être énumérés en détail ; leur réalité, leur nécessité et leur caractère raisonnable doivent être démontrés.

À vos demandes devront être joints les justificatifs nécessaires, tels que factures, relevés d’honoraires, etc. Le Gouvernement sera ensuite invité à présenter ses commentaires à cet égard. »

45. Dans le délai ainsi indiqué à la partie requérante, Me Popova soumit des observations en réponse à celles du Gouvernement, mais ne présenta pas les prétentions au titre de la satisfaction équitable, ce que le greffe constata dans une lettre du 14 janvier 2021. Par la suite, Me Popova expliqua dans une lettre du 28 janvier 2021 qu’elle estimait avoir déjà répondu à la demande de présentation des prétentions au titre de la satisfaction équitable en formulant une proposition de règlement amiable dans la lettre qu’elle avait adressée au cours la phase non contentieuse. Elle ajouta que le requérant réclamait une indemnité pour préjudice moral et matériel, ainsi que le remboursement des frais de représentation exposés dans le cadre de la procédure menée devant la Cour. Par une lettre du 1er février 2021, le greffe informa Me Popova que ces demandes avaient été déposées en dehors du délai fixé à cet effet dans la phase contentieuse de la procédure et que la Cour se prononcerait sur la question du versement au dossier des demandes de satisfaction équitable.

VI. Autres faits pertinents

46. Le 30 mai 2019, le requérant introduisit une requête devant la Cour relativement à la première procédure pénale et à sa détention dans ce cadre. Il faisait état, entre autres, de l’action en dommages et intérêts qu’il avait introduite le 3 mai 2019 devant le tribunal de la ville de Sofia (paragraphe 38 ci-dessus). Le 5 septembre 2019, siégeant en formation de juge unique, la Cour déclara la requête irrecevable.

47. Au point 69 du formulaire de requête soumis dans la présente affaire en date du 7 avril 2020 (paragraphe 42 ci-dessus), la représentante du requérant fournit les informations suivantes :

« Une requête a été introduite par le requérant, en avril ou en mai 2019, par l’intermédiaire de Maître [E.N.]. Elle comporte des allégations de violation du droit à un procès équitable et de détention irrégulière. Maître [E.N.] dit être dans l’impossibilité de se rendre à son cabinet pour récupérer le numéro de la requête en raison des mesures d’isolement et des restrictions aux déplacements prises dans le cadre de la pandémie de COVID-19. »

LE CADRE JURIDIQUE ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS

I. La détention provisoire et les demandes de libération

A. Au stade de l’instruction préliminaire

48. L’article 63, alinéa 1, du CPP prévoit la possibilité de placer un prévenu en détention provisoire lorsqu’il existe des raisons plausibles de le soupçonner d’avoir commis une infraction pénale et s’il existe un risque réel de le voir se soustraire à la justice ou commettre d’autres infractions pénales. La détention provisoire est ordonnée par le tribunal de première instance à l’issue d’une audience publique tenue en présence du procureur, du prévenu et de son défenseur (article 64, alinéas 1 et 3, du CPP).

49. La personne placée en détention provisoire peut à tout moment présenter une demande de mise en liberté par l’intermédiaire du procureur, qui transmet immédiatement cette demande au tribunal de première instance (article 65, alinéas 1 et 2, du CPP). Le tribunal examine toutes les circonstances relatives à la légalité de la détention (alinéa 4 du même article). La décision du tribunal de première instance peut être attaquée devant le tribunal supérieur, qui l’examine en audience publique en présence des parties (alinéas 7 et 8 du même article).

50. En vertu de l’article 63, alinéa 4, du CPP, la détention provisoire dans le cadre de l’instruction préliminaire ne peut durer plus de huit mois si le prévenu est poursuivi pour une infraction pénale grave commise avec préméditation. À l’expiration de ce délai, le procureur est tenu de libérer immédiatement le prévenu (alinéa 5 du même article).

B. Au cours du procès

51. À la fin de l’instruction préliminaire, le procureur rédige, s’il y a lieu, l’acte d’accusation (article 246, alinéa 1, du CPP) et l’envoie au tribunal compétent. À ce stade de la procédure, l’accusé peut à tout moment former une demande de mise en liberté. La partie pertinente en l’espèce de l’article 270 du CPP se lit comme suit :

« 1) La question concernant la modification de la mesure de contrôle judiciaire peut être posée à tout moment de la procédure devant les tribunaux. Une nouvelle demande à cet effet peut être formée en cas de changement des circonstances pertinentes.

2) Le tribunal rend sa décision en audience publique. (…) »

II. La responsabilité de l’État en cas de détention

52. L’article 2 de la loi sur la responsabilité de l’État et des communes pour dommage, y compris ses modifications apportées en 2012, et des exemples de la jurisprudence des tribunaux internes relative à son application ont été résumées dans l’arrêt Toni Kostadinov c. Bulgarie (no 37124/10, §§ 48-50, 27 janvier 2015) et les décisions Kolev c. Bulgarie ((déc.), no 69591/14, §§ 12-20, 30 mai 2017) et Tsonev c. Bulgarie ((déc.), no 9662/13, §§ 29-41, 30 mai 2017).

53. Dans le cadre de la présente requête, le Gouvernement a soumis deux exemples d’application de cette disposition dans des affaires mettant en cause la responsabilité des juridictions en vue d’une indemnisation pour violation de l’article 5 de la Convention.

54. Le premier de ces exemples est un jugement du tribunal de district de Burgas, qui a considéré que le placement en garde à vue examiné n’avait pas respecté les exigences de l’article 5 § 1 de la Convention et a condamné le parquet de Burgas et la Cour administrative suprême à verser une indemnité à l’intéressé (реш. № 1861 от 25.11.2015 г. по гр. д. № 5349/2014 г., РС Бургас). Les décisions Kolev et Tsonev, précitées, contiennent une référence à ce jugement. La Cour y a noté que le jugement avait été confirmé en appel par le tribunal régional de Burgas, dont le jugement était pendant au fond devant la Cour suprême de cassation (Kolev, § 20, et Tsonev, § 40, décisions précitées). Selon les informations recueillies par le greffe de la Cour, la procédure dans l’affaire en question s’est terminée le 15 décembre 2017 par un arrêt définitif de la Cour suprême de cassation annulant le jugement du tribunal régional en sa partie engageant la responsabilité de la Cour administrative suprême. La haute juridiction a estimé que même si le requérant avait subi un préjudice découlant d’une violation de l’article 5 § 4 et avait droit à une indemnité, il pouvait prétendre à cette indemnité uniquement auprès des organes de police ayant réellement causé ce préjudice. En effet, la Cour administrative suprême ne pouvait être tenue pour responsable de la violation évoquée car elle avait exercé un contrôle judiciaire sur l’acte ordonnant la garde à vue et les motifs de sa décision n’indiquaient pas de violation de l’article 5 § 1 de la Convention. Cet acte définitif ne pouvait faire l’objet d’un contrôle sur le fondement de la loi sur la responsabilité de l’État et des communes pour dommage. La Cour suprême de cassation a mis en avant l’idée que le nouveau recours prévu par l’article 2 de cette loi en 2012, même s’il aboutissait à un constat de violation de l’article 5 et à l’octroi d’une indemnité, ne pouvait avoir comme conséquence la remise en question d’une décision judiciaire définitive. De plus, aucun lien de causalité ne pouvait être distingué entre l’acte judiciaire examiné et la violation constatée. En particulier, les préjudices constatés ne résultaient pas de l’acte de la Cour administrative suprême prononcé un an après la fin de la détention, mais des irrégularités commises au cours de cette détention. La haute juridiction a indiqué que le requérant disposait de la possibilité de demander une indemnité aux organes de police (реш. № 176 от 15.12.2017 г. по гр. д. № 4624/2016 г., ВКС, III г. о.).

