AFFAIRE SEMENOV c. RUSSIE (Cour européenne des droits de l’homme) Requête no 17254/15

INTRODUCTION. La présente affaire concerne l’annulation du droit de propriété qu’avait le requérant sur une parcelle de terrain qu’il avait achetée à une personne physique, et la réintégration de cette parcelle dans le patrimoine municipal. Est en jeu l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention.

TROISIÈME SECTION
AFFAIRE SEMENOV c. RUSSIE
(Requête no 17254/15)
ARRÊT

Art 1 P1 • Annulation des titres de propriété sur une parcelle de terrain achetée à une personne physique et réintégration de celle-ci dans le patrimoine municipal • Absence d’impératif public absolu et peut-être de nécessité • Charge exorbitante supportée par le requérant • Juste équilibre rompu au détriment du requérant

STRASBOURG
16 mars 2021

Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Semenov c. Russie,

La Cour européenne des droits de l’homme (troisième section), siégeant en une Chambre composée de :

Paul Lemmens, président,
Dmitry Dedov,
Georges Ravarani,
María Elósegui,
Darian Pavli,
Anja Seibert-Fohr,
Peeter Roosma, juges,
et de Milan Blaško, greffierde section,

Vu la requête (no 17254/15) dirigée contre la Fédération de Russie et dont un ressortissant de cet État, M. Andrey Mikhaylovich Semenov (« le requérant »), a saisi la Cour en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention ») le 30 mars 2015,

Vu la décision de porter à la connaissance du gouvernement russe (« le Gouvernement ») le grief formulé sur le terrain de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention,

Vu les observations des parties,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 9 février 2021,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

INTRODUCTION

1. La présente affaire concerne l’annulation du droit de propriété qu’avait le requérant sur une parcelle de terrain qu’il avait achetée à une personne physique, et la réintégration de cette parcelle dans le patrimoine municipal. Est en jeu l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention.

EN FAIT

2. Le requérant est né en 1974 et réside à Omsk. Il a été représenté par Me D.T. Karamanukyan, avocat.

3. Le Gouvernement a été représenté par M. M. Galperine, représentant de la Fédération de Russie auprès de la Cour européenne des droits de l’homme.

I. Les faits concernant la parcelle de terrain achetée par le requérant

4. Le requérant était propriétaire à Omsk d’une parcelle de terrain de 924 m2 en zone résidentielle sur laquelle était édifiée sa maison. Cette parcelle portait un numéro cadastral se terminant par 23 (« la parcelle no 23 »).

5. Le 6 décembre 2007, Mme G. adressa à l’administration municipale d’Omsk une demande d’attribution d’une parcelle de terrain pour maraîchage (под огородничество).

6. Par une décision du 25 décembre 2008, la direction de la gestion du patrimoine municipal (департамент имущественных отношений) de la municipalité d’Omsk (« la direction municipale ») valida le plan d’une parcelle (схема расположения) à attribuer à Mme G. Cette parcelle, qui était située en zone résidentielle, mesurait 773 m2 et était limitrophe de celle du requérant (paragraphe 4 ci-dessus).

7. Par une décision du 26 février 2009, la direction municipale déclara la parcelle non constructible et l’affecta à un usage de maraîchage.

8. Le 28 mai 2009, la parcelle fut arpentée et inscrite au cadastre d’État sous un numéro se terminant par 24 (« la parcelle no 24 », « la parcelle litigieuse »), en tant que parcelle destinée au maraîchage.

9. Par une décision du 22 septembre 2009, la direction municipale octroya à Mme G. la propriété de la parcelle no 24. Le 9 décembre 2009, elle établit l’acte de vente correspondant. Le prix de vente était de 27 000 roubles (RUB), l’équivalent de 600 euros (EUR) environ à l’époque des faits. Le 8 février 2010, Mme G. fit inscrire son droit de propriété au registre unifié des droits immobiliers (« le registre unifié »).

10. Le 12 mars 2010, le requérant acheta la parcelle no 24 à Mme G. pour 600 000 RUB (l’équivalent de 14 900 EUR environ à l’époque des faits), dans le but de disposer de plus d’espace autour de sa maison. Le 27 mars 2010, il fit inscrire son droit de propriété au registre unifié, en présentant le contrat de vente. Puis il installa sur la parcelle un garage, une serre, un poulailler et une aire de jeux.

11. Le 22 janvier 2014, une enquête pénale fut ouverte pour abus de pouvoir contre des fonctionnaires de l’administration municipale d’Omsk soupçonnés d’avoir illégalement modifié l’affectation de la parcelle no 24. L’issue de cette enquête n’a pas été communiquée à la Cour.

12. Les 3 mars et 3 avril 2014, la direction municipale révoqua ses décisions du 25 décembre 2008 et des 26 février et 22 septembre 2009 (paragraphes 6, 7 et 9 ci-dessus).

II. La procédure en revendication de la parcelle

13. Le 12 février 2014, le procureur de la ville d’Omsk, agissant dans l’intérêt de la ville, assigna en justice le requérant et la direction municipale. Il demandait l’annulation du droit de propriété de l’intéressé sur la parcelle no 24 et la réintégration de la parcelle dans le patrimoine municipal d’Omsk, soutenant qu’elle se situait dans une zone résidentielle où les activités de maraîchage étaient interdites. Mme G. fut attraite au procès comme tierce partie intéressée.

14. Le 30 avril 2014, le tribunal du district Kirovski (ville d’Omsk) rendit son jugement. Il indiqua que dans la zone résidentielle d’Omsk les parcelles étaient à usage principal de construction, de sorte qu’elles ne pouvaient pas être utilisées exclusivement pour le maraîchage. Il estima par ailleurs qu’en affectant la parcelle à un usage de maraîchage et en l’aliénant, la direction municipale avait outrepassé ses pouvoirs car seule la direction régionale des ressources foncières, entretemps dissoute en mai 2013, était compétente pour disposer des parcelles situées dans les zones résidentielles d’Omsk et de sa région.

