AFFAIRE GAVRILOVA ET AUTRES c. RUSSIE (Cour européenne des droits de l’homme) Requête no 2625/17

INTRODUCTION. La présente affaire concerne l’annulation en justice des titres de propriété que détenaient les requérants sur des parcelles de terrain qu’ils avaient achetées, et la réintégration de ces parcelles dans le patrimoine de l’État au motif qu’il s’agissait de « ressources forestières ». Est en jeu l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention.

TROISIÈME SECTION
AFFAIRE GAVRILOVA ET AUTRES c. RUSSIE
(Requête no 2625/17)
ARRÊT
(Fond)

Art 1 P1 • Annulation des titres de propriété sur des parcelles de terrain achetées et réintégration de celles-ci dans le patrimoine municipal • Absence de faute des requérants ayant subi les conséquences des erreurs des autorités et de l’application rigide des dispositions sur la revendication • Absence d’indemnisation • Juste équilibre rompu au détriment des requérants

STRASBOURG
16 mars 2021

Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Gavrilova et autres c. Russie,

La Cour européenne des droits de l’homme (troisième section), siégeant en une chambre composée de :

Paul Lemmens, président,
Dmitry Dedov,
Georges Ravarani,
María Elósegui,
Darian Pavli,
Anja Seibert-Fohr,
Peeter Roosma, juges,

et de Milan Blaško, greffierde section,

Vu la requête (no 2625/17) dirigée contre la Fédération de Russie et dont cinq ressortissants russes(« les requérants ») ont saisi la Cour en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention ») le 22 décembre 2016,

Vu la décision de porter à la connaissance du gouvernement russe (« le Gouvernement ») les griefs formulés sur le terrain de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention,

Vu les observations des parties,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 9 février 2021,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

INTRODUCTION

1. La présente affaire concerne l’annulation en justice des titres de propriété que détenaient les requérants sur des parcelles de terrain qu’ils avaient achetées, et la réintégration de ces parcelles dans le patrimoine de l’État au motif qu’il s’agissait de « ressources forestières ». Est en jeu l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention.

EN FAIT

2. Les noms des requérants et les autres informations les concernant figurent à l’annexe au présent arrêt.

3. Le Gouvernement a été représenté par M. M. Galperine, représentant de la Fédération de Russie auprès de la Cour européenne des droits de l’homme.

I. Les faits relatifs au terrain en cause et aux parcelles achetées par les requérants

4. Dans les années 1960, un parc résidentiel de loisirs (домотдыха) Lesnoïé fut ouvert dans le district de Gatchina (région de Leningrad). Ce parc (« le parc ») comprenait en particulier un terrain de 30,5 hectares de forêt (« le terrain litigieux », « le terrain »). Selon certains documents datés de 1982, il s’agissait d’une « forêt de groupe I ». Depuis les années 1970, le parc appartenait à une autorité publique régionale (Ленинградскийтерриториальныйсоветпоуправлениюкурортамипрофсоюзов).

5. Il ressort des éléments du dossier que, en 1990, le parc fut abandonné et que, à partir de 2005, la forêt fut endommagée par des abattages d’arbres et des incendies et certaines parties du parc devinrent des décharges à ordures.

6. Par deux actes en date respectivement du 30 septembre 1991 et du 4 août 1992, le conseil des députés du district de Gatchina (région de Léningrad), le comité de gestion des ressources foncières (комитетпоземельнойреформе и земельнымресурсам) de la région de Leningrad et le service forestier du district de Gatchina (лесхоз, Гатчинскоелесничество) transférèrent le terrain litigieux à la municipalité de Siverski aux fins de l’extension du domaine municipal.

7. En 1992, l’autorité publique régionale vendit le parc à la société privée Podyomtransmach et lui loua le terrain d’assise, qui comprenait le terrain litigieux.

8. En août 2005, la société Podyomtransmach vendit le parc à la société privée Lesnoïé.

9. Le 21 décembre 2005, l’administration du district de Gatchina adopta un décret aux fins de la vente du terrain litigieux à la société Lesnoïé. Le 26 décembre 2005, l’administration vendit le terrain à cette société, au prix de 29 109 000 roubles (RUB) environ (l’équivalent de 851 900 euros (EUR) à l’époque). Selon le contrat de vente, il s’agissait d’un terrain urbain (землипоселений) destiné à l’exploitation d’un parc résidentiel de loisirs. Ce contrat ainsi que le droit de propriété de la société Lesnoïé furent dûment enregistrés au registre unifié des droits immobiliers (le « registre unifié »).

10. Le 26 novembre 2006, la société Lesnoïé revendit le terrain et les bâtiments restants du parc à la société Lesnoïé-2, qui fit enregistrer son droit de propriété dans le registre unifié.

11. Le 26 décembre 2006, à l’issue des travaux d’arpentage, qui avaient reçu l’agrément de la municipalité de Siverski, le terrain fut inscrit au cadastre d’État en tant que terrain urbain.

12. Le 29 juin 2009, le service forestier du district de Gatchina informa la municipalité de Siverski que le terrain ne relevait pas des ressources forestières (землилесногофонда).

13. Par un arrêté du 7 septembre 2009, le maire de Siverski modifia l’affectation (видразрешенногоиспользования) du terrain litigieux. Selon cet arrêté, le terrain n’était plus destiné à l’exploitation d’un parc résidentiel de loisirs, mais à la construction individuelle. L’arrêté fut publié au journal officiel local et la modification fut inscrite au cadastre d’État.

14. En 2009, à une date non précisée dans le dossier, certains habitants de Siverski, constatant que des arbres étaient abattus et inquiets pour le devenir de la forêt, formèrent un recours administratif en annulation de l’arrêté du 7 septembre 2009. Par un jugement du 10 novembre 2010, le tribunal de la ville de Gatchina rejeta le recours aux motifs qu’il était tardif, que le terrain ne relevait pas des ressources forestières, qu’il n’avait pas été prouvé que ce fût autrefois une forêt, et que le changement d’affectation du terrain avait été opéré dans le respect de la procédure applicable. Le 23 décembre 2010, le jugement devint définitif.

15. Le 5 mai 2011, le comité de gestion du patrimoine de l’État de la région de Leningrad demanda à l’agence fédérale de gestion du patrimoine de l’État (федеральноеагентствопоуправлениюгосударственнымимуществом ;« l’agence fédérale ») de dire si le terrain était ou non une propriété fédérale. Par une lettre du 5 juin 2011, l’agence fédérale répondit que l’État n’avait jamais fait enregistrer son droit de propriété sur ce terrain et que celui-ci n’était pas inscrit au registre de la propriété fédérale (реестрфедеральногоимущества).