55. Le deuxième jugement présenté par le Gouvernement a été rendu par le tribunal de district de Provadia le 7 août 2020. Ce tribunal a reconnu l’existence d’un préjudice à raison de violations de l’article 5 §§ 1 et 2 de la Convention dans le cadre d’une garde à vue ordonnée par la police et pour lequel l’État devait verser une indemnité. Cependant, celle-ci n’était pas due par la Cour administrative suprême et le tribunal a précisé que l’intéressé pouvait se retourner contre les organes de police (реш. № 202 от 07.08.2020 г. по гр. д. № 269/2020 г., РС – Провадия). La suite de cette procédure n’est pas connue.

56. Par ailleurs, aucune autre décision de justice définitive ne précise l’approche des juridictions civiles sur d’éventuelles actions fondées sur l’article 2, alinéa 1, point 2, de la loi sur la responsabilité de l’État et des communes pour dommage relativement à des allégations de violation de l’article 5 §§ 3 et 4 de la Convention qui auraient été introduites avant la fin de la procédure pénale conduite contre une personne détenue et sans reconnaissance préalable de l’illégalité de sa détention.

EN DROIT

I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 5 §§ 3 ET 4 DE LA CONVENTION

57. Le requérant allègue que les juridictions internes n’ont pas suffisamment motivé les décisions par lesquelles elles ont maintenu sa privation de liberté continue à partir du 6 septembre 2018. Il ajoute que le contrôle de la légalité et de la nécessité de sa détention exercé par les juridictions pénales spécialisées internes n’était pas efficace.

Il invoque l’article 5 §§ 3 et 4 de la Convention, qui est ainsi libellé :

« Toute personne arrêtée ou détenue, dans les conditions prévues au paragraphe 1 c) du présent article, doit être aussitôt traduite devant un juge ou un autre magistrat habilité par la loi à exercer des fonctions judiciaires et a le droit d’être jugée dans un délai raisonnable, ou libérée pendant la procédure. La mise en liberté peut être subordonnée à une garantie assurant la comparution de l’intéressé à l’audience. »

« Toute personne privée de sa liberté par arrestation ou détention a le droit d’introduire un recours devant un tribunal, afin qu’il statue à bref délai sur la légalité de sa détention et ordonne sa libération si la détention est illégale. »

A. Sur la recevabilité

1. Thèses des parties

a) Le Gouvernement

58. Le Gouvernement soutient que le requérant a essayé d’induire délibérément la Cour en erreur en ne l’informant pas qu’il avait introduit devant les juridictions internes une action en vertu de la loi sur la responsabilité de l’État et des communes pour dommage (paragraphe 38 ci‑dessus) relativement à sa détention au cours de la première procédure pénale. Il indique que le point 69 du formulaire de requête (paragraphe 47 ci-dessus) ne mentionne pas cette action. Cette procédure civile ayant le même objet que celui de la présente affaire, le Gouvernement considère que le requérant a abusé du droit de recours individuel.

59. Le Gouvernement plaide également le non-épuisement des voies de recours internes pour ce qui est des griefs du requérant relatifs à sa détention pendant la période du 6 septembre 2018 au 5 mai 2019. Il argue qu’à cette dernière date, la détention ordonnée dans le cadre de la première procédure pénale a pris fin et a été remplacée par une mesure coercitive sans privation de liberté (paragraphe 10 ci-dessus). Il estime qu’une fois la détention terminée, le requérant avait la possibilité de se prévaloir du recours prévu à l’article 2, alinéa 1, point 2, de la loi sur la responsabilité de l’État et des communes pour dommage. Dans la mesure où le requérant a tenté ce recours et que la procédure serait toujours pendante, le Gouvernement considère que les griefs relatifs à la détention au cours de la période évoquée doivent être rejetés. Subsidiairement, il soulève en substance une exception d’irrecevabilité pour non-respect de la règle des six mois concernant cette période de détention, estimant qu’elle a pris fin le 5 mai 2019 et qu’il faut dès lors calculer le délai de présentation du grief à partir de cette date, lequel a expiré, selon le Gouvernement, bien avant le dépôt de la requête, le 7 avril 2020.

60. Enfin, le Gouvernement soutient que le grief formulé sous l’angle de l’article 5 § 4 est incompatible ratione materiae avec la Convention dans la mesure où la détention provisoire du requérant a été remplacée par une assignation à résidence le 1er février 2021 (paragraphe 32 ci-dessus) et que, dès lors, l’article 5 § 4 a cessé de s’appliquer.

b) Le requérant

61. Dans les observations qu’elle a soumises le 17 décembre 2020, l’avocate du requérant réplique avoir informé la Cour, dans le formulaire de requête, de l’existence d’une requête précédente introduite au nom du requérant par une autre représentante (paragraphe 47 ci-dessus). Elle affirme que, n’ayant pas disposé au moment de l’introduction de la requête de copie de la demande présentée devant les juridictions nationales, elle n’était pas en mesure de fournir des précisions. Elle confirme que le requérant a engagé une procédure en dommages et intérêts relativement à sa détention du 5 septembre 2018 au 5 mai 2019, et que cette procédure est toujours pendante. Ainsi, la partie requérante s’oppose en substance à l’affirmation du Gouvernement relative à un abus du droit de recours individuel.

62. Le requérant affirme, par ailleurs, que ce recours en dommages et intérêts ne peut être considéré comme efficace dans la mesure où il n’autorise pas, selon lui, les juridictions civiles à se prononcer sur la légalité de la détention et à ordonner sa libération. Il ajoute que cette voie de droit ne permet pas d’identifier d’éventuelles lacunes législatives, telle que l’absence de limite légale à la détention provisoire pendant la phase judiciaire, alors que pareilles limites sont prévues dans le CPP pour la détention au cours de la phase de l’enquête menée par le parquet (paragraphe 50 ci-dessus). Il considère que cette procédure ouvre uniquement la voie à une réparation pécuniaire, le cas échéant, ce qui ne serait pas suffisant dans son cas. Enfin, le requérant invite la Cour à considérer sa détention comme une situation continue sans la moindre interruption le 5 mai 2019, contrairement à ce que soutient le Gouvernement (paragraphe 59 ci-dessus), et que l’exigence du délai de six mois a donc été respectée en l’espèce.

63. Le requérant estime enfin que ses griefs sont recevables malgré son assignation à résidence le 1er février 2021 (paragraphe 32 ci-dessus).

2. Appréciation de la Cour

a) Sur le point de savoir s’il y a eu un abus du droit de recours individuel

64. La Cour rappelle que, selon sa jurisprudence, une requête est abusive si elle se fonde délibérément sur des faits controuvés qui ont pour but de la tromper (voir, parmi d’autres, X et autres c. Bulgarie [GC], no 22457/16, § 145, 2 février 2021, et Gross c. Suisse [GC], no 67810/10, § 28, CEDH 2014). Une information incomplète et donc trompeuse peut également s’analyser en un abus du droit de recours individuel, particulièrement lorsqu’elle concerne le cœur de l’affaire et que le requérant n’explique pas de façon suffisante pourquoi il n’a pas divulgué les informations pertinentes. Il en va de même lorsque des développements nouveaux importants surviennent au cours de la procédure suivie devant la Cour et que, en dépit de l’obligation expresse lui incombant en vertu de l’article 47 § 7 du règlement, le requérant n’en informe pas la Cour, l’empêchant ainsi de se prononcer sur l’affaire en pleine connaissance de cause. Toutefois, même dans de tels cas, l’intention de l’intéressé d’induire la Cour en erreur doit toujours être établie avec suffisamment de certitude (Gross, précité § 28, et les références de jurisprudence qui y sont citées).

65. En l’espèce, la Cour constate que le requérant n’a adressé à la Cour ni la copie de son action en dommages et intérêts devant les juridictions civiles ni la copie du jugement rendu par le tribunal de la ville de Sofia le 4 février 2021 (paragraphe 38 ci-dessus). Il est vrai que le requérant avait l’obligation d’envoyer les documents en question de sa propre initiative, dès qu’il en avait la possibilité, d’autant plus que sa représentante reconnaît qu’il manquait des éléments au moment de l’introduction de la requête (paragraphe 61 ci-dessus). Cependant, même si le requérant n’a pas explicitement fait référence à cette procédure au point 69 du formulaire de requête, comme le souligne le Gouvernement (paragraphe 58 ci-dessus), il a informé la Cour de l’existence de sa requête précédente. La Cour a ainsi été en mesure de constater que dans le cadre de cette dernière requête, le requérant avait indiqué que la procédure civile en cause était pendante devant les juridictions nationales (paragraphes 46-47 ci-dessus). Dans ces circonstances, la Cour ne peut établir avec suffisamment de certitude l’intention du requérant de l’induire en erreur. Elle note, par ailleurs, que le requérant a contesté de manière générale, avant même que le tribunal de la ville de Sofia statuât sur ses demandes (paragraphe 38 ci-dessus), l’efficacité de la procédure en dommages et intérêts au regard de son obligation d’épuiser les voies de recours internes (paragraphe 62 ci-dessus).

66. Partant, la Cour rejette l’exception du Gouvernement tirée d’un abus du droit de recours individuel.

b) Sur l’épuisement des voies de recours internes et le respect de la règle de six mois

67. Les principes généraux en matière d’épuisement des voies de recours internes ont été rappelés par la Grande Chambre dans son arrêt Vučković et autres c. Serbie ((exception préliminaire) [GC], nos 17153/11 et 29 autres, §§ 69-77, 25 mars 2014).

68. La Cour note, premièrement, que la thèse du Gouvernement selon laquelle le requérant n’a pas épuisé les voies de recours internes consiste à dire que ce dernier pouvait introduire une action sur le fondement de l’article 2, alinéa 1, point 2, de la loi sur la responsabilité de l’État et des communes pour dommage, dans sa rédaction en vigueur à partir du 15 décembre 2012, compte tenu notamment du fait que la détention comprise dans la période du 6 septembre 2018 au 5 mai 2019 avait pris fin (paragraphe 59 ci-dessus). Deuxièmement, le Gouvernement ne soulève pas d’exception de non-épuisement des voies de recours internes relativement à la durée postérieure au 5 mai 2019. Ainsi, il semble considérer le recours en question comme étant efficace et donc comme devant être exercé s’agissant d’une détention qui a déjà pris fin et non d’une détention qui est toujours en cours.

69. C’est également cette position que la Cour a eu l’occasion d’exprimer dans des affaires récentes où elle a examiné le caractère adéquat du recours depuis la réforme législative de 2012. En effet, étant de type indemnitaire, ce recours peut en principe fournir un redressement approprié pour des violations alléguées de l’article 5 dans les cas où la situation litigieuse, qui est incompatible avec l’article 5 de la Convention, a déjà pris fin (Kolev c. Bulgarie (déc.), no 69591/14, §§ 32-42, 30 mai 2017 ; Tsonev c. Bulgarie (déc.), no 9662/13, §§ 52-70, 30 mai 2017 ; et Stefanov c. Bulgarie (déc.), no 51127/18, §§ 68-69, 8 septembre 2020). Il s’ensuit que pour répondre en l’espèce à la question de savoir si le requérant devait, aux fins de l’épuisement des voies de recours internes, exercer le recours indemnitaire invoqué, il faut établir si la détention en cause a pris fin le 5 mai 2019, comme l’affirme le Gouvernement (paragraphe 59 ci-dessus).

70. À cet égard, la Cour observe en premier lieu que le requérant a été placé en détention provisoire dans le cadre de deux procédures pénales distinctes, la deuxième ayant été ouverte sur le fondement de nouvelles charges (paragraphes 12-13 ci-dessus). La décision invoquée par le Gouvernement, selon laquelle la détention provisoire du requérant aurait été remplacée par une mesure coercitive sans privation de liberté, n’a pas été jointe au dossier (paragraphe 10 ci-dessus). De plus, aucun élément du dossier ne démontre que le requérant a été mis en liberté le 5 mai 2019. Le Gouvernement renvoie formellement à cette décision qui n’a pas été versée au dossier, sans expliquer comment cette libération aurait été mise en œuvre, alors que le requérant affirme qu’il n’a nullement été libéré (paragraphe 62 in fine ci-dessus). En deuxième lieu, il ressort des décisions des tribunaux internes que même s’ils n’ont pas toujours considéré que la durée de la détention englobait également la détention du requérant qui avait été ordonnée dans le cadre de la première procédure pénale (voir, par exemple, le paragraphe 17 in fine ci-dessus), ils n’ont jamais reconnu que le requérant a été mis en liberté après le 5 mai 2019. Enfin et surtout, dans les décisions sur les demandes d’élargissement du requérant qu’elle a rendues le 27 mai 2019 et le 1er février 2021, la CAPS a explicitement reconnu le caractère ininterrompu de la durée de la détention provisoire du requérant au cours des deux procédures pénales dirigées contre lui (paragraphes 16 et 32 ci-dessus).

71. Au regard de ces éléments, la Cour ne peut conclure, comme le Gouvernement, que le requérant a été mis en liberté le 5 mai 2019. Elle estime en effet que le requérant se trouve en situation continue de privation de liberté depuis le 6 septembre 2018 (paragraphe 6 ci-dessus). Ces éléments suffisent à la Cour pour constater qu’en l’occurrence le recours indemnitaire prévu par l’article 2, alinéa 1, point 2, de la loi sur la responsabilité de l’État et des communes pour dommage ne constituait pas pour le requérant un recours adéquat qu’il devait exercer afin d’épuiser les voies de recours internes. Il n’est donc pas nécessaire de se pencher, dans la présente affaire, sur le point relatif à la mise en œuvre pratique de ce recours par les juridictions civiles dès lors qu’elles sont appelées à se prononcer sur la responsabilité des juridictions pénales en cas d’allégations selon lesquelles les décisions mêmes de ces dernières ont conduit à une violation de l’article 5 de la Convention.

72. Les mêmes motifs conduisent la Cour à considérer qu’il n’y a pas lieu de constater que le délai de six mois prévu à l’article 35 § 1 de la Convention a commencé à courir après le 5 mai 2019 pour les griefs se rapportant à la période de détention antérieure à cette date, le requérant n’ayant pas fait l’objet d’une libération.

73. Il y a donc lieu de rejeter les exceptions de non-épuisement des voies de recours internes et de non-respect du délai de six mois soulevées par le Gouvernement relativement à la période de détention comprise entre le 6 septembre 2018 et le 5 mai 2019.

c) Sur la compatibilité ratione materiae du grief formulé sur le terrain de l’article 5 § 4

74. La Cour rappelle d’emblée que l’assignation à résidence est considérée, au vu de son degré d’intensité, comme une privation de liberté au sens de l’article 5 de la Convention (Buzadji c. République de Moldova, [GC], no 23755/07, § 104, 5 juillet 2016, avec les références de jurisprudence qui y sont citées). Dans la présente affaire et selon les derniers éléments versés au dossier, la détention provisoire du requérant a été remplacée, le 1er février 2021, par une assignation à résidence exécutée sous surveillance électronique (paragraphe 32 ci-dessus). Dans ces circonstances et au vu des éléments du dossier, rien ne permet de considérer que le requérant a recouvré sa liberté, de sorte que l’article 5 § 4 continue à s’appliquer à sa situation.

