K.I. c. France (Cour européenne des droits de l’homme)

Note d’information sur la jurisprudence de la Cour 250
Avril 2021

K.I. c. France5560/19

Arrêt 15.4.2021 [Section V]

Article 3
Expulsion

Mesure d’expulsion vers la Russie d’un tchétchène ayant son statut de réfugié révoqué au motif d’une condamnation pour terrorisme, sans évaluation ex nunc des risques encourus : l’expulsion emporterait violation

En fait – Le requérant est un ressortissant russe d’origine tchétchène auquel avait été accordé le statut de réfugié par l’Office français de protection des réfugiés et des apatrides (OFPRA). Mais son statut a été révoqué par l’OFPRA, décision confirmée par la Cour nationale du droit d’asile (CNDA), au motif d’une condamnation pénale pour des faits de terrorisme et de la menace grave pour la société française que sa présence en France constituait conformément à la disposition du droit interne qui transpose l’article 14(4) lit. b de la Directive 2011/95/EU. Ensuite une mesure d’expulsion vers la Russie a été prise contre le requérant, et celui-ci s’oppose à son exécution.

En droit – Article 3 (procédural) :

Aux termes des articles 19 et 32 § 1 de la Convention, la Cour n’est pas compétente pour appliquer les règles de l’Union européenne (UE) ou pour en examiner les violations alléguées, sauf si et dans la mesure où elles pourraient avoir porté atteinte aux droits et libertés sauvegardés par la Convention. La Cour ne s’est pas, à ce jour, prononcée sur la distinction faite dans le droit de l’UE et dans le droit interne entre le statut et la qualité de réfugié. Ni la Convention ni ses Protocoles ne protègent en tant que tel le droit d’asile. La protection qu’ils offrent se limite aux droits qui y sont consacrés, ce qui inclut, en particulier, ceux garantis par l’article 3 dont l’interdiction du refoulement au sens de la Convention de Genève de 1951 relative au statut des réfugiés (Convention de Genève) (N.D. et N.T. c. Espagne [GC]).

La protection offerte par l’article 3 présente un caractère absolu. Pour qu’un éloignement forcé envisagé soit contraire à la Convention, la condition nécessaire, et suffisante, est que le risque pour la personne concernée de subir dans le pays de destination des traitements interdits par l’article 3 soit réel et fondé sur des motifs sérieux et avérés, même lorsqu’elle est considérée comme présentant une menace pour la sécurité nationale pour l’État contractant (Saadi c. Italie [GC]). Une évaluation complète et ex nunc est requise par la Cour.

La Cour a déjà estimé que, bien que soient rapportées de graves violations des droits de l’homme en Tchétchénie, la situation n’était pas telle que tout renvoi en Russie constituerait une violation de l’article 3. Cependant, il ressort des rapports internationaux que peuvent être particulièrement à risque les personnes proches des membres de la lutte armée de la résistance tchétchène et celles soupçonnés ou condamnés pour des faits de terrorisme.

La Cour est appelée à connaître pour la première fois, d’un requérant russe d’origine tchétchène qui fait valoir qu’il encourrait des traitements contraires à l’article 3 du fait de sa condamnation pénale pour des faits de terrorisme dans l’État défendeur. En outre, il s’agit d’un requérant dont le statut de réfugié accordé par l’État défendeur a été révoqué.

Le requérant allègue un risque en raison de sa détention et ses tortures en Russie pour ses liens de parenté avec des individus en faveur de la guérilla tchétchène, son refus de collaborer avec les autorités et le fait qu’il serait toujours recherché pour ces faits qui ont donné lieu à la décision de l’OFPRA de lui octroyer le statut de réfugié. Or, il n’appartient pas à la Cour de tirer les conséquences qu’il convient d’attacher tant au regard de la Convention de Genève, du droit de l’UE que du droit français à la révocation du statut de réfugié du requérant. Toutefois, elle doit prendre en compte le fait qu’à l’époque où ce statut lui avait été accordé, les autorités françaises ont estimé qu’il y avait suffisamment d’éléments démontrant que celui‑ci risquait d’être persécuté dans son pays d’origine en cas de retour.

Mais un certain laps de temps s’est écoulé depuis, et seuls deux des proches du requérant résident encore en Tchétchénie et les membres de sexe masculin de sa famille sont décédés ou bénéficiaires de la protection internationale en Europe.

En outre, le requérant a organisé son départ de France pour la Syrie en mars 2013 soit peu après son entretien en juin 2012 avec l’agent de l’OFPRA et l’octroi du statut de réfugié en janvier 2013. Il s’y est rendu en transitant au début du mois d’août 2013 par l’Allemagne, la Pologne où il récupéra son « passeport externe » russe, l’Ukraine et la Turquie. Le requérant n’explique pas comment il a réussi à obtenir ce passeport, sachant que sa délivrance à une personne dont les activités avaient déjà attiré l’attention des autorités russes paraît hautement improbable. Et à l’été 2013, ses proches résidant en Tchétchénie ont récupéré ce passeport, mais le requérant n’allègue pas qu’ils auraient été inquiétés par les autorités russes. Par ailleurs, le requérant n’étaye pas solidement l’intérêt persistant des autorités à son égard.