16. À une date non précisée dans le dossier, la société Lesnoïé-2 fit diviser le terrain en 85 parcelles constructibles. Entre mars 2011 et juin 2013, les requérants achetèrent dix de ces parcelles, les uns directement auprès de la société Lesnoïé-2, les autres auprès d’autres particuliers. Ils firent enregistrer leurs droits de propriété au registre unifié en présentant les contrats de vente.

17. Au cours de l’été et de l’automne 2011, le parquet régional, saisi par les habitants de Siverski, procéda à des vérifications sur l’usage et la catégorie du terrain litigieux.

18. Le 1er avril 2013, il adressa à l’agence fédérale un avis selon lequel la vente du terrain à la société Lesnoïé avait été conclue en violation de la loi. En outre, le 5 août 2013, le parquet ouvrit une enquête pénale pour escroquerie aggravée (appropriation frauduleuse d’un terrain appartenant à l’État fédéral). L’ancien directeur du service forestier du district de Gatchina fut mis en examen. À des dates non précisées dans le dossier, une décision de non-lieu à poursuivre fut prononcée pour cause de prescription de l’action publique, puis annulée. L’issue de cette enquête n’a pas été communiquée à la Cour.

19. Le 1er novembre 2013, la société Lesnoïé-2 fut dissoute sans laisser d’ayants droit.

20. Par un jugement du 28 novembre 2013, le tribunal de commerce de la région de Leningrad, saisi par l’agence fédérale, annula le contrat de vente qui avait été conclu le 26 décembre 2005 entre l’administration du district de Gatchina et la société Lesnoïé (paragraphe 9 ci-dessus). Il jugea que le terrain relevait des ressources forestières au moins depuis 1982 et que la procédure de conversion en une autre catégorie de terrain n’avait pas été respectée (paragraphes 36-39 et 41 ci-dessous). Il conclut que le terrain était la propriété de l’État fédéral et qu’il ne pouvait pas être privatisé. Le 29 avril 2014, le jugement devint définitif.

II. La procédure en revendication des parcelles

21. Le 4 septembre 2014, l’agence fédérale intenta une action en revendication contre les requérants et cinq autres acheteurs des parcelles issues du terrain litigieux. Elle demanda à être relevée de la prescription extinctive pour cette action et, sur le fond, à voir réintégrer (истребовать) quinze parcelles dans le patrimoine de l’État fédéral.

A. Le jugement de première instance

22. Par un jugement du 12 novembre 2015, le tribunal de Gatchina rejeta l’action de l’agence fédérale. Il constata d’abord que, selon les éléments du dossier, le terrain litigieux était une ancienne forêt relevant des ressources forestières et que, dès lors, l’État en était le propriétaire.

23. Il observa ensuite que, depuis 1991, ce terrain avait relevé des pouvoirs et compétences de plusieurs autorités publiques fédérales, dont le comité de gestion du patrimoine de l’État (государственныйкомитетпоуправлениюгосударственнымимуществом). Il nota que ce comité, créé le 21 janvier 1991, avait pour mission de gérer les terrains appartenant à l’État, que, dans ce cadre, il était compétent pour en disposer, notamment au moyen de la procédure de changement de catégorie, et qu’entre 1997 et 2004, il avait changé trois fois de dénomination, pour devenir finalement en 2004 l’agence fédérale de gestion du patrimoine de l’État.

24. Le tribunal observa également que le contrôle de l’exploitation et la protection des terrains relevaient de la compétence du service forestier et du comité d’État créé pour les besoins de la réforme foncière (государственныйкомитетпоземельнойреформе) et que, s’ils détectaient des irrégularités, ces organes devaient les signaler au comité de gestion du patrimoine de l’État susmentionné pour que celui-ci engageât, le cas échéant, une action en justice.

25. Le tribunal nota que l’autorité chargée de l’enregistrement des droits immobiliers et le service du cadastre étaient aussi des autorités publiques fédérales et qu’ainsi, ils auraient dû réagir en cas d’irrégularités dans la privatisation et la revente des ressources forestières.

26. Il releva que la conversion du terrain litigieux en terrain urbain (paragraphes 38 et 40 ci-dessous) n’avait pas été opérée conformément à la procédure applicable et il conclut que l’État avait perdu la propriété et la possession du terrain de manière irrégulière et illicite, et contre sa volonté.

27. Le tribunal constata également que, dès 1991, les autorités étatiques susmentionnées – et plus particulièrement le service forestier et le comité d’État créé pour les besoins de la réforme foncière – étaient parfaitement au courant du changement illicite de catégorie du terrain et de sa privatisation. Il releva que pendant vingt-quatre ans – de 1991 à 2015 – ces autorités publiques n’avaient jamais émis la moindre objection quant au sort du terrain litigieux. À cet égard, il estima que les différentes réformes institutionnelles et le transfert de compétences entre les autorités de l’État étaient sans incidence sur le cours de la prescription extinctive. Il considéra que l’État fédéral avait toujours eu la possibilité et l’obligation de veiller à la préservation de son patrimoine, mais qu’il n’avait tout simplement pas respecté cette obligation. Il jugea donc que l’action de l’agence fédérale était prescrite et qu’il n’était pas possible de relever la demanderesse de la prescription (paragraphe 57 ci-dessous).

28. Le tribunal considéra que les défendeurs étaient des acquéreurs de bonne foi qui n’avaient pas la possibilité de se retourner contre la société Lesnoïe-2, celle-ci ayant été dissoute, et qu’ils ne devaient pas être pénalisés pour les erreurs commises par les autorités et collectivités publiques. Enfin, il observa que des négociations avaient été menées entre l’administration régionale de Leningrad, celle du district de Gatchina et les acquéreurs des parcelles quant à une éventuelle attribution à ces derniers d’autres parcelles, mais qu’elles n’avaient pas abouti ; et il nota que l’État pouvait redevenir propriétaire du terrain en rachetant les parcelles aux intéressés.

29. Eu égard à ces circonstances, le tribunal conclut que la réintégration des parcelles dans le patrimoine fédéral, sans contrepartie à leurs propriétaires, aurait porté atteinte au principe de la sécurité des transactions (стабильностьгражданскогооборота).