15. Le tribunal jugea que le contrat de vente passé entre la direction municipale et Mme G. avait été conclu en violation de la procédure applicable et en l’absence de volonté de disposition de la parcelle de la part du propriétaire – la ville d’Omsk représentée par la direction régionale des ressources foncières. Il considéra que cette dernière circonstance rendait inopérant l’argument que le requérant tirait de sa bonne foi. Il estima également qu’en tant que propriétaire d’une maison située sur la parcelle limitrophe de la parcelle litigieuse, l’intéressé ne pouvait pas ignorer que toute la zone entourant sa maison était une zone résidentielle.

16. Enfin, le tribunal rejeta l’argument tiré de la prescription extinctive de trois ans, notant que le procureur n’avait pris connaissance de la situation qu’en décembre 2013, à l’occasion des vérifications qu’il avait menées.

17. Pour ces motifs, le tribunal annula le contrat de vente passé entre la direction municipale et Mme G. ainsi que celui conclu entre Mme G. et le requérant, et il ordonna la radiation de la mention relative au droit de propriété du requérant sur la parcelle no 24 ainsi que la réintégration de celle-ci dans le patrimoine municipal d’Omsk.

18. Le requérant contesta ce jugement devant la cour régionale d’Omsk. Le 30 juillet 2014, celle-ci rejeta son appel. Elle fit siennes les conclusions du tribunal de district et confirma, en particulier, que l’objection de bonne foi soulevée par l’intéressé était inopérante, la ville ayant perdu la propriété de la parcelle contre sa volonté. Elle ajouta que le requérant pouvait demander à Mme G. le remboursement du prix qu’il avait payé.

19. Le requérant se pourvut en cassation contre cette décision. Le 7 octobre 2014, la cour régionale d’Omsk, statuant en formation de juge unique, refusa de transmettre le pourvoi à son présidium pour examen. Elle souscrivit à la conclusion de la juridiction d’appel selon laquelle le requérant pouvait demander en justice des dommages-intérêts à Mme G., et ajouta que le fait qu’il avait acquis la parcelle de bonne foi (факт добросовестного приобретения) était inopérant pour l’issue de la procédure en revendication.

20. Le requérant forma alors un pourvoi devant la Cour suprême. Le 12 juillet 2015, celle-ci, statuant en formation de juge unique, refusa de transmettre le pourvoi à sa chambre civile pour examen.

III. Autres faits survenus après l’introduction de la requête

21. Dans ses observations du 8 septembre 2019, le Gouvernement a fourni à la Cour les informations suivantes.

22. À une date non précisée, la mention relative au droit de propriété du requérant sur la parcelle no 24 fut rayée du registre unifié.

23. À une autre date non précisée, le requérant adressa à la direction municipale – qui avait repris les fonctions de la direction régionale des ressources foncières, entretemps dissoute – une demande de redécoupage des terrains (перераспределение земель), possibilité prévue par le code foncier, aux fins de l’augmentation de la superficie de la parcelle no 23. À la suite du rejet de cette demande, il saisit la justice. Par un jugement du 18 février 2016, le tribunal du district Kirovski ordonna à la direction municipale de procéder au redécoupage demandé.

24. En application de ce jugement, une surface de 360 m2 prise sur la parcelle no 24 fut ajoutée aux 924 m2 de la parcelle no 23, ce qui porta à 1 284 m2 la surface de la parcelle no 23, et fit passer à 400 m2 celle de la parcelle no 24. Les deux parcelles issues de ce redécoupage furent inscrites au cadastre d’État sous de nouveaux numéros.

25. Le 15 août 2016, la direction municipale et le requérant conclurent un acte par lequel ce dernier devenait, contre paiement de 260 647 RUB (l’équivalent de 3 630 EUR à l’époque des faits), propriétaire de la parcelle de 1 284 m2 nouvellement créée, dont la destination autorisée était la « construction d’un bâtiment à usage individuel avec terrain attenant » (индивидуальные жилые дома с прилегающими земельными участками), ce qui signifiait qu’une fois la maison individuelle construite le terrain attenant non bâti pouvait être utilisé à d’autres fins, par exemple pour le jardinage.

26. Le jugement du 30 avril 2014 (paragraphes 14-17 ci-dessus) ne fut pas exécuté quant à la réintégration de la parcelle litigieuse dans le patrimoine municipal. Selon le Gouvernement, le titre exécutoire fut délivré le 8 juin 2018, mais la procédure d’exécution forcée ne put être ouverte, en raison de l’expiration du délai légal de trois ans à compter du jour où le jugement était devenu définitif (paragraphe 45 ci-dessous).

LE CADRE JURIDIQUE ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS

I. LES DIFFÉRENTES AFFECTATIONS POSSIBLES DES PARCELLES DE TERRAIN

27. Selon l’article 7 du code foncier, il existe en Russie sept catégories de terrains, dont les terrains urbains (земли населенных пунктов) et les terrains agricoles (земли сельскохозяйственного назначения), et le régime juridique de chaque terrain est défini en fonction de la catégorie du terrain, de l’usage auquel il peut être affecté (разрешенное использование) et de la zone dans laquelle il se trouve. Cet article prévoit que les usages auxquels les différentes parcelles de terrain peuvent être affectées sont définis par une ordonnance de l’autorité exécutive fédérale.

28. L’ordonnance en question a été adoptée par le ministère du Développement économique le 1er septembre 2014, et est entrée en vigueur le 1er décembre 2014. Elle dispose que sur les parcelles affectées à la construction individuelle (для индивидуального жилищного строительства) et à la construction de maisons de ville (блокированная жилая застройка), il est possible d’ériger des garages et d’autres constructions annexes, ainsi que respectivement, d’exercer des activités agricoles (выращивание сельскохозяйственных культур) et planter des arbres fruitiers, arbustes et d’autres cultures.