Le requérant allègue aussi un risque en raison de la connaissance par les autorités russes et tchéchènes de sa condamnation pénale en France et le fait qu’elles le rechercheraient en raison de ses liens avec un groupe djihadiste en Syrie. Le Gouvernement soutient que plusieurs autres personnes condamnées en France pour leur participation à des activités à caractère terroriste ont été renvoyées en Russie sans s’être prévalu, devant les instances nationales ou devant la Cour, d’un risque quelconque au titre de l’article 3. La Cour ne saurait déduire de ces seuls faits, au demeurant dénués de toutes précisions permettant d’en apprécier la portée, que le requérant ne serait pas, personnellement, soumis à un tel risque. Néanmoins l’un de ses coaccusés, rentré en Tchétchénie depuis la Syrie, n’a pas été inquiété.

La Cour ne peut certes pas totalement écarter l’hypothèse selon laquelle les autorités russes ont eu connaissance de la condamnation pénale en France du requérant. Pour autant, rien n’atteste qu’elles montrent un intérêt particulier pour le requérant et le recherchent en raison de ses liens avec un réseau djihadiste en Syrie. En tout état de cause, la nature de la condamnation en France du requérant ainsi que les contextes national et international, profondément et durablement marqués par la lutte contre le terrorisme, n’excluent pas que celui‑ci puisse faire l’objet de mesures de contrôle et de surveillance à son retour en Russie, sans que celles-ci puissent, ipso facto, être constitutives d’un traitement prohibé par l’article 3. Ainsi l’office de la Cour se limite à vérifier si le requérant risque d’être maltraité ou torturé, en violation de l’article 3, dans ce pays.

En mai 2019, le tribunal administratif a rejeté le recours du requérant dirigé contre l’arrêté préfectoral fixant la Russie comme pays de destination après une analyse, sous l’angle de l’article 3, des risques qu’il allègue encourir.

La situation du requérant n’est pas celle d’un demandeur d’asile qui vient de fuir son pays et qui peut donc être considéré comme vulnérable du fait de son parcours migratoire. En conséquence, il ne peut pas être qualifié de « vulnérable » au regard de la répartition de la charge de la preuve, ce qui aurait rendu nécessaire d’accorder à celui-ci le bénéfice du doute.

Sans préjudice de la charge de la preuve, une évaluation complète et ex nunc du grief du requérant est requise lorsqu’il faut prendre en compte des éléments apparus après l’adoption par les autorités internes de la décision définitive. La Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) a rendu un arrêt C‑391/16, C77/17 et C‑78/17 du 14 mai 2019, soit deux jours avant le jugement du tribunal administratif, devenu définitif, sur les risques que le requérant allègue encourir en cas de retour en Russie. La CJUE a jugé que la révocation du statut de réfugié en cas de menace pour la sécurité ou la société de l’État membre d’accueil en application de l’article 14(4) lit. b de la Directive 2011/95/EU n’emportait pas celle de la qualité de réfugié et du bénéfice du principe de non‑refoulement. Il ressort donc tant de cette jurisprudence que de celle du Conseil d’État de juin 2020 ayant fait application de celle-ci, que le requérant a conservé, en dépit de la révocation de son statut, la qualité de réfugié, la CNDA n’ayant pas accueilli les conclusions de l’OFPRA tendant à l’application de la clause d’exclusion de l’article 1F de la Convention de Genève. Or, cette qualité n’a pas été prise en compte par les autorités françaises dans le cadre de l’édiction puis du contrôle de la mesure d’éloignement vers la Russie. Ainsi, elles n’ont pas évalué les risques possiblement encourus à l’aune de cette circonstance et du fait que, du moins lors de son arrivée en France en 2011, le requérant a été identifié comme appartenant alors à un groupe ciblé.

La Cour n’exclut pas que, au terme de l’examen approfondi et complet de la situation personnelle du requérant et de la vérification qu’il possède encore ou non la qualité de réfugié, les autorités françaises arriveraient à la même conclusion que le tribunal administratif, à savoir l’absence de risque pour celui‑ci, au regard de l’article 3, en cas d’expulsion vers la Russie. Toutefois la CNDA a émis dans des hypothèses analogues des avis défavorables à l’expulsion de personnes vers le pays dont ils ont la nationalité au motif que, s’ils avaient perdu le statut de réfugié, ils en avaient conservé la qualité, et ce y compris dans l’hypothèse de l’expulsion vers la Russie d’un ressortissant russe d’origine tchétchène présentant un profil similaire à celui du requérant. Également dans ces deux avis, la CNDA a estimé que la décision fixant le pays de destination était contraire aux obligations de la France découlant du droit à la protection des réfugiés contre le refoulement au regard de la charte des droits fondamentaux de l’UE et l’article 3.

En conclusion, il y aurait une violation de l’article 3 en son volet procédural si le requérant était renvoyé en Russie en l’absence d’une appréciation ex nunc par les autorités françaises du risque qu’il allègue encourir en cas de mise à exécution de la mesure de renvoi.

Conclusion : violation en cas de renvoi en Russie (unanimité).

Article 41 : constat de violation suffisant pour le préjudice moral.

La mesure provisoire en vertu de l’article 39 du Règlement de la Cour doit continuer de s’appliquer jusqu’à ce que le présent arrêt devienne définitif et à moins que la Cour ne prenne une nouvelle décision à cet égard.

(Voir aussi Saadi c. Italie [GC], 37201/06, 28 février 2008, Résumé juridique ; Abdolkhani et Karimnia c. Turquie, 30471/08, 22 septembre 2009, Résumé juridique ; M.G. c. Bulgarie, 59297/12, 25 mars 2014, Résumé juridique ; N.D. et N.T. c. Espagne [GC], 8675/15 et 8697/15, 13 février 2020, Résumé juridique ; Shiksaitov c. Slovaquie, 56751/16 et 33762/17, 10 décembre 2020, Résumé juridique)

Dernière mise à jour le avril 16, 2021 par loisdumonde

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