B. L’arrêt d’appel et les rejets des pourvois en cassation formés par les requérants

30. Le 7 avril 2016, la cour régionale de Leningrad, saisie d’un appel de l’agence fédérale, infirma le jugement du 12 novembre 2015. En ce qui concernait la prescription extinctive, elle souligna d’emblée que, eu égard au principe d’équité, la prescription ne devait pas être utilisée comme un moyen de légitimer des agissements illicites préjudiciables au propriétaire. Elle considéra, d’une part, que l’atteinte portée aux droits de l’État avait un « caractère continu et évolutif (длящийсяивидоизменяющийсяхарактер) », car le terrain litigieux avait été plusieurs fois modifié et revendu, ce qui en avait rendu difficile l’identification même, et, d’autre part, que l’agence fédérale n’avait pas pour mission de détecter les violations de la législation foncière et forestière. Elle nota qu’ainsi, l’agence fédérale n’avait eu connaissance de l’atteinte portée aux droits de l’État qu’après en avoir été informée par le parquet régional en avril 2013 (paragraphe 17 ci-dessus).

31. Sur le fond, la cour régionale considéra, en s’appuyant sur le jugement du 28 novembre 2013 (paragraphe 20 ci-dessus), que le terrain litigieux relevait depuis toujours des ressources forestières et qu’il était la propriété de l’État en vertu de la loi, indépendamment du fait que le droit de propriété de l’État eût ou n’eût pas été enregistré dans le registre unifié ou dans un autre registre. Elle conclut que ce terrain ne pouvait donc pas être privatisé, à moins que sa catégorie ne fût changée selon les modalités légales, ce qui n’avait pas été fait en l’espèce.

32. Qualifiant d’illicite la vente du terrain à la société Lesnoïé, la cour régionale jugea que cette transaction avait été effectuée contre la volonté de l’État et que l’objection de bonne foi soulevée par les défendeurs était dès lors inopérante. En application de l’article 302 du code civil (paragraphe 50 ci-dessous), elle prononça l’annulation du droit de propriété des défendeurs et ordonna la radiation de l’inscription de ce droit du registre unifié.

33. Les requérants se pourvurent en cassation contre cet arrêt. Par des décisions des 7 et 12 juillet 2016, la cour régionale de Leningrad, statuant en formation de juge unique, refusa de transmettre leurs pourvois à son présidium pour examen. Elle fit siennes les conclusions de la juridiction d’appel et ajouta que la loi russe ne prévoyait pas la possibilité d’exploiter des terrains forestiers à des fins de construction individuelle.

34. Les requérants saisirent alors la Cour suprême. Par des décisions des 12 septembre et 12 octobre 2016, celle-ci, statuant en formation de juge unique, refusa de transmettre leurs pourvois à sa chambre civile pour examen.

LE CADRE JURIDIQUE ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS

I. LES DIFFÉRENTES CATÉGORIES DE TERRAINS EN RUSSIE

A. Les dispositions pertinentes du code foncier

35. L’article 1 du code foncier, entré en vigueur en octobre 2001, proclame le principe selon lequel la protection de la terre comme composante la plus importante de l’environnement et comme moyen de production agricole et forestière prime sur son usage en tant que bien immeuble. Les terrains sont possédés et exploités librement par leurs propriétaires tant que cela ne nuit pas à l’environnement.

36. Selon l’article 7 du code foncier, il existe en Russie sept catégories de terrains, dont les terrains urbains (землинаселенныхпунктов) et les terrains relevant des ressources forestières (землилесногофонда).

37. L’article 27 du code foncier prévoit des restrictions au droit de disposer (oграниченияоборотоспособности) de certaines catégories de terrain. En particulier, les terrains relevant des ressources forestières ne peuvent pas être librement vendus ou cédés.

B. Les dispositions pertinentes des codes forestiers

38. Selon les articles 3 et 4 du code forestier de la République socialiste fédérative soviétique de Russie (RSFSR), en vigueur jusqu’en 1997, toutes les forêts de Russie étaient la propriété de l’État. Selon l’article 37 de ce code, la conversion des terrains forestiers du groupe I en une autre catégorie de terrain à des fins non liées à l’exploitation forestière pouvait être décidée dans des cas exceptionnels par décret du Conseil des ministres de la RSFSR.

39. L’ancien code forestier de la Fédération de Russie fut en vigueur de 1997 à 2009. Selon les articles 7 et 10 de ce code, les forêts situées sur le territoire des municipalités ne constituaient pas des ressources forestières (леса, невходящиевлеснойфонд).

40. Selon les articles 12 et 19 de l’ancien code, les ressources forestières étaient la propriété de l’État fédéral et ne pouvaient pas faire l’objet de transactions emportant aliénation. Selon les articles 43 et 63 du même code, le gouvernement fédéral était compétent pour procéder à la conversion de terrains relevant des ressources forestières en terrains d’une autre catégorie.

41. Selon les articles 6 et 10 du nouveau code forestier (entré en vigueur en 2007), les forêts peuvent être situées sur des terrains relevant des ressources forestières ou sur des terrains d’autres catégories. Selon l’article 8 du même code, les terrains relevant des ressources forestières (лесныеучастки) sont la propriété de l’État fédéral.

II. L’ENREGISTREMENT DU DROIT DE PROPRIÉTÉ ET L’INSCRIPTION AU CADASTRE D’ÉTAT

42. Selon l’article 2 de la loi fédérale no 122-FZ du 3 juillet 1997 relative à l’enregistrement des droits immobiliers et des transactions immobilières, en vigueur du 28 janvier 1998 au 1er janvier 2017, l’enregistrement de droits immobiliers dans le registre unifié était un acte juridique valant reconnaissance par l’État de ces droits. D’après ce même article, un droit enregistré ne pouvait être contesté qu’en justice. Selon l’article 13 de cette loi, après réception de la demande d’enregistrement du droit et des documents présentés à l’appui de celle-ci, l’autorité en charge de l’enregistrement menait une expertise juridique (правоваяэкспертиза) au sujet desdits documents.

43. L’article 17 de la loi fédérale précitée contenait une liste des fondements (основания) pouvant être invoqués pour l’enregistrement d’un droit réel. Parmi ces fondements figuraient les contrats de cession des biens immobiliers, ainsi que les actes adoptés par les autorités fédérales ou locales dans la limite de leurs compétences et selon les modalités légales alors en vigueur.

44. L’article 19 énonçait les causes de suspension de l’inscription d’un droit réel. Il prévoyait notamment que l’autorité chargée de l’enregistrement devait surseoir à l’inscription si elle avait des doutes sur les fondements invoqués pour l’enregistrement (au sens de l’article 17, voir le paragraphe 43 ci-dessus), sur l’authenticité des documents présentés ou sur la véracité des informations figurant dans ces documents. En pareil cas, l’autorité devait prendre les mesures nécessaires pour obtenir des informations complémentaires et/ou pour s’assurer de l’authenticité des documents et de la véracité des informations.

45. L’article 20 concernait les situations où la demande d’enregistrement d’un droit réel devait être rejetée. Tel était le cas en particulier si l’acte par lequel les autorités avaient attribué un droit réel avait ensuite été annulé (признаннедействительным) ab initio ou si la personne (l’entité) ayant délivré un document justificatif du droit n’était pas habilitée à disposer du bien immobilier indiqué dans ce document, ou encore s’il y avait des contradictions entre un droit réel déjà enregistré et le droit dont l’enregistrement était demandé.

46. La loi fédérale no 28-FZ relative au cadastre foncier d’État fut en vigueur de 2000 à 2008. Selon l’article 20 de cette loi, l’inscription d’un terrain ou d’une parcelle de terrain au cadastre d’État (постановканакадастровыйучет) devait être suspendue si les données fournies à l’appui de la demande d’inscription étaient contradictoires ou incomplètes. Si dans un délai d’un mois la cause de la suspension n’était pas éliminée, ou si les documents présentés à l’appui de la demande d’inscription ne satisfaisaient pas aux exigences légales, l’inscription au cadastre devait être refusée.

47. Le 1er mars 2008, la loi fédérale no 28-FZ fut remplacée par la loi fédérale no 221-FZ relative au cadastre de l’immobilier de l’État. L’article 22 de cette loi, en vigueur jusqu’au 1er janvier 2017, dressait une liste des documents qui devaient être présentés à l’appui d’une demande d’inscription au cadastre. Parmi ces documents figuraient les pièces justificatives du droit de propriété sur la parcelle objet de cette demande dont la personne sollicitant l’inscription était titulaire (правозаявителянасоответствующийобьектнедвижимости). Selon l’article 38 § 10 de cette loi, en vigueur jusqu’au 1er janvier 2017, les parcelles créées à l’issue de l’arpentage devaient être conformes aux dispositions légales applicables en matière civile, en matière de gestion forestière, en matière de gestion de l’eau et des milieux aquatiques, en matière d’urbanisme et dans tous les domaines concernant les parcelles de terrain. Jusqu’au 1er janvier 2017, cette loi contenait des dispositions similaires à celles de la loi fédérale no 28-FZ (paragraphe 46 ci-dessus) quant à la suspension d’une inscription cadastrale et au rejet d’une demande d’inscription.

48. Le 1er janvier 2017, la nouvelle loi fédérale relative à l’enregistrement des biens immobiliers (о государственнойрегистрациинедвижимости), no 218-FZ, est entrée en vigueur. Cette loi prévoit un système unique d’enregistrement des biens immobiliers dans un registre unifié de l’immobilier, par la fusion des services d’enregistrement des droits immobiliers et du cadastre. Les articles 1 et 7 de cette loi proclament le principe d’authenticité (достоверность) des informations relatives aux biens immobiliers contenues dans le registre unifié de l’immobilier.

49. Le 21 septembre 2017, la Cour constitutionnelle a rendu deux décisions, nos 1793-O et 1794-O, dans lesquelles elle a rappelé le principe de la primauté des informations figurant dans le registre unifié de l’immobilier sur celles contenues dans d’autres registres.

III. LA PROCÉDURE EN REVENDICATION

50. L’article 302 § 1 du code civil concerne les cas où une personne a acquis un bien auprès d’une autre personne qui n’avait pas le droit d’en disposer. Il énonce que l’acquéreur est de bonne foi s’il ne savait pas et n’était pas censé savoir que son cocontractant n’avait pas le droit de disposer du bien. Dans cette situation, le propriétaire peut revendiquer auprès de l’acquéreur de bonne foi le bien qu’il a perdu, qu’on lui a volé ou dont il a été autrement dépossédé contre sa volonté (выбылоизвладенияинымпутемпомимоволи).

A. Les dispositions pertinentes relatives à la bonne foi de l’acquéreur

51. L’article 10 du code civil pose pour principe la présomption de la bonne foi des participants aux relations juridiques de droit civil et du caractère raisonnable de leurs actions.

52. Dans la directive conjointe no 10/22 du 29 avril 2010 intitulée « Certaines questions (…) relatives aux litiges ayant trait à la protection du droit de propriété et à d’autres droits réels » (« la directive conjointe »), les plénums de la Cour suprême et de la Cour supérieure de commerce ont expliqué, au paragraphe 38, alinéas deuxième à quatrième, que l’acquéreur ne peut pas être déclaré de bonne foi si, au moment de la conclusion du contrat, le registre unifié renfermait une mention de la saisie provisoire du bien objet du contrat. L’acquéreur peut être déclaré de bonne foi si le contrat qu’il a conclu présente toutes les caractéristiques d’un contrat valide à l’exception du fait que le vendeur n’avait pas le droit de disposer du bien (неуправомоченныйотчуждатель). Si le propriétaire – demandeur à l’instance – prouve que l’acquéreur aurait dû douter du pouvoir de disposition de son cocontractant, l’objection de bonne foi de l’acquéreur est rejetée.

53. Le 25 novembre 2015, le présidium de la Cour suprême de Russie a validé un rapport sur la jurisprudence relative aux actions en revendication intentées par des entités publiques contre des acquéreurs de logements. Dans ce rapport, la Cour suprême a précisé que la charge de la preuve de la mauvaise foi de l’acquéreur – défendeur à l’instance – pesait sur le demandeur.

54. Le 22 juin 2017, la Cour constitutionnelle a rendu l’arrêt no 17-P (dit « arrêt Dubovets »), où elle a exposé certains principes constitutionnels relatifs aux actions en revendication intentées par des entités publiques contre des acquéreurs de logements. Dans cet arrêt, elle a dit qu’est acquéreur de bonne foi d’un bien immobilier l’acquéreur dont le droit de propriété a été enregistré selon les modalités légales, à moins que les circonstances établies par la justice ne démontrent à l’évidence qu’il savait que son cocontractant n’avait pas le droit de disposer du bien immobilier, ou encore, compte tenu des circonstances concrètes du cas d’espèce, qu’il n’a pas exercé la prudence et la diligence raisonnables qui lui auraient permis de comprendre que son cocontractant ne pouvait pas disposer du bien.

55. Dans ses décisions du 21 septembre 2017 (paragraphe 49 ci-dessus), la Cour constitutionnelle a dit que, appelés à examiner les actions en revendication des parcelles de terrain intentées par les autorités publiques contre des particuliers, les juges devaient respecter le principe de l’équilibre entre les intérêts publics et privés, et s’efforcer de protéger les acquéreurs de bonne foi, notamment en tenant compte de l’interprétation faite de l’article 302 du code civil dans l’arrêt Dubovets.