29. Le code de l’urbanisme définit en son article 35 différentes zones qui peuvent être créées à l’issue des opérations de planification urbaine. Il précise que, dans les zones résidentielles (жилые зоны), la construction de garages et d’ouvrages liés à l’habitation et ne nuisant pas à l’environnement est permise et il est possible de prévoir des espaces affectés à l’horticulture (садоводство).

II. L’ENREGISTREMENT DU DROIT DE PROPRIÉTÉ ET L’INSCRIPTION AU CADASTRE D’ÉTAT

30. Selon l’article 2 de la loi fédérale no 122-FZ du 3 juillet 1997 relative à l’enregistrement des droits immobiliers et des transactions immobilières, en vigueur du 28 janvier 1998 au 1er janvier 2017, l’enregistrement de droits immobiliers dans le registre unifié était un acte juridique valant reconnaissance par l’État de ces droits. D’après ce même article, un droit enregistré ne pouvait être contesté qu’en justice. Selon l’article 13 de cette loi, après réception de la demande d’enregistrement du droit et des documents présentés à l’appui de celle-ci, l’autorité en charge de l’enregistrement menait une expertise juridique (правовая экспертиза) au sujet desdits documents.

31. L’article 17 de la loi fédérale précitée contenait une liste des fondements (основания) pouvant être invoqués pour l’enregistrement d’un droit réel. Parmi ces fondements figuraient les contrats de cession des biens immobiliers, ainsi que les actes adoptés par les autorités fédérales ou locales dans la limite de leurs compétences et selon les modalités légales alors en vigueur ainsi que les contrats de vente des biens immobiliers.

32. L’article 19 énonçait les causes de suspension de l’inscription d’un droit réel. Il prévoyait notamment que l’autorité chargée de l’enregistrement devait surseoir à l’inscription si elle avait des doutes sur les fondements invoqués pour l’enregistrement (au sens de l’article 17, voir le paragraphe 31 ci-dessus), sur l’authenticité des documents présentés ou sur la véracité des informations figurant dans ces documents. En pareil cas, l’autorité devait prendre les mesures nécessaires pour obtenir des informations complémentaires et/ou pour s’assurer de l’authenticité des documents et de la véracité des informations.

33. L’article 20 concernait les situations où la demande d’enregistrement d’un droit réel devait être rejetée. Tel était le cas en particulier si l’acte par lequel les autorités avaient attribué un droit réel avait ensuite été annulé (признан недействительным) ab initio ou si la personne (l’entité) ayant délivré un document justificatif du droit n’était pas habilitée à disposer du bien immobilier indiqué dans ce document.

34. La loi fédérale no 28-FZ relative au cadastre foncier d’État fut en vigueur de 2000 à 2008. Selon l’article 20 de cette loi, l’inscription au cadastre d’un terrain ou d’une parcelle de terrain devait être suspendue si les données fournies à l’appui de la demande d’inscription étaient contradictoires ou incomplètes. Si, dans un délai d’un mois, la cause de la suspension n’était pas éliminée, l’inscription au cadastre devait être refusée. La demande d’inscription au cadastre devait par ailleurs être rejetée si les documents présentés à l’appui ne satisfaisaient pas aux exigences légales.

35. Le 1er mars 2008, la loi fédérale no 28-FZ fut remplacée par la loi fédérale no 221-FZ relative au cadastre de l’immobilier de l’État. L’article 22 de cette loi, en vigueur jusqu’au 1er janvier 2017, dressait une liste des documents qui devaient être présentés à l’appui d’une demande d’inscription au cadastre. Parmi ces documents figuraient les pièces justificatives du droit de propriété sur la parcelle objet de cette demande dont la personne sollicitant l’inscription était titulaire (право заявителя на соответствующий обьект недвижимости). Selon l’article 38 § 10 de cette loi, en vigueur jusqu’au 1er janvier 2017, les parcelles créées à l’issue de l’arpentage devaient être conformes aux dispositions légales applicables en matière civile, en matière de gestion forestière, en matière de gestion de l’eau et des milieux aquatiques, en matière d’urbanisme et dans tous les domaines concernant les parcelles de terrain. Jusqu’au 1er janvier 2017, cette loi contenait des dispositions similaires à celles de la loi fédérale no 28-FZ (paragraphe 34 ci-dessus) quant à la suspension d’une inscription cadastrale et au rejet d’une demande d’inscription.

36. Le 1er janvier 2017, la nouvelle loi fédérale relative à l’enregistrement des biens immobiliers (о государственной регистрации недвижимости), no 218-FZ, est entrée en vigueur. Cette loi prévoit un système unique d’enregistrement des biens immobiliers dans un registre unifié de l’immobilier, par la fusion des services d’enregistrement des droits immobiliers et du cadastre. Les articles 1 et 7 de cette loi proclament le principe d’authenticité (достоверность) des informations relatives aux biens immobiliers contenues dans le registre unifié de l’immobilier.

III. LA PROCÉDURE EN REVENDICATION

37. L’article 302 § 1 du code civil concerne les cas où une personne a acquis un bien auprès d’une autre personne qui n’avait pas le droit d’en disposer. Il énonce que l’acquéreur est de bonne foi s’il ne savait pas et n’était pas censé savoir que son cocontractant n’avait pas le droit de disposer du bien. Dans cette situation, le propriétaire peut revendiquer auprès de l’acquéreur de bonne foi le bien qu’il a perdu, qu’on lui a volé ou dont il a été autrement dépossédé contre sa volonté (выбыло из владения иным путем помимо воли).

A. Les dispositions pertinentes relatives à la bonne foi de l’acquéreur

38. L’article 10 du code civil pose pour principe la présomption de la bonne foi des participants aux relations juridiques de droit civil et du caractère raisonnable de leurs actions.