75. Partant, il convient de rejeter l’exception d’incompatibilité ratione materiae avec les dispositions de la Convention que le Gouvernement soulève relativement au grief formulé par le requérant sur le terrain de l’article 5 § 4 de la Convention.

d) Conclusion sur la recevabilité

76. Constatant que les griefs tirés de l’article 5 §§ 3 et 4 de la Convention ne sont pas manifestement mal fondés ni irrecevables pour un autre motif visé à l’article 35 de la Convention, la Cour les déclare recevables.

B. Sur le fond

1. Sur la violation alléguée de l’article 5 § 3 de la Convention

a) Thèses des parties

i. Le requérant

77. Le requérant se plaint de la durée globale de sa détention provisoire, deux ans et près de cinq mois selon lui, qu’il qualifie d’excessive. Il soutient que la seconde procédure pénale dirigée contre lui a servi de fondement légal à son maintien en détention, expliquant que la durée de la détention au cours de l’instruction préliminaire de la première procédure pénale allait expirer alors que son affaire n’avait pas encore été portée devant le tribunal. Il ajoute que les motifs exposés par les tribunaux pour justifier sa détention à l’occasion de ses multiples demandes d’élargissement n’ont été ni pertinents ni suffisants, qu’aucune autre mesure garantissant sa comparution au procès n’a jamais été étudiée et que la procédure pénale engagée contre lui n’a pas été conduite avec diligence. Enfin, il dénonce le fait que le CPP ne limite pas la durée de la détention pendant le procès, contrairement à la durée de la détention avant le renvoi en jugement (paragraphe 50 ci-dessus).

ii. Le Gouvernement

78. Le Gouvernement note que la détention du requérant dans le cadre de la première procédure pénale n’a pas dépassé la durée légale de huit mois (paragraphe 50 ci-dessus). Il poursuit en indiquant que l’objet de la seconde procédure pénale différait clairement de celui de la première en ce que, selon lui, il s’agissait de faits distincts se rapportant à des infractions différentes, commises dans d’autres circonstances de temps, de lieu, de mode opératoire et poursuivant des buts différents. Il estime qu’il n’était dès lors pas injustifié d’ouvrir une nouvelle enquête pénale et d’ordonner un nouveau placement du requérant en détention provisoire sur ce fondement. Il soutient ensuite que les tribunaux ont fourni des raisons pertinentes et suffisantes pour justifier la détention contestée. Il indique qu’ils ont mis en avant le fait que le requérant faisait l’objet d’accusations sérieuses de participation à une activité criminelle de nature organisée passibles de peines lourdes. Selon le Gouvernement, le requérant risquait de récidiver ou de faire pression sur des témoins. Enfin, le tribunal de première instance aurait conduit la procédure pendant la période litigieuse avec la diligence particulière requise, compte tenu notamment de la complexité factuelle et juridique de l’affaire, en organisant vingt et une audiences en un an, même pendant la pandémie de coronavirus.

b) Appréciation de la Cour

79. Les principes généraux relatifs à l’article 5 § 3 de la Convention ont été résumés dans l’arrêt Buzadji (précité, §§ 84-91).

i. La période à prendre en considération

80. La période à prendre en considération sur le terrain de l’article 5 § 3 commence lorsque l’individu est arrêté ou privé de sa liberté, et elle prend fin lorsqu’on le libère et/ou qu’il est statué, même par une juridiction de première instance, sur les accusations dirigées contre lui (Buzadji, précité, § 85).

81. La Cour a déjà constaté que le requérant se trouvait en détention provisoire sans interruption à partir du 6 septembre 2018. Enfin, la détention provisoire a été remplacée le 1er février 2021 par une mesure d’assignation à résidence (paragraphe 32 ci-dessus). La Cour note cependant que le requérant n’a pas étendu son grief à la durée de son assignation à résidence. L’analyse de la durée de la détention portera donc sur la période de deux ans, quatre mois et vingt-six jours allant du 6 septembre 2018 au 1er février 2021. Cette durée s’étend sur la période de détention pendant l’instruction préliminaire et la phase judiciaire, contrairement à ce que semblait considérer la CAPS relativement à l’appréciation de la durée de la détention provisoire (paragraphe 26 ci-dessus).

ii. Le caractère raisonnable de la durée de détention

82. La Cour observe d’emblée que cette durée de détention en l’espèce pourrait être sérieusement préoccupante et exiger une justification très solide (voir, mutatis mutandis, Tsarenko c. Russie, no 5235/09, § 68, 3 mars 2011 ; Qing c. Portugal, no 69861/11, § 60, 5 novembre 2015 ; et Štvrtecký c. Slovaquie, no 55844/12, § 57, 5 juin 2018).

83. Elle relève en même temps que la présente affaire portait sur des accusations de commission d’infractions graves, notamment la participation pendant plusieurs années à un groupe criminel constitué dans le but de contourner la législation fiscale, ainsi que des infractions de fraude à la réglementation relative au financement des programmes de l’Union européenne commises aux fins d’un profit financier portant sur des montants considérables (paragraphes 6, 12, 30 et 33 ci-dessus). Il s’agit donc d’un exemple classique de criminalité organisée, laquelle, par nature, pose davantage de difficultés aux autorités chargées de l’instruction puis au juge dès lors qu’il faut établir les faits et statuer sur le niveau de responsabilité de chaque membre du groupe. À l’évidence, dans les affaires de ce type, il peut s’avérer essentiel de surveiller et de limiter continuellement les contacts entre les accusés, d’une part, et entre ceux-ci et des tiers, d’autre part, pour éviter que les premiers s’enfuient, altèrent les preuves et, surtout, influencent, voire menacent, les témoins. Il peut donc apparaître raisonnable que la détention provisoire dure plus longtemps que dans d’autres affaires (Štvrtecký, précité, § 58, avec les références de jurisprudence qui y sont citées).

84. Il est également opportun de rappeler, en réponse à l’argument du requérant tiré de l’absence de limite légale à la durée de la détention provisoire au cours de la phase judiciaire de la procédure pénale (paragraphe 77 in fine ci-dessus), que le caractère raisonnable de cette durée ne se prête pas à une évaluation abstraite. La légitimité du maintien en détention d’un accusé doit s’apprécier dans chaque cas d’après les particularités de la cause. La poursuite de l’incarcération ne se justifie dans une espèce donnée que si des indices concrets révèlent une véritable exigence d’intérêt public prévalant, nonobstant la présomption d’innocence, sur la règle du respect de la liberté individuelle fixée à l’article 5 de la Convention (Buzadji, précité, § 90). La Cour ne se prêtera dès lors pas à un examen in abstracto de la législation applicable régissant la durée de la détention provisoire en Bulgarie, mais procédera à une analyse des décisions judiciaires concrètes ordonnant cette détention et sa prolongation dans le cas du requérant. La Cour ajoute à cet égard que les abus portant sur les subventions gérées par le fonds agricole d’État ont fait l’objet d’investigations dès leur début. Cette partie de l’enquête a donné lieu à une procédure pénale distincte, soit la deuxième procédure pénale en l’espèce, le 9 octobre 2018, environ un mois seulement après le placement du requérant en détention provisoire (paragraphe 12 ci-dessus).

85. Pour apprécier le comportement dont les autorités ont fait preuve en l’espèce lorsqu’elles ont examiné l’intérêt public et le droit à la liberté du requérant, la Cour tiendra compte des circonstances découlant des soupçons des autorités nationales selon lesquels le requérant jouait un rôle essentiel dans l’activité criminelle organisée (voir, mutatis mutandis, Bąk c. Pologne, no 7870/04, § 57, 16 janvier 2007 ; Tomecki c. Pologne, no 47944/06, § 30, 20 mai 2008 ; Luković c. Serbie, no 43808/07, § 47, 26 mars 2013, et Štvrtecký, précité, § 58).

86. La Cour admet que les « raisons plausibles » de soupçonner le requérant d’avoir commis les infractions dont il était accusé étaient fondées sur de nombreux éléments du dossier, tels des témoignages et des pièces écrites (paragraphes 8 et 15-16 ci-dessus). Elle rappelle cependant que l’existence d’une raison plausible de soupçonner la personne arrêtée d’avoir commis une infraction ne peut à elle seule légitimer la détention provisoire, qui doit alors être motivée par des raisons supplémentaires (Buzadji, précité, § 95). Par conséquent, la Cour se penchera sur la question de savoir si et, dans l’affirmative, quand le maintien en détention du requérant a cessé d’être justifié par des motifs « pertinents » et « suffisants ». Sur ce point, elle tient à souligner qu’en principe le juge national est plus à même d’apprécier l’ensemble des circonstances d’une affaire et de prendre toutes les mesures qui s’imposent, notamment en matière de détention provisoire. Ce n’est que lorsque les droits et libertés garantis par la Convention ont été violés qu’elle peut intervenir (Bąk, précité, § 59).

1) La durée de la détention provisoire au cours de l’instruction préliminaire

87. La Cour constate que, dans les deux décisions initiales, les autorités judiciaires ont ordonné la détention provisoire du requérant en se fondant, outre sur des « raisons plausibles » de soupçonner l’intéressé, principalement sur les motifs suivants : la gravité des infractions dont il était accusé, les risques de le voir commettre d’autres infractions pénales, d’influencer les dépositions des témoins et des coaccusés ou d’entraver le cours de la justice par d’autres moyens, ainsi que la nécessité de recueillir un grand nombre de preuves (paragraphes 8 et 15 ci-dessus). Par ailleurs, dans ces décisions initiales, les juridictions ont estimé que le requérant ne risquait pas de se soustraire à la justice (paragraphes 8 et 15 ci-dessus). Le Gouvernement a précisé de plus que la complexité particulière de l’affaire, étant donné qu’elle concernait le crime organisé, justifiait, elle aussi, la détention du requérant (paragraphe 78 ci-dessus).

88. La Cour peut aussi admettre qu’au cours de l’instruction préliminaire, lorsque de nombreux témoins devaient être interrogés, les autorités ne pouvaient exclure l’existence d’une tentative d’influencer leurs dépositions, compte tenu notamment de la nature et de l’ampleur des accusations.

89. La Cour estime en particulier que les autorités étaient confrontées à la tâche difficile d’établir les faits et de statuer sur les responsabilités éventuelles de chacun des accusés, qui devaient répondre de faits commis en groupe organisé. Dans ces conditions, elle reconnaît également que la nécessité de recueillir un grand nombre d’éléments auprès de multiples sources, qui s’ajoutait aux risques généralement associés au caractère organisé des infractions dont le requérant était accusé, constituait un motif pertinent et suffisant justifiant le maintien en détention de celui-ci pendant la durée nécessaire à l’instruction, à l’élaboration de l’acte d’accusation et à l’audition des accusés (voir, mutatis mutandis, Podeschi, précité, § 147, et Bąk, précité, § 60). Ainsi, au vu des éléments du dossier, la Cour est d’avis que la détention initiale du requérant et sa prolongation au cours de l’instruction préliminaire étaient fondés sur des motifs pertinents et suffisants.

90. Cependant, si les risques évoqués peuvent justifier une détention plus longue, ils n’offrent pas aux autorités un pouvoir illimité de prolonger cette mesure (Qing, précité, § 61). Contrairement à l’affirmation de la CAPS (paragraphe 26 ci-dessus), ces motifs deviennent de moins en moins pertinents au fil du temps. La Cour relève que dans la présente affaire de nombreux témoins avaient déjà été entendus par le parquet vers la fin de l’instruction préliminaire (paragraphe 18 ci-dessus) et estime à cet égard que le risque de pression sur les témoins s’atténue en principe au cours du procès une fois que ces derniers ont été entendus.

91. Il reste dès lors à vérifier si les motifs invoqués par les autorités judiciaires lors des contrôles subséquents continuaient à justifier le maintien en détention du requérant.

2) Sur la durée de la détention au cours du procès

92. La Cour note que le TPS et la CAPS ont contrôlé à de nombreuses reprises la mesure de détention provisoire imposée au requérant, sur sa demande ou sur demande du parquet, et au moins dix fois après la décision du TPS du 7 mai 2019 ordonnant le placement en détention provisoire du requérant dans le cadre de la deuxième procédure pénale (paragraphes 16-32 ci-dessus).

‒ Sur l’existence de « raisons plausibles »

93. La Cour constate que dans leurs décisions les juridictions compétentes ont avancé des motifs solides qui les ont amenées à estimer qu’il y avait des raisons plausibles de soupçonner le requérant d’avoir commis les faits qui lui étaient reprochés dans l’acte d’accusation (paragraphes 8 et 15 ci-dessus).

94. Elle observe par ailleurs que pendant la suite de la période examinée les tribunaux compétents ont diversement motivé le maintien du requérant en détention provisoire, évoquant les risques liés tantôt à la commission d’autres infractions pénales et à la pression susceptible d’être exercée sur les témoins, tantôt à la soustraction à la justice. De l’avis de la Cour, la justification de la détention par ces risques semble quelque peu incohérente, dans la mesure où le fait de les invoquer dans certaines décisions de justice et non dans d’autres, sans argumentation claire, les rend à un certain degré contradictoires. Dès lors, la Cour examinera ci-dessous leur caractère suffisant en tenant compte également de cette incohérence.

‒ Sur les risques de commission d’infractions pénales et de pression sur les témoins

95. Dès sa décision du 27 mai 2019 (paragraphe 16 ci-dessus), la CAPS a fait allusion à une réduction du risque de commission d’infractions pénales, compte tenu notamment de la durée de détention du requérant dans les deux procédures pénales. Toutefois, elle n’a pas expliqué ce risque autrement que par la gravité des accusations portées dans le cadre des deux procédures à la fois. La Cour ne décèle aucune circonstance concrète et actuelle à l’appui du constat relatif à la persistance de ce risque.

96. La décision de la CAPS du 24 octobre 2019 (paragraphe 17 ci-dessus), écartait le risque de pression sur les témoins, ce qui marquait une évolution par rapport à la conclusion formulée à cet égard précédemment. De plus, comme la Cour l’a noté, de nombreux témoins avaient déjà été entendus par le parquet (paragraphe 90 ci-dessus). S’il est vrai qu’ils pouvaient encore se rétracter au cours de la phase judiciaire de la procédure, la Cour estime que, dans une affaire comme la présente où de très nombreux témoins avaient été interrogés au cours de l’instruction, il y avait peu de raisons de croire que la plupart parmi eux reviendraient sur leurs déclarations pendant le procès. Selon la décision de la CAPS, la seule raison, outre l’existence de motifs plausibles, qui justifiait le maintien du requérant en détention était donc le risque de récidive. S’il est vrai que la CAPS s’est efforcée dans cette décision d’étoffer son raisonnement, son argument, à part le renvoi à la gravité des faits reprochés, tenait au fait que le requérant avait un téléphone portable et d’autres produits interdits en détention, mais il n’en ressort pas en quoi cette circonstance était de nature à nourrir la crainte de le voir commettre des infractions pénales, d’autant plus que, par exemple, le risque de pression sur les témoins était exclu (paragraphe 17 ci-dessus).

97. La Cour observe ensuite qu’aucune des juridictions ayant examiné la légalité de la détention en cause entre le 5 novembre 2019 et le 8 mai 2020 (paragraphes 19-24 ci-dessus), soit au cours d’une période de plus de six mois, n’a présenté dans ses décisions des arguments concrets à l’appui des conclusions liées aux risques de récidive ou d’influence des témoins. Au sujet de ce dernier motif, la Cour observe que les tribunaux l’ont avancé sans expliquer pourquoi après la décision de la CAPS du 24 octobre 2019, qui excluait notamment ce risque, il subsistait des craintes à cet égard.

98. Ce n’est que dans sa décision du 1er juillet 2020 que la CAPS a tenté de justifier sa conclusion sur l’existence d’un risque de récidive en notant brièvement qu’un nombre de coaccusés et de témoins avaient des rapports de dépendance avec le requérant (paragraphe 26 ci-dessus). Aucune des décisions ordonnant le maintien du requérant en détention par la suite et jusqu’au 18 novembre 2020 (paragraphes 27-29 ci-dessus) n’a apporté plus de lumière sur les circonstances ayant conduit le TPS ou la CAPS à conclure que le requérant pouvait commettre de nouvelles infractions pénales.

99. Au vu des éléments versés au dossier, la Cour note que la décision présentant la motivation la plus étoffée quant à la crainte de voir le requérant commettre des infractions en cas de libération était celle du 18 décembre 2020 (paragraphe 31 ci-dessus). Cependant, la Cour relève à cet égard aussi plusieurs points critiques. D’abord, cette décision n’est intervenue que vers la fin de la détention provisoire, le requérant ayant été assigné à résidence six semaines plus tard, le 1er février 2021 (paragraphe 32 ci-dessus). Cette motivation ne pouvait donc pas compenser le défaut de justification dans les décisions antérieures. Ensuite, la CAPS a avancé que le requérant risquait d’influencer des témoins et d’autres accusés en raison des liens hiérarchiques ou familiaux existant entre eux. Cependant, elle a précisé qu’il s’agissait de facteurs objectifs sans indiquer en quoi l’attitude du requérant donnait lieu à des craintes concrètes relativement à ce risque. Ensuite, s’il est vrai que la CAPS a fait référence au fait que le requérant avait enfreint la règlementation sur l’usage des téléphones portables, elle n’a pourtant pas précisé, en fournissant des éléments spécifiques, en quoi ce fait fondait des craintes de voir l’intéressé perpétrer de nouvelles infractions pénales, motif autorisant le maintien en détention. Enfin, la Cour relève dans la motivation de la décision du 18 décembre 2000 deux autres circonstances nouvelles s’inscrivant dans le fil du raisonnement des tribunaux : des obstructions à l’audition des témoins dans le cadre de l’instruction préliminaire de la première procédure pénale et la tentative de manipulation des preuves écrites aux fins de leur utilisation devant la justice (paragraphe 31 ci-dessus). Aux yeux de la Cour, si de tels actes empêchent en principe le bon déroulement de la justice, il y a lieu de relever, d’une part, que le premier acte se rapportait à des événements relatifs à l’instruction préliminaire de la première procédure pénale et que, d’autre part, en évoquant les deux actes à la fois, la CAPS n’a précisé ni la date de leur commission, ni en quoi consistaient les soupçons portant à croire que le requérant était impliqué. La Cour estime dès lors que cette décision, adoptée à la fin de la période de la détention provisoire du requérant, n’a pas non plus été suffisamment motivée.

100. Pour la Cour, il importe de souligner que les accusations portées contre le requérant avaient pour origine les soupçons selon lesquels il avait mis en place un groupe criminel aux fins de tirer profit des fonds européens de manière détournée. Treize autres personnes étaient soupçonnées de faire partie de ce groupe, dont cinq fonctionnaires du fonds agricole d’État et sept personnes accusées d’avoir servi de couverture pour l’obtention des fonds. Plus de soixante-dix personnes furent appelés à témoigner et leurs noms figuraient dans l’acte d’accusation du 23 octobre 2019 (paragraphe 18 ci‑dessus). Les autorités ayant ainsi mis en cause un nombre important de personnes qu’elles soupçonnaient d’avoir joué un rôle clé dans le mode opératoire incriminé et identifié les témoins à interroger, il semble difficile, aux yeux de la Cour, de concevoir que ce même mode opératoire ait pu continuer à fonctionner au cours de la procédure pénale. Les juridictions et le Gouvernement peinent à expliquer pourquoi, vu ces multiples accusations et le caractère très médiatique de la procédure pénale (paragraphe 4 ci‑dessus), il était envisageable que le requérant continuât à faire fonctionner le schéma criminel qui lui était reproché.

101. Par ailleurs, il ressort des éléments du dossier que les nombreuses demandes d’élargissement soumises par le requérant étaient également fondées sur son état de santé critique. Dans leurs décisions, les tribunaux compétents ont examiné cette question et ont estimé que la situation médicale du requérant n’était pas incompatible avec sa détention (paragraphes 17, 21 et 28-29 ci-dessus). La Cour note qu’un tel examen est important eu égard aux garanties contre les traitements inhumains. Certes, la Cour ne voit pas d’éléments permettant de conclure en l’espèce que le requérant n’a pas bénéficié de soins médicaux adéquats. Cependant, elle note qu’à aucun moment de la période de détention en cause, les problèmes de santé du requérant n’ont pas fait l’objet d’une analyse au regard du risque de voir celui-ci commettre des infractions pénales. Or la Cour estime que, s’agissant d’une personne se trouvant dans la situation du requérant, qui était atteint notamment de plusieurs maladies chroniques, mais surtout avait subi un accident ischémique cérébral et souffrait d’une sérieuse réduction de ses capacités motrices (paragraphe 28 ci-dessus), le risque de le voir commettre des infractions, même lorsqu’il s’agit du maintien d’un réseau criminel, est atténué. En tout état de cause, la Cour constate que les tribunaux compétents et le Gouvernement n’ont pas fait de rapprochement entre la situation médicale du requérant et l’éventuel risque de récidive pour motiver leur conclusion sur l’existence de ce risque.

‒ Sur le risque de soustraction à la justice

102. La Cour relève également certaines incohérences dans l’évolution au fil du temps du raisonnement des tribunaux relativement au risque de voir le requérant échapper à la justice, jetant elles aussi un doute sur le sérieux de l’examen fourni par les juridictions internes à cet égard. Par exemple, sans aucune explication concernant les conclusions des juridictions précédentes, le TPS a estimé dans sa décision du 5 novembre 2019 qu’il n’y avait pas de risque de voir le requérant commettre une infraction, mais un risque de le voir se soustraire à la justice (paragraphe 19 ci-dessus). Or ces deux affirmations venaient tout simplement contredire les motifs précédemment formulés à l’appui du maintien en détention. S’il est vrai que la CAPS, statuant en deuxième instance, a rectifié les motifs ainsi exprimés, elle n’a pas justifié le risque de commission d’infractions (paragraphe 20 ci-dessus). Le 25 novembre 2019, le TPS a repris l’argument lié au risque de soustraction à la justice en employant le mot « toujours » (paragraphe 21 ci-dessus), alors que ce risque n’avait jamais été établi dans une décision définitive, la CAPS ayant rectifié la décision du TPS du 5 novembre 2019 tentant de l’établir. Cette fois, la CAPS confirma la décision du TPS sans plus de détails, se contentant de dire qu’aucun nouvel élément à cet égard n’avait été apporté depuis sa dernière décision (paragraphe 21 ci-dessus). Enfin, le risque de voir le requérant échapper à la justice a d’abord été expressément exclu par la CAPS dans sa décision du 27 janvier 2020 (paragraphe 22 ci-dessus), puis il est apparu pour la première fois explicitement, dans une décision de la CAPS, siégeant en deuxième instance, comme argument à l’appui de la détention, le 19 mars 2020, avec pour seule explication la gravité des faits reprochés à l’intéressé (paragraphe 23 ci-dessus). La Cour note que cet argument ne figure comme motif de la détention dans aucune des décisions définitives prises au cours des dix mois suivant le placement en détention. Ce n’est que dans sa décision du 1er février 2021 que la CAPS a évoqué ce risque de soustraction à la justice, mais, cette fois, pour justifier l’assignation à résidence du requérant (paragraphe 32 ci-dessus).

103. Ainsi, la Cour ne voit pas de cohérence dans le raisonnement des juridictions quant à l’éventuel risque de voir le requérant se soustraire à la justice.

3) Conclusion sur le respect de l’article 5 § 3

104. Au vu des éléments qui précèdent, la Cour estime que les autorités judiciaires qui ont maintenu la détention, bien qu’ayant établi l’existence de raisons plausibles de soupçonner le requérant d’être impliqué dans les faits incriminés, n’ont pas suffisamment motivé leurs conclusions selon lesquelles le requérant risquait de commettre des infractions pénales ou d’exercer une pression sur des témoins s’il était libéré. Ces autorités se sont surtout appuyées, dans toutes leurs décisions, sur la gravité des infractions reprochées au requérant et l’éventuel rôle de leader que celui-ci jouait dans un groupe criminel organisé. Les tribunaux ont réitéré ces motifs sommairement, sans relier ce risque général à des faits spécifiques de l’affaire, en utilisant des arguments « généraux et abstraits » pour justifier le maintien en détention. Ils ont ainsi adopté une approche stéréotypée plutôt que de se livrer à une véritable analyse évolutive au fil du temps et au regard du déroulement de l’instruction préliminaire et judiciaire (voir, a contrario, Štvrtecký, précité, §§ 61, 63 et 65). De plus, les tribunaux ont manqué de cohérence dans leur analyse concernant le risque de soustraction à la justice. Enfin, il ressort de leurs décisions respectives qu’ils n’ont pas recherché s’il y avait d’autres moyens alternatifs pour assurer la comparution du requérant au procès (Buzadji, précité, § 87) et qu’une telle évaluation n’a été faite que dans la décision qui a donné lieu au remplacement de la détention provisoire par une assignation à résidence (paragraphe 32 ci-dessus).

105. La Cour tient compte du caractère grave des accusations dont faisait l’objet le requérant et des difficultés que les autorités internes auraient connues dans l’instruction de la présente affaire, qui s’étendait à de nombreux autres accusés prétendument liés à un groupe complexe de crime organisé. Toutefois, elle note que dans les décisions rejetant les demandes d’élargissement soumises par le requérant, les tribunaux compétents n’ont pas fourni d’explications cohérentes sur les questions de savoir pourquoi et dans quelle mesure les motifs invoqués pour justifier la détention du requérant sont demeurés inchangés pendant une si longue période (voir Qing, précité, § 66, ainsi que, a contrario, Štvrtecký, précité, §§ 61-65), et à tout le moins après le renvoi de l’affaire en jugement, lorsque les témoins avaient été interrogés une première fois dans le cadre de l’instruction préliminaire. On peut en effet considérer qu’à ce moment de la procédure pénale le maintien du requérant en détention a cessé d’être justifié (paragraphe 86 ci-dessus).

106. Cette conclusion ne se trouve pas modifiée par le fait que la Cour ne peut constater en l’espèce que les autorités ont manqué à l’obligation d’apporter une « diligence particulière » à la poursuite de la procédure. En effet, au vu de la complexité factuelle de l’affaire, du nombre d’accusés et de témoins, ainsi que de la tenue régulière des audiences devant le TPS, la Cour ne peut déceler de défaillance dans la conduite de la procédure pénale.

107. En conclusion, la Cour considère qu’en manquant à leur obligation de renvoyer à des circonstances concrètes en lien avec le risque de voir le requérant commettre des infractions pénales, d’exercer une pression sur les témoins ou de se soustraire à la justice, les autorités ont maintenu le requérant en détention sur la base de motifs qui, même s’ils pouvaient passer pour « pertinents », n’étaient pas « suffisants » après la période initiale de cette détention, ou à tout le moins après le renvoi de l’affaire en jugement.

108. Partant, il y a eu violation de l’article 5 § 3 de la Convention.

2. Sur la violation alléguée de l’article 5 § 4 de la Convention

a) Thèses des parties

109. Le requérant affirme que les juridictions pénales spécialisées n’ont pas examiné toutes les circonstances pertinentes pour le maintenir en détention, qu’elles ont rejeté ses demandes de libération sans justifier leurs décisions par des motifs pertinents et suffisants et qu’elles ont fondé celles‑ci principalement sur la gravité des faits qui lui étaient reprochés. Il avance que son cas revêtait un caractère structurel. En effet, selon lui, il n’existe presque pas de cas où les accusés faisant l’objet de poursuites devant ces juridictions spécialisées sont soumis à des mesures coercitives autres que la détention provisoire en vue de garantir leur comparution. La raison en serait que les affaires examinées par ces juridictions présentent un grand intérêt public mettant en cause des personnes publiques ou du milieu des affaires. En maintenant ces accusés en détention pendant toute la durée de la procédure pénale, ces juridictions répondraient à des attentes populistes de la société, à savoir que les « criminels ne soient pas en liberté », et permettraient au pouvoir en place d’afficher une politique de poursuites engagée contre la criminalité organisée et les abus des fonds provenant de l’Union européenne.

110. Le Gouvernement réplique que chacune des demandes de libération du requérant a été dûment et promptement examinée par les juridictions pénales spécialisées à deux degrés de juridiction. Le Gouvernement estime qu’en décidant de maintenir le requérant en détention les juridictions internes ont trouvé le juste équilibre entre les intérêts de la société et le droit du requérant à la liberté garanti par l’article 5 de la Convention.

b) Appréciation de la Cour

111. La Cour rappelle qu’elle a conclu à la violation de l’article 5 § 3 de la Convention. En particulier, elle a constaté que les tribunaux internes n’avaient pas fourni une justification suffisante à l’appui de leurs conclusions selon lesquelles il existait un risque de voir le requérant récidiver, faire pression sur les témoins ou se soustraire à la justice et qu’ils avaient privilégié la gravité des faits reprochés, motif qui ne pouvait pas à lui seul justifier de prolonger la détention du requérant (paragraphes 82-108 ci-dessus).

112. À la lumière de ces constats, des arguments des parties et des circonstances spécifiques de l’espèce, la Cour estime qu’il n’y a pas lieu de se prononcer séparément sur la question de savoir si les garanties de l’article 5 § 4 ont été respectées dans le cadre des procédures d’examen des demandes de libération présentées par le requérant (voir, pour une approche similaire, Maksim Savov c. Bulgarie, no 28143/10, §§ 57-58, 13 octobre 2020).

II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 18 DE LA CONVENTION COMBINÉ AVEC L’ARTICLE 5

113. Invoquant l’article 18 de la Convention combiné avec l’article 5, le requérant allègue en outre que les restrictions à ses droits ont poursuivi des buts autres que ceux prévus par la Convention. L’article 18 est ainsi libellé :

« Les restrictions qui, aux termes de la présente Convention, sont apportées auxdits droits et libertés ne peuvent être appliquées que dans le but pour lequel elles ont été prévues. »

114. Le requérant avance que l’ouverture de la deuxième procédure pénale a servi de prétexte aux autorités pour prolonger sa détention, exposant que le CPP n’autorisait pas la prolongation de sa détention au-delà de huit mois dans le cadre de l’instruction préliminaire (paragraphe 50 ci‑dessus).

115. Le Gouvernement renvoie aux arguments qu’il a présentés relativement au grief formulé sur le terrain de l’article 5 § 3 et selon lesquels les deux procédures pénales reposaient sur des fondements distincts, ce qui aurait justifié la prolongation de la détention du requérant (paragraphe 78 ci‑dessus). Il affirme qu’aucun but inavoué n’était visé en l’espèce.

116. La Cour constate que ce grief est étroitement lié à ceux examinés sous l’angle de l’article 5 §§ 3 et 4 de la Convention et doit lui aussi être déclaré recevable.

117. La Cour renvoie aux principes généraux concernant l’interprétation et l’application de l’article 18 de la Convention, tels qu’ils se trouvent énoncés notamment dans ses arrêts Merabishvili c. Géorgie ([GC], no 72508/13, §§ 287-317, 28 novembre 2017) et Navalnyy c. Russie ([GC], nos 29580/12 et 4 autres, §§ 164-165, 15 novembre 2018 ; voir également Selahattin Demirtaş c. Turquie (no 2) [GC], no 14305/17, §§ 421-422, 22 décembre 2020).

118. Elle rappelle en particulier que le simple fait qu’une restriction apportée à une liberté ou à un droit protégé par la Convention ne remplit pas toutes les conditions de la clause qui la permet ne soulève pas nécessairement une question sous l’angle de l’article 18. L’examen séparé d’un grief fondé sur cette disposition ne se justifie que si l’allégation selon laquelle une restriction a été imposée dans un but non conventionnel se révèle être un aspect fondamental de l’affaire (Merabishvili, précité, § 291).

119. La Cour a constaté une violation de l’article 5 § 3 en raison de l’absence de motifs suffisants pour justifier la prolongation de la détention du requérant au-delà de la période initiale de la procédure pénale, ou à tout le moins après le renvoi de l’affaire en jugement (paragraphes 82-108 ci‑dessus).

120. Elle note, au vu des observations présentées par les parties sur le terrain de l’article 18 de la Convention, que celles-ci avancent essentiellement le même argument que celui qu’elle a examiné sous l’angle de l’article 5 § 3 de la Convention (paragraphes 77, 78, 114 et 115 ci‑dessus). Par conséquent, eu égard aux allégations du requérant et aux principes généraux développés sous l’angle de l’article 18 (paragraphe 117 ci-dessus) la Cour estime que le grief d’un but inavoué ne représente pas un aspect fondamental de l’affaire.

121. Partant, il n’y a pas lieu de se prononcer séparément sur le respect de l’article 18 combiné avec l’article 5 de la Convention.

III. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

122. Aux termes de l’article 41 de la Convention :

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

123. Le requérant demande à la Cour de lui accorder les sommes indiquées dans la proposition de règlement amiable qu’il a communiquée dans le cadre de la phase non contentieuse de la procédure, puis mentionnées dans la lettre que sa représentante a envoyée le 28 janvier 2021, après l’expiration du délai fixé pour la présentation des demandes au titre de la satisfaction équitable (paragraphes 44-45 ci-dessus). Il n’explique pas ce qui l’a empêché de respecter le délai de la phase contentieuse et ne présente pas d’arguments propres à justifier le versement exceptionnel au dossier des demandes ainsi soumises en vue de leur examen par la Cour.

124. Le Gouvernement s’oppose à l’examen des demandes au titre de la satisfaction équitable, eu égard à leur dépôt tardif et au fait que le requérant n’a pas demandé de prorogation du délai sur la base de motifs valables, alors qu’il en avait la possibilité. Il estime en outre inappropriée de prendre en compte la proposition de règlement amiable du requérant dans le cadre de l’examen de la satisfaction équitable.

125. La Cour note qu’aucune demande formelle de satisfaction équitable n’a été soumise dans le délai fixé au cours de la phase contentieuse, la lettre de la représentante du requérant dans laquelle celle-ci chiffre les montants en lien avec les demandes de son client ayant été envoyée uniquement en réponse au constat de la Cour que le délai imparti à cet effet était échu (paragraphe 45 ci-dessus). Elle constate que les parties ne s’accordent pas sur la question de savoir si, au vu des autres lettres du requérant, celui-ci a valablement formulé ses demandes au titre de la satisfaction équitable.

126. La Cour rappelle que les principes généraux et la pratique établie sur l’existence d’une « demande » de satisfaction équitable se trouvent résumés dans l’arrêt Nagmetov c. Russie ([GC], no 35589/08, §§ 57-59, 30 mars 2017).

127. Il y a donc lieu de rechercher si une « demande » de satisfaction équitable avait déjà été formulée devant elle en l’espèce et, dans l’affirmative, si cette demande satisfaisait aux exigences formelles et procédurales applicables.

128. La représentante du requérant a soumis une proposition chiffrée de règlement amiable dans le cadre de la phase non contentieuse de la procédure. Dans la lettre qu’il a adressée à la représentante du requérant au stade de la phase contentieuse, le greffe de la Cour a clairement rappelé que l’indication, à un stade antérieur de la procédure, des prétentions du requérant au titre de la satisfaction équitable ne compense pas l’omission de formuler une « demande » à cet effet dans les observations (paragraphe 44 ci-dessus). À la lumière des principes généraux et de sa pratique établie (paragraphe 126 ci-dessus), la Cour estime que la formulation d’un souhait du requérant d’obtenir une éventuelle réparation pécuniaire, tel qu’il est exprimé dans le cadre d’une proposition de règlement amiable soumise au cours de la phase non contentieuse de la procédure devant la Cour, ne s’analyse pas en une « demande » au sens de l’article 60 du règlement.

129. La Cour estime opportun de réaffirmer qu’un requérant et son représentant désigné en vertu de l’article 36 du règlement de la Cour doivent respecter les conditions de forme et de fond liées à la satisfaction équitable qui sont fixées dans le règlement, sous peine d’exposer le requérant à des conséquences négatives. Un représentant agit pour le compte du requérant qui l’a désigné, ce qui signifie notamment que, selon l’article 37 du règlement, les communications et notifications adressées à ce représentant sont réputées adressées au requérant. Le représentant est censé agir dans l’intérêt du requérant ; les actes du représentant doivent normalement reposer sur les instructions et souhaits du requérant, et ils nécessitent une coopération entre eux pendant la procédure devant la Cour, par exemple en ce qui concerne la décision de demander à la Cour une satisfaction équitable pour une violation alléguée de la Convention. D’ordinaire, cela signifie notamment qu’un requérant doit supporter les conséquences négatives qui peuvent résulter de la manière dont son représentant gère l’affaire portée devant la Cour. Il s’ensuit que, si le représentant n’a pas soumis de « demande » de satisfaction équitable, la Cour n’octroiera en général pas d’indemnité (Nagmetov, précité, § 75).

130. Par ailleurs, eu égard aux circonstances particulières de l’espèce, la Cour ne décèle pas de considérations impérieuses qui appellent l’octroi d’une satisfaction équitable (voir, a contrario, Nagmetov, précité, §§ 79‑92).

131. Au vu de ce qui précède, la Cour n’alloue aucune somme au titre de la satisfaction équitable.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1. Déclare la requête recevable ;

2. Dit qu’il y a eu violation de l’article 5 § 3 de la Convention ;

3. Dit qu’il n’y a pas lieu d’examiner le grief formulé sur le terrain de l’article 5 § 4 de la Convention ;

4. Dit qu’il n’y a pas lieu de se prononcer séparément sur le respect de l’article 18 combiné avec l’article 5 de la Convention ;

5. Rejette la demande de satisfaction équitable.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 8 juin 2021, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

Ilse Freiwirth                                                Tim Eicke
Greffière adjointe                                          Président

Dernière mise à jour le juin 14, 2021 par loisdumonde

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