B. Les dispositions pertinentes relatives à la volonté du propriétaire de perdre la possession ou la propriété de son bien

56. Au paragraphe 39 de la directive conjointe, les plénums de la Cour suprême et de la Cour supérieure de commerce ont indiqué que l’objection de bonne foi de l’acquéreur était inopérante si le propriétaire prouvait qu’il avait été privé du bien contre sa volonté. Ils ont précisé que la nullité du contrat par lequel le bien avait été transmis ne démontrait pas en elle-même la non-conformité de l’acte de disposition à la volonté du propriétaire, mais que les tribunaux devaient établir dans chaque cas concret quelle était cette volonté.

57. Dans l’arrêt Dubovets, la Cour constitutionnelle a dit que l’inaction d’une autorité publique qui avait omis d’enregistrer dans un délai raisonnable son droit de propriété sur un bien immobilier était dans une certaine mesure susceptible de contribuer à la perte de ce bien, qui pouvait notamment être causée par des agissements illicites de tiers. Elle a aussi estimé que l’enregistrement d’un droit réel était un acte qui confirmait la licéité du contrat, même si celui-ci avait été conclu par une personne qui n’avait pas le droit de disposer du bien, ainsi que celle de toutes les transactions passées ultérieurement à l’égard de ce bien. Sur ce point, elle a souligné que les autorités étaient mieux placées et disposaient de plus de moyens que les particuliers pour contrôler la validité des transactions immobilières et pour déceler les irrégularités.

IV. LA PRESCRIPTION EXTINCTIVE

58. Selon l’article 196 du code civil, le délai de la prescription extinctive de droit commun est de trois ans. Selon l’article 200, il commence à courir à partir du moment où la personne intéressée a ou devrait avoir connaissance d’une atteinte à ses droits.

59. Dans sa directive no 43 du 29 septembre 2015, le plénum de la Cour suprême a indiqué que, lorsqu’une collectivité publique introduisait une action en justice, le délai de prescription courait à compter du moment où cette collectivité, représentée par ses organes compétents, avait ou aurait dû avoir connaissance du transfert de ses biens à un tiers ou de l’usage de ses biens par un tiers, ainsi que de l’identité du bon défendeur à l’instance. Il a dit également que seules les personnes physiques pouvaient être relevées de la prescription, et ce dans des cas exceptionnels. Enfin, il a expliqué que les réorganisations institutionnelles et les transferts de compétences entre différentes autorités publiques étaient sans incidence sur le cours du délai de prescription.

60. Le 27 mars 2012, le présidium de la Cour supérieure de commerce a rendu un arrêt (no А57-15708/2010) sur une action que l’agence fédérale avait engagée en 2010 contre deux sociétés privées aux fins de la réintégration dans le patrimoine de l’État de certains immeubles privatisés en 1997. La demanderesse soutenait que compte tenu de leur importance culturelle et architecturale, ces immeubles ne pouvaient pas être privatisés. Elle affirmait qu’elle n’avait eu connaissance de leur privatisation illicite qu’en 2010, à l’issue de certaines vérifications. La Cour supérieure de commerce a observé que la demanderesse était une autorité publique, qui avait pour tâche notamment d’assurer la conservation des biens appartenant à l’État, et qu’elle était donc à même d’être informée de l’enregistrement de droits de propriété privée dans le registre unifié bien avant l’expiration du délai de prescription. Eu égard à ces considérations, elle a rejeté l’action de l’agence fédérale pour cause de prescription.

EN DROIT

I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 1 du Protocole no 1 à LA CONVENTION

61. Les requérants se plaignent de l’annulation en justice de leur droit de propriété sur les parcelles qu’ils avaient achetées. Ils invoquent l’article 1 du Protocole no 1 de la Convention, qui est ainsi libellé en sa partie pertinente en l’espèce :

« Toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens. Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d’utilité publique et dans les conditions prévues par la loi et les principes généraux du droit international.

Les dispositions précédentes ne portent pas atteinte au droit que possèdent les États de mettre en vigueur les lois qu’ils jugent nécessaires pour réglementer l’usage des biens conformément à l’intérêt général (…) »

A. Sur la recevabilité

62. Tant les requérants que le Gouvernement indiquent que les parcelles litigieuses étaient les « biens » des requérants au sens de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention et que l’annulation du droit de propriété des intéressés a constitué une ingérence dans leur droit au respect de leurs biens. La Cour ne voit aucune raison de conclure autrement.

63. Constatant que la requête n’est pas manifestement mal fondée au sens de l’article 35 de la Convention et qu’elle ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour la déclare recevable.

B. Sur le fond

1. Thèses des parties

a) Les requérants

64. Les requérants considèrent que l’État a consenti à perdre la propriété du terrain litigieux. Ils font valoir que les autorités et les collectivités publiques ont toujours approuvé les transactions qui portaient sur ce terrain et arguent que, même à supposer que celui-ci relevât des ressources forestières, cela n’était que de façon formelle, car il n’y avait plus de forêt à cet endroit. Ils s’estiment acquéreurs de bonne foi et se plaignent d’avoir dû supporter les conséquences des erreurs des autorités. Ils voient là une violation de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention.

65. À l’appui des arguments qu’ils avancent pour obtenir un constat de violation de leur droit au respect de leurs biens, les requérants citent les considérants du jugement du tribunal de Gatchina du 12 novembre 2015 (paragraphes 20-29 ci‑dessus). Ils soutiennent que l’ingérence leur a imposé une charge excessive.

b) Le Gouvernement

66. Le Gouvernement soutient que l’annulation du droit de propriété des requérants est conforme aux exigences de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention.

67. Il argue à cet égard que l’ingérence était prévue par la loi, en l’espèce l’article 302 du code civil, le paragraphe 39 de la directive conjointe et les dispositions du code foncier et du code forestier (paragraphes 38, 39, 41, 42, 50 et 56 ci-dessus). Il estime que l’État a perdu la propriété du terrain litigieux contre sa volonté et en violation de la procédure de conversion de terrain forestier en terrain urbain, donc de façon illicite.

68. Il estime que la mesure dont se plaignent les requérants poursuivait des buts légitimes, à savoir la gestion des transactions immobiliers (регулированиеоборотанедвижимости) par les autorités et la protection des forêts. Il avance que l’État jouit d’une large marge d’appréciation dans ces domaines et que l’ingérence litigieuse a respecté un juste équilibre entre l’intérêt général de la collectivité et les droits des requérants.

2. Appréciation de la Cour

a) Sur la nature de l’ingérence

69. En l’espèce, le droit de propriété des requérants sur les parcelles a été annulé quelques années après les achats de ces parcelles. La Cour observe d’emblée il s’agit d’un contentieux opposant les requérants ‑ particuliers‑ à l’État (voir, a contrario, Kanevska c. Ukraine (déc.), no 73944/11, 17 novembre 2020, s’agissant d’un litige purement privé). Elle rappelle sa jurisprudence constante selon laquelle l’annulation rétroactive d’un titre de propriété valide constitue une privation de propriété, au sens de la deuxième phrase du premier alinéa de l’article 1 du Protocole no 1 (Turgut et autres c. Turquie, no 1411/03, §§ 87-88, 8 juillet 2008, Şatır c. Turquie, no 36192/03, § 31, 10 mars 2009, Silahyürekli c. Turquie, no 16150/06, § 33, 26 novembre 2013, Maksymenko et Gerasymenko c. Ukraine, no 49317/07, § 50, 16 mai 2013, Vukušić c. Croatie, no 69735/11, § 50, 31 mai 2016, avec les références qui y sont citées, et Bidzhiyeva c. Russie, no 30106/10, § 61, 5 décembre 2017). Elle ne voit aucune raison de conclure autrement en l’espèce. Ainsi, elle estime que l’annulation des droits de propriété des requérants s’analyse en une « privation de propriété ».

b) Sur la justification de l’ingérence

70. La Cour rappelle sa jurisprudence constante selon laquelle, pour être conforme à l’article 1 du Protocole no 1, toute mesure doit être opérée « dans les conditions prévues par la loi », poursuivre un but d’utilité publique et être proportionnée à ce but, c’est-à-dire ménager un juste équilibre entre l’intérêt général et le droit de l’individu au respect de ses biens.

i. Sur la légalité et le but d’utilité publique de l’ingérence

71. Selon le Gouvernement, l’ingérence a été opérée « dans les conditions prévues par la loi ». Les requérants n’ont pas présenté de contre‑arguments sur ce point. La Cour rappelle que l’article 1 du Protocole no 1 exige qu’une ingérence de l’autorité publique dans la jouissance du droit au respect des biens soit légale : la seconde phrase du premier alinéa de cet article n’autorise une privation de propriété que « dans les conditions prévues par la loi » (Vistiņš et Perepjolkins c. Lettonie [GC], no 71243/01, § 95, 25 octobre 2012).

72. En l’espèce, les juridictions russes ont établi que le terrain litigieux relevait des ressources forestières et qu’il ne pouvait pas être privatisé à moins d’être converti en une autre catégorie de terrain conformément à la procédure spéciale de conversion, et qu’elles ont finalement considéré que l’action en revendication n’était pas prescrite et était bien fondée. En l’absence de moyens présentés par les requérants sur ce point, la Cour ne saurait se prononcer de manière péremptoire sur le point de savoir si la revendication peut passer pour avoir été opérée « dans les conditions prévues par la loi ». Toutefois, rappelant qu’elle ne dispose que d’une compétence limitée pour contrôler le respect du droit interne, elle n’estime pas nécessaire de trancher cette question, dès lors que la mesure méconnaît l’article 1 du Protocole no 1 pour d’autres raisons (paragraphes 75 et suivants ci-dessous ; voir, pour une approche similaire, Vistiņš et Perepjolkins, précité, § 105, etPchelintseva et autres c. Russie, nos 47724/07 et 4 autres, § 95, 17 novembre 2016).

73. La Cour note ensuite qu’il ne fait pas controverse entre les parties que la mesure litigieuse répondait à un but d’utilité publique, à savoir la gestion des terrains par les autorités et la préservation de la forêt en tant que composante de l’environnement appelant une politique d’aménagement du territoire appropriée. Elle rappelle à cet égard que la protection de l’environnement est devenue une valeur dont la défense suscite dans l’opinion publique, et par conséquent auprès des pouvoirs publics, un intérêt constant et soutenu (voir Depalle c. France [GC], no 34044/02, CEDH 2010, § 81 et les références qui y sont citées, et, mutatis mutandis, Beinarovič et autres c. Lituanie,nos 70520/10 et 2 autres, § 135, 12 juin 2018).

ii. Sur la proportionnalité de l’ingérence

1) Les principes généraux relatifs à la proportionnalité de l’ingérence dans le droit au respect des biens

74. La Cour rappelle que la proportionnalité de l’ingérence implique l’existence d’un juste équilibre entre les exigences de l’intérêt général de la collectivité et les impératifs de la sauvegarde des droits fondamentaux des individus. Cet équilibre est rompu si la personne concernée a eu à supporter « une charge spéciale et exorbitante ». La vérification de l’existence d’un juste équilibre exige un examen global des différents intérêts en jeu. Les aspects examinés par la Cour varient d’une affaire à une autre et dépendent des faits et de l’ingérence en cause. Dans son analyse de la proportionnalité, outre le comportement des autorités, la Cour examine souvent l’attitude du propriétaire, notamment le degré de faute ou de prudence dont il a fait preuve (AGOSI c. Royaume-Uni, 24 octobre 1986, § 54, série A no 108, et G.I.E.M. S.R.L. et autres c. Italie [GC], nos 1828/06 et 2 autres, § 301, 28 juin 2018). Plus particulièrement, lorsqu’une personne acquiert un bien immobilier, elle doit faire preuve de vigilance au cas où des indices évidents pointent vers des fraudes commises en amont de la chaîne des transmissions de propriété. La Cour examine également les conséquences de l’ingérence pour le requérant et, en cas de privation de propriété, le point de savoir s’il a été indemnisé et selon quelles modalités (Turgut et autres, précité, § 91, et les références qui y sont citées), et cela indépendamment des préoccupations environnementales. Elle rappelle à cet égard que lorsque, en corrigeant leurs propres erreurs, les autorités se trouvent amenées à porter atteinte au droit au respect des biens, le principe de la bonne gouvernance (good governance) exige qu’elles agissent en temps utile et de façon correcte et cohérente (voir, par exemple, Osipkovs et autres c. Lettonie, no 39210/07, § 80, 4 mai 2017, Beinarovič et autres, précité, §§ 138-139, et, dernièrement,Maltsev et autres c. Russie, nos 77335/14 et 2 autres, §32, 17 décembre 2019), et qu’elles veillent aussi à ne pas corriger ce type d’erreurs au détriment du particulier concerné, surtout en l’absence d’un autre intérêt privé qui irait dans le sens contraire (voir, mutatis mutandis, Gladysheva c. Russie, no 7097/10, § 80, 6 décembre 2011, et Beinarovič et autres, précité, § 140, et les références qui y sont citées).

2) Le comportement des autorités dans la présente affaire

75. La Cour observe tout d’abord que les autorités n’ont jamais fait enregistrer de droit de propriété de l’État sur le terrain litigieux – ce dont elles avaient légalement la possibilité – et n’ont pas fait inscrire ce terrain au cadastre en tant que ressource forestière. Elle estime que, fondamentalement, ce sont ces omissions qui ont rendu possible le transfert du terrain à la collectivité locale, sa privatisation, sa division et la vente des parcelles ainsi créées (voir également, dans le même ordre d’idées, les considérations exposées dans le raisonnement de la Cour constitutionnelle, au paragraphe 57 ci-dessus).

76. Elle note également que l’autorité chargée de l’enregistrement et le service du cadastre n’ont émis aucune objection quant au terrain puis aux parcelles en cause. Or l’enregistrement du droit de propriété immobilière était, et reste à ce jour, un acte juridique valant reconnaissance par l’État du droit en question, effectué après une « expertise juridique » des documents présentés à cette fin, et l’autorité chargée de l’enregistrement était compétente pour rejeter la demande d’enregistrement si elle n’était pas certaine du pouvoir de disposition du cédant (paragraphes 42-43 et 48-49 ci‑dessus). De son côté, le service du cadastre avait le pouvoir de rejeter la demande d’inscription cadastrale si les informations soumises étaient contradictoires ou incomplètes, si les documents ne satisfaisaient pas aux exigences légales ou si le terrain et les parcelles, présentées comme urbains, n’étaient pas en conformité avec les dispositions légales applicables notamment en matière de gestion forestière (paragraphes 46-47 ci-dessus).

77. Compte tenu des omissions indiquées au paragraphe 75 ci-dessus et du fait que les autorités citées au paragraphe 76 ci-dessus ne pouvaient pas se rendre sur place pour déterminer si le terrain relevait des ressources forestières, si c’était une forêt ne relevant pas des ressources forestières ou encore s’il s’agissait d’une autre catégorie de terrain, la Cour ne saurait sans spéculer se prononcer sur l’obligation ou même sur la simple possibilité pour ces autorités de déceler des irrégularités et d’empêcher les transactions portant sur le terrain et les parcelles (voir, mutatis mutandis, Zhidov et autres c. Russie, nos 54490/10 et 3 autres, § 101, 16 octobre 2018, et Kvyatkovksiy c. Russie (déc.), no 6390/18, § 31, 18 octobre 2018).

78. En revanche, elle considère, comme le tribunal de Gatchina, que l’État, en tant que propriétaire du terrain litigieux, disposait d’autres organes qui pouvaient, d’une part, détecter les irrégularités susceptibles d’en affecter le devenir (paragraphes 23, 24 et 27 ci-dessus) et, d’autre part, agir le cas échéant avant l’expiration du délai de prescription (voir, dans le même ordre d’idées, l’arrêt de la Cour supérieure de commerce, au paragraphe 60 ci‑dessus). Elle ne peut que souscrire à la conclusion du tribunal de Gatchina selon laquelle le service forestier, le comité créé pour les besoins de la réforme foncière et le comité de gestion du patrimoine de l’État, devenu en 2004 l’agence fédérale, ne pouvaient pas ignorer que l’État avait perdu depuis 1991 la propriété et la possession du terrain en question et que celui‑ci avait été divisé et revendu (paragraphes 26-27 ci-dessus). La Cour rappelle à cet égard que l’État ne peut à bon droit se prévaloir de son organisation interne ou d’une distinction entre les différentes autorités publiques (Hamer c. Belgique, no 21861/03, § 76, CEDH 2007-V (extraits)).

79. En résumé, les autorités ont d’un côté fait preuve d’inertie – elles ont omis d’enregistrer le droit de propriété de l’État sur le terrain et la catégorisation de celui-ci en tant que terrain relevant des ressources forestières, elles sont restées inactives pendant près de vingt-quatre ans alors qu’elles savaient que l’État avait perdu la possession et la propriété du terrain, et elles ont permis l’abandon et la destruction progressive de la forêt dont celui-ci était couvert (voir, a contrario, Maltsev et autres c. Russie, nos 77335/14 et 2 autres, § 33, 17 décembre 2019, affaire où les autorités ont réagi rapidement). D’un autre côté, elles ont validé la catégorisation et l’affectation du terrain ainsi que les transactions portant sur celui-ci et sur les parcelles issues de sa division. En agissant de la sorte, les autorités ont manqué à leur devoir d’agir en temps utile et avec diligence.

80. En outre, en statuant sur l’action en revendication engagée par l’État, la juridiction d’appel – qui a admis la bonne foi des requérants (sur ce point, voir les paragraphes 83-85 ci‑dessous) – n’a pas procédé à une mise en balance des intérêts concurrents, publics et privés : elle s’est bornée à constater que le terrain litigieux avait toujours été propriété de l’État et qu’il ne pouvait pas être privatisé. La Cour considère que la juridiction n’a tenu aucun compte de la bonne foi des acquéreurs, contrairement aux exigences conventionnelles et aux indications des Cours suprême et constitutionnelle (paragraphes 52-57 ci-dessus).

81. Par ailleurs, alors que le tribunal de Gatchina avait indiqué que le but d’utilité publique aurait pu être atteint par l’application de mesures moins drastiques, par exemple au moyen du rachat par l’État des parcelles des requérants ou de l’attribution aux intéressés d’autres parcelles équivalentes (paragraphe 28 ci-dessus), la juridiction d’appel n’a pas envisagé ces possibilités.

82. La Cour note de surcroît que la cour régionale a conclu que la prescription ne devait pas être utilisée comme un moyen de légitimer des agissements illicites commis au détriment du propriétaire – l’État – et que l’agence fédérale n’avait eu connaissance de la violation des droits de l’État qu’après en avoir été informée par le parquet (paragraphe 30 ci-dessus), alors que, selon les constatations faites par le tribunal (paragraphe 27 ci‑dessus), non contredites par la cour régionale, plus de vingt ans s’étaient écoulés depuis la première transaction avec le terrain. Non seulement cette approche va à l’encontre de l’arrêt de la Cour supérieure de commerce (paragraphe 60 ci-dessus), mais encore elle prive d’effet réel les règles de prescription établies par la loi en faisant dépendre la prescription des résultats des vérifications faites par le parquet, lesquelles peuvent être menées sur plusieurs années, voire plusieurs décennies, après la privatisation d’un bien immobilier. Cela donne un avantage disproportionné aux autorités publiques (comparer avec Zouboulidis c. Grèce (no 2), no 36963/06, §§ 32 et 35, 25 juin 2009), rend les actions en revendication virtuellement imprescriptibles et contribue à créer une insécurité sur le marché de l’immobilier.

3) Le comportement des requérants dans la présente affaire

83. La Cour observe qu’il n’a jamais été allégué que les requérants eussent été de mauvaise foi ou négligents lors de l’achat des parcelles. Pour sa part, elle ne décèle aucun élément permettant de penser que ce soit le cas (voir, a contrario, Maltsev et autres, précité, § 34), eu égard en particulier au droit interne et à la présomption de bonne foi applicable en la matière (paragraphes 50-54 ci‑dessus).

84. Par ailleurs, les forêts situées sur le territoire des municipalités ne constituaient pas des ressources forestières selon l’ancien code forestier, et pouvaient se trouver sur des terrains ne relevant pas des ressources forestières selon le nouveau code forestier (paragraphes 39 et 41 ci-dessus), de sorte qu’elles pouvaient être privatisées.

85. De l’avis de la Cour, il résulte de ce qui précède que les requérants, étant de bonne foi, se fiant aux autorités et disposant de moyens réduits pour déceler les irrégularités affectant les acquisitions des parcelles (paragraphe 57 ci-dessus), pouvaient légitimement croire qu’en achetant des parcelles dont certaines au moins étaient boisées, situées sur le territoire de la municipalité Siverski, ils agissaient conformément à la loi et qu’ils étaient juridiquement en sécurité.

86. Or, ni la bonne foi des requérants, ni le fait que la situation ne leur était pas imputable n’ont joué le moindre rôle dans la procédure interne (Zhidov et autres, précité, § 110).

iii. Conclusion

87. Eu égard à l’ensemble de ce qui précède, la Cour conclut que les requérants, qui n’avaient commis aucune faute, ont dû subir les conséquences des erreurs des autorités et de l’application rigide des dispositions relatives à la revendication, sans qu’il leur soit versé aucune forme d’indemnisation. Partant, le juste équilibre qui devait régner entre les exigences de l’intérêt public et la nécessité de protéger le droit de propriété des requérants a été rompu.

Il s’ensuit qu’il y a eu violation de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention.

II. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

88. Aux termes de l’article 41 de la Convention :

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

A. Dommage

89. Au titre du dommage matériel qu’ils estiment avoir subi, les requérants demandent que leurs parcelles leur soient restituées. À défaut, ils sollicitent l’allocation des sommes correspondant au prix qu’ils ont payé pour acheter les parcelles (ces sommes sont détaillées dans l’annexe au présent arrêt). Pour le dommage moral qu’ils considèrent avoir subi, ils demandent à la Cour de leur allouer des montants qu’elle fixera en statuant en équité.

90. Répétant que l’ingérence litigieuse était compatible avec les exigences de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention, le Gouvernement invite la Cour à rejeter les demandes formulées pour dommage moral, qu’il estime par ailleurs faites in abstracto et, dès lors, non constitutives de réelles demandes d’indemnisation.

91. La Cour rappelle que les États contractants parties à une affaire sont en principe libres de choisir les moyens dont ils useront pour se conformer à un arrêt constatant une violation. En l’espèce, elle observe que des négociations ont été menées entre les requérants, d’un côté, et les administrations de la région de Leningrad et du district de Gatchina, de l’autre, pour résoudre le problème (paragraphe 28 ci-dessus). Compte tenu de la variété des moyens qui existent pour redresser la violation constatée et de la possibilité de reprendre les négociations, elle estime que la question de l’application de l’article 41 de la Convention ne se trouve pas en état en ce qui concerne le dommage matériel et moral. Partant, il y a lieu de réserver cette question et de fixer la procédure ultérieure en tenant compte d’un éventuel accord entre l’État défendeur et les requérants (article 75 § 1 du règlement de la Cour).

B. Frais et dépens

92. À l’exception de M. Ryabov, les requérants n’ont pas formulé de demande au titre des frais et dépens. M. Ryabov demande quant à lui 60 000 roubles (RUB) pour frais de représentation devant la Cour et 1 420 RUB pour frais postaux.

93. Soutenant que les droits de ce dernier requérant n’ont pas été violés, le Gouvernement prie la Cour de rejeter cette demande.

94. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. En l’espèce, compte tenu des documents dont elle dispose et des critères susmentionnés, la Cour alloue à M. Ryabov 870 euros (EUR), plus tout montant pouvant être dû sur cette somme à titre d’impôt.

95. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

96. En ce qui concerne les autres requérants, la Cour estime qu’il n’y a pas lieu de leur octroyer de somme pour frais et dépens.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1. Déclarela requête recevable ;

2. Dit qu’il y a eu violation de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention ;

3. Dit que la question de l’article 41 de la Convention ne se trouve pas en état en ce qui concerne le dommage matériel et le dommage moral, en conséquence,

a) réserve cette question ;

b) invite le Gouvernement et les requérants à lui donner connaissance, dans les six mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, de tout accord auquel ils pourraient aboutir ;

c) réserve la procédure et délègue au président le soin de la fixer au besoin ;

4. Dit

a) que l’État défendeur doit verser à M. Ryabov, dans un délai de trois mois à compter de la date à laquelle l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, 870 EUR (huit cent soixante-dix euros), à convertir dans la monnaie de l’État défendeur au taux applicable à la date du règlement, plus tout montant pouvant être dû sur cette somme par ce requérant à titre d’impôt, pour frais et dépens ;

b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ce montant sera à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 16 mars 2021, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

Milan Blaško                                Paul Lemmens
Greffier                                           Président

___________

ANNEXE

No Requérant

Année de naissance

Lieu de résidence

Représenté par Demandes de satisfaction équitable
1 Oksana Vladimirovna GAVRILOVA

1971

Nijni Novgorod

Roman Vyacheslavovich SUZDALEV 6 000 000 RUB (1 500 000 RUB pour chacune des quatre parcelles)
2 Denis Mikhaylovich ZAMARAYEV

1979

Saint-Pétersbourg

Idem 1 600 000 RUB
3 Dmitriy Yevgenyevich MOZHAYSKIY

1969

Saint-Pétersbourg

Idem 1 800 000 RUB
4 Aleksandra Aleksandrovna PELLI

1944

Belogorka

Idem 3 200 000 RUB (1 600 000 RUB pour chacune des deux parcelles)
5 Petr Valeryevich RYABOV

1985

Saint-Pétersbourg

Oleg Olegovich ANISHCHIK 1 776 160 RUB, plus 45,28 % sur cette somme à titre d’inflation entre 2013 et 2019, soit 11 336 EUR.

Dernière mise à jour le mars 16, 2021 par loisdumonde

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