39. Dans la directive conjointe no 10/22 du 29 avril 2010, intitulée « Certaines questions (…) relatives aux litiges ayant trait à la protection du droit de propriété et à d’autres droits réels » (« la directive conjointe »), les plénums de la Cour suprême et de la Cour supérieure de commerce avaient indiqué, au paragraphe 38, premier alinéa, que l’acquéreur d’un bien pouvait être déclaré de bonne foi s’il prouvait qu’au moment de la conclusion du contrat il ne savait pas et n’était pas censé savoir que son cocontractant n’était pas habilité à aliéner le bien, en particulier s’il avait pris toutes les mesures raisonnables pour s’assurer des pouvoirs de son cocontractant.

40. Dans la directive no 25 du 23 juin 2015, le plénum de la Cour suprême a dit qu’il ne fallait plus appliquer le premier alinéa du paragraphe 38 de la directive conjointe. Selon la doctrine, la raison de cette inapplicabilité était que cet alinéa renversait la charge de la preuve et instaurait une présomption de mauvaise foi de l’acquéreur du bien, ce qui était incompatible avec les principes généraux du droit civil russe.

41. Selon le paragraphe 38 de la directive conjointe, alinéas deux à quatre, l’acquéreur ne peut pas être déclaré de bonne foi si, au moment de la conclusion du contrat, le registre unifié renfermait une mention de la saisie provisoire du bien objet du contrat. L’acquéreur peut être déclaré de bonne foi si le contrat qu’il a conclu présente toutes les caractéristiques d’un contrat valide à l’exception du fait que le vendeur n’avait pas le droit de disposer du bien (неуправомоченныйотчуждатель). Si le propriétaire – demandeur à l’instance – prouve que l’acquéreur aurait dû douter du pouvoir de disposition de son cocontractant, l’objection de bonne foi de l’acquéreur est rejetée.

B. Les dispositions pertinentes relatives à la volonté du propriétaire de perdre la possession ou la propriété de son bien

42. Au paragraphe 39 de la directive conjointe, les plénums de la Cour suprême et de la Cour supérieure de commerce ont indiqué que l’objection de bonne foi de l’acquéreur était inopérante si le propriétaire prouvait qu’il avait été privé du bien contre sa volonté. Ils ont précisé que la nullité du contrat par lequel le bien avait été transmis ne démontrait pas en elle-même la non-conformité de l’acte de disposition à la volonté du propriétaire, mais que les tribunaux devaient établir dans chaque cas concret quelle était cette volonté.

IV. LA PRESCRIPTION EXTINCTIVE

43. Selon l’article 196 du code civil, le délai de la prescription extinctive de droit commun est de trois ans. Selon l’article 200, il commence à courir à partir du moment où la personne intéressée a ou devrait avoir connaissance d’une atteinte à ses droits.

44. Le paragraphe 57 de la directive conjointe traite de la prescription des actions en contestation d’un droit réel enregistré. Selon ce paragraphe, le délai de prescription extinctive court à partir du jour où le demandeur a ou devrait avoir connaissance de l’inscription du droit au registre unifié. Le demandeur n’est pas censé avoir connaissance de l’inscription du droit réel dans le registre unifié le jour même.

45. Selon l’article 21 § 1 de la loi fédérale du 2 octobre 2007 no 229‑FZ relative aux procédures d’exécution, les titres exécutoires délivrés sur le fondement de décisions de justice peuvent être présentés aux fins de l’exécution dans le délai de trois ans à compter du jour où la décision de justice est devenue définitive.

EN DROIT

I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 1 du Protocole no 1 à LA CONVENTION

46. Le requérant se plaint de l’annulation de son droit de propriété sur la parcelle qu’il avait achetée. Il invoque l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention. En sa partie pertinente en l’espèce, cet article est ainsi libellé :

« Toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens. Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d’utilité publique et dans les conditions prévues par la loi et les principes généraux du droit international.

Les dispositions précédentes ne portent pas atteinte au droit que possèdent les États de mettre en vigueur les lois qu’ils jugent nécessaires pour réglementer l’usage des biens conformément à l’intérêt général (…) »

A. Sur la recevabilité

47. Tant le requérant que le Gouvernement indiquent que la parcelle litigieuse était le « bien » du requérant au sens de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention et que l’annulation du droit de propriété de l’intéressé a constitué une ingérence dans son droit au respect de ses biens. La Cour ne voit aucune raison de conclure autrement.

48. Constatant que la requête n’est pas manifestement mal fondée au sens de l’article 35 de la Convention et qu’elle ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour la déclare recevable.

B. Sur le fond

1. Thèses des parties

a) Le requérant

49. Le requérant expose que, avant de conférer à Mme G. un droit de propriété sur la parcelle litigieuse, les autorités ont étudié le dossier pendant plus de deux ans (du 7 décembre 2007 au 8 février 2010) afin de procéder aux vérifications nécessaires, et n’ont décelé aucun problème. Il avance qu’elles lui ont laissé croire qu’en achetant la parcelle il se trouvait en situation de sécurité juridique, et que les erreurs qu’elles ont commises n’auraient pas dû être réparées à ses dépens. Par ailleurs, renvoyant au paragraphe 39 de la directive conjointe (paragraphe 42 ci-dessus), il argue que la ville d’Omsk avait bien exprimé sa volonté de disposer de la parcelle.

50. Enfin, il soutient que le délai de prescription de l’action en revendication avait commencé à courir le 27 mars 2010, date à laquelle il avait fait enregistrer son droit de propriété sur la parcelle, et que cette action était donc prescrite lorsque le procureur l’a engagée.

b) Le Gouvernement

51. Le Gouvernement soutient que l’annulation du droit de propriété du requérant est conforme aux exigences de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention. Il argue à cet égard que l’ingérence était prévue par la loi, en l’espèce l’article 302 du code civil et le paragraphe 39 de la directive conjointe (paragraphes 34 et 42 ci-dessus), et qu’elle poursuivait des buts légitimes, à savoir la gestion par les autorités des biens immobiliers et, en cas d’irrégularité, le rétablissement de la situation qui aurait prévalu si la loi n’avait pas été méconnue.

52. Enfin, il estime que la mesure n’était pas disproportionnée par rapport aux buts visés. Il avance sur ce point que, d’une part, le requérant avait la possibilité de demander à Mme G. le remboursement du prix qu’il lui avait payé et, d’autre part, il a conservé la possession de fait de la parcelle litigieuse, puisque le jugement du 30 avril 2014 n’a pas été exécuté. Il ajoute qu’à l’issue de la procédure de redécoupage des terrains le requérant a légalement agrandi sa parcelle (paragraphes 25-26 ci‑dessus).

2. Appréciation de la Cour

a) Sur la nature de l’ingérence

53. Le droit de propriété du requérant sur la parcelle a été annulé un peu plus de quatre ans après l’achat de cette parcelle. La Cour observe il s’agit d’un contentieux opposant le requérant – particulier– à la collectivité publique (voir, a contrario, Kanevska c. Ukraine (déc.), no 73944/11, 17 novembre 2020, s’agissant d’un litige purement privé). Elle rappelle sa jurisprudence constante selon laquelle l’annulation rétroactive d’un titre de propriété valide constitue une privation de propriété, au sens de la deuxième phrase du premier alinéa de l’article 1 du Protocole no 1 (Turgut et autres c. Turquie, no 1411/03, §§ 87-88, 8 juillet 2008, Şatır c. Turquie, no 36192/03, § 31, 10 mars 2009, Silahyürekli c. Turquie, no 16150/06, § 33, 26 novembre 2013, Maksymenko et Gerasymenko c. Ukraine, no 49317/07, § 50, 16 mai 2013, Vukušić c. Croatie, no 69735/11, § 50, 31 mai 2016, avec les références qui y sont citées, et Bidzhiyeva c. Russie, no 30106/10, § 61, 5 décembre 2017). Elle ne voit aucune raison de conclure autrement en l’espèce. Ainsi, elle estime que l’annulation du droit de propriété du requérant s’analyse en une « privation de propriété ».

b) Sur la justification de l’ingérence

54. La Cour rappelle sa jurisprudence constante, selon laquelle, pour être conforme à l’article 1 du Protocole no 1, toute mesure doit être opérée « dans les conditions prévues par la loi », poursuivre un but d’utilité publique et être proportionnée à ce but, c’est-à-dire ménager un juste équilibre entre l’intérêt général et le droit de l’individu au respect de ses biens.

i. Sur la légalité et le but d’utilité publique de l’ingérence

55. Le requérant soutient que l’ingérence litigieuse n’était pas légale, pour deux raisons. Premièrement, il affirme que contrairement à ce qu’ont conclu les tribunaux russes, la ville d’Omsk avait bien exprimé sa volonté de disposer de la parcelle no 24, et que dès lors, il était juridiquement impossible de réintégrer cette parcelle dans le patrimoine municipal en vertu de l’article 302 du code civil. Deuxièmement, il estime que l’action engagée par le procureur aurait dû être rejetée pour cause de prescription.

56. La Cour rappelle que l’article 1 du Protocole no 1 exige qu’une ingérence de l’autorité publique dans la jouissance du droit au respect des biens soit légale : la seconde phrase du premier alinéa de cet article n’autorise une privation de propriété que « dans les conditions prévues par la loi » (Vistiņš et Perepjolkins c. Lettonie [GC], no 71243/01, § 95, 25 octobre 2012).

57. En l’espèce, eu égard en particulier à l’application de l’article 302 du code civil et des règles de la prescription par les tribunaux, elle demeure dubitative quant au point de savoir si la mesure litigieuse peut passer pour avoir été opérée « dans les conditions prévues par la loi ». Toutefois, rappelant qu’elle ne dispose que d’une compétence limitée pour contrôler le respect du droit interne, la Cour n’estime pas nécessaire de trancher cette question, dès lors que la mesure méconnaît l’article 1 du Protocole no 1 pour d’autres raisons (paragraphes 60 et suivants ci-dessous ; voir, pour une approche similaire, Vistiņš et Perepjolkins, précité, § 105, et Pchelintseva et autres c. Russie, nos 47724/07 et 4 autres, § 95, 17 novembre 2016).

58. La Cour note ensuite qu’il ne fait pas controverse entre les parties que la mesure litigieuse répondait à un but d’utilité publique, à savoir la gestion des terrains par les autorités et le respect des règles d’urbanisme.

ii. Sur la proportionnalité de l’ingérence

1) Les principes généraux relatifs à la proportionnalité de l’ingérence dans le droit au respect des biens

