TROISIÈME SECTION
AFFAIRE OOO GASTRONOM c. RUSSIE
(Requête no 47386/17)
ARRÊT
(Satisfaction équitable)
STRASBOURG
2 mars 2021
Cet arrêt est définitif. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire OOO Gastronom c. Russie,
La Cour européenne des droits de l’homme (troisième section), siégeant en un comité composé de :
Georges Ravarani, président,
Darian Pavli,
Anja Seibert-Fohr, juges,
et de Olga Chernishova, greffière adjointede section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 2 février 2021,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :
PROCÉDURE
1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 47386/17) dirigée contre la Fédération de Russie et dont une société de droit russe, OOO Gastronom (« la société requérante »), a saisi la Cour le 28 juin 2017 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).
2. Par un arrêt du 19 mars 2019 (« l’arrêt au principal »), la Cour a jugé qu’il y avait eu violation de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention du fait que la société requérante s’était trouvée, sans que cela ne soit justifié, dans l’impossibilité d’engager une procédure contre l’État afin de prouver que les autorités avaient manqué à protéger ses biens et de réclamer une indemnisation pour ce manquement (OOO Gastronom c. Russie [comité], no 47386/17, 19 mars 2019).
3. Sur le terrain de l’article 41 de la Convention, la société requérante priait la Cour de lui octroyer à titre de satisfaction équitable la somme de 63 173 297 roubles (RUB) en réparation du dommage matériel qu’elle estimait avoir subi du fait de la perte de ses marchandises, ainsi qu’une somme à titre de frais d’avocat.
4. La Cour a estimé que la question de l’application de l’article 41 de la Convention ne se trouvait pas en état concernant le dommage matériel. Elle l’a donc réservée, et elle a invité le Gouvernement et la société requérante à lui soumettre par écrit, dans un délai de trois mois, leurs observations sur cette question, et notamment à lui donner connaissance de tout accord auquel ils pourraient aboutir (ibidem, § 61, et point 4 du dispositif). Dans le même arrêt, la Cour a alloué à la société requérante un montant pour les frais de son avocat (ibidem, § 66, et point 5 du dispositif).
5. Les parties n’ayant pas abouti à un accord concernant le dommage matériel, la société requérante et le Gouvernement ont chacun déposé des observations.
EN DROIT
SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
6. Aux termes de l’article 41 de la Convention,
« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »
A. Thèses des parties
7. La société requérante réclame 42 502 552 RUB (soit 602 360 euros (EUR) à la date de ses observations) pour dommage matériel.
8. À l’appui de sa demande, elle produit une décision en date du 27 août 2018. Il s’agit d’une décision de non-lieu à statuer à raison de la prescription de l’action publique, qui a été rendue par un enquêteur dans le cadre d’une enquête pénale pour négligence professionnelle dirigée contre l’enquêtrice qui avait saisi les marchandises de la société requérante – et qui était accusée de ne pas les avoir préservées (paragraphes 21‑24 et 51 de l’arrêt au principal). L’enquêteur y indique que, « selon des expertises », certaines des marchandises qui ont disparu portaient des marques fiscales authentiques et étaient propres à la commercialisation. Selon une liste annexée à la décision, ces marchandises étaient constituées de soixante-dix types de boissons alcoolisées, dont la valeur totale (общаястоимость), calculée en multipliant le prix d’une bouteille par le nombre de bouteilles de chaque type de boisson, s’élevait à 42 502 552 RUB.
9. Pour sa part, le Gouvernement invite la Cour à dire que le constat de violation de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention constitue en lui‑même une satisfaction équitable suffisante en l’espèce. Il affirme que les marchandises en question n’étaient en réalité pas commercialisables, et n’avaient dès lors aucune valeur. À l’appui de sa thèse, il produit deux rapports d’expertise.
10. Le premier, en date du 28 juin 2012, renvoie à deux autres rapports, déjà versés au dossier (paragraphe 12 de l’arrêt au principal). Il indique que les soixante-dix types de boisson expertisés n’étaient pas conformes aux normes impératives de fabrication, qu’ils ne pouvaient donc pas être commercialisés et que, dès lors, ils n’avaient aucune valeur commerciale (стоимостинеимеет). Il renferme par ailleurs la liste des prix moyens par bouteille des boissons alcoolisées des mêmes types que celles saisies, prix qui sont différents de ceux mentionnés dans la décision du 27 août 2018 (paragraphe 8 ci-dessus).
11. Selon le second rapport, en date du 16 août 2012, neuf des vingt types de boissons examinés n’étaient pas conformes aux normes impératives de fabrication et la commercialisation en était dès lors interdite.
