Denis et Irvine c. Belgique [GC] (Cour européenne des droits de l’homme)

Note d’information sur la jurisprudence de la Cour 252
Juin 2021

Denis et Irvine c. Belgique [GC]62819/17 et 63921/17

Arrêt 1.6.2021 [GC]

Article 5
Article 5-1
Arrestation ou détention régulières

Refus de remettre en liberté des auteurs d’infractions internés atteints de troubles mentaux persistants après l’adoption d’une nouvelle loi réservant l’usage de cette mesure à des infractions plus graves : non-violation

Article 5-4
Contrôle de la légalité de la détention
Contrôle à bref délai

Délai d’épreuve de trois ans obligatoire pour la libération de personnes internées auteurs d’infractions n’étant pas déterminant au vu de la persistance de leurs troubles mentaux : non-violation

En fait – Après avoir perpétré, respectivement, des infractions de vol et de tentative de vol avec effraction, les requérants, qui étaient atteints de troubles mentaux, furent internés par le juge pénal sous l’empire de la loi du 9 avril 1930 de défense sociale. Le 1er octobre 2016, une nouvelle loi, la loi relative à l’internement (« la LRI »), entra en vigueur. Elle réservait l’internement à deux des catégories d’infractions les plus graves, notamment l’atteinte à « l’intégrité physique ou psychique » de tiers. Les requérants demandèrent leur libération définitive, soutenant que les faits dont ils étaient les auteurs ne satisfaisaient plus aux conditions d’internement prévues par la nouvelle loi. Leurs demandes furent rejetées au motif que leurs troubles mentaux n’étaient pas suffisamment stabilisés et que le délai d’épreuve de trois ans prévu par la loi n’avait pas été respecté, pour pouvoir obtenir la libération définitive. La Cour de cassation rejeta leurs pourvois.

Par un arrêt du 8 octobre 2019, une chambre de la Cour a conclu à l’unanimité à la non-violation de l’article 5 §§ 1 et 4. À la demande des requérants, l’affaire a été renvoyée devant la Grande Chambre.

En droit –

Article 5 § 1 : La Cour juge que la détention des requérants avait toujours une base légale valable et que leur privation de liberté était régulière. En particulier :

a) Sur le motif de privation de liberté – Il n’est pas contesté que la privation de liberté des requérants relève du champ d’application de l’article 5 § 1 e) : ils n’ont pas été reconnus coupables d’une infraction et ils ne se sont vu infliger aucune peine mais ils ont été jugés irresponsables pénalement en raison des troubles mentaux dont ils sont atteints : leur internement est une mesure de sécurité revêtant un caractère préventif et non punitif.

b) Sur la régularité de la privation de liberté – la Cour prend en compte les éléments suivants :

i. La réforme législative en cause et la question soulevée devant la Cour : Si la LRI s’applique en principe à toutes les affaires en cours, elle ne prévoit pas de mesure transitoire spécifique pour les personnes qui, comme les requérants, ont été internées sur le fondement du régime légal antérieur et qui ont commis des faits qui n’atteindraient pas le nouveau seuil requis par la nouvelle loi. La question à trancher est donc celle de savoir si ces critères ont remis en cause la régularité de la détention des requérants, au regard des exigences de l’article 5 § 1 e).

ii. L’application de la nouvelle législation par les juridictions internes : Les juridictions internes ont estimé que la légalité de l’internement des requérants n’était pas remise en cause par la modification législative litigieuse. Plus précisément, la Cour de cassation a dit que les décisions prises à l’égard des requérants étaient passées en force de chose jugée et que la mesure d’internement prononcée à leur égard était définitive. Elle a précisé que l’article 5 § 1 n’avait pas pour conséquence qu’une mesure d’internement imposée définitivement n’était plus imposée régulièrement ou légalement parce que la loi avait changé au cours de la phase d’exécution. Ella a ajouté que l’appréciation de l’état mental d’un interné et de la dangerosité sociale en découlant ne se faisait pas uniquement en fonction du fait pour lequel il avait été interné, mais également en fonction d’un ensemble de facteurs de risque. Il ressort donc que le système belge prévoit deux phases successives de l’internement auxquelles s’appliquent des dispositions et critères différents. La première phase est la procédure judiciaire qui aboutit à la décision d’interner une personne. La décision reste valable tout au long de l’internement de la personne concernée tant que celle‑ci n’a pas fait l’objet d’un jugement d’octroi de la libération définitive passé en force de chose jugée. Ensuite, après le prononcé de la mesure, s’ouvre la deuxième phase au cours de laquelle les chambres de protection sociale du tribunal de l’application des peines (« les CPS ») examinent la situation des internés à des intervalles réguliers et les demandes formés par eux pour modifier les modalités de leur internement ou obtenir leur mise en liberté. Des règles différentes s’appliquent alors, notamment en ce qui concerne les conditions de mise en liberté définitive, au regard desquelles la CPS apprécie si le trouble mental de la personne internée s’est suffisamment stabilisé et, compte tenu d’un ensemble de facteurs, s’il y a un risque de récidive. Au regard du droit interne tel qu’interprété par la Cour de cassation, dès lors que les requérants n’avaient pas fait l’objet d’une mise en liberté définitive, leur privation de liberté continuait de reposer sur une base légale valable : les décisions judiciaires d’internement qui, même si elles avaient été adoptées sous l’empire de l’ancienne législation, avaient conservé leur force exécutoire.

S’agissant des personnes internées sur le fondement d’une décision passée en force de chose jugée avant le 1er octobre 2016, les effets de la LRI se limitent aux décisions relatives au maintien de l’internement, ses modalités d’exécution et l’éventuelle mise en liberté des intéressés. La Cour estime que l’approche retenue par les juridictions internes en l’espèce n’est ni arbitraire ni manifestement déraisonnable.

iii. Sur La conformité avec l’article 5 § 1 e) de l’approche adoptée : en l’espèce, il n’est pas contesté que les trois conditions de la jurisprudence Winterwerp c. Pays-Bas (1979) sont satisfaites. Notamment, il a été démontré de manière probante que les requérants sont aliénés, que leurs troubles mentaux sont d’une nature et d’une gravité justifiant l’internement et que ceux-ci ont persisté pendant toute la durée de cette mesure. La Convention n’exige pas des autorités qu’elles prennent en compte, au moment du contrôle de la persistance des troubles mentaux, la nature des faits qui avaient été commis par l’intéressé et qui avaient constitué le fondement de son internement. En ce qui concerne la persistance du trouble, le droit interne prévoit un contrôle périodique automatique au cours duquel les personnes internées ont notamment la possibilité de faire valoir que leur état de santé mentale s’est stabilisé et qu’elles ne représentent plus un risque pour la société, et de demander l’octroi de modalités d’exécution de leur internement, notamment, à l’instar des requérants, leur libération définitive. En vertu de l’article 66 de la LRI, la libération définitive ne peut être octroyée que si sont réunies deux conditions cumulatives : premièrement, une période de libération à l’essai de trois ans doit avoir expiré et, deuxièmement, le trouble mental doit s’être suffisamment stabilisé pour qu’il n’y ait raisonnablement plus à craindre qu’à cause de son trouble mental, en conjonction éventuellement avec d’autres facteurs de risque, la personne internée commettra de nouvelles infractions portant atteinte à ou menaçant l’intégrité physique ou psychique de tiers. Ainsi, seul l’état de santé mentale actuel de la personne internée et le risque de récidive actuel, c’est-à-dire au moment où l’examen est fait, sont pris en compte pour déterminer si la personne concernée peut être libérée ou si le maintien de son internement est justifié. C’est au regard de ces conditions que les CPS ont examiné les demandes de mise en liberté définitive des requérants. La nature des infractions commises par les requérants, qui avaient fondé les mesures d’internement, n’a pas été prise en compte. En revanche les CPS ont vérifié si le trouble mental des requérants s’était suffisamment stabilisé, et estimé, au regard des éléments en leur possession, que tel n’était pas le cas. Ce faisant, elles ont vérifié la persistance des troubles mentaux tel qu’exigé par l’alinéa e) de l’article 5 § 1 de la Convention. À toutes fins utiles, lors du dernier contrôle périodique qu’elles ont effectué à l’égard des requérants, les CPS ont estimé qu’il existait encore un risque élevé de récidive violente.

Conclusion : non-violation (unanimité)

Article 5 § 4 : Puisqu’il a été conclu que la privation de liberté des requérants était régulière, au sens de l’article 5 § 1 de la Convention, l’article 5 § 4 n’exige pas en l’espèce que leur mise en liberté immédiate soit ordonnée. En outre, les requérants ont bénéficié d’un contrôle judiciaire annuel automatique par la CPS devant laquelle ils ont pu formuler notamment leurs demandes de mise en liberté, et qu’ils ont pu saisir ensuite la Cour de cassation d’un pourvoi. Moins d’un mois s’est écoulé entre le jugement de la CPS et l’arrêt de la Cour de cassation. Les requérants n’ont pas présenté d’argument permettant de conclure qu’ils n’auraient pas bénéficié d’un recours devant un juge statuant à bref délai sur la légalité de leur détention ainsi que sur leurs demandes de libération. Les requérants se sont seulement plaints de l’impossibilité légale d’obtenir leur mise en liberté immédiate et définitive en raison du délai d’épreuve de trois ans.

Cette condition légale semble ainsi faire obstacle en principe au droit consacré par l’article 5 § 4 d’obtenir une décision judiciaire mettant fin à la privation de liberté si celle-ci se révèle illégale. Cela dit, la Cour doit se limiter à vérifier que la manière dont la loi a été appliquée dans les circonstances de la cause a respecté la Convention et elle ne peut pas se prononcer in abstracto . En l’espèce, les juridictions internes ont refusé la demande de mise en liberté définitive des requérants au motif qu’aucune des deux conditions posées par l’article 66 de la loi n’était remplie. La condition d’avoir effectué une période de libération à l’essai de trois ans n’a dès lors pas été décisive puisque l’état de santé des requérants ne s’était pas suffisamment amélioré. Par ailleurs, la Cour salue le fait qu’entretemps la Cour de cassation a interprété la disposition litigieuse à la lumière de l’article 5 §§ 1 et 4 de la Convention en jugeant qu’une personne internée qui n’est plus dangereuse doit bénéficier d’une libération définitive, même si le délai d’épreuve de trois ans n’est pas encore écoulé.

Conclusion : non-violation (unanimité)

(Voir aussi Winterwerp c. Pays-Bas, 24 octobre 1979 ; Radomilja et autres c. Croatie [GC], 37685/10 et 22768/12, 20 mars 2018, Résumé juridique ; Ilnseher c. Allemagne [GC], 10211/12 et 27505/14, 4 décembre 2018, Résumé juridique)

Dernière mise à jour le juin 1, 2021 par loisdumonde

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *