AFFAIRE ANASTASIU c. ROUMANIE (Cour européenne des droits de l’homme) Requête no 25319/06

La requête porte sur l’impossibilité pour les requérantes de jouir de leur droit de propriété, reconnu par les juridictions nationales, sur un bien immeuble nationalisé par l’État pendant le régime communiste totalitaire, ce bien ayant fait ensuite l’objet d’un contrat d’échange entre l’État et des tiers.


QUATRIÈME SECTION
AFFAIRE ANASTASIU c. ROUMANIE
(Requête no 25319/06)
ARRÊT
STRASBOURG
18 mai 2021

Cet arrêt est définitif. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Anastasiu c. Roumanie,

La Cour européenne des droits de l’homme (quatrième section), siégeant en un comité composé de :
Tim Eicke, président,
Faris Vehabović,
Pere Pastor Vilanova, juges,
et de Ilse Freiwirth, greffière adjointe de section,

Vu :

la requête (no 25319/06) dirigée contre la Roumanie et dont deux ressortissantes de cet État, Mmes Ecaterina Anastasiu (« la première requérante ») et Mihaela Anastasiu (« la deuxième requérante ») ont saisi la Cour en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention ») le 17 juin 2006,

la décision de porter la requête à la connaissance du gouvernement roumain (« le Gouvernement »),

les observations des parties,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 13 avril 2021,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

INTRODUCTION

1. La requête porte sur l’impossibilité pour les requérantes de jouir de leur droit de propriété, reconnu par les juridictions nationales, sur un bien immeuble nationalisé par l’État pendant le régime communiste totalitaire, ce bien ayant fait ensuite l’objet d’un contrat d’échange entre l’État et des tiers.

EN FAIT

2. Les requérantes sont nées respectivement en 1929 et en 1955. La première requérante résidait, jusqu’à son décès, le 4 décembre 2017, à Bucarest. La deuxième requérante réside à Bucarest.

3. Le Gouvernement a été représenté par ses agentes, Mme C. Brumar et, en dernier lieu, Mme O.F. Ezer, du ministère des Affaires étrangères.

4. Les circonstances factuelles et juridiques de l’affaire sont similaires à celles exposées par les requérants dans l’arrêt Străin et autres c. Roumanie (no 57001/00, §§ 5‑18, CEDH 2005‑VII), par les requérants M. et Mme Rodan dans l’affaire Preda et autres c. Roumanie (nos 9584/02 et 7 autres, §§ 35-41, 29 avril 2014) et par les requérants dans l’arrêt Ana Ionescu et autres c. Roumanie (nos 19788/03 et 18 autres, §§ 6-7, 26 février 2019).

5. Les requérantes demandèrent aux juridictions nationales l’annulation d’un contrat d’échange conclu en 1995 entre l’État et des tiers, portant sur un terrain sis au nos 85-87 bis rue Oituz, à Bacău, qui avait appartenu à leur famille avant son transfert dans la propriété de l’État, en 1962.

6. Par un arrêt définitif du 8 octobre 2004, la cour d’appel de Bacău constata que le terrain litigieux avait une superficie de 650 m², que le titre de propriété détenu par l’État sur ce bien n’était pas légal, mais que le contrat d’échange était valide car les tiers étaient de bonne foi et qu’ils étaient en droit de garder le terrain en question. Cet arrêt fut confirmé, sur recours des requérantes, par un arrêt du 19 décembre 2005 de la même cour d’appel.

7. En 2001, les requérantes notifièrent la mairie de Bacău, sur la base de la loi no 10/2001, d’une demande ayant pour objet la restitution d’une superficie de 2 830 m² d’un terrain sis au nos 85-87 bis, rue Oituz, à Bacău. Par une décision administrative du 30 mai 2018, intervenue après le décès de la première requérante (voir § 2 ci-dessus), la mairie de Bacău reconnut le droit de la deuxième requérante de se faire indemniser pour la perte de son terrain d’une superficie de 624,50 m² sis à l’adresse susmentionnée, ainsi que pour la perte d’une construction qui avait été édifiée sur ledit terrain, mais qui avait été démolie à une date non-précisée. La mairie rejeta les demandes des requérantes visant la restitution des 2 205,50 m² de terrain au motif qu’elles n’avaient pas réussi à prouver leur droit de propriété sur ce terrain. Le dossier administratif est pendant devant l’Autorité nationale pour la restitution des propriétés qui doit décider du montant de la compensation et délivrer un titre de paiement.

8. Tel qu’il ressort des informations fournies en février 2021 par les parties, la décision issue le 30 mai 2018 en faveur de la deuxième requérante fut contestée par celle-ci. La procédure visant sa contestation fut suspendue le 20 janvier 2020, par le tribunal départemental de Bacău, en raison de l’inactivité de la deuxième requérante. Une demande de réinscription de l’affaire au rôle formulée par celle-ci fut rejetée, le 18 décembre 2020, par le même tribunal. À ce jour, la deuxième requérante n’a pas recouvré la possession de son bien et n’a pas été indemnisée pour sa perte.

LE CADRE JURIDIQUE INTERNE PERTINENT

9. Le droit et la pratique internes concernant les biens immeubles nationalisés illégalement puis vendus par l’État à des tiers ont été présentés dans les arrêts Brumărescu c. Roumanie ([GC], no 28342/95, §§ 34‑35, CEDH 1999‑VII), Străin et autres (précité, §§ 19‑23), Maria Atanasiu et autres c. Roumanie (nos 30767/05 et 33800/06, §§ 44‑76, 12 octobre 2010), Preda et autres (précité, §§ 68‑74) et Dickmann et Gion c. Roumanie (nos 10346/03 et 10893/04, §§ 52‑58, 24 octobre 2017).

EN DROIT

I. LOCUS STANDI

10. À la suite du décès de la première requérante, son héritière, Mme Mihaela Anastasiu (la deuxième requérante), a informé la Cour de son intention de maintenir la requête. Le Gouvernement ne s’est pas opposé à cette demande. Eu égard aux liens familiaux et juridiques de l’intéressée avec la première requérante et son leur intérêt légitime à poursuivre la procédure, la Cour accepte que l’héritière de la requérante décédée poursuive l’instance (Janowiec et autres c. Russie [GC], nos 55508/07 et 29520/09, § 101, CEDH 2013 et Preda et autres précité, § 75). Elle continuera donc à traiter la requête, conformément à la demande de l’héritière.

II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 1 du PROTOCOLE no 1 a LA CONVENTION

11. Les requérantes allèguent que l’impossibilité dans laquelle elles se trouvent de recouvrer la possession de leur terrain nationalisé illégalement ou d’obtenir une indemnisation à cet égard malgré la décision de justice reconnaissant leur droit de propriété sur ce bien emporte violation de leur droit au respect de leurs biens, garanti par l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention, ainsi libellé :

« Toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens. Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d’utilité publique et dans les conditions prévues par la loi et les principes généraux du droit international.

Les dispositions précédentes ne portent pas atteinte au droit que possèdent les États de mettre en vigueur les lois qu’ils jugent nécessaires pour réglementer l’usage des biens conformément à l’intérêt général ou pour assurer le paiement des impôts ou d’autres contributions ou des amendes. »

A. Sur la recevabilité

12. Le Gouvernement excipe de l’irrecevabilité de la requête, pour non‑épuisement des voies de recours internes.

13. Les requérantes contestent ces allégations.

14. La Cour rappelle qu’elle a déjà examiné et rejeté des exceptions similaires concernant le non-épuisement des voies de recours internes relatives à la loi no 10/2001 et à la loi no 165/2013 (Străin et autres, §§ 54‑56, Preda et autres, §§ 133 et 141, Dickmann et Gion, §§ 72 et 78, et Ana Ionescu et autres, § 23, tous précités).

15. Elle constate que le Gouvernement n’a avancé aucun fait ou argument nouveau susceptible de la persuader de parvenir à une conclusion différente quant à la recevabilité de ce grief. Partant, elle considère qu’il y a lieu de rejeter l’exception qu’il soulève à cet égard.

16. Constatant que le grief n’est pas manifestement mal fondé ni irrecevable pour un autre motif visé à l’article 35 de la Convention, elle le déclare recevable.

B. Sur le fond

17. Les requérantes soutiennent que l’impossibilité dans laquelle elles se trouvent encore, à ce jour, de recouvrer la possession de leur terrain ou, à défaut, de recevoir une compensation pour la perte de ce bien porte atteinte à son droit au respect de leur biens.

18. Le Gouvernement soutient, pour sa part, que les requérantes auraient dû suivre la procédure administrative prévue par les lois de restitution, dont la loi no 165/2013 contient les dernières modifications.

19. La Cour note qu’en l’espèce, tout comme les requérants dans l’affaire Străin et autres, précitée, ou comme M. et Mme Rodan dans l’affaire Preda et autres, précitée, les requérantes ont obtenu des décisions définitives reconnaissant, avec effet rétroactif, l’illégalité de la nationalisation par l’État du terrain litigieux (sis au nos 87-87 bis, rue Oituz, à Bacău) et leur droit de propriété sur le bien en question (voir paragraphe 6 ci-dessus). À ce jour, ces décisions n’ont été ni contestées ni annulées. Pourtant, les requérantes n’ont pas pu recouvrer la possession du bien ni obtenir réparation pour cette privation de propriété.

20. La Cour rappelle qu’elle a déjà jugé que l’impossibilité pour un justiciable de recouvrer la possession de ses biens malgré l’adoption d’une décision de justice définitive reconnaissant son droit de propriété sur les biens en question constituait une privation au sens de la deuxième phrase du premier paragraphe de l’article 1 du Protocole no 1, et que, en l’absence d’indemnisation, une telle privation imposait à l’intéressé une charge disproportionnée et excessive emportant violation de son droit au respect de ses biens, garanti par l’article 1 du Protocole no 1 (Preda et autres, §§ 146 et 148‑149, Dickmann et Gion, §§ 103‑104, et Ana Ionescu et autres, §§ 27‑30, tous précités). Elle constate que le Gouvernement n’a avancé aucun fait ni argument susceptible de la persuader de parvenir à une conclusion différente dans la présente affaire.

21. Partant, il y a eu violation de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention.

III. SUR LES AUTRES VIOLATIONS ALLÉGUÉES DE LA CONVENTION

22. Enfin, les requérantes se plaignent du refus par les tribunaux internes de faire annuler le contrat d’échange portant sur leur terrain (article 6 § 1 de la Convention).

23. Compte tenu de l’ensemble des éléments dont elle dispose, et pour autant qu’elle est compétente pour connaître des allégations formulées, la Cour ne constate aucune apparence de violation des droits et libertés garantis par la Convention.

24. Il s’ensuit que ce grief est manifestement mal fondé et doit être rejeté en application de l’article 35 §§ 3 a) et 4 de la Convention.

IV. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

25. Aux termes de l’article 41 de la Convention :

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

26. En 2007, les requérantes ont présenté une première demande de satisfaction équitable et en 2015, à l’invitation de la Cour, elles ont réitéré leur demande.

27. Le Gouvernement a communiqué des commentaires en réponse aux demandes de satisfaction équitable soumises par les requérantes.

28. Afin de justifier sa demande concernant le préjudice matériel et sa réponse à cet égard, les requérantes et le Gouvernement ont fourni des rapports d’expertise technique préparés en 2007 par des experts. En 2018, le Gouvernement a fourni à la Cour des valeurs de circulation actualisées pour des terrains similaires à celui en litige, en fonction de la grille notariale utilisée par l’Autorité nationale pour la restitution des propriétés (« ANRP »).

A. Dommage matériel

29. La Cour l’a dit en plusieurs occasions, un arrêt constatant une violation entraîne pour l’État défendeur l’obligation juridique de mettre un terme à la violation et d’en effacer les conséquences de manière à rétablir autant que faire se peut la situation antérieure (Iatridis c. Grèce (satisfaction équitable) [GC], no 31107/96, § 32, CEDH 2000‑XI, et Guiso-Gallisay c. Italie (satisfaction équitable) [GC], no 58858/00, § 90, 22 décembre 2009).

30. Dans les circonstances de la présente affaire, elle considère que la restitution du bien en cause placerait autant que possible les requérantes dans une situation équivalente à celle dans laquelle elles se seraient trouvées s’il n’y avait pas eu violation de l’article 1 du Protocole no 1.

31. À défaut d’une telle restitution, l’État défendeur devrait verser aux requérantes, pour dommage matériel, un montant correspondant à la valeur actuelle de leur bien (Preda et autres, précité, § 163, et Ana Ionescu et autres, précité, §§ 38‑39).

32. La Cour note qu’il y a un large écart entre l’estimation faite par les requérantes de la valeur de leur propriété et celle avancée par le Gouvernement. Au vu des informations, y compris les documents soumis par les parties, dont elle dispose quant aux prix de l’immobilier sur le marché local, et de sa jurisprudence constante dans des affaires similaires (Ana Ionescu et autres, précité, § 42, avec les références qui y sont citées), elle estime raisonnable et équitable, aux fins de l’article 41 de la Convention, d’accorder aux requérantes, pour dommage matériel, la somme de 134 000 euros (EUR).

B. Dommage moral

33. La Cour considère que la grave ingérence qui a été portée dans le droit des requérantes au respect de leur bien ne peut être compensée de manière adéquate par le simple constat d’une violation de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention. Statuant en équité, conformément à l’article 41 de la Convention, elle décide d’allouer aux requérantes, pour dommage moral, la somme de 5 000 EUR.

C. Frais et dépens

34. La Cour observe que les requérantes sollicitent le remboursement des frais et dépens (honoraires d’avocat, frais de transport et traductions) sans en préciser le montant et sans joindre tout justificatif à cet égard.

35. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. En l’espèce, en l’absence de documents justificatifs, la Cour rejette la demande présentée au titre des frais et dépens.

D. Intérêts moratoires

36. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1. Dit que l’héritière de la première requérante qui en a manifesté le souhait a qualité pour poursuivre la présente procédure à sa place ;

2. Déclare la requête recevable pour ce qui est du grief fondé sur l’article 1 du Protocole no 1, et le surplus de la requête irrecevable ;

3. Dit qu’il y a eu violation de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention ;

4. Dit :

a) que l’État défendeur doit restituer aux requérantes, dans les trois mois, le terrain litigieux ;

b) qu’à défaut, l’État défendeur doit verser aux requérantes, dans le même délai de trois mois, 134 000 EUR (cent trente-quatre mille euros), plus tout montant pouvant être dû sur ces sommes à titre d’impôt, pour dommage matériel ;

c) qu’en tout état de cause, l’État défendeur doit verser aux requérantes concernées, dans le même délai de trois mois, 5 000 EUR (cinq mille euros), plus tout montant pouvant être dû sur cette somme à titre d’impôt par les requérantes, pour dommage moral ;

d) que les sommes ainsi indiquées seront à convertir dans la monnaie de l’État défendeur au taux applicable à la date du règlement ;

e) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

5. Rejette le surplus de la demande de satisfaction équitable.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 18 mai 2021, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

Ilse Freiwirth                                  Tim Eicke
Greffière adjointe                            Président

Dernière mise à jour le mai 18, 2021 par loisdumonde

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