B. Appréciation de la Cour
12. La Cour rappelle que, dans l’arrêt au principal, les faits suivants ont été établis. En février 2012, à la suite d’une inspection de police, il fut constaté que certaines des boissons qui se trouvaient dans l’entrepôt que louait la société requérante n’étaient pas conformes à la réglementation. Notamment, certaines portaient de fausses marques fiscales. Le 29 avril, l’enquêtrice chargée de l’affaire préleva quelques bouteilles. Le 1er mai, un incendie atteignit l’entrepôt et abîma certaines des boissons qui y restaient. Entre le 3 et le 6 mai 2012, dans le cadre de l’enquête pénale concernant les fausses marques fiscales, l’enquêtrice saisit toutes les marchandises, endommagées ou non, qui restaient dans l’entrepôt, soit quatre-vingt-sept types de boissons alcoolisées appartenant à la société requérante. Ces boissons firent l’objet de différentes expertises, qui établirent que certaines portaient de fausses marques fiscales et que d’autres n’étaient pas conformes aux normes impératives de production, et étaient dès lors impropres à la commercialisation (paragraphes 7‑12 de l’arrêt au principal). Par un arrêt du 28 juin 2013, la 13e cour d’appel de commerce ordonna la restitution à la société requérante de la totalité des marchandises saisies, à savoir les quatre-vingt-sept types de boissons (paragraphe 20 de l’arrêt au principal). Le 27 février 2014, un enquêteur constata que les boissons avaient disparu. La société requérante introduisit une action en indemnisation. Elle produisit un rapport d’expertise estimant la valeur commerciale des marchandises à 63 173 296 RUB. Les juridictions commerciales rejetèrent cette action au motif qu’elle était prématurée. Elles ne remirent pas en question le rapport d’expertise, et ne tinrent pas compte des expertises réalisées dans le cadre de l’instruction pénale (comparer les paragraphes 25‑31 et 7‑12 de l’arrêt au principal).
13. Dans l’arrêt au principal, la Cour a conclu qu’en rejetant ainsi sans justification objective la demande d’indemnisation, les juridictions internes avaient fait supporter à la société requérante une charge excessive, incompatible avec le respect de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention (paragraphes 52‑54 de l’arrêt au principal).
14. À présent, la société requérante fonde sa demande d’indemnisation pour préjudice matériel sur la décision du 27 août 2018 (paragraphe 8 ci‑dessus), dans laquelle il est indiqué que soixante-dix des types de boissons saisis étaient commercialisables. La Cour ne peut s’appuyer sur ce document. En effet, il ne contient aucune indication quant à la façon dont les différents prix par bouteille ont été calculés, et il ne précise pas s’il s’agissait de prix hors taxes ou taxes comprises, ni de prix de commercialisation en gros ou au détail. En outre, les prix qui y sont indiqués diffèrent d’une part de ceux qui figurent dans le rapport d’expertise produit par le Gouvernement et d’autre part de ceux indiqués dans le rapport que la société requérante avait quant à elle produit à l’appui de son action en indemnisation (paragraphes 10-11 ci-dessus et paragraphe 59 de l’arrêt au principal). Le document ne concorde pas non plus avec les rapports d’expertise communiqués par le Gouvernement en ce qui concerne l’existence même d’une valeur commerciale des marchandises en question. Enfin, la « valeur totale » des boissons qui y est indiquée ne correspond pas au chiffre d’affaires de la société requérante et ne représente pas le bénéfice que celle-ci aurait pu finalement réaliser ni, dès lors, le montant du préjudice matériel directement subi du fait de la violation constatée dans l’arrêt au principal.
15. Cela étant, la Cour n’exclut pas que les marchandises qui ont disparu aient eu, au moins pour une partie d’entre elles, une certaine valeur commerciale – ne fût-ce que celle des bouteilles en verre, qui pouvaient être consignées. Or, d’un côté, la société requérante n’a pas dûment étayé par des preuves exploitables sa demande de satisfaction équitable, de l’autre, la question de la valeur des bouteilles – en tant que boissons légalement commercialisables ou même simplement en tant que contenants – n’a jamais été examinée par les juridictions commerciales qui ont statué sur l’action en indemnisation.
16. À cet égard, la Cour rappelle qu’elle n’a pas la capacité, et qu’il ne sied pas à sa fonction de juridiction internationale, de calculer précisément le montant d’une indemnité pécuniaire. Elle ne peut pas agir en tant que juridiction de première instance et assumer ainsi le rôle des tribunaux internes. Ceux-ci sont mieux placés pour apprécier le montant du préjudice matériel, sur la base des preuves soumises par les parties (Demopoulos et autres c. Turquie (déc.) [GC], nos 46113/99 et 7 autres, § 69, CEDH 2010, Lenchenkov et autres c. Russie, nos 16076/06 et 3 autres, § 37, 21 octobre 2010, etEast West Alliance Limitedc. Ukraine, no 19336/04, §§ 260‑264, 23 janvier 2014).
17. Eu égard à ce qui précède, la Cour ne saurait allouer à la société requérante la somme demandée.
18. Cela étant dit, elle rappelle que le constat fait par elle d’une violation de la Convention ou de ses Protocoles constitue un fondement pour le réexamen de l’affaire concernée au niveau interne à la lumière de ses conclusions. En l’espèce, la Cour est d’avis que le moyen le plus approprié de remédier à la violation constatée serait un réexamen de l’action en indemnisation introduite au niveau interne par la société requérante (voir, parmi beaucoup d’autres, Denisova et Moiseyeva c. Russie (satisfaction équitable), no 16903/03, § 14, 14 juin 2011, et, dernièrement, Kravchuk c. Russie, no 10899/12, §§ 55‑56, 26 novembre 2019). Elle note à cet égard également que l’affaire opposait la société requérante à l’État et non à une partie privée dont les intérêts légitimes propres seraient à protéger également (Bochan c. Ukraine (no 2) [GC], no 22251/08, § 57, CEDH 2015 ; comparer avec Almeida Santos c. Portugal (satisfaction équitable), no 50812/06, §§ 11‑12, 27 juillet 2010), et estime qu’il n’y a donc pas d’obstacles à un tel réexamen de l’affaire à un niveau interne.
19. Partant, elle rejette la demande de l’intéressée.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,
Rejette la demande de satisfaction équitable dans la partie concernant le dommage matériel.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 2 mars 2021, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Olga Chernishova Georges Ravarani
Greffière adjointe Président
Dernière mise à jour le mars 2, 2021 par loisdumonde
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