59. La Cour rappelle que la proportionnalité de l’ingérence implique l’existence d’un juste équilibre entre les exigences de l’intérêt général de la collectivité et les impératifs de la sauvegarde des droits fondamentaux des individus. Cet équilibre est rompu si la personne concernée a eu à supporter « une charge spéciale et exorbitante ». La vérification de l’existence d’un juste équilibre exige un examen global des différents intérêts en jeu. Les aspects examinés par la Cour varient d’une affaire à une autre et dépendent des faits et de l’ingérence en cause. Dans son analyse de la proportionnalité, outre le comportement des autorités, la Cour examine souvent l’attitude du propriétaire, notamment le degré de faute ou de prudence dont il a fait preuve (AGOSI c. Royaume-Uni, 24 octobre 1986, § 54, série A no 108, et G.I.E.M. S.R.L. et autres c. Italie [GC], nos 1828/06 et 2 autres, § 301, 28 juin 2018). Plus particulièrement, lorsqu’une personne acquiert un bien immobilier, elle doit faire preuve de vigilance au cas où des indices évidents pointent vers des fraudes commises en amont de la chaîne des transmissions de propriété. La Cour examine également les conséquences de l’ingérence pour le requérant et, en cas de privation de propriété, le point de savoir s’il a été indemnisé et selon quelles modalités (Turgut et autres, précité, § 91, et les références qui y sont citées). Elle rappelle à cet égard que lorsque, en corrigeant leurs propres erreurs, les autorités se trouvent amenées à porter atteinte au droit au respect des biens, le principe de la bonne gouvernance (good governance) exige qu’elles agissent en temps utile et de façon correcte et cohérente (voir, par exemple, Osipkovs et autres c. Lettonie, no 39210/07, § 80, 4 mai 2017, Beinarovič et autres c. Lituanie, nos 70520/10 et 2 autres, §§ 138-139, 12 juin 2018, et, dernièrement, Maltsev et autres c. Russie, nos 77335/14 et 2 autres, § 32, 17 décembre 2019), et qu’elles veillent aussi à ne pas corriger ce type d’erreurs au détriment du particulier concerné, surtout en l’absence d’un autre intérêt privé qui irait dans le sens contraire (voir, mutatis mutandis, Gladysheva c. Russie, no 7097/10, § 80, 6 décembre 2011, et Beinarovič et autres, précité, § 140, et les références qui y sont citées).

2) Le comportement des autorités dans la présente affaire

60. La Cour relève que les autorités fédérales ont inscrit la parcelle litigieuse au cadastre en tant que parcelle destinée au maraîchage, et ont enregistré le droit de propriété de Mme G. puis du requérant sur celle‑ci sans déceler d’irrégularités.

61. Or le service du cadastre était compétent pour rejeter la demande d’inscription cadastrale si les informations soumises étaient contradictoires ou incomplètes et si les documents présentés ne satisfaisaient pas aux exigences légales ou si la parcelle créée n’était pas en conformité avec les dispositions légales applicables notamment en matière d’urbanisme (paragraphes 34-35 ci-dessus).

62. Par ailleurs, l’enregistrement du droit de propriété immobilière était, et reste à ce jour, un acte juridique valant reconnaissance par l’État du droit en question, effectué après une « expertise juridique » des documents présentés à cette fin, et l’autorité chargée de l’enregistrement avait le pouvoir de rejeter la demande d’enregistrement si elle n’était pas certaine du pouvoir de disposition du cédant (paragraphes 30-33 ci-dessus). Certes, il peut être admis que lorsqu’elle a traité la demande d’enregistrement du droit de propriété du requérant, l’autorité chargée de l’enregistrement, n’ayant à sa disposition que le contrat de vente, ne pouvait pas vérifier si la direction municipale avait agi en excès de pouvoir (voir, mutatis mutandis, Zhidov et autres c. Russie, nos 54490/10 et 3 autres, § 101, 16 octobre 2018, et Kvyatkovksiy c. Russie (déc.), no 6390/18, § 31, 18 octobre 2018). En revanche, avant cela, au moment de l’enregistrement du droit de propriété de Mme G., cette autorité aurait pu détecter l’excès de pouvoir commis par la direction municipale, en réalisant une « expertise juridique » des documents que Mme G. avait présentés. Or, la présence d’un tel excès de pouvoir constituait un obstacle à l’enregistrement du droit de propriété de la venderesse du requérant, en amont à l’achat de la parcelle par lui.

63. Quant aux autorités locales, la Cour observe que la direction de la gestion du patrimoine municipal – une entité de la municipalité – a adopté plusieurs actes qui validaient la vente de la parcelle à Mme G. aux fins de maraîchage : le plan parcellaire, trois décisions municipales et le contrat de vente(paragraphes 6, 7 et 9 ci‑dessus). Elle considère que ces actes témoignaient de la volonté de la ville d’être dépossédée de cette parcelle, au sens de l’article 302 du code civil. Elle estime que la ville d’Omsk, en tant que collectivité publique, ne pouvait pas se prévaloir des particularités de son organisation institutionnelle pour exciper d’une absence de volonté de disposer du bien, et que, par conséquent, les questions tenant à la répartition des compétences entre les différentes entités municipales et régionales étaient sans incidence sur cette volonté apparente (voir, mutatis mutandis,Hamer c. Belgique,no 21861/03, § 76, CEDH 2007‑V (extraits).

64. La Cour considère ainsi qu’en agissant de la sorte, les autorités fédérales et locales ont, d’un côté, manqué à leur devoir d’agir en temps utile et avec diligence, et, d’un autre côté, ont validé l’affectation de la parcelle au maraîchage et la licéité des transactions dont celle-ci a fait l’objet et ont exprimé la volonté de disposer de ce bien.

65. En outre, en appliquant l’article 302 du code civil à l’action en revendication engagée par le procureur, les juridictions internes n’ont pas procédé à une mise en balance des intérêts concurrents, publics et privés, contrairement aux exigences conventionnelles : elles se sont bornées à considérer qu’il était interdit de créer en ville des parcelles destinées au maraîchage et à en déduire que la ville d’Omsk avait été dépossédée de la parcelle contre sa volonté. En particulier, les tribunaux n’ont pas envisagé la possibilité de protéger le droit de propriété du requérant en l’absence de raisons impératives de réintégrer la parcelle dans le patrimoine municipal (sur l’absence de telles raisons, voir paragraphe 71 ci-dessous).

66. Enfin, la Cour observe que le procureur a engagé l’action en revendication presque quatre ans après l’achat de la parcelle par le requérant, après que l’intéressé eut déjà exploité celle-ci et y eut installé certains ouvrages. Or il appartient à ce représentant de l’État d’apprécier l’opportunité de mener ces vérifications et d’engager les poursuites lesquelles peuvent être menées sur plusieurs années, voire décennies. Ainsi, de l’avis de la Cour, en prenant pour point de départ du délai de prescription la fin des vérifications faites par le procureur, les juridictions internes ont en l’espèce privé d’effet réel les règles de prescription établies par la loi et ont donné un avantage disproportionné aux autorités (comparer avec Zouboulidis c. Grèce (no 2), no 36963/06, §§ 32 et 35, 25 juin 2009). Plus généralement, de l’avis de la Cour, une telle approche des tribunaux rend les actions en revendication virtuellement imprescriptibles et contribue à créer une insécurité juridique sur le marché de l’immobilier.

3) Le comportement du requérant dans la présente affaire

67. La Cour note que la juridiction d’appel a considéré que le requérant aurait dû savoir que la zone entourant sa maison était une zone résidentielle où les parcelles ne pouvaient pas être exploitées pour des activités de maraîchage. Elle note en même temps que, selon l’article 35 du code de l’urbanisme, les activités d’horticulture sont possibles dans les zones résidentielles (paragraphe 29 ci-dessus). Elle est d’avis que la différence entre les activités de maraîchage et les activités d’horticulture est plutôt subtile.

68. Aussi, compte tenu de la permission légale précitée et du comportement des autorités (paragraphes 60-64 ci-dessus), et en l’absence de tout autre motif permettant de penser que le requérant a été de mauvaise foi ou négligent (voir, en particulier, le droit applicable en la matière, paragraphes 38-41 ci-dessus), la Cour estime que l’intéressé a pu légitimement croire qu’en achetant la parcelle, il agissait conformément à la loi et était juridiquement en sécurité. Elle note par ailleurs que le juge unique de la cour régionale d’Omsk a confirmé la bonne foi de l’intéressé (paragraphe 19 ci-dessus).

69. Enfin, pour ce qui est de l’argument du Gouvernement consistant à dire que le requérant n’a pas saisi l’opportunité de demander à Mme G. le remboursement du prix qu’il lui avait payé, la Cour constate que c’étaient les autorités qui étaient à l’origine de l’ingérence, et non Mme G., dont la bonne foi n’a jamais été remise en question. En outre, elle n’exclut pas que, à la date du prononcé du jugement annulant son droit de propriété, le requérant fût déjà forclos à exercer une action en indemnisation contre sa venderesse. Dans ces conditions, elle estime qu’il serait excessif d’exiger de lui qu’il engage une nouvelle procédure marquée par une totale incertitude quant à une chance raisonnable de succès et dont le Gouvernement n’a pas démontré l’effectivité pratique, et que, par ailleurs, faire porter le fardeau par un autre particulier de bonne foi n’aiderait pas à restaurer l’équilibre voulu (Gladysheva, précité, § 81, et Zhidov et autres, précité, §§ 111-113, avec les références citées).

4) Les faits survenus après l’annulation du droit de propriété du requérant

70. Après l’annulation du droit de propriété du requérant sur la parcelle litigieuse, à l’issue de la procédure de redécoupage des terrains, l’intéressé a pu racheter une partie de cette parcelle moyennant un prix de plus de 3 600 EUR, et il a conservé la possession, sans droit ni titre, de l’autre partie de la parcelle, qui est à présent une propriété municipale, enregistrée sous un autre numéro cadastral. Ces faits, combinés avec le manquement de la ville d’Omsk à demander l’exécution forcée du jugement du 30 juin 2014 dans le délai légal de trois ans (paragraphe 45 ci-dessus), ont compromis la réintégration de la parcelle dans le patrimoine municipal.

71. La Cour estime que deux conclusions, contraires à ce que soutient le Gouvernement (paragraphe 52 ci-dessus), découlent de ce qui précède. D’une part, la réintégration de la parcelle dans le patrimoine municipal ne constituait pas un impératif public absolu, et n’était peut-être pas nécessaire du tout. D’autre part, le requérant a dû supporter des conséquences négatives réelles en raison de l’ingérence portée dans son droit au respect de ses biens.

iii. Conclusion

72. Eu égard à l’ensemble de ce qui précède, la Cour conclut que les autorités internes n’ont pas ménagé un juste équilibre entre les exigences de l’intérêt public et la nécessité de protéger le droit de propriété du requérant, et qu’elles ont fait supporter à l’intéressé une charge exorbitante.

Partant, il y a eu violation de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention.

II. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

73. Aux termes de l’article 41 de la Convention :

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

A. Dommage

74. Le requérant sollicite pour dommage matériel 260 647 roubles (RUB), soit l’équivalent de 3 680 euros (EUR) à la date des observations, somme qui représente le prix qu’il a payé pour racheter à la ville d’Omsk une partie de la parcelle litigieuse. Il demande en outre à la Cour d’indiquer aux autorités russes qu’il leur faut réexaminer son affaire, afin que son droit de propriété sur toute la parcelle litigieuse soit rétabli. Enfin, il réclame 550 000 RUB (l’équivalent de 7 770 EUR à la date des observations) pour le préjudice moral qu’il estime avoir subi.

75. Le Gouvernement estime que le requérant n’a subi aucune violation de ses droits et que, partant, il n’y a pas lieu de lui octroyer une indemnisation.

76. La Cour rappelle qu’un arrêt constatant une violation entraîne pour l’État défendeur l’obligation juridique au regard de la Convention de mettre un terme à la violation et d’en effacer les conséquences de manière à rétablir autant que faire se peut la situation antérieure à celle-ci. Cette obligation reflète les principes du droit international en vertu desquels un État responsable d’un acte illicite a le devoir d’assurer une restitution, laquelle consiste à rétablir la situation qui existait avant la commission de l’acte illicite, pour autant que cela ne soit pas « matériellement impossible » et « n’impose pas une charge hors de toute proportion avec l’avantage qui dériverait de la restitution plutôt que de l’indemnisation » (voir, par exemple, Davydov c. Russie, no 18967/07, § 25, 30octobre 2014, avec la jurisprudence citée).

77. Les États contractants parties à une affaire sont en principe libres de choisir les moyens dont ils useront pour se conformer à un arrêt constatant une violation. Compte tenu de la variété des moyens disponibles pour parvenir à la restitutio in integrum et de la nature des questions en jeu, le Comité des Ministres, dans l’exercice de sa compétence découlant de l’article 46 § 2 de la Convention, est mieux placé que la Cour pour évaluer les mesures spécifiques à prendre. C’est donc à lui qu’il appartient de vérifier, à partir des informations fournies par l’État défendeur et en tenant dûment compte de l’évolution de la situation du requérant, qu’auront été adoptées en temps utile les mesures réalisables, adéquates et suffisantes pour réparer dans toute la mesure possible les violations constatées par la Cour (Ilgar Mammadov c. Azerbaïdjan (recours en manquement) [GC], no 15172/13, §§ 154-155, 29 mai 2019).

78. La Cour rappelle également que, selon sa jurisprudence constante, la forme et le montant de la satisfaction équitable tendant à la réparation d’un préjudice matériel diffèrent selon les cas et dépendent directement de la nature de la violation constatée (voir, par exemple, Nurmiyeva c. Russie, no 57273/13, § 45, 27 novembre 2018).

79. En l’espèce, la violation procède du caractère disproportionné de la mesure d’annulation du droit de propriété du requérant sur la parcelle no 24 (paragraphe 72 ci-dessus). L’intéressé formule deux demandes : d’une part, l’octroi d’une indemnité pécuniaire pour la partie de la parcelle qu’il a rachetée (paragraphe 25 ci-dessus), d’autre part, un réexamen de son affaire aboutissant à ce que lui soit restituée la propriété de toute la parcelle.

80. En ce qui concerne la première demande, la Cour estime que le prix que le requérant a dû payer pour racheter une partie de la parcelle, et donc pour atténuer les conséquences de l’ingérence portée dans son droit au respect des biens, constitue un préjudice matériel en lien direct avec la violation constatée. Or ce prix ne correspond qu’à une partie de la parcelle litigieuse, et son remboursement ne constituerait donc pas à lui seul une restitutio in integrum. Elle alloue donc au requérant la somme demandée tout en notant que celle-ci ne représente qu’une partie du préjudice subi.

81. En ce qui concerne la deuxième demande, la Cour note que lorsqu’elle conclut à la violation de la Convention ou de ses Protocoles, ce constat de violation constitue un fondement pour le réexamen de l’affaire concernée par les tribunaux russes à la lumière de ses conclusions (voir, par exemple, Davydov, précité, § 11). Cependant, compte tenu des principes exposés aux paragraphes 76-77 ci-dessus ainsi que du fait que la parcelle litigieuse n’existe plus en tant que bien immobilier, elle estime que la question de savoir si un réexamen de l’affaire du requérant est en pratique possible et constitue un moyen approprié de parvenir à une restitutio in integrum relève de la compétence de l’État défendeur sous le contrôle du Comité des Ministres.

82. Enfin, elle considère que le requérant a nécessairement connu une détresse, une frustration et un sentiment d’injustice qui ne sauraient être réparés par le seul constat de violation opéré par le présent arrêt. Elle estime toutefois que la somme sollicitée pour préjudice moral est excessive.

83. Eu égard à ce qui précède, la Cour décide d’allouer au requérant 3 680 EUR pour dommage matériel et 2 000 EUR pour dommage moral, et de laisser à l’appréciation de l’État défendeur, sous le contrôle du Comité des Ministres, la question de savoir si, après le paiement de ces sommes, un réexamen de l’affaire du requérant ou une autre mesure restent nécessaires.

B. Frais et dépens

84. Le requérant réclame 300 000 RUB (l’équivalent de 4 240 EUR à la date des observations) au titre des frais et dépens qu’il déclare avoir engagés aux fins de la procédure menée devant la Cour. À l’appui de sa demande, il fournit un contrat, en vertu duquel il s’est engagé à payer à Me Karamanukyan le montant susmentionné en cas d’« obtention d’un arrêt favorable de la Cour européenne [dans son] affaire ».

85. Le Gouvernement prie la Cour de rejeter cette demande. Il argue que la somme réclamée est excessive et qu’une convention d’honoraires de résultat n’a pas de valeur juridique en Russie.

86. La Cour constate que l’argument que le Gouvernement tire de l’absence de caractère contraignant d’une convention d’honoraires de résultat n’est étayé ni par des dispositions du droit russe ni par des exemples de la pratique judiciaire. Elle rejette donc cet argument. Elle estime néanmoins que, eu égard à l’absence de complexité particulière de l’affaire, la somme réclamée apparaît effectivement excessive. Procédant à sa propre appréciation, elle juge raisonnable d’allouer au requérant 1 000 EUR, plus tout montant pouvant être dû par le requérant sur cette somme à titre d’impôt, pour les honoraires de Me Karamanukyan.

C. Intérêts moratoires

87. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1. Déclarela requête recevable ;

2. Dit qu’il y a eu violation de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention ;

3. Dit

a) que l’État défendeur doit verser au requérant, dans un délai de trois mois à compter de la date à laquelle l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes,à convertir dans la monnaie de l’État défendeurau taux applicable à la date du règlement :

i. 3 680 EUR (trois mille six cent quatre-vingts euros), plus tout montant pouvant être dû sur cette somme à titre d’impôt, pour dommage matériel ;

ii. 2 000 EUR (deux mille euros), plus tout montant pouvant être dû sur cette somme à titre d’impôt, pour dommage moral ;

iii. 1 000 EUR (mille euros), plus tout montant pouvant être dû sur cette somme par le requérant à titre d’impôt, pour frais et dépens ;

b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

4. Rejette le surplus de la demande de satisfaction équitable.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 16 mars 2021, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

Milan Blaško                          Paul Lemmens
Greffier                                   Président

Dernière mise à jour le mars 16, 2021 par loisdumonde

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *