AFFAIRE EMİNAĞAOĞLU c. TURQUIE (Cour européenne des droits de l’homme) Requête no 76521/12

INTRODUCTION. L’affaire concerne une procédure disciplinaire engagée contre le requérant, magistrat de profession, à raison principalement de ses déclarations faites à différentes occasions.

DEUXIÈME SECTION
AFFAIRE EMİNAĞAOĞLU c. TURQUIE
(Requête no 76521/12)
ARRÊT

Art 6 § 1 (civil) • Accès à un tribunal • Tribunal établi par la loi • Impossibilité pour un magistrat d’obtenir un contrôle juridictionnel de la procédure disciplinaire dirigée contre lui • Nécessité de garantir l’indépendance du pouvoir judiciaire et la confiance des citoyens dans son fonctionnement • Art 6 applicable • Lien spécial de confiance entre l’État et le requérant impropre à justifier l’exclusion de droits conventionnels compte tenu du statut particulier des membres et de l’importance d’un contrôle juridictionnel des procédures disciplinaires dirigées contre eux • Absence d’examen par un organe exerçant des fonctions juridictionnelles ou par une juridiction ordinaire
Art 8 • Vie privée • Utilisation, non « prévue par la loi », dans une enquête disciplinaire, d’enregistrements de conversations téléphoniques du requérant interceptées dans le cadre de l’enquête pénale dirigées contre lui
Art 10 • Liberté d’expression • Sanctions disciplinaires imposées au requérant à raison de différentes déclarations de sa part • Processus de décision largement défaillant, dénué des garanties indispensables pour les magistrats et pour le président d’une association de juges et procureurs • Absence de garanties effectives et adéquates contre les abus

STRASBOURG
9 mars 2021

Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Eminağaoğlu c. Turquie,

La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une Chambre composée de :

Jon Fridrik Kjølbro, président,
Marko Bošnjak,
Aleš Pejchal,
Egidijus Kūris,
Carlo Ranzoni,
Pauliine Koskelo,
Saadet Yüksel,juges,

et de Stanley Naismith, greffierde section,

Vu :

la requête (no 76521/12) dirigée contre la République de Turquie et dont un ressortissant de cet État, M. Ömer Faruk Eminağaoğlu (« le requérant ») a saisi la Cour en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention ») le 17 septembre 2012,

la décision de porter la requête à la connaissance du gouvernement turc (« le Gouvernement ») le 8 février 2019,

les observations des parties,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 26 janvier 2021,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

INTRODUCTION

1. L’affaire concerne une procédure disciplinaire engagée contre le requérant, magistrat de profession, à raison principalement de ses déclarations faites à différentes occasions.

EN FAIT

2. Le requérant est né en 1967 et réside à Ankara. Il a été représenté par Me P. AkgülDoğusoy, avocate.

3. Le Gouvernement a été représenté par son agent.

4. Les faits, tels qu’ils ont été présentés par les parties, peuvent se résumer comme suit.

I. LES CIRCONSTANCES PARTICULIÈRES DE L’AFFAIRE

A. La carrière du requérant

5. Le 23 novembre 1989, le requérant débuta sa carrière de magistrat. Le 1er juillet 1998, il fut nommé procureur de la République près la Cour de cassation. En juin 2011, il fut nommé juge à Istanbul. Puis, le 13 juin 2012, alors qu’il était magistrat de première classe (birincisınıf), il fut muté en tant que juge à Çankırı par un décret de nomination adopté le même jour par le Conseil supérieur des juges et des procureurs (HakimlerveSavcılarYüksekKurulu ; « le CSJP »), à la suite de l’infliction d’une sanction disciplinaire.

Alors qu’il était juge à Çankırı, le 10 février 2015, le requérant soumit au CSJP une demande de retrait de fonctions, afin de pouvoir se présenter aux 25es élections parlementaires. En réponse, le CSJP décida que l’intéressé devait être considéré comme ayant démissionné de ses fonctions à partir du 10 février 2015.

Par ailleurs, à l’époque des faits, le requérant était président de Yarsav, une association de magistrats.

B. Le contexte de l’affaire

6. Le Gouvernement indique que, avant l’imposition de la sanction disciplinaire objet de la présente requête, le ministère de la Justice avait reçu, de la part d’un certain C.V. et de la part de U.C., l’attaché de presse d’un syndicat d’enseignants, le l1 février 2008 et le 13 septembre 2009 respectivement, deux lettres de dénonciation.

S’agissant de la première lettre, il dit que le requérant y était critiqué pour sa participation à un défilé ayant pour thème la laïcité.

Quant à la deuxième lettre, il expose que son auteur y dénonçait le comportement du requérant pour plusieurs déclarations de presse faites par celui-ci dans le but allégué d’influencer le déroulement du procès Ergenekon (en ce qui concerne le procès Ergenekon, voir, parmi plusieurs autres, Özkan c. Turquie (déc.), no 15869/09, 13 décembre 2011 : en 2007, le parquet d’Istanbul avait engagé une enquête pénale contre les membres présumés d’une organisation criminelle du nom de Ergenekon, tous soupçonnés de se livrer à des activités visant au renversement par la force et par la violence du gouvernement élu ; par plusieurs actes d’accusation, le parquet d’Istanbul avait intenté des actions pénales devant la cour d’assises d’Istanbul contre plusieurs personnes – dont des généraux et des officiers de l’armée, des membres des services de renseignement, des hommes d’affaires, des politiciens et des journalistes –, auxquelles il reprochait d’avoir planifié un coup d’État dans le but de renverser l’ordre constitutionnel démocratique, crime passible d’une peine d’emprisonnement à perpétuité, principalement sur le fondement de l’article 312 du code pénal ; le procès Ergenekon s’est soldé par l’acquittement des accusés).

7. Le Gouvernement indique en outre que, par deux lettres des 13 et 14 août 2008, des éléments de preuve obtenus lors d’une enquête pénale menée au sujet d’une organisation terroriste avaient été remis au ministère de la Justice en vue de l’engagement de poursuites pénales contre le requérant.

8. Le Gouvernement déclare aussi que, dans le cadre de deux enquêtes pénales déclenchées au sujet de l’organisation Ergenekonles 14 août et 14 octobre 2008 (à la suite de l’approbation du ministre de la Justice accordée les 15 avril et 5 septembre 2008), le Bureau de l’inspecteur général de la justice avait présenté à la cour d’assises d’Istanbul une demande d’autorisation, entre autres, de la mise sous surveillance du téléphone enregistré au nom du requérant, en application de l’article 101 de la loi no 2802 sur les juges et les procureurs (« la loi no 2802 »).

Il ressort du dossier que cette demande indiquait, parmi d’autres motifs, que l’organisation Ergenekon avait une structure particulière et que sa hiérarchie stricte empêchait ses membres de se connaître mutuellement, qu’elle présentait un danger public certain au vu de sa capacité d’action, et qu’il n’y avait aucun autre moyen pour identifier ses membres et se renseigner sur ses projets d’actions.

Il ressort également du dossier que, le 14 octobre 2008, la cour d’assises d’Istanbul avait accordé l’autorisation requise pour une durée limitée à trois mois (pour les détails relatifs aux écoutes téléphoniques, voir les paragraphes 26-35 ci‑dessous).

9. Le Gouvernement indique encore que, le 17 septembre 2009, les inspecteurs chargés d’enquêter sur les allégations en question avaient déposé leur rapport et qu’ils y avaient conclu que certaines de ces assertions nécessitaient l’ouverture d’investigations pénale et disciplinaire. Il précise que, les agissements du requérant ayant été considérés par les inspecteurs comme exigeant l’ouverture d’une investigation pénale, le dossier d’enquête avait été transmis au parquet compétent en application de l’article 89 de la loi no 2802 et qu’en outre une copie du dossier d’enquête avait été soumise au CSJP en application de l’article 87 de la même loi.

C. La procédure disciplinaire engagée contre le requérant

1. L’engagement de la procédure disciplinaire

10. D’après le requérant, le 30 octobre 2009, le ministre de la Justice donna son accord à l’engagement de poursuites disciplinaires à son encontre (ce document n’a pas été produit par les parties). Selon les éléments du dossier, le requérant aurait été accusé, par ses agissements et ses déclarations, d’avoir porté atteinte à la dignité et à l’honneur de la profession et d’avoir perdu la dignité et considération personnelle.

11. Par ailleurs, le requérant déclare que, par une lettre du 12 novembre 2009, la direction générale des affaires pénales près le ministère de la Justice l’informa de l’engagement de poursuites disciplinaires contre lui et l’invita à présenter sa défense.

12. Le 10 décembre 2009, le requérant soumit un mémoire en défense. Il y récusait tous les reproches formulés à son endroit. En outre, il contestait la manière dont l’instruction avait été menée, se prévalait de la protection des articles 6, 8, 10, 11 et 13 de la Convention, et soutenait qu’il était de son devoir de partager ses opinions avec l’opinion publique.

2. La décision du 19 juillet 2011

13. Le 19 juillet 2011, la seconde chambre du CSJP, siégeant en une formation composée de sept membres, à savoir N.O, présidente, A.E.T., A.G., Z.Oz., H.S., A.A. et B.E., rendit sa décision sur les poursuites disciplinaires engagées contre le requérant. Elle décida, à la majorité, d’infliger la sanction de changement du lieu d’affectation (yerdeğiştirmecezası) à l’intéressé en application de l’article 68 § 2 a) de la loi no 2802 (paragraphe 39 ci-dessous) au motif que, par ses déclarations aux médias, celui-ci avait porté atteinte à la dignité et à l’honneur de la profession et avait perdu la dignité et considération personnelle (mesleǧinşerefvenüfuzu ile şahsionurvesaygınlıǧınıyitirdiǧi) (décision no 460).

Les parties pertinentes en l’espèce de cette décision pouvaient se lire comme suit (les chefs retenus à l’issue de la procédure disciplinaire sont indiqués en italique – voir les paragraphes 18 et 24 ci-dessous) :

« (…) Il ressort de l’enquête menée au sujet du juge Ömer Faruk Eminaǧaoǧlu que :

1) Il a organisé une déclaration de presse pour le compte de Yarsav [association de magistrats] dans les locaux de la Cour de cassation le 12 janvier 2009, en violation des articles 2 et 3 de la loi sur les associations (…) ;

2) En visant directement les juges et les procureurs impliqués dans l’affaire pénale connue sous le nom de Ergenekon et en faisant des déclarations politiques illégales, il s’est efforcé d’influer sur [l’affaire en cours], en violation de l’article 277 du code pénal ; pour atteindre ce but, il a tiré profit de son titre officiel [et] a fait des déclarations et des critiques sur la procédure d’investigation et sa conduite en faveur de certains suspects et accusés, et ce afin de forger une opinion publique,

À ce titre,

a) le 29 octobre 2008, à 10 h 59, il a eu une conversation téléphonique avec I. T., chroniqueur du quotidien Cumhuriyet, et a discuté avec lui au sujet [du non-octroi d’une] promotion à Z.O., le procureur qui menait l’investigation pénale sur Ergenekon ; après cette conversation, il a envoyé un message téléphonique à certains membres du Conseil supérieur des juges et des procureurs et a téléphoné pour rectifier un numéro qu’il avait donné ;

b) le 10 janvier 2009, à 14 h 13, au cours d’une conversation téléphonique avec M.T.K., il a fixé un rendez-vous [avec celui-ci] pour « rendre visite à M.B., représentant du quotidien Cumhuriyet à Ankara, entre 17 h 00 – 17 h 30 » ;

c) il a effectué une visite au quotidien Cumhuriyet, où travaillait M.B., [journaliste] placé en détention provisoire pour « appartenance à une organisation terroriste [et] tentative de renversement du gouvernement de la République de Turquie ou d’entrave partielle ou totale dans l’exercice de ses fonctions », [visite qui] a été présentée dans le numéro du 7 mars 2009 du quotidien comme « une visite de soutien » ; dans ses déclarations faites [lors de cette visite], il a critiqué la manière dont la déposition de M.B. avait été recueillie, afin de faire pression sur le procureur de la République ;

d) le 21 mars 2008, [lors de son passage] à la chaîne de télévision privée Kanal Türk, au cours de l’émission diffusée à 18 h 30, il a dit ce qui suit : « … pour placer une personne âgée de quatre-vingt-onze ans, il doit y avoir un soupçon, un soupçon d’altération des preuves et de [risque de] fuite. Dans ces circonstances, vous pouvez placer une personne en garde à vue. Mais, il existe certaines règles. Si vous la convoquez pour enregistrer la déposition, vous devez respecter les formalités. Sinon vous n’avez pas le pouvoir de faire ce que vous voulez de n’importe quelle manière. Il faut que la procédure soit respectée [sur le plan légal] également (…) ; j’ai vu les déclarations de M. le Premier ministre diffusées sur NTV [une chaîne de télévision privée] le 19 février (…) et il a dit ceci : « Ce sont ceux qui nous harcelaient avant qu’on arrive au pouvoir. Maintenant, on essaie de les démasquer » (…) on ne peut pas laisser planer sur la justice l’ombre d’un doute qu’une instruction pénale soit menée sur un ordre. En aucune manière, on ne peut laisser planer un tel doute. La justice doit être laissée à la justice. On ne peut pas prétendre qu’une instruction pénale était un « succès » de la justice et de l’exécutif [en même temps]. La justice ne peut pas mener une instruction pénale avec l’exécutif (…). C’est le procureur qui mène l’instruction pénale. » ;

e) lors d’une émission télévisée diffusée le 23 mars 2008 (…), la question suivante lui a été posée : « Dans le cadre de l’instruction pénale menée au sujet de l’organisation terroriste présumée Ergenekon, le fait que le journaliste I.S. a été arrêté pendant la nuit et que cette personne âgée et malade a été maintenue en garde à vue pendant trente heures est-il compatible avec [les valeurs] démocratiques ? » et [l’intéressé] a répondu comme suit : « Il ne convient même pas de répondre à cette question, il est évident que [cela n’est pas acceptable]. Je veux aussi insister sur le fait que la Cour européenne des droits de l’homme constate très fréquemment des violations par la Turquie à ce sujet. » Il a poursuivi ses propos comme suit : « C’est le gouvernement qui mène cette instruction pénale sur la terreur ? Le gouvernement est‑il au courant ? C’est le gouvernement qui maîtrise les choses ? Lorsqu’on examine certains propos, discours (…), le Premier ministre dit ceci :‘Nous avions fait quelques constatations avant d’arriver au pouvoir, maintenant nous essayons de dévoiler celles-ci’. Cela est une agression grave dirigée contre les autorités d’enquête ; c’est-à-dire, vous voulez dire que ‘nous avons constaté certaines choses avant d’arriver au pouvoir et nous [en avons informé] la justice. C’est la justice qui enquête dessus’. La justice peut-elle mener une enquête sur commande ? Une telle agression est de nature à influencer les autorités d’enquête. Même, on ne se contente pas de dire cela ; on ajoute que ‘jusqu’à un certain stade, c’est la direction de la sûreté qui a mené l’enquête et puis elle l’a transférée à la justice’. La garde à vue est possible du point de vue juridique. Faut-il placer absolument la personne en garde à vue ? Y a-t-il un soupçon de [risque de] fuite ? Vous devez expliquer cela, mais vous ne pouvez pas en toutes circonstances l’appliquer [placer en garde à vue]. Vous devez expliquer les bases juridiques pouvant justifier la prise de ces mesures pendant la nuit, à telle heure. Vous pouvez le faire, vous avez le pouvoir, mais vous ne pouvez pas le faire à n’importe quelle heure s’il n’existe pas une nécessité et c’est vous-mêmes qui devez justifier cette nécessité ». Le présentateur lui a posé la question suivante : « c’est-à-dire qu’ils doivent démontrer la nécessité d’aller chercher I.S. [chroniqueur de Cumhuriyet] à 4 heures à son domicile ? » ; [l’intéressé] a répondu comme suit : « Vous devez justifier cela, sinon c’est un abus de pouvoir, une attitude arbitraire. » ;

f) lors d’une conversation téléphonique ayant eu lieu le 7 janvier 2009 à 21 h 45, il a conseillé Me A.A., en lui disant que E.A. [client de cet avocat], arrêté dans le cadre de la même investigation pénale [il doit s’agir de l’affaire Ergenekon], devait se taire devant la direction de la sûreté quelles que soient les questions et que, en tant qu’avocat [de celui-ci], il devait présenter une demande de comparution immédiate devant le procureur de la République ;

g) lors de la manifestation organisée à Anıtkabir le 18 avril 2009 pour protester contre la mise en détention provisoire du recteur de l’université Başkent, M.H., et d’autres recteurs, il a fait les déclarations suivantes aux journalistes : « À présent, cela s’est transformé en une agression contre la science ; ils ont commencé à lancer une « bombe d’alignement » [hizabombası (expression employée pour désigner un avertissement de type « rappel à l’ordre »)] en direction du système judiciaire et de la science ; nous ne laisserons personne lancer de telles bombes » ;

h) il a participé à une table ronde intitulée « Le complot d’Ergenekon et l’épreuve du système judiciaire » [ErgenekonTertibiveYargınınSınavı], organisée en Allemagne le 9 mai 2009 (…), et a dit [à cette occasion] : « en Turquie, il existe un état d’urgence non déclaré ; ils essaient de manipuler l’opinion publique par des pressions sur le système judiciaire et par des violations des droits de l’homme » ;

i) [au sujet d’une conversation téléphonique avec M.A., bâtonnier du barreau d’Istanbul] ;

j) lors d’une conversation téléphonique avec I.T., chroniqueur de Cumhuriyet, le 5 mars 2009, à 16 h 10, en réponse à une question posée par [celui-ci] au sujet de la mise en garde à vue, pour la seconde fois, de M.B., chroniqueur de Cumhuriyet, il a dit : « Non, ce n’est pas possible M. Ilhan, si auparavant il a pris la fuite, il ne faut pas le libérer ; mais il n’a pas pris la fuite [après sa remise en liberté] ; ils ont tellement [abusé], si le tribunal a ordonné la remise en liberté, cela signifie que les conditions de détention n’étaient pas réunies : pas de fuite, pas d’altération [des preuves]. Cela a été confirmé par une décision de justice » ;

k) [au sujet d’un appel téléphonique du même journaliste au cours duquel celui-ci s’est exprimé sur la garde à vue et la mise en détention provisoire de M.B.] ;

3) Par ses attitudes et ses comportements, [le requérant] a créé la conviction qu’il ne pouvait exercer ses fonctions de manière correcte et impartiale,

Dans ce contexte, vu ses déclarations au sujet d’une action publique connue par l’opinion publique sous le nom « affaire Ergenekon », [qui est] une affaire pendante et [au sujet de laquelle l’intéressé] pourrait être appelé à se forger son opinion en qualité de procureur de la République près la Cour de cassation lors de l’examen en cassation, [il] a agi non comme un procureur, mais comme un homme politique :

a) le 21 octobre 2008, à 14 h 28, lors d’une conversation téléphonique qu’il a eue avec S.Y., journaliste travaillant pour le quotidien Yeniçaǧ, il a exprimé ouvertement ses opinions sur la récusation d’un juge chargé de l’affaire en question et sur la compétence du tribunal et a dicté celles-ci à ce journaliste et l’a averti que son nom ne devrait pas figurer dans l’article ;

b) le 10 janvier 2009, à 23 h 02, lors d’une conversation téléphonique avec Me A.A., il a demandé quelle était la situation de certains des suspects de l’affaire Ergenekon ; après que Me A.A. lui eut dit « avoir parlé avec M. Turan, qui lui a dit que l’interrogatoire par le parquet se poursuivait », il lui a demandé à être « tenu au courant à n’importe quelle heure » ;

c) dans des articles parus dans les numéros du 25 janvier 2007 des quotidiens Milliyet et Vatan préparés en citant un article rédigé par [le requérant] et publié sur un site Internet accessible aux juristes, celui-ci a précisé que « les affaires pénales concernant l’article 301 du code pénal ont été engagées à cause de la pression exercée par l’opinion publique et par les médias, [qu’]elles n’ont pas été appréciées d’un point de vue juridique, [que] Hrant [M. Dink, un journaliste turc d’origine arménienne, assassiné en 2007- voir l’affaire Dink c. Turquie, nos 2668/07 et 4 autres, 14 septembre 2010] n’a pas été admis comme un Turc, [et que] cela [représente le] problème des personnes qui ont altéré les idées de Atatürk (Atatürkçülük) et du Traité de Lausanne » ;

d) lors d’une émission d’information sur la chaîne privée Kanal D diffusée le 28 janvier 2007, il a dit : « du point de vue juridique, l’article 301 du code pénal est problématique ; dans l’affaire Hrant Dink, en tant que parquet principal près la Cour de cassation, [j’ai] exprimé l’avis que l’infraction n’avait pas été commise, que l’action pénale avait été engagée en ‘tirant avec des pincettes’ une phrase du huitième article [rédigé par M. Dink] ; la justice a statué en ne tenant compte que de la perception de l’opinion publique » ;

e) dans un reportage fait sur l’assassinat de Hrant Dink publié le 8 février 2007 (…), il a dit : « Les actions pénales relatives à l’article 301 du code pénal ont été déclenchées en raison de la pression de l’opinion publique ; alors que du point de vue juridique personne n’a le droit de se constituer partie intervenante, de nombreuses [personnes ont fait des] demandes de constitution de partie intervenante [dans le cadre de] ces affaires, [motivées] par différentes sensibilités politiques ; les propos des personnes accusées ne sont pas cités en intégralité dans la presse et seuls certains des propos faisant l’objet de la procédure sont cités ; le contexte dans lequel ces propos ont été exprimés n’est pas pris en considération ; le terme ‘turcité’ employé dans l’article 301 [du code pénal] peut aussi inclure le magistrat appelé à juger l’affaire ; [moi-même, j’ai] préparé un avis selon lequel l’infraction n’avait pas été commise dans l’article de Dink, cependant la Cour de cassation l’a rejeté ».

f) [au sujet d’un déjeuner du requérant avec un accusé de l’affaire Ergenekon] ;

g) [au sujet de la participation du requérant à une réunion à laquelle de nombreux accusés de l’affaire Ergenekon étaient présents] ;

h) [au sujet d’une visite rendue par le requérant à S.K., ancien procureur général près la Cour de cassation, contre lequel un mandat d’arrêt avait été délivré] ;

i) [au sujet des tentatives d’appel téléphonique en vue de joindre H.T., une personne placée en détention provisoire dans le cadre de l’affaire précitée puis remise en liberté provisoire en raison de problèmes de santé] ;

j) [au sujet d’un déjeuner du requérant avec une autre personne accusée dans le cadre de la même affaire] ;

k) [au sujet des déclarations, attitudes et comportements énumérés au point 2) b, c, d et f ci-dessus] ;

(…)

4) Par ses attitudes fautives et ses relations inconvenantes, il a [porté atteinte] à la dignité et à l’honneur de la profession et a perdu la dignité et considération personnelle ;

a) alors qu’il exerçait le mandat de procureur près la Cour de cassation, il s’est livré à des discours et comportements qui ne siéent pas à sa position officielle et aux objectifs et au règlement de Yarsav [l’association de magistrats], dont il était président,

Par exemple,

i. lors d’une conférence (…), il a dit : »(…) aucune voix ne s’élève aujourd’hui à Çankaya [ancienne résidence du président de la République], qui s’élevait par le passé, contre les propos des institutions internationales qui dépassent le cadre d’une intervention dans le système judiciaire » ;

ii. au sujet d’une déclaration du président des affaires religieuses, A.B., publiée dans le quotidien Hürriyet le 8 mars 2008, dans laquelle celui-ci avait déclaré « (…) le cours de religion obligatoire est contraire à la loi ; pourquoi le Conseil d’État, qui a rendu [cette] décision, n’a pas demandé notre avis ? », [le requérant] a dit ce qui suit : « le fait que A.B., qui avait protesté dans le passé contre la non-obtention de l’avis du clergé islamique (ulema), s’est exprimé ainsi est très injuste, [témoigne d’un grand] parti pris, [est] illégal ; le fait de diriger des critiques contre l’organe judiciaire, qui ne pouvait prendre comme référence que les textes légaux nationaux ou internationaux, qui ne pouvait que se baser sur [ceux-ci], est une intervention de la religion dans le domaine juridique, de l’État, [et] est inadmissible dans un ordre juridique laïque » ;

iii. il a participé à un meeting organisé le 9 décembre 2007 (…) et il s’est exprimé comme suit lors de ce meeting : « En 1969, nous étions Imran Öktem [ancien président de la Cour de cassation, connu pour ses idées prolaïques, décédé en 1969], à nos funérailles [de 1969], [on s’est fait harceler] ; en 1978, nous étions DoǧanÖz [procureur de la République assassiné en 1978], on nous a tués, [mais] nous avons continué à exercer notre profession ; en 1992, nous étions YaşarGünaydın [procureur de la République, assassiné en 1992], on nous a assassinés, [mais] nous avons continué à exercer notre profession ; en 1995, nous étions Ali Günday [bâtonnier de Gümüşhane, assassiné en 1995], on nous a assassinés, [mais] nous avons continué à exercer notre profession ; en 2006, nous étions YücelÖzbilgin [juge au Conseil d’État, assassiné en 2006], on nous a assassinés, [mais] nous avons continué à exercer notre profession ; aujourd’hui, ils veulent enchaîner la justice ; dans la nouvelle Constitution, c’est la partie consacrée à la justice qui subit la plus importante des modifications ; ils sont en train de détruire l’indépendance de la justice » ;

iv. dans ses déclarations publiées le 16 mai 2007 dans les quotidiens (…), il a dit ce qui suit : »F.K., ancien secrétaire au ministère de la Justice, qui a été nommé comme ministre de la Justice, n’est pas indépendant [pendant la période électorale le ministre de la Justice devait être remplacé par un ministre de la Justice indépendant]. [Le fait qu’il a été nommé ministre de la Justice lui a permis de présider le Conseil supérieur des juges et des procureurs, qui avait déposé une plainte contre lui] à cause de ses attitudes et comportements pendant l’élection des membres de la Cour de cassation et du Conseil d’État. » ;

v. dans ses déclarations publiées le 17 août 2007 et le 18 août 2007 dans les quotidiens (…), il a déclaré au sujet de la candidature de A. Gül à la présidence de la République : « Le comportement attendu des personnes contre lesquelles une procédure judiciaire a été engagée et est pendante est de ne pas devenir président de la République, afin de préserver le prestige de l’État ; l’apparence des épouses est un message transmis à la société ; [par conséquent,] le fait que le président de la République ait mis en vitrine le foulard islamique, [un symbole] appartenant à une religion et ayant dorénavant acquis une dimension politique, par l’intermédiaire de son épouse, non pas en tant que choix personnel de celle-ci (…), [démontre qu’]il ne pouvait agir en toute indépendance vis-à-vis de la religion et qu’il soutenait la généralisation du foulard islamique. » ;

vi. dans l’interview qu’il a donnée au quotidien The Guardian le 28 juillet 2008, il a dit : « l’AKP [AdaletveKalkınmaPartisi], le parti au pouvoir, veut détruire le système laïque du pays en vue d’instaurer un système fondé sur les règles de la charia ; l’adoption de nombreuses mesures, telles que le fait de mettre en œuvre des standards halal dans la production alimentaire, de signer des traités avec les pays musulmans contenant des engagements fondés sur les règles islamiques, d’augmenter les cours de religion dans les écoles et d’autoriser les étudiantes revêtues du foulard islamique à accéder aux universités, est de nature à dévoiler le véritable ordre du jour du gouvernement ; ces actions avaient pour but de relancer la conscience islamique, qui était passive depuis la fin de l’empire ottoman ; il y a une transformation vers une société dans laquelle le mode de vie laïque est abandonné et le statut égalitaire de la femme est nié. » ;

vii. dans son interview intitulée « les déclarations du Premier ministre sur les avertissements du procureur général près la Cour de cassation » publiée le 22 janvier 2008 dans le quotidien Cumhuriyet, il a dit ceci : « les organes judiciaires ne sont pas des organes qui agissent suivant les demandes des organes législatifs et exécutifs ; le pouvoir politique ne peut pas modifier le concept de la liberté d’expression et ne doit pas, par des actions et des discours, préparer le terrain pour faire disparaître les décisions judiciaires auxquelles il doit se conformer ; [et il ne doit pas ignorer] les avertissements faits en ce sens ; la volonté politique doit abandonner [l’idée] de faire des organes judiciaires une cible pour ces discours incompatibles avec le droit et la démocratie ; la volonté politique, qui n’est pas satisfaite de cela, voulait déprécier la place du pouvoir judiciaire dans le système actuel ; dans ce contexte, la volonté politique a transmis son but de rendre passifs les organes judiciaires vis-à-vis des organes législatifs et exécutifs dans le projet de Constitution ; le pouvoir politique doit abandonner sa vision de supériorité ; la suprématie du droit est fondamentale ; il ne faut pas oublier que, dans un État de droit, il existe des domaines dans lesquels le pouvoir de la majorité ne peut pas tout permettre ; il ne faut pas qu’il [le pouvoir politique] crée des attentes infondées et des tensions sur les sujets qui ne peuvent pas être changés d’un point de vue juridique. » ;

viii. [dans l’interview publiée] le 31 janvier 2008 dans les quotidiens (…) et diffusée sur la chaîne télévisée (…), il s’est exprimé comme suit : « L’amendement relatif au foulard islamique n’est pas compatible avec les lois révolutionnaires ; cette situation aura des conséquences susceptibles de changer la structure sociale et de bouleverser le système laïque actuel (…) ; c’est le motif principal pour lequel la justice ne pouvait reconnaître la liberté vestimentaire ; alors même que la Cour européenne des droits de l’homme a relevé cette situation, il est étonnant de voir que l’organe législatif turc, symbole de la guerre d’indépendance, n’en tient pas compte. » ;

ix.-xviii. [au sujet de nombreuses déclarations du requérant publiées dans des quotidiens ou diffusées sur des chaînes de télévision privées, et au sujet d’une déclaration du requérant publiée dans le numéro du 31 janvier 2008 du quotidien Hürriyetsur le port du foulard islamique par les étudiantes] ;

xix. [au sujet de plusieurs conversations téléphoniques sur les activités politiques menées par un parti politique] ;

4.b. il a transmis des informations à certaines personnes et aux médias, [ce qui est] incompatible avec sa qualité de procureur près la Cour de cassation ;

(…) ;

5. [au sujet d’agissements non respectueux du secret de l’instruction] ;

(…) ;

6. [au sujet du non-respect des horaires de travail.] ».

14. Pour rendre sa décision, la deuxième chambre du CSJP tint compte des agissements et déclarations énumérés aux points 2 et 4 dans leur intégralité, ainsi qu’au point 3, lettres a, b, c, d, e, h, i et k.

Elle considéra notamment que, en visant directement les juges et les procureurs impliqués dans l’affaire pénale connue sous le nom de Ergenekon et en faisant des déclarations politiques illégales, le requérant s’était efforcé d’influer sur l’affaire en cours et que, pour atteindre ce but, il avait tiré profit de son titre officiel et avait fait des déclarations et des critiques sur la procédure d’investigation et sa conduite en faveur de certains suspects et accusés, et ce afin de forger une opinion publique. Elle considéra par ailleurs que, par ses attitudes et ses comportements relativement aux affaires Hrant Dink et Ergenekon – qui pouvaient faire l’objet d’un pourvoi et donc d’un examen devant la Cour de cassation, dans le cadre duquel il pouvait être appelé à présenter un avis juridique –, l’intéressé avait créé la conviction qu’il ne pouvait exercer ses fonctions de manière correcte et impartiale et avait agi non comme un procureur de la République, mais comme un homme politique.

Les parties pertinentes en l’espèce de la conclusion de cette décision pouvaient se lire comme suit :

« Alors qu’il exerçait le mandat de procureur près la Cour de cassation, [le requérant] s’est livré à des discours et comportements qui ne siéent pas à sa position officielle et aux objectifs et au règlement de Yarsav, dont il était président ; il a eu des contacts avec certaines personnes de manière incompatible avec son mandat (…), et il a transmis des informations sur divers sujets aux médias de manière non convenable avec sa qualité de procureur près la Cour de cassation. [Il en résulte que] l’intéressé a [porté atteinte] à la dignité et au prestige de la profession et a perdu la dignité et considération personnelle. [Par conséquent], il convient d’infliger la sanction de changement du lieu d’affectation à l’intéressé, en application de l’article 68 § 2 a) de la loi no 2802 (…) ».

3. La demande de réexamen de la décision du 19 juillet 2011 présentée par le requérant

15. Le 20 février 2012, le requérant demanda à la seconde chambre du CSJP de réexaminer sa décision du 19 juillet 2011. À l’appui de sa demande, il se plaignait notamment d’un défaut de motivation de cette décision et se prévalait entre autres de son droit à la liberté d’expression.

16. Le 29 mars 2012, la seconde chambre du CSJP rejeta la demande de réexamen de sa décision.

4. L’opposition formée par le requérant devant l’assemblée plénière du CSJP

17. Le requérant forma opposition contre la décision du 19 juillet 2011 devant l’assemblée plénière du CSJP.

18. Le 6 juin 2012, cette dernière, composée de dix-sept membres, dont cinq membres de la seconde chambre, et siégeant comme formation d’examen des oppositions, rendit sa décision, par laquelle elle rejeta l’opposition du requérant pour autant qu’elle concernait les points 2 c), d), e), g) et h), le point 3 c), d) et e) et le point 4 a) i-viii, susvisés, et confirma la sanction disciplinaire en question.

Elle considéra cependant que certaines des allégations énumérées au point 2 a), b), f), i), j) et k), au point 3 a), b) et i), au point 4 a) xix, et au point 4 b) i-x, susvisés, étaient fondées sur les transcriptions de communications téléphoniques bilatérales et que leur contenu n’était pas de nature et de gravité à appeler l’infliction d’une sanction, et elle décida qu’il n’était pas nécessaire d’imposer une sanction relativement aux chefs afférents à ces conversations téléphoniques.

Le CSJP ayant décidé de ne pas modifier la sanction disciplinaire, la sanction de changement du lieu d’affectation infligée au requérant devint ainsi définitive.

5. La mutation du requérant

19. Il ressort du dossier que, au cours de l’enquête disciplinaire, le requérant fut nommé à Istanbul en tant que juge. Après que la sanction disciplinaire fut devenue définitive, par une décision du 13 juin 2012, la première chambre du CSJP décida de muter le requérant à Çankırı en tant que juge.

6. La demande de rectification de la décision du 6 juin 2012 présentée par le requérant

20. Le 5 octobre 2012, le requérant présenta une demande de rectification de la décision du 6 juin 2012.

21. Le 7 novembre 2012, le CSJP déclara la demande de rectification irrecevable, considérant que la décision du 6 juin 2012, rendue à la suite d’une opposition formée par le requérant, était une décision définitive, en application de l’article 33 de la loi no 6087.

7. Le réexamen de la sanction disciplinaire à la suite de l’entrée en vigueur de la loi no 6572

22. Le 2 décembre 2014, à la suite de l’entrée en vigueur de la loi no 6572, une disposition provisoire vint s’ajouter à la loi no 2802 (article 19 provisoire de la loi no 6572). Cette disposition permettait aux magistrats de demander à l’assemblée plénière du CSJP le réexamen des sanctions disciplinaires qui leur avaient été infligées en application, entre autres, de l’article 68 de la loi no 2802 pour des actes commis entre le 14 février 2005 et le 1er septembre 2013.

23. Le 6 janvier 2015, se fondant sur l’article 19 provisoire de la loi no 6572, le requérant présenta au CSJP une demande de réexamen de la sanction disciplinaire lui ayant été infligée.

24. Par une décision du 15 avril 2015, le CSJP décida de revenir sur la sanction disciplinaire en question et d’imposer au requérant la sanction de blâme.

Les parties pertinentes en l’espèce de cette décision pouvaient se lire comme suit :

«(…) La demande de réexamen (…) a été examinée et il a été décidé, à l’unanimité (…), d’infliger la sanction de blâme en application de l’article 65 § 2 a) de la loi no 2802, à la place de la sanction de changement du lieu d’affectation, prononcée le 19 juillet 2011 et devenue définitive le 6 juin 2012 pour les actes énumérés aux points 2 c), d), e), g), h), 3 c), d), e), 4 a) i-viii (…) ».

25. Par une décision du 7 octobre 2015, l’assemblée plénière du CSJP rejeta la demande de réexamen de la décision du 15 avril 2015 formée par le requérant (une copie de cette demande n’a pas été produite par les parties).

D. Les écoutes téléphoniques et les procédures pénales

26. À une date non précisée dans le dossier, une procédure pénale fut engagée devant la Cour de cassation contre le requérant pour violation des articles 277 et 288 du code pénal (CP), qui se solda par un acquittement de l’intéressé des chefs d’accusation liés à ces dispositions (arrêt de la Cour de cassation du 3 juin 2010).

27. Par ailleurs, dans le cadre de deux enquêtes pénales déclenchées les 14 août et 14 octobre 2008, le Bureau de l’inspecteur général de la justice présenta à la cour d’assises d’Istanbul une demande d’autorisation, notamment, de la mise sous surveillance du téléphone enregistré au nom du requérant, en application de l’article 101 de la loi no 2802 (élément ressortant des indications du Gouvernement ; paragraphe 9 ci-dessus).

28. Le 14 octobre 2008, la cour d’assises d’Istanbul accorda l’autorisation requise pour une durée limitée à trois mois. Pour ce faire, elle indiqua, parmi d’autres motifs, que l’organisation Ergenekon avait une structure particulière et que sa hiérarchie stricte empêchait ses membres de se connaître mutuellement, qu’elle présentait un danger public certain au vu de sa capacité d’action, et qu’il n’y avait aucun autre moyen pour identifier ses membres et se renseigner sur ses projets d’actions.

29. Le 14 janvier 2009, les inspecteurs chargés d’enquêter demandèrent une prolongation de la mesure de surveillance.

30. Le 15 janvier 2009, la cour d’assises d’Istanbul accorda, pour trois mois, la prolongation demandée, en reprenant les motifs figurant dans la décision antérieure. Il ressort d’un document versé au dossier qu’il fut mis un terme à la mise sur écoute du téléphone du requérant à l’issue de ce délai (à savoir le 14 avril 2009).

31. Le 19 janvier 2009, après avoir examiné les comptes rendus relatifs à la première partie des écoutes téléphoniques, les inspecteurs considérèrent les conversations enregistrées comme relevant du droit commun au regard de l’article 93 de la loi no 2802 et de l’article 250 du code de procédure pénale (CPP). En conséquence, ces comptes rendus furent communiqués au procureur de la République d’Istanbul compétent en matière de criminalité en bande organisée.

32. Le 28 décembre 2009, le procureur de la République susmentionné prononça un non-lieu. Pour décider ainsi, il considéra que les éléments réunis ne permettaient pas de dire que les magistrats mis en cause – parmi lesquels le requérant – avaient apporté une aide et un soutien à l’organisation en question. Estimant que les agissements de l’un des juges pouvaient nécessiter une enquête disciplinaire ou pénale à titre individuel, il renvoya cette partie du dossier au ministère de la Justice. De plus, se fondant sur l’article 17 § 1 du CPP, il indiqua que, les suspects n’ayant pas été appelés à déposer dans le cadre de l’enquête menée contre eux, la notification de sa décision n’était pas nécessaire. En outre, il ordonna la destruction des éléments obtenus au cours de la surveillance et l’établissement d’un procès-verbal à cet effet, ainsi que la notification de la mise en place de cette mesure de surveillance aux intéressés.

33. Par une lettre du 31 décembre 2009 portant la mention « confidentiel », le procureur de la République d’Istanbul chargé de l’enquête adressa au requérant, à son bureau à Uşak, en application de l’article 137 §§ 3 et 4 du CPP, une note d’information sur le non-lieu et sur la destruction des éléments recueillis lors de la surveillance. Selon les éléments du dossier, à la même date, les comptes rendus des écoutes téléphoniques furent détruits par les services du procureur de la République d’Istanbul, conformément à la décision de non-lieu. Le 5 janvier 2010, les supports informatiques des enregistrements en question furent à leur tour détruits par les mêmes services.

34. Le 23 mars 2012, le requérant forma opposition contre la décision de non-lieu du 28 décembre 2009 et demanda la destruction de toutes les données obtenues par la mesure d’interception de ses communications.

35. Par une décision du 22 mai 2012, la cour d’assises d’Ankara rejeta l’opposition formée par le requérant, notant que les comptes rendus des écoutes téléphoniques avaient été détruits.

II. LE CADRE JURIDIQUE ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS

A. Le statut des procureurs dans le système judiciaire turc

36. Le système judiciaire turc ne fait aucune distinction fondamentale entre le statut des juges et celui des procureurs : tout d’abord, le CSJP est compétent pour statuer sur l’admission à la profession des juges et des procureurs, leur nomination, leur mutation à d’autres fonctions et leur promotion, ainsi qu’en matière de contrôle des magistrats quant à l’exercice de leurs fonctions (voir l’article 159 §§ 8-9 de la Constitution). Par ailleurs, d’après la loi no 2802, les juges et les procureurs sont soumis, entre autres, aux mêmes dispositions relatives à leur carrière et aux poursuites disciplinaires. En particulier, l’article 139 de la Constitution turque se lit comme suit :

« Les juges et les procureurs sont inamovibles et ne peuvent être mis à la retraite avant l’âge prévu par la Constitution, à moins qu’ils n’y consentent ; ils ne peuvent être privés de leurs traitements, indemnités et autres droits relevant de leur statut, pas même en cas de suppression d’un tribunal ou d’un poste. »

B. La Constitution

37. Le CSJP (devenu « le Conseil des juges et des procureurs » depuis la révision constitutionnelle de 2017) est un organe dont l’existence repose sur l’article 159 de la Constitution, tel que modifié le 12 septembre 2010 par la loi no 5982. À l’époque des faits, cette disposition était ainsi libellée :

« Le Conseil supérieur des juges et des procureurs est créé et exerce ses fonctions dans le respect du principe de l’indépendance des tribunaux et des garanties dont jouissent les magistrats.

Le Conseil supérieur des juges et des procureurs est composé de vingt-deux membres titulaires et de douze membres suppléants ; il comprend trois chambres.

Le président du Conseil est le ministre de la Justice. Le sous-secrétaire au ministère de la Justice est membre de droit du Conseil. Sont désignés pour un mandat de quatre ans [:] sur nomination par le président de la République, quatre membres titulaires, dont les qualifications sont précisées par la loi, parmi les professeurs en droit et les avocats ; sur élection par l’assemblée générale de la Cour de cassation, trois membres titulaires et trois membres suppléants parmi les membres [de cette juridiction] ; sur élection par l’assemblée générale du Conseil d’État, deux membres titulaires et deux membres suppléants parmi les membres [de cette juridiction] ; sur élection par l’assemblée générale de l’Académie de justice turque, un membre titulaire et un membre suppléant parmi les membres [de cette institution] ; sur élection par les juges et les procureurs civils, sept membres titulaires et quatre membres suppléants parmi les juges de première classe [disposant des qualifications requises concernant le classement en première classe] ; sur élection par les juges et les procureurs administratifs, trois membres titulaires et deux membres suppléants parmi les juges de première classe [disposant des qualifications requises concernant le classement en première classe]. [Les membres ainsi désignés] sont rééligibles à la fin de leur mandat.

L’élection des membres du Conseil a lieu dans les soixante jours précédant l’expiration du mandat des membres. En cas de vacance de poste concernant un membre nommé par le président de la République avant l’expiration du mandat, le nouveau membre est nommé dans les soixante jours suivant la vacance. En cas de vacance de poste concernant tout autre membre, [le membre titulaire est remplacé par son suppléant pour] la durée du mandat restant à courir.

Lors des élections au cours desquelles [les membres des assemblées générales de la Cour de cassation, du Conseil d’État et de l’Académie de justice turque votent pour] les membres à élire au Conseil [parmi leurs pairs] et au cours desquelles [les juges et les procureurs] votent pour les membres à élire au Conseil parmi les juges et procureurs de première classe des tribunaux civils et administratifs, les candidats ayant obtenu le plus grand nombre de voix sont élus membres titulaires et membres suppléants, respectivement. Ces élections ont lieu une fois par mandat et au scrutin secret.

Les membres titulaires du Conseil autres que le ministre de la Justice et le sous‑secrétaire au ministère de la Justice ne peuvent exercer d’autres fonctions que celles prévues par la loi, ni être nommés ou élus à un autre poste par le Conseil pendant la durée de leur mandat.

L’administration et la représentation du Conseil sont assurées par le président du Conseil. Le président du Conseil ne participe pas aux travaux des chambres. Le Conseil élit les présidents de chambre parmi ses membres et un vice-président parmi les présidents de chambre. Le président [du Conseil] peut déléguer certains de ses pouvoirs au vice-président.

Le Conseil statue sur l’admission à la profession des juges et des procureurs des juridictions civiles et administratives, la nomination, la mutation à d’autres fonctions, la délégation de pouvoirs temporaires, la promotion, l’accession à la première classe, la décision concernant les personnes dont le maintien dans la profession est jugé inapproprié, l’application de sanctions disciplinaires et la révocation ; il statue définitivement sur les propositions du ministère de la Justice concernant la suppression d’une juridiction ou la modification de la compétence territoriale d’une juridiction ; il exerce également les autres fonctions qui lui sont attribuées par la Constitution et les lois.

En ce qui concerne le contrôle des magistrats quant à l’exercice de leurs fonctions conformément aux lois, règlements, statuts et circulaires (…), les enquêtes et les investigations les visant sont menées par les inspecteurs du Conseil, sur proposition des chambres concernées et avec l’autorisation du président du Conseil supérieur des juges et des procureurs. (…)

Les décisions du Conseil autres que celles portant révocation ne sont pas soumises à un contrôle juridictionnel.

Un secrétariat général est établi auprès du Conseil. Le secrétaire général est nommé par le président du Conseil parmi trois candidats proposés par le Conseil parmi les juges et procureurs de première classe. Le Conseil est habilité à nommer, avec leur accord, les inspecteurs, les juges et les procureurs du Conseil à des fonctions temporaires ou permanentes [en son sein] (…) Le mode d’élection des membres du Conseil, la formation des chambres et la répartition des tâches entre les chambres, les missions du Conseil et de ses chambres, le quorum requis pour la tenue des réunions et l’adoption des décisions, les procédures et les principes de fonctionnement, les objections [pouvant être opposées] aux décisions et aux procédures des chambres et la procédure d’examen de ces objections, ainsi que l’institution et les missions du secrétariat général sont fixés par la loi. »

Avant la révision constitutionnelle de 2010, le paragraphe 10 de cette disposition était ainsi libellé :

« Les décisions du Conseil ne peuvent faire l’objet d’aucun recours devant des instances judiciaires. »

38. L’article 159 de la Constitution fut modifié par la révision constitutionnelle intervenue en 2017. Dorénavant, le Conseil des juges et des procureurs est composé de treize membres et comprend deux chambres. Le président du Conseil est toujours le ministre de la Justice et le sous-secrétaire au ministère de la Justice est membre de droit du Conseil. Le président de la République nomme quatre membres. Les sept autres membres sont nommés par la Grande Assemblée nationale.

C. La loi no 2802 sur les juges et les procureurs

39. Les dispositions pertinentes en l’espèce de la loi no 2802, relatives à la nomination par voie de mutation, sont ainsi libellées :

Article 15 – Classes (sınıflar) et ancienneté

« Il existe quatre classes pour la profession des juges et des procureurs, à savoir la troisième classe, la deuxième classe, la classe [de distinction pour l’admission] en première classe (birincisınıfaayrılmış) et la première classe.

[Les magistrats] distingués pour l’admission en première classe qui ont accompli leur fonction avec succès pendant les trois années suivant leur distinction accèdent à la première classe, à condition de ne pas avoir perdu les qualifications [requises à cet égard].

(…) »

Article 32 – Conditions pour le classement en première classe

« [Pour le classement en première classe], les conditions suivantes doivent être remplies :

a) avoir atteint le premier échelon [le plus élevé],

b) avoir au moins dix ans de service dans la fonction de juge ou de procureur,

c) avoir des connaissances professionnelles et techniques avérées,

d) ne pas avoir fait l’objet d’une sanction de changement du lieu d’affectation,

e) ne pas avoir fait l’objet plus d’une fois d’un [blâme], d’une suspension d’avancement d’échelon ou d’une suspension de promotion,

f) ne pas avoir été condamné pour une infraction liée à la fonction ou pour toute autre infraction incompatible avec la dignité et la réputation de la profession.

(…) ».

Article 35 : Nomination par voie de mutation

« Conformément au règlement du Conseil des juges et des procureurs relatif à la nomination [par voie de] mutation, les juges et les procureurs sont nommés dans le même ressort juridictionnel ou dans d’autres ressorts, à des fonctions de même niveau ou de niveau supérieur, avec leurs droits acquis, le niveau de salaire et de grade.

Les ressorts juridictionnels des juridictions judiciaires et administratives sont déterminés en tenant compte des conditions géographiques et économiques, des facilités sociales, médicales et culturelles, du niveau d’isolement ainsi que des moyens et d’autres caractéristiques, et la durée d’exercice dans chaque ressort juridictionnel est fixée.

Dans le système judiciaire, la circonscription de la cour d’appel régionale, [de même que], parmi les circonscriptions des tribunaux civils de droit commun, celle de la cour d’assises, est considérée comme circonscription d’affectation de rang supérieur,

(…) Les juges dont l’échec [dans l’exercice de la fonction] et l’inaptitude aux exigences de la fonction dans un domaine donné sont établis peuvent faire l’objet d’une affectation, par voie de mutation, à un autre domaine où leurs services peuvent être utilisés ou dans une autre circonscription de même niveau que leur circonscription de rattachement actuelle, indépendamment du fait que leur mandat a pris fin (…) ou de leur niveau d’ancienneté dans la profession. »

Article 62 : Sanctions disciplinaires

« L’une des sanctions disciplinaires suivantes est infligée aux juges et aux procureurs par le Conseil supérieur des juges et des procureurs en fonction des circonstances et de la gravité de la situation, après qu’il a été établi que leur comportement est incompatible avec les exigences de leur profession et de leur poste :

a) avertissement,

b) retenue sur salaire,

c) blâme,

d) suspension de l’avancement d’échelon,

e) suspension de l’avancement de grade,

f) changement du lieu d’affectation,

g) révocation. »

Article 65 : Sanction de blâme

« Blâme : notification écrite indiquant qu’un certain comportement est jugé fautif.

La sanction de blâme est imposée dans les cas suivants :

a) [existence d’un] comportement susceptible de porter atteinte à la réputation et à la confiance requises par la position officielle, que ce soit dans le cadre des fonctions ou en dehors de celles-ci,

(…) »

Article 68 : Sanction de changement du lieu d’affectation

« Changement du lieu d’affectation : nomination, par voie de mutation, pour une durée minimale de service d’une circonscription vers une autre circonscription classée au moins à un rang inférieur par rapport à la circonscription actuelle.

La sanction de changement du lieu d’affectation est imposée dans les cas suivants :

a) le fait, par des attitudes fautives et des relations inconvenantes, de [porter atteinte] à la dignité et à l’honneur de la profession, ainsi que [de perdre] la dignité et considération personnelle ;

b) le fait, par le comportement et des relations, de créer la conviction que [les fonctions ne peuvent être exercées] de manière correcte et impartiale,

(…). »

Article 69

« Révocation

(…)

Si l’acte qui réclame l’application d’une sanction disciplinaire est de nature à porter atteinte à l’honneur, à la dignité et au prestige de la fonction, il sera sanctionné par la révocation, même s’il n’est pas constitutif d’un délit et n’appelle pas de condamnation. »

Article 73 : Demande de réexamen et opposition

« Les décisions en matière disciplinaire peuvent faire l’objet d’une demande de réexamen par l’intéressé ou par le ministre de la Justice dans les dix jours à compter de la date de leur notification.

En pareil cas, le Conseil supérieur des juges et des procureurs rend sa décision après réexamen du dossier.

Les décisions rendues à la suite d’un réexamen peuvent elles-mêmes faire l’objet d’une opposition. Les oppositions sont examinées par le comité d’examen des oppositions (İtirazlarıİncelemeKurulu). Les décisions de ce dernier sont définitives et ne peuvent faire l’objet d’aucun recours devant les autorités.

(…) »

Article 74 : Exécution

« 1. Les sanctions disciplinaires prennent effet à compter de la date de leur imposition et sont immédiatement exécutées par le ministère de la Justice.

(…) ».

Article 82 : Instruction

« L’ouverture d’une enquête préliminaire (inceleme) ou d’une instruction (soruşturma) contre des juges et des procureurs pour les infractions commises dans ou à l’occasion de l’exercice de leurs fonctions, [et pour] les attitudes et comportements incompatibles avec leurs statut et fonctions, est subordonnée à l’autorisation du ministère de la Justice. Le ministère de la Justice peut confier la conduite de l’enquête préliminaire et de l’instruction aux inspecteurs judiciaires ou bien à un juge ou un procureur plus expérimenté que celui qui fera l’objet de l’enquête.

(…)»

Article 87 : Clôture de l’instruction

« [Tout] dossier d’instruction relatif aux juges et aux procureurs finalisé [est envoyé] à la direction générale des affaires pénales près le ministère de la Justice. Après examen [du dossier], la direction générale formule un avis écrit, à la suite de quoi le ministère décide s’il est nécessaire d’engager des poursuites ou d’infliger une sanction disciplinaire ; le dossier est ensuite soit transmis à l’autorité compétente, soit [classé] »

Article 101 : Compétences

« Les inspecteurs judiciaires peuvent, si cela est jugé nécessaire, entendre des personnes sous serment et, le cas échéant, recourir à des commissions rogatoires et procéder à des perquisitions si les circonstances l’exigent. Ils peuvent recueillir directement des preuves substantielles et les informations nécessaires auprès de toutes les entités et institutions. Lors des inspections, enquêtes et investigations menées par les inspecteurs judiciaires, les institutions et les personnes concernées doivent fournir toutes les informations et tous les documents demandés. »

40. D’après l’article 102 de la loi no 2802, le salaire de référence des magistrats correspond au montant brut de tous les émoluments versés au fonctionnaire occupant le poste le plus élevé. Selon l’article 103 de la même loi, les magistrats de haut rang, tels que le président de la Cour de cassation et le président du Conseil d’État, reçoivent l’intégralité du salaire de référence, tandis que les nouveaux juges et procureurs en perçoivent 41 %. Les magistrats de première classe bénéficient d’une augmentation progressive de leur salaire brut de 2 % tous les trois ans, aussi longtemps qu’ils demeurent éligibles à la Cour de cassation ou au Conseil d’État. En tout état de cause, leur taux de rémunération ne peut pas être supérieur au taux de 83 %, qui est prévu pour les membres de la Cour de cassation et du Conseil d’État.

D. La loi no 6087 sur le Conseil supérieur des juges et des procureurs (devenu le « Conseil des juges et des procureurs » depuis la révision constitutionnelle de 2017)

41. Les dispositions pertinentes en l’espèce de la loi no 6087 sur le Conseil supérieur des juges et des procureurs, en vigueur à l’époque des faits, étaient ainsi libellées :

Article 1er

« La présente loi a pour objet de réglementer la création, l’organisation, les fonctions, les pouvoirs et les principes et procédures de travail du Conseil supérieur des juges et des procureurs, dans le respect du principe de l’indépendance des tribunaux et des garanties dont jouissent les juges et les procureurs. »

Article 3

« l) Le Conseil supérieur des juges et des procureurs est composé de vingt-deux membres titulaires et de douze membres suppléants.

2) Le Conseil fonctionne par l’intermédiaire de ses trois chambres.

3) Le président du Conseil est le ministre [de la Justice].

4) Le sous-secrétaire au ministère de la Justice est membre de droit du Conseil. En cas d’absence du sous-secrétaire, son adjoint par intérim assiste aux réunions.

5) Le Conseil se compose du ministre de la Justice, du sous-secrétaire au ministère de la Justice, de quatre membres titulaires nommés par le président de la République, de trois membres titulaires et de trois membres suppléants élus par la Cour de cassation, de deux membres titulaires et de deux membres suppléants élus par le Conseil d’État, d’un membre titulaire et d’un membre suppléant élus par l’Académie de justice, de sept membres titulaires et de quatre membres suppléants élus parmi les juges et procureurs civils de première classe, de trois membres titulaires et de deux membres suppléants élus parmi les juges et procureurs administratifs de première classe.

6) Le Conseil est indépendant dans l’exercice des fonctions et des pouvoirs énoncés ci-dessous. Nul organe, nulle autorité, nulle instance, nul individu ne peut donner d’ordres ou d’instructions au Conseil.

7) Le Conseil exerce ses fonctions [dans le respect] du principe de l’indépendance des tribunaux et des garanties dont jouissent les juges et les procureurs, sur le fondement des principes d’équité, d’impartialité, d’exactitude, d’honnêteté, de cohérence, d’égalité, de compétence et de qualification. »

Article 7

« L’assemblée plénière du Conseil est composée des membres du Conseil. Les fonctions de l’assemblée plénière sont les suivantes :

(…)

b) examiner les opposions formées contre les décisions des chambres et statuer sur celles-ci ;

(…) ».

Article 18

« 1) Les membres du Conseil sont désignés pour quatre ans selon les modalités suivantes ;

a) quatre membres titulaires sont nommés par le président de la République parmi les universitaires ayant exercé pendant au moins quinze ans dans la discipline du droit au sein des établissements d’enseignement supérieur et parmi les avocats ayant effectivement exercé pendant au moins quinze ans,

b) trois membres titulaires et trois membres suppléants sont élus par l’assemblée générale de la Cour de cassation parmi les membres [de cette juridiction],

c) deux membres titulaires et deux membres suppléants sont élus par l’assemblée générale du Conseil d’État parmi les membres [de cette juridiction],

ç) un membre titulaire et un membre suppléant sont élus par l’assemblée générale de l’Académie de justice parmi les membres [de cette institution],

d) sept membres titulaires et quatre membres suppléants sont élus par les juges et procureurs civils parmi [leurs pairs] de première classe qui disposent encore des qualifications requises concernant le classement en première classe,

e) trois membres titulaires et deux membres suppléants sont élus par les juges et procureurs administratifs parmi [leurs pairs] de première classe qui disposent encore des qualifications requises concernant le classement en première classe.

2) Les membres [du Conseil] sont rééligibles à la fin de leur mandat et peuvent voter lors de l’élection des membres du Conseil.

(…) »

Article 29

« (…) 3) L’assemblée plénière se réunit avec un quorum de quinze membres et prend ses décisions à la majorité absolue du nombre total de ses membres »

Article 30

« (…) 3) Les chambres se réunissent avec un quorum de cinq membres et prennent leurs décisions à la majorité absolue du nombre total de leurs membres. »

Article 33

« l) Le président et les personnes intéressées peuvent demander à l’assemblée plénière de procéder au réexamen des décisions qui ont été adoptées en premier ressort par l’assemblée plénière dans les dix jours suivant la notification des[dites] décisions ; les décisions prises sur les demandes de recours sont définitives.

2) Le président et les personnes intéressées peuvent demander le réexamen des décisions des chambres dans les dix jours suivant la notification des[dites] décisions.

3) Le président et les personnes concernées peuvent, dans les dix jours suivant la notification, faire opposition devant l’assemblée plénière aux décisions prises par les chambres après réexamen. Les décisions portant sur les oppositions sont définitives.

4) Les plaignants ont également le droit de s’opposer aux décisions disciplinaires et de [demander leur réexamen].

5) Les décisions de l’assemblée plénière et des chambres sont insusceptibles d’appel devant les autorités judiciaires, à l’exception des décisions de révocation. Le Conseil d’État connaît des recours en annulation contre les décisions de révocation en tant que juridiction de première instance. Les affaires [y afférentes] sont considérées comme des affaires urgentes par le Conseil d’État. »

42. D’après la loi no 6087, telle qu’en vigueur à l’époque des faits, en tant que président du CSJP, le ministre de la Justice disposaitde pouvoirs importants, notamment pour l’établissement de l’ordre du jour de celui-ci, la nomination du secrétaire général et l’approbation des propositions d’engagement de procédures disciplinaires par la chambre compétente du CSPJ (la troisième chambre), ce qui lui donnait un droit de veto sur les enquêtes disciplinaires visant des juges ou des procureurs. Il ne pouvait toutefois assister aux réunions de l’assemblée plénière sur les procédures disciplinaires, ni siéger au sein de l’une ou l’autre des chambres, ni participer aux travaux de ces dernières.

E. Les décisions de principe du CSJP pertinentes en l’espèce

43. Dans ses observations, le Gouvernement s’est référé à la décision de principe adoptée par le CSJP le 8 avril 2015 sur les fondements de l’évaluation des performances des juges et des procureurs. Ainsi, selon le Gouvernement, les magistrats de première classe font l’objet d’une évaluation de leurs performances tous les trois ans à compter de la date de leur admission à cette classe (article 5 de la décision susmentionnée) et, pour bénéficier d’une promotion, les intéressés doivent répondre aux exigences spécifiées dans ladite décision et ne doivent pas avoir perdu les qualifications requises pour l’accès en première classe (article 6 de la même décision).

En outre, le Gouvernement a produit la décision de principe du CSJP sur l’admission des magistrats en première classe en date du 11 avril 1983 (publié au Journal officiel le 1er mai 1983). Selon l’article 5 de cette décision, les magistrats promouvables en première classe ne doivent pas avoir fait l’objet d’une sanction telle que le changement du lieu d’affectation et ne doivent pas non plus avoir fait l’objet, plus d’une fois, d’une sanction moins légère telle que le blâme ou la suspension de l’avancement d’échelon ou de grade.

F. Les dispositions pertinentes concernant l’interception et l’enregistrement des communications

44. Les dispositions pertinentes en l’espèce concernant l’interception et l’enregistrement des communications sont décrites dans l’arrêt Karabeyoğlu c. Turquie (no 30083/10, §§ 39-48, 7 juin 2016).

III. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNATIONAUX PERTINENTS

45. Le droit et la pratique internationaux pertinents en l’espèce sont cités dans les arrêts Baka c. Hongrie [GC] (no 20261/12, §§ 72-87, CEDH 2016) et Oleksandr Volkov c. Ukraine (no 21722/11, §§ 78-80, CEDH 2013).

L’avis intérimaire de la Commission européenne pour la démocratie par le droit (Commission de Venise)

46. Lors de sa 85e séance plénière (17-18 décembre 2010), la Commission européenne pour la démocratie par le droit a adopté un avis intérimaire relatif au projet de loi sur le Conseil supérieur des juges et des procureurs (du 27 septembre 2010) de la Turquie (document CDL-AD(2010)042, dans lequel ledit conseil est désigné sous le sigle « HSYK »). Les extraits pertinents en l’espèce de cet avis sont ainsi libellés :

« A. Système d’organisation du pouvoir judiciaire

17. Pour comprendre la nouvelle réforme du HSYK, il faut connaître l’organisation générale du pouvoir judiciaire turc, en particulier le système des qualifications, des nominations, des réaffectations et des révocations des juges et des procureurs ainsi que le système de supervision et de plaintes, les mesures d’inspection et le régime disciplinaire.

18. Par rapport à la plupart des pays européens, le système d’organisation du pouvoir judiciaire en Turquie est très centralisé et relativement rigoureux, il prévoit de larges pouvoirs de supervision et d’inspection et s’inscrit dans un vaste cadre institutionnel. À cela s’ajoute une certaine tradition de politisation de l’administration et de contrôle du pouvoir judiciaire, ce qui explique pourquoi la question de la composition et des compétences du HSYK est aussi importante, non seulement pour le système judiciaire turc proprement dit, mais aussi pour la vie publique et politique en général. Dans ce système, la plupart des aspects de l’organisation des juges et des procureurs relèvent directement des autorités d’Ankara, y compris pour ce qui est des qualifications, des nominations, des réaffectations, des révocations, des plaintes, des mesures disciplinaires, etc. (…)

21. Jusqu’à la réforme actuelle, les compétences pour administrer et superviser le système judiciaire et le ministère public étaient dans une large mesure réparties entre le HSYK et le ministère de la Justice, ce dernier étant chargé de bon nombre des tâches (…). Ce système a été profondément remanié. Le nombre de membres du HSYK est passé de 7 à 22 (avec 12 suppléants) et la composition du Conseil est beaucoup plus large et pluraliste. Le HSYK est désormais une entité juridique de droit public indépendante et distincte qui a son propre budget, son personnel et ses locaux. La plupart des compétences qui étaient autrefois celles du ministère de la Justice ont été transférées au HSYK en tant qu’institution indépendante.

22. Pour comprendre ces changements, il importe de noter qu’il s’agit d’une réforme institutionnelle qui, pour l’essentiel, concerne la structure administrative judiciaire au plus haut niveau. La gestion de l’administration judiciaire est modifiée, elle ne relève plus du ministère de la Justice et de l’ancien HSYK, mais du nouveau HSYK qui est beaucoup plus indépendant et dont la composition est pluraliste. La structure administrative sous-jacente ne semble pas avoir été modifiée en profondeur si ce n’est qu’elle ne dépend plus officiellement et concrètement du ministère de la Justice mais du HSYK. Sont concernés les juges, la Commission d’inspection et le reste du personnel administratif.

23. En conséquence, le nouveau HSYK est devenu une nouvelle institution forte et distincte non seulement juridiquement mais aussi concrètement. Il s’est développé, comptant 22 membres (dont 20 à plein temps), quelque 40 rapporteurs, approximativement 160 inspecteurs (juges de formation) au sein de la Commission d’inspection et 380 agents ordinaires environ. Cette institution, qui a son siège dans un bâtiment de 15 étages au centre d’Ankara, emploie en tout près de 600 personnes. (…)

B. Observations générales sur la nouvelle réforme du HSYK

(…)

27. A la lecture de l’article 159 de la Constitution et du projet de loi sur le HSYK, il est évident que les autorités turques connaissent les normes européennes établies par le Comité des Ministres du Conseil de l’Europe ainsi que par la Commission de Venise dans ses rapports et avis antérieurs. Le projet de loi sur le HSYK reprend les critères de la Commission de Venise pour un certain nombre de points ; de manière générale, il mérite d’être salué comme un pas important et certain dans la bonne direction. En particulier, la Commission de Venise se félicite :

• de l’augmentation du nombre de membres du HSYK ;

• de la composition pluraliste du HSYK, dont 10 membres sont élus par leurs pairs ;

• de l’institutionnalisation du HSYK en tant qu’entité juridique distincte dotée d’un statut de droit public, d’une autonomie administrative, de son propre budget ainsi que de ses locaux et de son personnel ;

• de l’important transfert de compétences du ministère de la Justice au HSYK, que ce soit en matière juridique ou au niveau du personnel et des ressources ;

• de la réduction notable du pouvoir et du rôle du ministre de la Justice en tant que Président du HSYK ;

• de la création d’un système interne de recours et de l’introduction d’un contrôle juridictionnel des décisions qui restent à la discrétion du Président (ministre de la Justice).

28. Officiellement, le nouveau HSYK jouit d’une indépendance beaucoup plus grande que son prédécesseur, et le nouveau système satisfait à la plupart des normes européennes. Toutefois, la Commission de Venise a pris acte des vives controverses que suscite la question de savoir si la nouvelle structure se révélera de fait plus indépendante et impartiale que l’ancien Conseil (…).

29. Si la majorité des nouvelles dispositions relatives au HSYK sont conformes aux normes européennes, certains aspects continuent de soulever des interrogations, ainsi que l’analysent les parties ci-après.

C. Composition et élection du HSYK

(…)

34. Si la Commission de Venise est dans l’ensemble favorable à la nouvelle composition du HSYK, elle regrette que le Parlement ne participe pas au processus de nomination des membres de cette structure. Il est souhaitable que les conseils de la magistrature accueillent en leur sein des membres qui n’appartiennent pas au pouvoir judiciaire. Néanmoins, il serait préférable que ce soit le pouvoir législatif, et non pas l’exécutif, qui nomme ces personnes.

(…)

H. Contrôle juridictionnel

74. L’article 7.2.c du projet de loi sur le HSYK donne compétence à la Plénière du HSYK pour « examiner les objections soulevées contre les décisions prises par les chambres et rendre des décisions en la matière ».

75. L’article 33 ajoute que le réexamen par la Plénière de ses décisions « initiales » et des décisions des chambres peut être demandé par le Président ou par « les personnes intéressées » dans les 10 jours suivant la notification des décisions en question ; des recours peuvent également être introduits concernant des décisions d’ordre disciplinaire ; les décisions de la Plénière concernant ces recours sont définitives et ne peuvent être contestées devant les autorités judiciaires, à moins qu’il ne s’agisse de révocation, auquel cas c’est le Conseil d’Etat qui procède au réexamen, en tant que juridiction de première instance. Il faudrait qu’il y ait un contrôle juridictionnel des actes du HSYK qui concernent les juges selon des modalités et des procédures définies par la loi.

76. Par ailleurs, en ce qui concerne les questions disciplinaires, on pourrait considérer que le HSYK est un organe judiciaire supérieur et que, par conséquent, les dispositions du projet de loi sur le HSYK sont conformes aux normes européennes, telles qu’énoncées au Principe VI.3 de la Recommandation noR(94)12. Cependant, dans les informations transmises par les autorités turques à la Commission de Venise, le HSYK est couramment qualifié d’organe administratif. La Commission de Venise estime qu’il convient de prévoir une voie de recours devant une juridiction de droit à titre de garantie supplémentaire de l’indépendance de la justice et afin de protéger les personnes concernées. Cela devrait s’appliquer non seulement aux décisions disciplinaires, mais aussi aux autres décisions qui ont une incidence sur les intérêts et les droits des juges et des procureurs.

(…) ».

EN DROIT

I. ExcepTIONS PRÉLIMINAIRES

47. Premièrement, le Gouvernement demande à la Cour de déclarer la requête irrecevable pour abus du droit de recours. Il indique à cet égard que le requérant a omis d’informer la Cour du remplacement de la sanction disciplinaire litigieuse par un blâme. Or, pour le Gouvernement, la levée de la sanction de changement du lieu d’affectation, qui constitue l’objet de la présente requête, a un effet direct sur cette dernière. Ainsi, le manquement allégué du requérant, qui n’aurait fourni aucun renseignement à la Cour sur cette information essentielle pour la résolution de l’affaire, serait constitutif d’un abus du droit de recours individuel.

48. Deuxièmement, le Gouvernement invite la Cour à rejeter la requête pour défaut de qualité de victime du requérant. Il expose que la sanction de changement du lieu d’affectation imposée à l’intéressé, qui était devenue définitive le 6 juin 2012, a ensuite été annulée par le CSJP. Il précise que, par une décision du 15 avril 2015, le CSJP a fait droit à la demande présentée par le requérant sur le fondement de la loi no 6572 et a décidé de revenir sur la sanction en question en la remplaçant par un blâme. Il estime, par conséquent, que le requérant n’a pas la qualité de victime au sens de l’article 34 de la Convention et que la requête est incompatible ratione personae avec les dispositions de la Convention.

49. La Cour rappelle que, en application de l’article 35 § 3 a) de la Convention, une requête peut être déclarée abusive notamment si elle se fonde délibérément sur des faits controuvés (Gross c. Suisse [GC], no 67810/10, § 28, CEDH 2014, Kérétchachvili c. Géorgie (déc.), no 5667/02, 2 mai 2006, Miroļubovs et autres c. Lettonie, no798/05, § 63, 15 septembre 2009, et Centro Europa 7 S.r.l. et Di Stefano c. Italie [GC], no 38433/09, § 97, CEDH 2012). Une information incomplète et donc trompeuse peut également s’analyser en un abus du droit de recours individuel, particulièrement lorsqu’elle concerne le cœur de l’affaire et que le requérant n’explique pas de façon suffisante pourquoi il n’a pas divulgué les informations pertinentes (Hüttner c. Allemagne (déc.), no 23130/04, 9 juin 2006, Predescu c. Roumanie, no21447/03, §§ 25-26, 2 décembre 2008, et Kowal c. Pologne (déc.), no2912/11, 18 septembre 2012). Il en va de même lorsque des développements nouveaux importants surviennent au cours de la procédure suivie devant la Cour et que, en dépit de l’obligation expresse lui incombant d’après l’article 47 § 7 du règlement de la Cour, le requérant n’en informe pas celle-ci, l’empêchant ainsi de se prononcer sur l’affaire en pleine connaissance de cause (Centro Europa 7 S.r.l. et Di Stefano, précité, § 97, et Miroļubovs et autres, précité, § 63). Toutefois, même dans de tels cas, l’intention de l’intéressé d’induire la Cour en erreur doit toujours être établie avec suffisamment de certitude (Al-Nashif c. Bulgarie, no50963/99, § 89, 20 juin 2002, Melnik c. Ukraine, no 72286/01, §§ 58-60, 28 mars 2006, Nold c. Allemagne, no 27250/02, § 87, 29 juin 2006, et Centro Europa 7 S.r.l. et Di Stefano, précité, § 97).

50. En l’espèce, la Cour note que les griefs du requérant portent sur la sanction disciplinaire qui a été infligée à ce dernier le 19 juillet 2011 et qui est devenue définitive le 6 juin 2012, soit avant l’introduction de la présente requête. Il ressort du dossier que cette sanction a bien été exécutée puisque le requérant, qui était juge à Istanbul, a été muté le 13 juin 2012 à Çankırı (paragraphe 19 ci-dessus). La Cour note aussi que, dans son formulaire de requête, l’intéressé a fourni des informations complètes sur ses griefs.

Il est vrai que la loi no 6572 du 2 décembre 2014 – adoptée après l’introduction de la présente requête – a ouvert au requérant la possibilité de demander le réexamen de la sanction disciplinaire en question. Le requérant a dûment emprunté cette voie de recours, en l’exerçant après l’introduction de la présente requête, ce qui lui a permis d’obtenir un allégement de la sanction disciplinaire, mais non son effacement total avec toutes les conséquences qui en auraient découlé. En effet, la sanction disciplinaire de changement du lieu d’affectation, qui a déjà été exécutée, a été remplacée par une sanction plus légère, à savoir un blâme, pour les mêmes agissements que ceux qui étaient l’objet de la procédure disciplinaire initiale (paragraphe 24 ci-dessus).

51. Certes, la Cour relève que la lourdeur et les conséquences des deux sanctions ne sont pas identiques. Alors que l’infliction de la sanction de changement du lieu d’affectation, qui est la deuxième sanction la plus lourde après la révocation, empêche automatiquement un magistrat d’accéder à la première classe, l’imposition d’une seule sanction de blâme ne produit pas de telles conséquences (paragraphes 39-40 ci-dessus). Cela étant, en l’occurrence, il n’est pas soutenu que l’allégement de la sanction initiale, qui constitue un fait nouveau intervenu après l’introduction de la présente requête, aurait entraîné rétroactivement l’effacement des conséquences de celle-ci. Par ailleurs, il ressort de la décision du 15 avril 2015 que les charges disciplinaires retenues contre le requérant demeuraient inchangées (paragraphe 24 ci-dessus). De même, il ne faut pas perdre de vue que les griefs du requérant portent sur la sanction initiale, qui a été allégée après l’introduction de la présente requête. Dans ces conditions, on ne saurait conclure que le requérant a dès le début de la procédure omis d’informer la Cour sur un ou plusieurs éléments essentiels pour l’examen de l’affaire. Partant, rien ne permet de considérer que l’intéressé a abusé de son droit de recours individuel en l’espèce, et il y a donc lieu d’écarter l’exception présentée à cet égard par le Gouvernement.

52. Pour ce qui est de la qualité de victime du requérant, la Cour rappelle que, selon sa jurisprudence constante, une décision ou une mesure favorable au requérant ne suffit pas en principe à lui retirer la qualité de « victime » que si les autorités nationales ont reconnu, explicitement ou en substance, puis réparé la violation de la Convention (Murray c. Pays-Bas [GC], no 10511/10, § 83 26 avril 2016). Or elle observe que, comme indiqué plus haut, le réexamen de la sanction disciplinaire litigieuse, qui a été exécutée, n’a pas permis à l’intéressé de bénéficier d’un effacement total de cette mesure avec toutes les conséquences qui en auraient découlé et que les charges disciplinaires retenues contre celui-ci sont demeurées inchangées. Par conséquent, la décision du 15 avril 2015 ne saurait passer pour une reconnaissance, fût-ce en substance, de la violation des droits garantis par la Convention alléguée par l’intéressé et pour une mesure de redressement.

Il s’ensuit que l’exception formulée à cet égard par le Gouvernement doit également être rejetée.

II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 § 1 DE LA CONVENTION

53. Sur le terrain de l’article 6 de la Convention, le requérant se plaint qu’aucun contrôle juridictionnel sur la procédure disciplinaire n’ait été opéré, et ce en violation, selon lui, de son droit d’accès à un tribunal.

De plus, il soutient que la procédure devant le CSJP relative à la sanction disciplinaire litigieuse n’était pas compatible avec les exigences d’indépendance et d’impartialité.

Enfin, il se plaint du défaut de motivation des décisions rendues dans son affaire.

La Cour estime que les griefs du requérant se prêtent à un examen sous l’angle de l’article 6 § 1 de la Convention, qui est ainsi libellé en ses parties pertinentes en l’espèce :

« 1. Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement, (…), par un tribunal indépendant et impartial, établi par la loi, qui décidera, soit des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil, soit du bien-fondé de toute accusation en matière pénale dirigée contre elle (…) »

A. Sur la recevabilité

1. Thèses des parties

54. Le Gouvernement estime que l’article 6 de la Convention est inapplicable sous son volet civil, aucun droit à caractère « civil » n’étant selon lui en jeu. Il soutient que le litige relève en son intégralité du droit public, et il indique que le droit interne n’ouvre au requérant aucune possibilité de former un recours judiciaire contre la décision du CSJP, la qualité de magistrat de l’intéressé faisant à ses dires en principe obstacle à l’applicabilité de l’article 6. À cet égard, il argue que, si le droit interne n’offrait pas au requérant la possibilité de voir ses demandes examinées par un tribunal, cette restriction au droit d’accès à un tribunal était en l’espèce justifiée à la lumière de la jurisprudence Vilho Eskelinen et autres c. Finlande [GC], no 63235/00, CEDH 2007‑II), compte tenu des fonctions exercées par l’intéressé et de l’objet du litige en cause. Il se réfère à la jurisprudence de la Cour en la matière, notamment, entre autres, aux affaires SerdalApay c. Turquie ((déc.), no 3964/05, 11 décembre 2007) et Özpınar c. Turquie (no 20999/04, § 30, 19 octobre 2010). Il conclut à l’incompatibilité ratione materiae des griefs tirés de l’article 6 avec la Convention.

55. Renvoyant aux critères dégagés dans l’arrêt Vilho Eskelinen et autres (précité), le Gouvernement expose également que le requérant était un procureur près la Cour de cassation et qu’il occupait par conséquent un poste de haut rang dans le domaine de l’administration de la justice. À ses yeux, l’intéressé exerçait donc des pouvoirs conférés par le droit public et assumait ainsi des devoirs de sauvegarde des intérêts généraux de l’État.

56. Le Gouvernement indique également, en se basant sur la décision de principe adoptée par le CSJP sur les fondements de l’évaluation des performances des juges et des procureurs, que les magistrats de première classe font l’objet d’une évaluation de leurs performances tous les trois ans à compter de la date de leur admission à cette classe et que, pour bénéficier d’une promotion, les intéressés doivent répondre aux exigences spécifiées dans ladite décision et ne doivent pas avoir perdu les qualifications requises pour l’accès en première classe. Le Gouvernement précise ce qui suit : à la date à laquelle la sanction de changement du lieu d’affectation a été imposée au requérant, celui-ci percevait un salaire de référence correspondant à un taux de rémunération de 8l % ; en raison du remplacement de la sanction litigieuse par un blâme, un ajustement du salaire de référence du requérant à un taux de 83 % était possible du fait de l’absence de perte des qualifications requises concernant le classement en première classe, induite par la sanction de blâme. Par conséquent, d’après le Gouvernement, si le requérant avait continué à exercer la profession de magistrat, il aurait obtenu une augmentation de 2 % compte tenu du remplacement de la sanction initiale par un blâme.

57. Le requérant conteste ces thèses. Dans son formulaire de requête, il soutient que la sanction disciplinaire qui lui a été infligée a eu des conséquences négatives et répressives sur sa carrière. Cette mesure aurait fait obstacle à sa nomination à un poste de haut magistrat ou à la possibilité pour lui de travailler dans certaines circonscriptions juridictionnelles. En outre, le requérant dit ne pas avoir pu percevoir de manière définitive une indemnité.

2. Appréciation de la Cour

58. La Cour observe que ni l’une ni l’autre des parties ne soutient que l’article 6 § 1 est applicable sous son volet pénal. Effectivement, la procédure en cause n’avait pas pour objet une décision sur une accusation en matière pénale et le volet pénal n’entre donc pas en jeu (voir, mutatis mutandis, Oleksandr Volkov, précité, §§ 93-95, et Denisov c. Ukraine [GC], no 76639/11, § 43, 25 septembre 2018).

a) Principes pertinents relatifs à l’applicabilité du volet civil de l’article 6 § 1

59. La Cour rappelle que, pour que l’article 6 § 1 trouve à s’appliquer sous son volet « civil », il faut qu’il y ait « contestation » sur un « droit » que l’on peut prétendre, au moins de manière défendable, reconnu en droit interne, que ce droit soit ou non protégé par la Convention. Il doit s’agir d’une contestation réelle et sérieuse, qui peut concerner aussi bien l’existence même d’un droit que son étendue ou ses modalités d’exercice. Enfin, l’issue de la procédure doit être directement déterminante pour le droit en question, un lien ténu ou des répercussions lointaines ne suffisant pas à faire entrer en jeu l’article 6 § 1 (voir, parmi de nombreux autres précédents, Boulois c. Luxembourg [GC], no 37575/04, § 90, CEDH 2012, Bochan c. Ukraine (no 2) [GC], no 22251/08, § 42, CEDH 2015, Paroisse gréco-catholique Lupeni et autres c. Roumanie[GC], no 76943/11, § 71, 29 novembre 2016, et Regner c. République tchèque[GC], no 35289/11, § 99, 19 septembre 2017).

60. Il convient également de noter que la portée de la notion de « caractère civil » au sens de l’article 6 n’est pas limitée par l’objet immédiat du litige. En effet, la Cour a dégagé une approche plus large selon laquelle le volet « civil » englobe des affaires qui, si elles n’apparaissent pas a prioritoucher un droit civil, n’en ont pas moins pu avoir des répercussions directes et notables sur un droit de nature pécuniaire ou non pécuniaire dont l’intéressé est titulaire. En vertu de cette jurisprudence, l’article 6 a été jugé applicable sous son volet civil dans divers litiges qui, en droit interne, pouvaient passer pour relever du droit public, par exemple s’agissant de procédures disciplinaires relatives au droit d’exercer une profession (Le Compte, Van Leuven et De Meyere c. Belgique, 23 juin 1981, §§ 47-48, série A no 43, et Philis c. Grèce (no 2), 27 juin 1997, § 45, Recueil des arrêts et décisions 1997‑IV), de litiges relatifs au droit à un environnement sain (Taşkın et autres c. Turquie, no 46117/99, § 133, CEDH 2004‑X), de modalités de détention (Ganci c. Italie, no 41576/98, § 25, CEDH 2003‑XI, et Enea c. Italie [GC], no 74912/01, § 103, CEDH 2009), du droit d’accès à des pièces du dossier d’instruction (Savitskyy c. Ukraine, no 38773/05, §§ 143-145, 26 juillet 2012), de litiges relatifs à la non‑inscription d’une condamnation dans le casier judiciaire (Alexandre c. Portugal, no 33197/09, §§ 54-55, 20 novembre 2012), de procédures concernant l’application de mesures préventives non carcérales (De Tommaso c. Italie [GC], no 43395/09, § 154, 23 février 2017) ou de la révocation d’une attestation de sécurité d’un agent public délivrée par le ministère de la Défense (Regner, précité, §§ 113-127).

61. Par ailleurs, pour ce qui est du caractère « civil » d’un tel droit au sens de l’article 6 de la Convention, la Cour rappelle que, selon sa jurisprudence, les litiges opposant l’État à ses fonctionnaires entrent en principe dans le champ d’application de cette disposition sauf si les deux conditions suivantes, cumulatives, sont remplies : en premier lieu, le droit interne de l’État concerné doit avoir expressément exclu l’accès à un tribunal pour le poste ou la catégorie de salariés en question ; et, en second lieu, cette dérogation doit reposer sur des motifs objectifs liés à l’intérêt de l’État (Vilho Eskelinen et autres, précité, § 62).

62. La Cour rappelle ensuite que la portée du volet « civil » a été nettement étendue dans le contentieux de la fonction publique, un domaine directement pertinent pour la présente affaire. Eu égard à la situation au sein des États contractants et à l’impératif de non‑discrimination entre agents publics et employés du secteur privé, la Cour, dans l’arrêt précité Vilho Eskelinen et autres, a établi une présomption que l’article 6 de la Convention trouve à s’appliquer aux « conflits ordinaires du travail » entre les agents publics et l’État et a dit qu’il appartient à l’État défendeur de démontrer que d’après le droit national l’agent public en question n’avait pas le droit d’accéder à un tribunal et que l’exclusion des droits garantis par l’article 6 était fondée s’agissant de cet agent (ibidem, § 62). Sur la base des principes énoncés dans l’arrêt Vilho Eskelinen et autres (précité), l’article 6 a été appliqué à des litiges relatifs à l’emploi de juges révoqués de la magistrature (voir, par exemple, Oleksandr Volkov, précité, §§ 91 et 96, Kulykov et autres c. Ukraine, nos 5114/09 et17 autres, §§ 118 et 132, 19 janvier 2017, Sturua c. Géorgie, no 45729/05, § 27, 28 mars 2017, et Kamenos c. Chypre, no 147/07, § 88, 31 octobre 2017), démis de leurs fonctions administratives sans pour autant avoir été révoqués de la magistrature (Baka,précité,§§ 34 et 107-111, et Denisov, précité, §§ 25 et 47-48), suspendus de leurs fonctions judiciaires (voir, Paluda c. Slovaquie, no 33392/12, § 34, 23 mai 2017) ou sanctionnés disciplinairement (Ramos Nunes de Carvalho e Sá c. Portugal [GC], nos 55391/13 et 2 autres, §§ 119‑120, 6 novembre 2018). Il a aussi été appliqué à des litiges professionnels concernant des agents publics qui avaient été privés d’une prime d’éloignement s’ajoutant à leur traitement (Vilho Eskelinen et autres, précité, §§ 40-41), qui avaient été mutés dans un autre bureau ou qui avaient été désignés à une autre fonction contre leur gré, ce qui avait entraîné une baisse de traitement (Zalli c. Albanie (déc.), no 52531/07, 8 février 2011, et Ohneberg c. Autriche, no 10781/08, 18 septembre 2012). De plus, dans l’affaire Bayer c. Allemagne (no 8453/04, 16 juillet 2009), qui concernait le licenciement à l’issue d’une procédure disciplinaire d’un huissier employé par l’État, la Cour a jugé que les litiges portant sur « un salaire, une indemnité ou d’autres droits de ce type » n’étaient que des exemples parmi d’autres de « conflits ordinaires du travail » auxquels l’article 6 devait en principe s’appliquer en vertu des critères tirés de la jurisprudence Vilho Eskelinen et autres (ibidem, § 38 ; voir aussi Regner, précité, § 108).

63. La Cour note aussi que les critères énoncés dans l’arrêt Vilho Eskelinen et autres ont été appliqués à tous les types de litiges concernant des fonctionnaires et des juges, y compris des litiges relatifs au recrutement ou à la nomination (Juričić c. Croatie, no 58222/09, 26 juillet 2011), à la carrière ou à la promotion (Dzhidzheva-Trendafilova(déc.), no 12628/09, 9 octobre 2012), à la mutation (Ohneberg, précité, § 25) et à la cessation de service (Olujić c. Croatie, no 22330/05, § 67, 5 février 2009 (sur la révocation disciplinaire du président de la Cour suprême), et Nazsiz (déc.), no 22412/05, 26 mai 2009 (sur la révocation disciplinaire d’un procureur)).

b) Application en l’espèce des principes susmentionnés

i. Sur l’existence d’un droit

64. La Cour relève qu’il existait, à n’en pas douter, une « contestation » en l’espèce : la procédure litigieuse portait sur les accusations de manquement aux devoirs de sa fonction formulées contre le requérant dans le cadre de la procédure disciplinaire ouverte devant le CSJP. Cette contestation avait un caractère réel et sérieux et la procédure qui s’en est ensuivie était déterminante pour les droits du requérant : cette procédure aurait pu avoir des répercussions graves à l’égard de ce dernier, telles que sa révocation.

65. La Cour ne juge pas convaincante la thèse du Gouvernement selon laquelle l’article 6 § 1 est inapplicable sous son volet civil pour la seule raison que le litige en question relève du droit public et qu’aucun droit à caractère « civil » n’est en cause. En effet, le volet civil de cette disposition peut trouver à s’appliquer à un litige relevant du droit public si les considérations de droit privé priment sur les considérations de droit public eu égard aux conséquences directes de l’affaire sur un droit civil de nature pécuniaire ou non pécuniaire (Denisov, précité, § 53). Certes, en l’occurrence, la procédure critiquée portait sur une mesure disciplinaire. Ce litige ne portait pas sur une question relative aux « traitements, indemnités ou droits similaires », qui ne sont cependant que des exemples non exhaustifs de « conflits ordinaires du travail » auxquels l’article 6 de la Convention devrait en principe s’appliquer (Bayer, § 38). Or, dans la présente affaire, la Cour estime que l’article 6 trouve à s’appliquer – sous réserve de l’application des critères dégagés dans l’arrêt VilhoEskelinen et autres – pour les raisons exposées ci-après.

66. La Cour observe que le requérant, d’abord procureur près la Cour de cassation puis juge à Istanbul, a fait l’objet d’une procédure disciplinaire pour de nombreuses et lourdes charges disciplinaires. À l’issue de cette procédure, certaines de ces charges ont été retenues et une sanction disciplinaire a été infligée à l’intéressé au motif que, par ses déclarations aux médias, celui-ci avait porté atteinte à la dignité et à l’honneur de la profession et avait perdu la dignité et considération personnelle. La mesure en cause est la sanction la plus lourde après la révocation. La procédure disciplinaire menée contre le requérant aurait pu aboutir à différentes sanctions allant du simple avertissement à la suspension ou, même, à la révocation. En particulier, la charge retenue contre le requérant, à savoir le fait d’avoir porté « atteinte à l’honneur et à la dignité » de la profession de magistrat, pouvait aussi être sanctionnée par une révocation (paragraphe 39 ci-dessus). Cela signifie que la révocation en tant que sanction potentiellement applicable au requérant a bel et bien été mise en perspective. Par conséquent, la procédure disciplinaire en question remettait en cause de façon directe le droit du requérant de continuer à exercer sa profession (voir, a contrario, Marušić c. Croatie (déc.), no 79821/12, §§ 74‑75, 23 mai 2017). La Cour rappelle à cet égard qu’un contentieux disciplinaire dont l’enjeu est le droit de continuer à pratiquer une profession est toujours considéré comme donnant lieu à des « contestations sur des droits (…) de caractère civil » au sens de l’article 6 § 1 de la Convention (Di Giovannic. Italie, no 51160/06, § 36, 9 juillet 2013, et les références qui y sont citées). À ce propos, elle tient à souligner que, dans l’affaire Di Giovanni (précitée), dans laquelle un juge s’était vu infliger un simple avertissement, elle a conclu qu’il s’agissait d’une contestation à caractère civil.

67. La Cour observe par ailleurs que la mesure incriminée en l’espèce concernait le lieu d’affectation du requérant ; alors qu’il était juge à Istanbul, celui-ci avait été muté prématurément dans une autre circonscription juridictionnelle, à Çankırı. Elle rappelle, comme il a été souligné ci-dessus (paragraphe 62), que l’article 6 a été appliqué à des litiges professionnels concernant des agents publics qui avaient été privés d’une prime d’éloignement s’ajoutant à leur traitement, qui avaient été mutés dans un autre bureau ou qui avaient été désignés à une autre fonction contre leur gré, ce qui avait entraîné une baisse de traitement.

68. En outre, il ressort des observations du Gouvernement (paragraphe 56 ci-dessus) que la mesure incriminée a également produit des répercussions sur le traitement de magistrat du requérant (voir, en comparaison, Denisov,précité, § 54).En effet, à cause de la sanction disciplinaire en question, l’intéressé a perdu les qualifications requises concernant le classement en première classe. Par conséquent, il n’a pas pu bénéficier de l’augmentation de 2 % qui devait être accordée aux magistrats tous les trois ans. Certes, à la suite du remplacement de cette sanction par un blâme en 2015, il a recouvré lesdites qualifications. Cependant, il n’est pas établi que l’allégement de la sanction aurait pu permettre au requérant, qui avait déjà quitté la magistrature en 2015, d’obtenir rétroactivement cette augmentation.

ii. Sur le « caractère civil » du droit en cause : application des critères Vilho Eskelinen et autres

69. Poursuivant l’application des critères dégagés dans l’arrêt VilhoEskelinen et autres (voir, dans le même sens, Denisov, § 55), la Cour redit que, pour que la première de ces conditions soit remplie, l’État défendeur doit avoir expressément prévu, dans son droit interne, l’exclusion de l’accès à un tribunal pour le poste ou la catégorie salariale concernés.

70. En ce qui concerne la première condition de l’approche VilhoEskelinen et autres, c’est-à-dire la question de savoir si le droit national a « expressément exclu » l’accès à un tribunal pour le poste ou la catégorie de personnel en question, la Cour note que, dans les quelques cas où elle a constaté que cette condition était remplie, l’exclusion de l’accès à un tribunal pour le poste en question était claire et « expresse » (voir les exemples cités dans l’arrêt Kövesi c. Roumanie, no 3594/19, § 119, 5 mai 2020).

71. La Cour souligne qu’en droit turc, aux termes de l’article 159 alinéa 10 de la Constitution, « les décisions du Conseil (…) n’[étaient] pas soumises à un contrôle juridictionnel ». Toutefois, depuis la révision constitutionnelle intervenue en 2010, la sanction de révocation prononcée par le CSJP est soumise à un tel contrôle (paragraphe 37 ci-dessus). Dès lors, l’on ne peut plus prétendre que, en Turquie, depuis la révision constitutionnelle susmentionnée, le régime de procédure disciplinaire concernant les magistrats échappe catégoriquement au contrôle juridictionnel. Il convient notamment d’observer que l’exclusion de l’accès à un tribunal n’est pas liée à un « poste » ou à une « catégorie de salariés » mais à la lourdeur de la sanction disciplinaire. Il en découle que les magistrats révoqués de leurs fonctions à l’issue d’une procédure disciplinaire ont ainsi la possibilité de demander le contrôle juridictionnel de la mesure en cause devant les juridictions nationales. Par conséquent, la Cour estime que la présente affaire doit être distinguée des affaires citées dans l’arrêt Kövesi (précité, § 119).Cependant, elle considère qu’il n’y a pas lieu de trancher la question de savoir si la première condition de l’approche VilhoEskelinen et autres est remplie en l’espèce. En effet, elle observe que, même si – abstraction faite du régime spécifique applicable aux sanctions de révocation, susceptibles de recours judiciaires – le cadre normatif national privait expressément le requérant du droit d’accéder à un tribunal s’agissant de la sanction litigieuse, l’inapplicabilité de l’article 6 § 1 de la Convention ne saurait en tout état de cause reposer sur des motifs objectifs liés à l’intérêt de l’État.

72. La Cour rappelle que le simple fait que l’intéressé relève d’un secteur ou d’un service qui participe à l’exercice de la puissance publique n’est pas en soi déterminant. Pour que l’exclusion soit justifiée, il ne suffit pas que l’État démontre que le fonctionnaire en question participe à l’exercice de la puissance publique ou qu’il existe – pour reprendre les termes employés par la Cour dans l’arrêt Pellegrin c. France ([GC], no 28541/95, CEDH 1999‑VIII) – un « lien spécial de confiance et de loyauté » entre l’intéressé et l’État employeur. Il faut aussi que l’État montre que l’objet du litige est lié à l’exercice de l’autorité étatique ou remet en cause le lien spécial susmentionné.

73. La Cour prend note de la thèse du Gouvernement à cet égard. Afin de justifier l’exclusion en question, celui-ci soutient que l’objet du litige est l’exercice du métier de magistrat et que la justice n’est pas un service public ordinaire dans la mesure où elle constitue l’une des expressions essentielles de la souveraineté. D’après lui, de par sa nature, l’office du magistrat implique l’exercice de prérogatives inhérentes à la souveraineté de l’État et se rapporte donc directement à l’exercice de la puissance publique. À cet égard, le Gouvernement se réfère notamment aux décisions Pitkevich c. Russie ((déc.), no47936/99, 8 février 2001) et SerdalApay(décision précitée).

74. La Cour rappelle que, dans les affaires turques relatives aux membres du corps judiciaire (SerdalApayet Nazsiz, décisionsprécitées), elle a certes considéré que le fait de soustraire au champ d’application de l’article 6 les litiges concernant des procureurs de la République était justifié par des motifs liés à l’intérêt de l’État. Pour arriver à cette conclusion, la Cour s’est appuyée sur le précédent Pitkevich(décision précitée)de 2001 (antérieur à l’arrêt Vilho Eskelinen et autres), qui excluait le corps judiciaire du champ d’application de l’article 6 conformément à la jurisprudence Pellegrin. De même, dans l’affaire Özpınar (précitée, § 30), où elle était amenée à connaître du cas d’une magistrate destituée de ses fonctions après une procédure disciplinaire, la Cour s’est fondée sur le précédent SerdalApay(décision précitée), et elle a relevé que le poste de juge de l’intéressée faisait en principe obstacle à l’applicabilité de l’article 6 compte tenu des principes définis dans l’arrêt Vilho Eskelinen et autres. Elle a toutefois décidé de requalifier le grief qui lui était soumis en le traitant sous l’angle de l’article 13 combiné avec l’article 8, sans statuer de manière définitive sur l’applicabilité de l’article 6 de la Convention.

75. Cela étant, il faut garder à l’esprit que, selon la législation applicable à l’époque des faits des affaires ayant donné lieu aux décisions et arrêts précités, la Turquie excluait catégoriquement l’accès à un tribunal pour toutes sortes de sanctions disciplinaires frappant les magistrats. Or l’état de la législation a changé depuis la révision constitutionnelle de 2010.

76. Plus important encore, dans sa jurisprudence récente, la Cour a notamment souligné à maintes reprises le rôle particulier du pouvoir judiciaire dans la société : comme garant de la justice, valeur fondamentale dans un État de droit, celui-ci doit jouir de la confiance des citoyens pour mener à bien sa mission (Baka,précité, § 164, et les références qui y sont citées). Cette considération est tout aussi pertinente dans le cas de l’adoption d’une mesure disciplinaire touchant la carrière d’un juge. Compte tenu de la place éminente, parmi les organes de l’État, qu’occupe la magistrature dans une société démocratique et de l’importance croissante attachée à la séparation des pouvoirs et à la nécessité de préserver l’indépendance de la justice (Ramos Nunes de Carvalho e Sá, précité, § 196), la Cour doit se montrer particulièrement attentive à la protection des juges lorsqu’elle est appelée à contrôler les modalités d’une procédure disciplinaire visant ceux‑ci à l’aune des dispositions conventionnelles.

Ces considérations peuvent également s’appliquer mutatis mutandis aux procureurs en Turquie, dans la mesure où le système judiciaire turc ne fait aucune distinction fondamentale entre le statut des juges et celui des procureurs (paragraphe 36 ci-dessus ; voir aussi, mutatis mutandis, Kövesi, précité, § 124).

77. À cet égard, après l’arrêt Vilho Eskelinen et autres (précité), la Cour n’a eu à connaître que de quelques cas où elle a été amenée à discuter du second critère dégagé par elle : dans l’affaire Suküt c. Turquie ((déc.), no 59773/00, 11 septembre 2007), il était question de la mise à la retraite anticipée d’un militaire pour des raisons disciplinaires ; et, dans l’affaire Spūlis et Vaškevičs c. Lettonie ((déc.), nos 2631/10 et 12253/10, 18 novembre 2014), il était question du retrait de leur attestation de sécurité à un requérant, qui avait été chargé de tâches de renseignement et de contre-espionnage, et à un autre requérant, qui occupait l’un des postes les plus élevés au sein du service des recettes de l’État et était responsable du département des enquêtes criminelles des douanes. Dans ces affaires, la Cour a estimé que l’exclusion de l’accès à un tribunal était justifiée parce que l’objet des litiges était lié à l’exercice de l’autorité étatique ou remettait en cause le « lien spécial de confiance et de loyauté » entre l’individu concerné et l’État, en tant qu’employeur.

78. La Cour constate que la jurisprudence précitée, qui avait trait à un officier de l’armée et à de hauts fonctionnaires, tous rattachés hiérarchiquement au pouvoir exécutif de l’État, ne peut être transposée aux circonstances de la présente affaire, qui concerne un membre du pouvoir judiciaire. Pour la Cour, le critère selon lequel l’objet du litige est lié à la remise en cause du lien particulier de confiance et de loyauté doit être lu à la lumière des garanties d’indépendance du pouvoir judiciaire. Ces deux notions, à savoir le lien spécial de confiance et de loyauté exigé des fonctionnaires et l’indépendance du pouvoir judiciaire, ne sont pas aisément conciliables. Si la relation de travail entre un fonctionnaire et l’État peut traditionnellement être définie sur la base de la confiance et de la loyauté envers le pouvoir exécutif dans la mesure où les employés de l’État sont tenus de mettre en œuvre les politiques gouvernementales, les membres du pouvoir judiciaire bénéficient de garanties spécifiques considérées comme essentielles à l’exercice des fonctions judiciaires et sont soumis au devoir, entre autres, de contrôle des actes du gouvernement. La nature complexe de la relation de travail entre les membres de la magistrature et l’État commande que le pouvoir judiciaire soit suffisamment éloigné des autres branches de l’État dans l’exercice de ses fonctions afin qu’il puisse rendre des décisions fondées a fortiori sur les exigences du droit et de la justice, sans craintes ni faveurs. Il serait illusoire de croire que les magistrats peuvent faire respecter l’État de droit et donner effet au principe de prééminence du droit s’ils sont privés par le droit interne de la protection de la Convention sur les questions touchant directement à leur indépendance et à leur impartialité (voir, mutatis mutandis, Kövesi, précité, § 124).

79. Par ailleurs, en l’occurrence, il y a lieu de noter que, à l’issue de la procédure disciplinaire en cause, le requérant a été sanctionné par le CSJP à raison de ses déclarations faites aux médias. L’objet du litige portait donc essentiellement sur la question de savoir si celles-ci étaient compatibles avec le devoir de réserve du requérant, compte tenu de ses fonctions de l’époque. Certes, il s’agit d’une question nécessitant un exercice de mise en balance des différents intérêts en jeu. Cependant, à la lumière des motivations des décisions du CSJP, la Cour n’a relevé dans l’objet du litige aucun aspect susceptible de faire naître des « motifs objectifs liés à l’intérêt de l’État » au sens de l’arrêt Vilho Eskelinen et autres, précité, ou à l’exercice de la puissance publique.

80. Dès lors, à supposer que la première des conditions de l’approcheVilho Eskelinen et autres ne soit pas remplie, la Cour considère que le Gouvernement n’est pas en mesure de démontrer que l’exclusion de l’accès à un tribunal était justifiée par des motifs liés à l’intérêt de l’État et que l’objet du litige était lié à l’exercice de l’autorité étatique ou remettait en cause le « lien spécial de confiance et de loyauté » entre l’intéressé et l’État employeur. En effet, compte tenu du statut particulier des membres du corps judiciaire et de l’importance du contrôle juridictionnel des procédures disciplinaires les concernant, la Cour estime qu’on ne saurait affirmer qu’un lien spécial de confiance entre l’État et le requérant justifiait l’exclusion des droits garantis par la Convention (voir, mutatis mutandis, Savino et autres c. Italie, nos 17214/05 et 2 autres, § 78, 28 avril 2009).

L’article 6 § 1 de la Convention est donc applicable à la lumière de la seconde condition posée dans l’arrêt Vilho Eskelinen et autres.

c) Conclusion

81. Il y a donc lieu de rejeter l’exception préliminaire d’inapplicabilité de l’article 6 § 1 de la Convention formulée par le Gouvernement.

82. La Cour estime par ailleurs que ces griefs ne sont pas manifestement mal fondés au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’ils ne se heurtent à aucun autre motif d’irrecevabilité. Ils doivent donc être déclarés recevables.

B. Sur le fond

1. Thèses des parties

83. Dans son formulaire de requête, le requérant soutient que le CSJP, qui a prononcé cette sanction, ne peut être considéré comme un organe objectif, indépendant et impartial, respectant le principe de l’équité.

En premier lieu, il se plaint d’une violation de son droit à un tribunal. Il dit à cet égard avoir subi une telle violation à raison de l’absence de contrôle juridictionnel sur les décisions portant sanction disciplinaire, à l’exception de celles portant révocation. Il précise que, bien que susceptibles d’entraîner des conséquences graves et irréversibles sur la vie professionnelle des magistrats, ces décisions sont soustraites à tout contrôle juridictionnel par l’article 159 de la Constitution.

En second lieu, le requérant critique l’influence que le pouvoir exécutif exercerait sur le CSJP. Il en veut pour preuve l’appartenance du ministre de la Justice et du sous-secrétaire au ministère de la Justice, membres du pouvoir exécutif, à cette instance. De plus, il attire l’attention de la Cour sur le fait que le ministre de la Justice préside le CSJP et joue un rôle central dans l’engagement des procédures disciplinaires contre les magistrats.

En troisième lieu, le requérant reproche à certains des membres de la deuxième chambre du CSJP, laquelle était à l’origine de la sanction disciplinaire litigieuse, prononcée le 19 juillet 2011, d’avoir également siégé au sein de l’assemblée plénière du CSJP, chargée d’examiner son opposition. À ses yeux, ces membres avaient déjà fait connaître leur position sur le fond de l’affaire et ils ne pouvaient donc être impartiaux.

En quatrième lieu, le requérant se plaint du défaut de motivation des décisions rendues dans son affaire.

84. Dans ses observations en réplique, le requérant argue notamment que, à l’époque des faits, le CSJP était largement dominé par les membres d’une organisation désignée par les autorités turques sous l’appellation « FETÖ/PDY » (« Organisation terroriste fethullahiste/ Structure d’État parallèle), lesquels se seraient servis de la procédure disciplinaire pour l’intimider.

85. Le Gouvernement conteste les thèses du requérant. Il expose que le CSJP est un organe principalement administratif et qu’il dispose, à cet égard, de pouvoirs en matière d’administration et d’inspection du pouvoir judiciaire qui lui permettraient de prendre des décisions contraignantes de nature administrative. Il précise toutefois que le CSJP ne peut pas être considéré comme un organe entièrement administratif au sein de l’État. En effet, d’après le Gouvernement, il s’agit d’un organe constitutionnel, qui a été créé et qui exerce ses fonctions dans le respect du principe de l’indépendance des tribunaux et des garanties dont jouissent les magistrats, en vertu de l’article 159 de la Constitution.

86. Le Gouvernement dit ensuite que, à l’époque des faits, le CSJP composé de vingt-deux membres titulaires et de douze membres suppléants. Il donne les indications supplémentaires suivantes sur la composition, à l’époque pertinente, de cette instance : le ministre de la Justice présidait le CSJP et le sous‑secrétaire au ministère de la Justice en était membre de droit ; quatre membres titulaires, dont les qualifications étaient précisées par la loi, étaient nommés par le président de la République parmi les membres du corps enseignant dans le domaine du droit et les avocats ; trois membres titulaires et trois membres suppléants étaient élus par l’assemblée générale de la Cour de cassation parmi les membres de cette juridiction ; deux membres titulaires et deux membres suppléants étaient élus par l’assemblée générale du Conseil d’État parmi les membres de cette juridiction ; un membre titulaire et un membre suppléant étaient élus par l’assemblée générale de l’Académie de justice turque parmi les membres de cette institution ; sept membres titulaires et quatre membres suppléants étaient élus par les juges civils et les procureurs parmi les juges de première classe encore éligibles à cet égard ; trois membres titulaires et deux membres suppléants étaient élus par les juges administratifs et les procureurs parmi les juges de première classe encore éligibles à cet égard. Le Gouvernement ajoute que, à l’époque des faits : les deux membres de droit du CSJP (le ministre de la Justice et le sous-secrétaire au ministère de la Justice) étaient issus de l’organe exécutif et les membres de cet organe bénéficiant de l’inamovibilité des juges étaient majoritaires ; le mandat des membres du CSJP était de quatre ans ; et l’établissement, le statut et les fonctions de ce conseil étaient régis par la Constitution et la loi applicable en la matière.

87. Le Gouvernement assure que l’indépendance des membres ainsi choisis pour faire partie du CSJP était garantie par la Constitution et les dispositions législatives pertinentes et que rien, tant quant à la désignation de ces membres que quant au fonctionnement dudit conseil, ne pouvait y porter atteinte.

88. Pour ce qui est de la procédure d’opposition, le Gouvernement soutient que celle-ci s’est déroulée conformément à la législation applicable, à savoir l’article 33 de la loi no 6087, tel qu’il était en vigueur à l’époque des faits. Il indique qu’il n’existe en l’espèce aucun élément donnant à penser que les membres du CSJP n’étaient pas indépendants et impartiaux.

2. Appréciation de la Cour

a) Les principes pertinents relatifs à un droit à un tribunal indépendant et impartial

89. La Cour rappelle que le droit à un procès équitable doit s’interpréter à la lumière du principe de la prééminence du droit, qui requiert l’existence d’une voie judiciaire effective permettant à la personne concernée d’obtenir la sanction de ses droits de caractère civil. Chaque justiciable a le droit de faire statuer par un tribunal sur toute contestation relative à ses droits et obligations de caractère civil. L’article 6 § 1 consacre ainsi le « droit à un tribunal », dont le droit d’accès, à savoir le droit de saisir le tribunal en matière civile, ne constitue qu’un aspect (voir, entre autres, Golder c. Royaume-Uni, 21 février 1975, § 36, série A no 18, Al‑Dulimi et Montana Management Inc. c. Suisse [GC], no 5809/08, § 126, 21 juin 2016, et Naït‑Liman c. Suisse [GC], no 51357/07, § 113, 15 mars 2018).

90. Par ailleurs, la Cour rappelle qu’une autorité qui ne figure pas parmi les juridictions d’un État peut, aux fins de l’article 6 § 1 de la Convention, s’analyser néanmoins en un « tribunal » au sens matériel du terme (Sramek c. Autriche, no 8790/79, § 36, 22 octobre 1984). Un « tribunal » se caractérise au sens matériel par son rôle juridictionnel : trancher, sur la base de normes de droit, avec plénitude de juridiction et à l’issue d’une procédure organisée, toute question relevant de sa compétence(ibidem, et Chypre c. Turquie [GC], no 25781/94, § 233, CEDH 2001‑IV). La compétence de décider est inhérente à la notion même de « tribunal ». La procédure devant un « tribunal » doit assurer « la solution juridictionnelle du litige » voulue par l’article 6 § 1 (Benthem c. Pays-Bas, 23 octobre 1985, § 40, série A no 97). Aux fins de l’article 6 § 1, un tribunal ne doit pas nécessairement être une juridiction de type classique, intégrée aux structures judiciaires ordinaires. Il peut avoir été institué pour connaître de questions relevant d’un domaine particulier dont il est possible de débattre de manière adéquate en dehors du système judiciaire ordinaire (Rolf Gustafson c. Suède, 1er juillet 1997, § 45, Recueil 1997‑IV). En outre, seul mérite l’appellation de « tribunal » au sens de l’article 6 § 1 un organe jouissant de la plénitude de juridiction et répondant à une série d’exigences telles que l’indépendance à l’égard tant du pouvoir exécutif que des parties en cause (Beaumartin c. France, 24 novembre 1994, § 38, série A no 296‑B, et Di Giovanni, précité, § 52).

91. Enfin, la Cour renvoie aux principes généraux relatifs aux exigences d’un « tribunal indépendant et impartial » aux stades de la décision et du contrôle de l’affaire, tels que décrits dans l’arrêt Denisov (précité, §§ 60‑65 ;pour ce qui est de la notion de « tribunal établi par la loi », voir, GuðmundurAndriÁstráðsson c. Islande [GC], no 26374/18, §§ 218-234, 1 Décembre 2020).

b) L’approche à retenir pour l’examen des griefs du requérant

92. La Cour relève qu’en l’espèce, à l’issue de l’instruction menée par les inspecteurs judiciaires, le 30 octobre 2009, le ministre de la Justice a autorisé l’engagement de poursuites disciplinaires contre le requérant (paragraphe 10 ci-dessus). Par la suite, le 19 juillet 2011, le CSJP a décidé d’infliger à l’intéressé la sanction de changement du lieu d’affectation (paragraphes 13-14 ci-dessus). Cette sanction a été confirmée par l’assemblée plénière du CSJP, qui a cependant décidé de ne pas retenir certaines charges portées contre le requérant (paragraphe 18 ci-dessus). La sanction disciplinaire ainsi devenue définitive a été exécutée et le requérant a été muté à un nouveau lieu d’affectation (paragraphe 19 ci-dessus). Le 15 avril 2015, à la suite de l’entrée en vigueur de la loi no 6572, le CSJP a réexaminé la sanction disciplinaire infligée au requérant et a décidé de la remplacer par un blâme sans toutefois modifier les charges retenues contre l’intéressé (paragraphe 25 ci-dessus). Par conséquent, le requérant a fait l’objet d’une sanction disciplinaire à raison de ses déclarations prononcées à différentes occasions.

93. La Cour relève d’emblée que le requérant soutient, sur le terrain de l’article 6 § 1 de la Convention, qu’aucun contrôle juridictionnel sur la procédure disciplinaire n’a été opéré, en violation selon lui de son droit d’accès à un tribunal. L’intéressé estime en outre que la procédure devant le CSJP relative à la sanction disciplinaire litigieuse n’était pas compatible avec les exigences d’indépendance et d’impartialité. Enfin, il se plaint du défaut de motivation des décisions rendues dans son affaire.

94. En l’occurrence, la Cour observe que certains des griefs soulevés devant elle portent sur la composition du CSJP et sur l’absence de contrôle juridictionnel des décisions de ce dernier. Or le CSJP n’est pas considéré dans l’ordre juridique turc comme un « tribunal » : il s’agit d’un organe constitutionnel, exerçant ses fonctions dans le respect du principe de l’indépendance des tribunaux et des garanties dont jouissent les magistrats, en vertu de l’article 159 de la Constitution.

La Cour rappelle que ni l’article 6 § 1 ni aucune autre disposition de la Convention n’obligent les États et leurs institutions à se conformer à un ordre judiciaire donné. À cet égard, elle réitère sa jurisprudence selon laquelle, par le terme « tribunal », l’article 6 § 1 de la Convention n’entend pas nécessairement une juridiction de type classique, intégrée aux structures judiciaires ordinaires du pays (Savino et autres, précité, § 91). Par ailleurs, il n’est pas question d’imposer aux États un modèle constitutionnel donné réglant d’une manière ou d’une autre les rapports et l’interaction entre les différents pouvoirs étatiques. Par conséquent, dans son analyse, la Cour doit avant tout rechercher si le CSJP, en tant qu’organe compétent pour imposer des sanctions disciplinaires, peut être considéré comme un « tribunal » au sens matériel par son rôle juridictionnel : trancher, sur la base de normes de droit, avec plénitude de juridiction et à l’issue d’une procédure organisée, toute question relevant de sa compétence (Sramek, précité, § 36, et Chypre, précité, § 233), indépendamment de son statut en droit turc. Si la réponse à cette question est négative, la question suivante est de savoir si le requérant a eu la possibilité de soumettre la mesure disciplinaire, imposée par un organe ne satisfaisant pas lui-même aux exigences d’un « tribunal », à l’examen d’une autre instance qui satisfaisait à ces exigences de l’article 6 (voir, par exemple, Ramos Nunes de Carvalho e Sá, précité, § 132). C’est seulement ainsi, en effet, que la Cour pourra connaître de la substance du grief principal du requérant tiré du droit à un tribunal.

i. Sur le respect du principe de l’examen de la cause par un « tribunal »

95. La Cour observe que le grief du requérant, formulé non seulement sur le terrain de l’article 6 mais aussi sous l’angle de l’article 13, concerne pour l’essentiel une atteinte alléguée au droit de l’intéressé à un tribunal. Il convient par conséquent d’examiner l’ensemble de la procédure qui s’est soldée par l’imposition d’une sanction disciplinaire au requérant pour répondre à la question de savoir si ce dernier a eu l’occasion de soumettre la mesure disciplinaire litigieuse à un tribunal répondant aux exigences de l’article 6 § 1 de la Convention.

96. Dansla présente espèce,il convient tout d’abord de rechercher si la seconde chambre du CSJP, lorsqu’elle a entendu la cause du requérant, peut être considérée comme ayant répondu aux exigences d’un « tribunal » au sens de l’article 6 de la Convention. À cette fin, la Cour examinera si l’autorité disciplinaire a exercé une fonction juridictionnelle et quelle a été la nature de la procédure dont elle a été saisie.

97. La Cour souligne que les mesures disciplinaires peuvent avoir de lourdes conséquences sur la vie et la carrière des magistrats sanctionnés, tel le requérant de la présente espèce, auquel il était reproché des faits susceptibles de conduire à sa révocation, c’est-à-dire à une sanction très grave ayant un caractère infamant (voir, mutatis mutandis, Ramos Nunes de Carvalho e Sá, précité,§ 196). Aussi le contrôle juridictionnel exercé doit-il être adapté à l’objet du litige, c’est-à-dire en l’occurrence au caractère disciplinaire des décisions administratives en question. Cette considération vaut a fortiori pour des procédures disciplinaires dirigées contre des magistrats, ceux-ci devant jouir du respect nécessaire à l’exercice de leurs fonctions. En effet, lorsqu’un État membre engage une telle procédure disciplinaire, ce qui est en jeu c’est la confiance du public dans le fonctionnement et l’indépendance du pouvoir judiciaire, confiance qui, dans un État démocratique, garantit l’existence même de l’État de droit (ibidem).

98. En l’espèce, la Cour constate que la sanction disciplinaire litigieuse a été infligée au requérant par la deuxième chambre du CSJP et a ensuite été confirmée par l’assemblée plénière de ce conseil. D’après le Gouvernement, le CSJP est un organe administratif qui, par ailleurs, bénéficie d’un statut sui generis : en effet, selon le Gouvernement, il s’agit d’un organe constitutionnel exerçant ses fonctions dans le respect du principe de l’indépendance des tribunaux et des garanties dont jouissent les magistrats, en vertu de l’article 159 de la Constitution.

99. Certes la Cour relève, à l’instar du Gouvernement, qu’à l’époque des faits le CSJP, qui était composé majoritairement de membres issus de la magistrature, exerçait ses fonctions dans le respect du principe de l’indépendance des tribunaux et des garanties offertes aux magistrats. En outre, il ne fait aucun doute que cette instance avait une compétence et un pouvoir de décision exclusif en matière d’organisation du pouvoir judiciaire, de carrière des juges et des procureurs, ainsi que de procédures disciplinaires. Cependant, la Cour souscrit à l’argument du Gouvernement selon lequel le CSJP est un organe non juridictionnel. En effet, tout comme dans l’affaire Özpınar(précitée), il est difficile de dire que, en l’espèce, et alors que le requérant pouvait se voir infliger des sanctions très graves, la procédure menée devant la seconde chambre du CSJP a respecté les exigences des garanties procédurales de l’article 6 de la Convention : il s’agissait en effet d’une procédure se déroulant essentiellement par écrit et offrant très peu de garanties au magistrat concerné (Özpınar, précité, § 77). À cet égard, la Cour observe que la législation pertinente ne contenait pas de règles spécifiques sur la procédure à suivre ou sur les garanties données aux magistrats devant le CSJP ou encore sur la manière dont les preuves devaient être admises et évaluées. En outre, la deuxième chambre du CSJP n’a pas tenu d’audiences, ni convoqué ou entendu de témoins. Enfin, les décisions rendues par cette chambre ne comportaient qu’un raisonnement rudimentaire ne donnant aucune indication sur les motifs ayant conduit cette formation à statuer comme elle l’a fait.

100. Ayant répondu par la négative à la question de savoir si la seconde chambre du CSJP peut être considérée comme un « tribunal », il convient donc de rechercher si le requérant a eu la possibilité de soumettre la mesure disciplinaire à l’examen d’une autre instance qui satisfaisait aux exigences de l’article 6.

101. La Cour observe aussi que les décisions de la seconde chambre du CSJP, chargée de statuer sur les procédures disciplinaires, pouvaient être attaquées par la voie d’une opposition formée devant l’assemblée plénière de ce conseil. Cependant, rien ne donne à penser que cette instance, chargée de contrôler la décision de la seconde chambre, a pu fournir les garanties d’un contrôle juridictionnel. Il suffit à cet égard de rappeler la conclusion ci‑avant sur l’absence de garanties procédurales devant la deuxième chambre du CSJP, qui est également valable pour l’assemblée plénière.

102. Il s’ensuit donc que ni la seconde chambre ni l’assemblée plénière du CSJP ne sauraient être qualifiées de « tribunal » au sens de l’article 6 § 1 de la Convention.

103. À cet égard, la Cour rappelle sa jurisprudence constante selon laquelle, lorsqu’une autorité administrative chargée d’examiner des contestations portant sur des « droits et obligations de caractère civil » ne remplit pas toutes les exigences de l’article 6 § 1, il n’y a pas violation de la Convention si la procédure devant cet organe a fait l’objet du « contrôle ultérieur d’un organe judiciaire de pleine juridiction présentant, lui, les garanties de cet article » (Albert et Le Compte c. Belgique, 10 février 1983, § 29, série A no 58, et Tsfayo c. Royaume-Uni, no 60860/00, § 42, 14 novembre 2006), c’est-à-dire si des défauts d’ordre structurel ou de nature procédurale identifiés dans la procédure devant une autorité administrative sont corrigés dans le cadre du contrôle ultérieur par un organe judiciaire doté de la pleine juridiction (Ramos Nunes de Carvalho e Sá, précité, § 132, avec les références qui y sont citées). Tel n’est pas le cas en l’espèce. Le Gouvernement n’a fourni aucun motif pouvant justifier l’exclusion de la sanction disciplinaire en question d’un contrôle juridictionnel.

104. À la lumière de ce qui précède, la Cour parvient à la conclusion que la sanction litigieuse infligée au requérant par l’autorité disciplinaire compétente n’a pas été examinée par un autre organe exerçant des fonctions judiciaires ou par un tribunal ordinaire. Dans ces conditions, elle considère que l’État défendeur a porté atteinte à la substance même du droit pour le requérant d’accéder à un tribunal.

105. Partant, il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention à raison de l’atteinte portée au principe de l’examen de la cause par un tribunal établi par la loi.

ii. Sur les autres griefs tirés de l’article 6

106. Le requérant soutient que la procédure devant le CSJP relative à la sanction disciplinaire litigieuse n’était pas compatible avec les exigences d’indépendance et d’impartialité. Il se plaint en outre du défaut de motivation des décisions rendues dans son affaire.

107. Le Gouvernement conteste cette thèse.

108. Eu égard à ce qui précède etcompte tenu des conclusions auxquelles elle est parvenue sur le terrain de l’article 6 § 1 de la Convention, la Cour ne décèle pas de question distincte dans ces griefs. Il n’y a donc pas lieu de les examiner séparément.

III. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 10 DE LA CONVENTION

109. Le requérant allègue une atteinte à son droit à la liberté d’expression du fait de la sanction disciplinaire qui lui a été infligée. Il invoque l’article 10 de la Convention, ainsi libellé :

« 1. Toute personne a droit à la liberté d’expression. Ce droit comprend la liberté d’opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu’il puisse y avoir ingérence d’autorités publiques et sans considération de frontière. (…)

2. L’exercice de ces libertés comportant des devoirs et des responsabilités peut être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à l’intégrité territoriale ou à la sûreté publique, à la défense de l’ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, à la protection de la réputation ou des droits d’autrui, pour empêcher la divulgation d’informations confidentielles ou pour garantir l’autorité et l’impartialité du pouvoir judiciaire. »

A. Sur la recevabilité

110. Constatant que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’il ne se heurte par ailleurs à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour le déclare recevable.

B. Sur le fond

1. Arguments des parties

a) Le requérant

111. Dans son formulaire de requête, le requérant soutient que l’ouverture d’une procédure disciplinaire contre lui pour ses déclarations faites à différentes occasions constitue une atteinte à son droit à la liberté d’expression. Il plaide que, dans les déclarations incriminées, il s’est contenté de défendre, en sa qualité de président de l’association de magistrats Yarsav, la suprématie du droit et l’indépendance de la justice

b) Le Gouvernement

112. Le Gouvernement argue que la sanction disciplinaire était fondée sur l’article 68 a) de la loi no 2802. Il estime que le requérant, en sa qualité de procureur général près la Cour de cassation, pouvait prévoir dans une mesure raisonnable que ses propos litigieux, tenus à différentes occasions, pourraient entraîner des sanctions disciplinaires.

113. Par ailleurs, il avance que la sanction disciplinaire a été infligée au requérant dans le but de garantir l’autorité et l’impartialité du pouvoir judiciaire, au sens de l’article 10 § 2 de la Convention.

114. Se référant à la jurisprudence de la Cour, le Gouvernement indique que les membres du corps judiciaire doivent agir conformément à leur devoir de réserve et éviter que leur impartialité ne soit mise en doute en raison de la nature de la fonction publique qu’ils exercent.

115. Le Gouvernement soutient que la présente espèce se distingue de l’affaire Baka (précitée). Il précise à cet égard que, dans cette affaire, le requérant concerné avait donné son avis sur les réformes législatives en cause à titre professionnel, en sa qualité de président de la Cour suprême et du Conseil national de la justice. Il dit que, en revanche, dans la présente espèce, les déclarations du requérant ayant donné lieu à l’imposition d’une sanction disciplinaire ne concernaient pas la fonction exercée par l’intéressé à l’époque des faits, à savoir celle de procureur près la Cour de cassation. Il considère par conséquent que le requérant n’a pas agi avec le privilège découlant de sa fonction de procureur général près la Cour de cassation. Il ajoute que les déclarations en cause ont été faites par le requérant en sa qualité de président de l’association de magistrats Yarsav. Or, d’après le Gouvernement, ces déclarations n’étaient pas conformes aux objectifs de l’association Yarsav, dès lors que celle-ci se définit dans son règlement comme une organisation non gouvernementale (ONG) suprapolitique, visant à la défense de l’indépendance et de l’impartialité du pouvoir judiciaire et de l’État de droit.

116. De plus, le Gouvernement attire l’attention de la Cour sur l’importance de la fonction de procureur près la Cour de cassation exercée par le requérant. Il expose que cette fonction a conféré à l’intéressé un rôle primordial au sein de la structure judiciaire. Par conséquent, le requérant aurait dû faire preuve de prudence en exprimant ses réflexions et opinions. Aux yeux du Gouvernement, le requérant se devait, en tant que magistrat de haut rang, d’user de sa liberté d’expression avec retenue, dans la mesure où ses déclarations étaient susceptibles de porter atteinte non seulement à sa propre impartialité, mais aussi à l’impartialité de l’organe judiciaire auquel il appartenait.

117. Dans la présente affaire, le Gouvernement soutient que le requérant n’a pas respecté l’obligation de réserve susmentionnée. Il renvoie à certains des agissements et déclarations retenus par le CSJP – visés en différents points de la décision adoptée par ce dernier le 19 juillet 2011 – pour l’imposition de la sanction disciplinaire au requérant : ceux cités au point 4 iii) (lors d’un meeting, le requérant avait cité les noms de magistrats assassinés et avait critiqué la réforme constitutionnelle) ; ceux cités au point 2 c) (déclarations par lesquelles le requérant avait critiqué l’enquête pénale visant un journaliste M.B., accusé d’appartenir à une organisation terroriste ; ceux cités au point 2 e) (déclarations par lesquelles le requérant avait critiqué les mesures prises contre I.S., un autre journaliste visé par les mêmes charges que son confrère) ; ceux cités au point 2 g) (déclarations par lesquelles l’intéressé avait tenu les propos suivants : « À présent, cela s’est transformé en une agression contre la science ; ils ont commencé à lancer une « bombe d’alignement » en direction du système judiciaire et de la science ; nous ne laisserons personne lancer de telles bombes ») ; ceux cités au point 3 h (concernant une visite du requérant à S.K., ancien procureur général près la Cour de cassation) ; et ceux cités au point 2 h) (lors d’un meeting, le requérant avait critiqué l’enquête menée sur l’organisation Ergenekon).

118. Le Gouvernement affirme que les discours du requérant s’apparentaient à des slogans politiques, prononcés à différentes occasions. Il ajoute que certaines des déclarations en cause concernaient des procédures judiciaires en cours. À ses yeux, l’intéressé a ainsi agi en contradiction avec son devoir de réserve et a montré qu’il ne pouvait plus exercer sa profession de magistrat de manière impartiale. Dès lors, les déclarations du requérant auraient clairement porté atteinte à la dignité et au prestige du pouvoir judiciaire.

119. Par conséquent, le Gouvernement soutient que la mesure litigieuse répondait à un besoin social impérieux et était proportionnée au but légitime poursuivi, à savoir la garantie de l’autorité et de l’impartialité du pouvoir judiciaire.

2. Appréciation de la Cour

a) Principes généraux

120. La Cour rappelle que la protection de l’article 10 de la Convention s’étend à la sphère professionnelle en général et aux fonctionnaires en particulier (Vogt c. Allemagne, 26 septembre 1995, § 53, série A no 323). La Cour a admis qu’il était légitime pour l’État d’imposer aux membres de la fonction publique, en raison de leur statut, un devoir de réserve, mais elle a dit aussi qu’il s’agissait néanmoins d’individus qui, à ce titre, bénéficiaient de la protection de l’article 10 de la Convention (ibidem, et Guja c. Moldova [GC], no 14277/04, § 70, CEDH 2008). Il revient donc à la Cour, en tenant compte des circonstances de chaque affaire, de rechercher si un juste équilibre a été respecté entre le droit fondamental de l’individu à la liberté d’expression et l’intérêt légitime d’un État démocratique à veiller à ce que sa fonction publique œuvre aux fins énoncées à l’article 10 § 2. En exerçant ce contrôle, la Cour doit tenir compte du fait que, quand la liberté d’expression des fonctionnaires se trouve en jeu, les « devoirs et responsabilités » visés à l’article 10 § 2 revêtent une importance particulière qui justifie de laisser aux autorités nationales une certaine marge d’appréciation pour juger si l’ingérence dénoncée est proportionnée au but mentionné plus haut (Baka, précité, § 162, et les références qui y sont citées).

121. La Cour rappelle ensuite que, compte tenu de la place éminente, parmi les organes de l’État, qu’occupe la magistrature dans une société démocratique, cette approche s’applique également en cas de restriction touchant la liberté d’expression d’un magistrat dans l’exercice de ses fonctions, même si les magistrats ne font pas partie de l’administration au sens strict (Albayrak c. Turquie, no 38406/97, § 42, 31 janvier 2008, et Pitkevich, décision précitée). La Cour a reconnu que l’on est en droit d’attendre des fonctionnaires du corps judiciaire qu’ils usent de leur liberté d’expression avec retenue chaque fois que l’autorité et l’impartialité du pouvoir judiciaire sont susceptibles d’être mises en cause (Baka, précité, § 164).

122. La Cour a souligné à maintes reprises le rôle particulier du pouvoir judiciaire dans la société : comme garant de la justice, valeur fondamentale dans un État de droit, celui-ci doit jouir de la confiance des citoyens pour mener à bien sa mission. C’est pourquoi, dans l’exercice de leur fonction juridictionnelle, la plus grande discrétion s’impose aux autorités judiciaires lorsqu’elles sont appelées à rendre la justice, afin de garantir leur image de juges impartiaux (Olujić,précité, § 59). Il peut donc s’avérer nécessaire de protéger cette confiance contre des attaques destructrices qui sont pour l’essentiel infondées, d’autant plus que les juges qui ont été critiqués sont soumis à un devoir de discrétion qui les empêche de répondre (Prager et Oberschlick c. Autriche, 26 avril 1995, § 34, série A no 313).

123. Parallèlement, la Cour a aussi souligné, dans des affaires concernant des juges qui se trouvaient dans une situation comparable à celle du requérant en l’espèce, que, eu égard en particulier à l’importance croissante attachée à la séparation des pouvoirs et à la nécessité de préserver l’indépendance de la justice, elle se doit d’examiner attentivement toute ingérence dans l’exercice de la liberté d’expression d’un juge se trouvant dans une telle situation. De plus, il y a lieu de rappeler que les questions concernant le fonctionnement de la justice relèvent de l’intérêt général. Or les débats sur les questions d’intérêt général bénéficient généralement d’un niveau élevé de protection au titre de l’article 10. Même si une question suscitant un débat a des implications politiques, ce simple fait n’est pas en lui-même suffisant pour empêcher un juge de prononcer une déclaration sur le sujet. Dans une société démocratique, les questions relatives à la séparation des pouvoirs peuvent concerner des sujets très importants dont le public a un intérêt légitime à être informé et qui relèvent du débat politique (Baka, précité, § 165).

124. En outre, la Cour rappelle que la crainte d’une sanction a un « effet dissuasif » sur l’exercice du droit à la liberté d’expression, en particulier à l’égard d’autres juges qui souhaiteraient participer au débat public sur des questions ayant trait à l’administration de la justice et au système judiciaire (Koudechkinac. Russie, no 29492/05, §§ 99-100, 26 février 2009). Cet effet, qui nuit à la société dans son ensemble, est aussi un facteur à prendre en compte pour apprécier la proportionnalité de la sanction ou de la mesure répressive imposées (ibidem,§ 99).

125. Comme mentionné plus haut (paragraphes 36 et 76 ci-dessus), ces considérations peuvent également s’appliquer mutatis mutandis aux procureurs en Turquie, dans la mesure où le système judiciaire turc ne fait aucune distinction fondamentale entre le statut des juges et celui des procureurs.

126. Enfin, pour évaluer la justification d’une mesure litigieuse, il faut garder à l’esprit que l’équité de la procédure et les garanties procédurales sont des facteurs à prendre en considération lorsqu’il s’agit d’apprécier la proportionnalité d’une ingérence dans l’exercice de la liberté d’expression garantie par l’article 10 (voir, mutatis mutandis,Castells c. Espagne, 23 avril 1992, §§ 47-48, série A no 236, Association Ekin c. France, no 39288/98, § 61, CEDH 2001‑VIII, Colombani et autres c. France, no 51279/99, § 66, CEDH 2002‑V, Steel et Morris c. Royaume‑Uni, no 68416/01, § 95, CEDH 2005-II, Kyprianou c. Chypre [GC], no 73797/01, §§ 171 et 181, CEDH 2005‑XIII, Mamère c. France, no 12697/03, §§ 23-24, CEDH 2006‑XIII, Koudechkina,précité, § 83, et Morice c. France [GC], no 29369/10, § 155, CEDH 2015). La Cour a déjà dit que l’absence de contrôle juridictionnel effectif pouvait justifier un constat de violation de l’article 10 (voir, en particulier, Lombardi Vallauri c. Italie, no 39128/05, §§ 45-56, 20 octobre 2009). En effet, comme elle l’a déclaré précédemment dans le contexte de cet article, « [l]a qualité de l’examen (…) judiciaire de la nécessité de la mesure (…) revêt une importance particulière à cet égard, y compris pour ce qui est de l’application de la marge d’appréciation pertinente » (Animal Defenders International c. Royaume-Uni [GC], no 48876/08, § 108, CEDH 2013).

b) Application de ces principes au cas d’espèce

i. Sur l’existence d’une ingérence

127. En ce qui concerne la portée de l’ingérence, la Cour observe que la sanction disciplinaire infligée au requérant n’avait pas directement trait au comportement professionnel de celui-ci dans le contexte de l’administration de la justice. En outre, l’infraction disciplinaire dont l’intéressé avait été reconnu coupable concernait des déclarations et des opinions que ce dernier s’était vu reprocher. La mesure incriminée portait donc essentiellement sur la liberté d’expression, et non sur l’exercice d’une fonction publique dans l’administration de la justice, dont le droit n’est pas garanti par la Convention (Koudechkina, précité, § 79). Il s’ensuit que l’article 10 s’applique en l’espèce.

La Cour considère qu’il n’est pas contesté entre les parties que la sanction disciplinaire infligée au requérant constituait une ingérence dans l’exercice du droit protégé par l’article 10 de la Convention. Elle va dès lors examiner si cette mesure était justifiée au regard du paragraphe 2 de l’article 10 de la Convention.

ii. Sur la légalité de l’ingérence

128. Le Gouvernement indique que la mesure litigieuse était fondée sur l’article 68 § 2 a) de la loi 2802 et que, par conséquent, l’ingérence était prévue par la loi. Le requérant n’a pas présenté d’observations sur ce point.

129. La Cour rappelle que les mots « prévue par la loi », au sens de l’article 10 § 2 de la Convention, non seulement veulent que la mesure incriminée ait une base en droit interne, mais aussi ont trait à la qualité de la loi en cause : ils exigent l’accessibilité de celle-ci à la personne concernée, qui, de surcroît, doit pouvoir en prévoir les conséquences pour elle, et sa compatibilité avec la prééminence du droit. La question de savoir si la première condition se trouve remplie en l’espèce ne prête pas à controverse. En effet, nul ne conteste que l’ingérence en cause – en l’occurrence l’enquête disciplinaire et la sanction disciplinaire en ayant résulté – avait une base légale, à savoir l’article 68 § 2 a) de la loi no 2802.

Reste la question de savoir si la norme juridique en question remplissait également les exigences d’accessibilité et de prévisibilité. La Cour rappelle que le niveau de précision requis de la législation interne – laquelle ne saurait parer à toute éventualité – dépend dans une large mesure du texte considéré, du domaine qu’il couvre et de la qualité de ses destinataires. Par ailleurs, une disposition légale ne se heurte pas à l’exigence qu’implique la notion « prévue par la loi » du simple fait qu’elle se prête à plus d’une interprétation. Enfin, il incombe au premier chef aux autorités nationales d’interpréter et d’appliquer le droit interne (Vogt, précité, § 48).

130. En l’occurrence, la Cour observe d’emblée que les termes employés à l’article 68 § 2 a) de la loi no 2802, tels que « la dignité » et « l’honneur de la profession », ainsi que «la dignité et considération personnelle », revêtent un caractère général, se prêtant à plusieurs interprétations. Il convient également de souligner que le Gouvernement n’a cité aucune jurisprudence du CSJP concernant la définition des notions mentionnées dans cette disposition. Toutefois, s’agissant des normes relatives aux comportements des membres du corps judiciaire, il convient d’adopter une approche raisonnable pour apprécier la précision des dispositions applicables (voir, mutatis mutandis, Oleksandr Volkov, précité, § 178). En conséquence, la Cour est disposée à partir de l’hypothèse que l’ingérence en cause était prévue par la loi.

iii. Sur l’existence d’un but légitime

131. La Cour observe que, dans la présente affaire, le Gouvernement justifie essentiellement l’enquête et la sanction qu’elle a entraînée par le devoir de réserve et de retenue des magistrats.

La Cour relève qu’un certain nombre d’États contractants soumettent les membres de la fonction publique ou les magistrats à une obligation de retenue. En l’espèce, cette obligation faite aux magistrats repose sur la volonté de préserver leur indépendance tout comme l’autorité de leurs décisions. Pour la Cour, on peut donc considérer que l’ingérence qui en a résulté poursuivait au moins un des buts reconnus comme légitimes par la Convention, en l’occurrence la garantie de l’autorité et de l’impartialité du pouvoir judiciaire.

iv. Sur la nécessité de l’ingérence dans une société démocratique

132. Pour apprécier si la mesure prise par les autorités nationales en réaction aux actes du requérant répondait à un « besoin social impérieux » et était « proportionnée au but légitime poursuivi », la Cour doit l’examiner à la lumière de l’ensemble de l’affaire. Elle attachera une importance particulière à la fonction occupée par le requérant – procureur à l’époque des faits, puis juge –, à la teneur des textes litigieux et aux circonstances dans lesquelles ceux-ci ont été divulgués, ainsi qu’au processus décisionnel ayant abouti à la mesure litigieuse.

1) Sur la fonction occupée par le requérant

133. La Cour observe qu’à l’époque des faits le requérant était membre du parquet général près la Cour de cassation. Il ne fait pas de doute que ce statut spécifique – dont bénéficiait le requérant dans le système juridique national – conférait à l’intéressé un rôle primordial au sein du corps judiciaire dans l’administration de la justice. Ce rôle lui assignait un devoir de garant des libertés individuelles et de l’État de droit, par sa contribution au bon fonctionnement de la justice et ainsi à la confiance du public en celle-ci (Kayasu c. Turquie, nos 64119/00 et 76292/01, § 91, 13 novembre 2008).

134. D’autre part, il ne faut pas perdre de vue que, à l’époque des faits, le requérant était également le président de l’association Yarsav, agissant pour la défense des intérêts des membres du corps judiciaire et du principe de l’État de droit. Il convient de souligner que, devant le CSJP, le requérant avait déclaré avoir fait les déclarations litigieuses en sa qualité de président de cette association. À cet égard, la Cour a admis que, lorsqu’une ONG appelle l’attention de l’opinion sur des sujets d’intérêt public, elle exerce un rôle de chien de garde public semblable par son importance à celui de la presse (Animal Defenders International, précité, § 103) et elle peut donc être qualifiée de « chien de garde » social, fonction qui justifie qu’elle bénéficie en vertu de la Convention d’une protection similaire à celle accordée à la presse (ibidem, et Magyar Helsinki Bizottság c. Hongrie [GC], no 18030/11, § 166, 8 novembre 2016). La Cour a reconnu l’apport important de la société civile au débat sur les affaires publiques (voir, par exemple, Steel et Morris, précité, § 89, et Magyar Helsinki Bizottság, précité, § 166). Par conséquent, le requérant avait non seulement le droit mais encore le devoir, en tant que président de cette association légale, qui continuait à mener ses activités librement, de formuler un avis sur les questions concernant le fonctionnement de la justice. Comme il a été précisé ci-avant (paragraphe 123 ci-dessus), même si ces questions ont des implications politiques, ce simple fait n’est pas en lui‑même suffisant pour empêcher un juge de prononcer une déclaration sur ce sujet (Baka, précité, § 165).

135. Par conséquent, la Cour observe que, d’une part, le requérant était tenu de respecter le devoir de réserve inhérent à sa fonction de magistrat et que, d’autre part, il assumait, en tant que président d’une association regroupant des magistrats, le rôle d’acteur de la société civile. Ainsi, l’intéressé avait le rôle et le devoir de donner son avis sur les réformes législatives susceptibles d’avoir une incidence sur les tribunaux et sur l’indépendance de la justice. La Cour renvoie à cet égard aux instruments du Conseil de l’Europe, qui reconnaissent qu’il appartient à chaque magistratde promouvoir et de préserver l’indépendance du pouvoir judiciaire et qu’il convient de consulter et d’impliquer les juges et les tribunaux lors de l’élaboration des dispositions législatives concernant leur statut et, plus généralement, le fonctionnement de la justice (voir le paragraphe 45 ci‑dessus, et, en ce qui concerne les textes internationaux pertinents, Baka, précité, §§ 72-73 et 82‑86).

2) Sur la teneur des déclarations litigieuses

136. La Cour relève que le requérant a fait plusieurs déclarations à diverses occasions sur différents sujets. Elle rappelle qu’en principe la plus grande discrétion s’impose aux autorités judiciaires lorsqu’elles sont appelées à juger, afin de garantir leur image de juridictions impartiales. Cette discrétion doit les amener à ne pas avoir recours à la presse, même pour répondre à des provocations. Ainsi le veulent les impératifs supérieurs de la justice et la grandeur de la fonction judiciaire (Poyraz c. Turquie, no 15966/06, § 69, 7 décembre 2010). Les juges doivent également faire preuve de retenue lorsqu’ils expriment des critiques à l’endroit de collègues fonctionnaires, en particulier d’autres juges (Di Giovanni, précité, §§ 80-83 et Simić c. Bosnie-Herzégovine (déc.),no 75255/10, 15 novembre 2016).

137. La Cour observe qu’en l’occurrence le CSJP a décidé d’infliger une sanction disciplinaire au requérant principalement pour trois séries de déclarations, mentionnées en différents points de sa décision du 19 juillet 2011. Pour les besoins de la présente espèce, elle examinera ces déclarations séparément. Elle ne tiendra toutefois pas compte de ceux cités au point 3 h) (concernant une visite du requérant à S.K., ancien procureur général près la Cour de cassation), bien que le Gouvernement y ait fait référence dans ses observations (paragraphe 117 ci-dessus), puisqu’ils ont été écartés par l’assemblée plénière du CSJP (paragraphe 18 ci-dessus).

‒ Première série de déclarations

138. La Cour observe que la première série de déclarations consistait plutôt en des critiques de certaines mesures prises lors de l’instruction pénale menée contre l’organisation dénommée Ergenekon. Il ressort des déclarations en cause que le requérant s’interrogeait notamment sur la manière dont ces mesures avaient été appliquées. Lors d’une visite auprès d’un quotidien, l’intéressé avait également critiqué la manière dont la déposition d’un journaliste y travaillant avait été recueillie (point 2 c)). Dans ses propos tenus lors d’une émission télévisée, il avait rappelé les conditions légales de placement en garde à vue, en citant le cas d’une personne âgée de quatre-vingt-onze ans, et avait critiqué les déclarations faites par des hommes politiques sur une affaire en cours (point 2 d)). Il en va de même quant aux déclarations faites par le requérant le 23 mars 2008 (point 2 e)) : celui-ci avait non seulement critiqué le placement en garde à vue, en pleine nuit, d’un journaliste qui, à ses dires, était âgé et malade, mais avait aussi dénoncé les pressions qui, selon lui, étaient exercées par des hommes politiques sur une affaire en cours. Concernant, enfin, deux déclarations faites par l’intéressé lors d’une manifestation et d’une table ronde, il s’agissait plutôt d’une mise en garde adressée au pouvoir exécutif et d’une défense de l’indépendance du pouvoir judiciaire.

139. La Cour relève d’emblée que les critiques du requérant étaient dirigées principalement contre les mesures préventives prises lors de l’enquête pénale menée dans le cadre d’une affaire très médiatisée, et non contre l’action pénale en tant que telle. La réalité des mesures critiquées par le requérant n’a pas été contestée par le Gouvernement. Par conséquent, ces critiques avaient un fondement factuel et elles doivent donc être considérées comme des constatations de fait qui, dans le contexte donné, étaient indissociables des opinions exprimées par l’intéressé dans ses déclarations. Certes, ce dernier était membre du parquet général près la Cour de cassation et il exerçait la fonction de procureur. Eu égard à la circonstance que le requérant était à l’époque un magistrat de haut rang, la Cour doit tenir compte du fait que, quand la liberté d’expression de personnes occupant une telle position se trouve en jeu, les « droits et responsabilités » visés à l’article 10 § 2 de la Convention revêtent une importance particulière : en effet, on est en droit d’attendre des fonctionnaires de l’ordre judiciaire qu’ils usent de leur liberté d’expression avec retenue chaque fois que l’autorité et l’impartialité du pouvoir judiciaire sont susceptibles d’être mises en cause (Wille c. Liechtenstein [GC], no 28396/95, § 64, CEDH 1999‑VII). La Cour rappelle que le devoir de discrétion des magistrats exige que la diffusion d’informations, même exactes, soit effectuée avec modération et correction (Guja, précité, § 75 et Wille, précité, §§ 64 et 67). Par conséquent, il convient de rechercher si les opinions exprimées par le requérant fondées sur une base factuelle étaient néanmoins excessives au regard de son statut de magistrat.

140. La Cour observe que le requérant a formulé publiquement des critiques sur une affaire pénale très médiatisée et en cours. Certes, par ses déclarations, l’intéressé faisait état d’une situation inquiétante relativement à la mise en application de certaines mesures d’enquête. En outre, il soutenait que le pouvoir judiciaire était soumis à des pressions de la part du gouvernement (comparer avec Kayasu, précité, § 101). Il s’agissait sans nul doute d’une question d’intérêt public très importante, qui devait être ouverte au libre débat dans une société démocratique (comparer avec Koudechkina, précité, § 94). En outre, la Cour ne voit aucune raison de penser que le requérant était motivé par le désir de tirer un avantage personnel de son acte, qu’il nourrissait un grief personnel, ou qu’il était mû par une quelconque autre intention cachée. Dès lors, l’on peut accepter que le requérant était bien animé des intentions indiquées par lui et qu’il a agi de bonne foi. Cependant, même si la Cour juge important le fait que le requérant n’exerçait aucune fonction dans la conduite de l’enquête ou l’action pénale en question, il ne faut pas perdre de vue que ses propos concernaient également des critiques relatives au traitement judiciaire d’une affaire en cours. Vu sous cet angle et eu égard aux principes relatifs au droit de réserve des magistrats (paragraphes 120-121 ci-dessus), elle accorde également du poids aux raisons avancées par le Gouvernement pour justifier l’atteinte au droit du requérant à la liberté d’expression, qui peuvent être tenues pour pertinentes s’agissant de cette série de déclarations.

‒ Deuxième série de déclarations

141. Pour ce qui est de la deuxième série de déclarations, elle avait trait principalement à des propos du requérant sur les différents aspects d’une action pénale engagée contre un journaliste turc d’origine arménienne (M. Dink, assassiné en 2007 ; voir Dink c. Turquie, nos 2668/07 et 4 autres, 14 septembre 2010). En effet, dans ces déclarations, le requérant avait critiqué le libellé de l’article 301 du CP et la manière dont l’affaire susmentionnée avait été jugée par les juridictions nationales, en précisant que, en sa qualité de procureur près la Cour de cassation, il était d’avis que l’infraction reprochée à ce journaliste n’avait pas été commise (point 3 c-e).

142. La Cour observe que ces déclarations ont été jugées par le CSJP comme un manquement au devoir d’impartialité. Or il y a lieu de noter que les propos du requérant concernaient une affaire déjà tranchée. La Cour relève que, certes, l’intéressé a ouvertement critiqué l’article 301 du CP et l’attitude des juridictions nationales quant aux actions pénales relatives à cette disposition. Il convient cependant de rappeler que les affaires ayant trait à cette disposition ont donné lieu à des arrêts de violation devant la Cour (Dink, précité, et AltuğTanerAkçam c. Turquie, no 27520/07, 25 octobre 2011). Il importe de noter que, dans l’arrêt AltuğTanerAkçam(précité, § 95), la Cour a notamment conclu que l’article 301 du CP ne répondait pas à la « qualité de loi », au motif que ses termes inacceptables, car trop larges, avaient pour conséquence un manque de prévisibilité quant à ses effets. La Cour ne voit dès lors pas comment les critiques en cause peuvent être vues comme un agissement ou une déclaration portant atteinte à la dignité de la profession du requérant.

143. La présente espèce se distingue aussi d’autres affaires dans lesquelles étaient en jeu la confiance du public dans la justice et la nécessité de protéger cette confiance contre des attaques destructives (Di Giovanni, précité, § 81, et Koudechkina, précité, § 86). Le Gouvernement s’est prévalu de la nécessité de garantir l’autorité et l’impartialité du pouvoir judiciaire ; cependant, les opinions et les déclarations exprimées publiquement par le requérant ne contenaient pas d’attaques contre d’autres membres du système judiciaire (comparer avec Di Giovanni et Poyraz, arrêts précités), et elles ne concernaient pas non plus des critiques relatives au traitement judiciaire d’une affaire en cours (Koudechkina, précité, § 94).

144. La Cour constate, au contraire, que le requérant a exprimé son avis et ses critiques sur une disposition touchant à la liberté d’expression. Dès lors, elle considère que ses déclarations relevaient manifestement d’un débat sur des questions d’intérêt général. Il en résulte que la liberté d’expression du requérant devait bénéficier d’un niveau élevé de protection et que toute ingérence dans l’exercice de cette liberté devait faire l’objet d’un contrôle strict, allant de pair avec une marge d’appréciation restreinte des autorités de l’État défendeur (voir, mutatis mutandis, Previti c. Italie (déc.), no 45291/06, § 253, 8 décembre 2009).

‒ – Troisième série de déclarations

145. Pour ce qui est de la troisième série de déclarations, la Cour observe qu’il était question de déclarations sur certains sujets d’actualité. Plus précisément, ces dernières consistaient en la critique : de l’attitude du président de la République vis‑à-vis des institutions internationales ; des déclarations du président des affaires religieuses sur des décisions judiciaires relatives au cours de religion obligatoire ; de la réforme constitutionnelle (dans ses déclarations, le requérant avait cité les noms de magistrats assassinés dans l’exercice de leurs fonctions) ; et de la nomination de l’ancien secrétaire au ministère de la Justice en tant que ministre de la Justice pendant la période électorale. Ces déclarations comprenaient aussi une prise de position sur le port du foulard islamique par l’épouse du président de la République, sur l’importance de la séparation des pouvoirs et du principe de laïcité, ainsi que sur les discours des hommes politiques visant les tribunaux et le système judiciaire en général (point 4 a) i-viii).

146. La Cour note que cette série de déclarations a été jugée incompatible non seulement avec la profession de magistrat mais aussi avec le but de l’association dont le requérant était président.

147. La Cour observe que certaines des déclarations en cause – à savoir la critique des déclarations du président des affaires religieuses sur des décisions judiciaires relatives au cours de religion obligatoire, celle de la réforme constitutionnelle, celle de la nomination de l’ancien secrétaire au ministère de la Justice en tant que ministre de la Justice pendant la période électorale, le rappel de l’importance de la séparation des pouvoirs et du principe de laïcité, et la prise de position sur les discours des hommes politiques visant les tribunaux et le système judiciaire en général – concernaient en grande partie des problèmes touchant au système judiciaire. À ce sujet, la Cour ne peut que réitérer les considérations exprimées ci‑avant, selon lesquelles il s’agissait de déclarations relevant manifestement d’un débat sur des questions d’intérêt général et appelant un niveau élevé de protection de la liberté d’expression du requérant.

148. Certes, certaines de ces déclarations portaient sur des sujets d’actualité qui n’étaient pas directement pertinents pour des questions concernant le système judiciaire. À cet égard, il convient de souligner qu’il importe que, même si leur participation au débat public sur les grands problèmes de société ne peut être écartée, les membres du corps judiciaire s’abstiennent au moins de faire des déclarations politiques de nature à compromettre leur indépendance et à porter atteinte à leur image d’impartialité. Cela étant, en l’espèce, la Cour observe que, dans sa décision au fond, le CSJM n’a procédé à aucune distinction entre les déclarations du requérant portant directement sur le système judiciaire et celles étrangères aux questions y afférentes. En outre, elle estime qu’il aurait fallu tenir compte du fait que le requérant s’était également exprimé en sa qualité de président d’une association regroupant des magistrats. Même si des réserves peuvent être émises pour ce qui est des déclarations politiques émanant des membres du corps judiciaire, force est de constater que, dans sa décision du 19 juillet 2011, le CSJP n’a pas expliqué en quoi les déclarations politiques litigieuses étaient de nature à porter atteinte à « la dignité et à l’honneur de la profession » et à faire perdre au requérant « la dignité et considération personnelle » (point 4). En effet, seule une minorité des déclarations en cause ne concernait pas directement le système judiciaire et ces déclarations ne contenaient pas des attaques gratuites contre des hommes politiques ou d’autres membres du système judiciaire. Dans la décision du CSJP, la Cour ne voit aucun motif suffisant pour justifier la conclusion selon laquelle, par ses déclarations, le requérant avait porté atteinte à la dignité et à l’honneur de la profession de magistrat (voir, a contrario,Simić, décision précitée, §§ 35-36).

γ) Sur les garanties procédurales

149. La Cour rappelle sa conclusion au regard de l’article 6 de la Convention la sanction disciplinaire en question n’a pas fait l’objet d’un contrôle juridictionnel par un tribunal appartenant à l’ordre juridique de l’État défendeur (paragraphe 105 ci-dessus). En effet, il ressort de l’article 159 de la Constitution que les sanctions disciplinaires infligées aux magistrats échappent au contrôle juridictionnel, à l’exception des sanctions de révocation.

150. Or il y a lieu de souligner que la mission du pouvoir judiciaire dans un État démocratique est de garantir l’existence même de l’État de droit. Lorsqu’une procédure disciplinaire est engagée contre un juge, il y va de la confiance du public dans le fonctionnement du pouvoir judiciaire. La Cour est d’avis que tout magistrat qui fait l’objet d’une procédure disciplinaire doit disposer de garanties contre l’arbitraire. L’intéressé doit notamment avoir la possibilité de faire contrôler la mesure litigieuse par un organe indépendant et impartial, habilité à se pencher sur toutes les questions de fait et de droit pertinentes, pour statuer sur la légalité de la mesure et sanctionner un éventuel abus des autorités. Devant cet organe de contrôle, le magistrat concerné doit bénéficier d’une procédure contradictoire afin de pouvoir présenter son point de vue et réfuter les arguments des autorités (paragraphe 124 ci-dessus ; pour un récapitulatif des principes pertinents, voir Ramos Nunes de Carvalho e Sá, précité, §§ 176-186).

151. En outre, il convient d’observer que, dans la présente affaire, le CSJP a rendu sa décision sans se soucier de répondre aux arguments du requérant, qui se prévalait de la protection de l’article 10 de la Convention. À cet égard, bien que les considérations du Gouvernement relatives au devoir de réserve des magistrats puissent être jugées pertinentes en l’espèce, la Cour constate que le CSJP n’a procédé à aucun exercice de mise en balance quant au droit du requérant à la liberté d’expression de façon adéquate, conformément aux critères pertinents susmentionnés. Dans ces conditions, la Cour n’est pas convaincue que des motifs suffisants ont été avancés en l’espèce pour justifier la mesure litigieuse. Qui plus est, les mêmes lacunes et l’absence de tout contrôle juridictionnel empêchent la Cour d’exercer effectivement son contrôle européen sur la question de savoir si les autorités nationales ont appliqué les normes établies dans sa jurisprudence concernant la mise en balance des différents intérêts en jeu.

δ) Conclusion

152. À la lumière de ce qui précède, la Cour conclut que les considérations du Gouvernement relatives au devoir de réserve des magistrats étaient pertinentes, notamment en ce qui concerne les première et troisième séries de déclarations en question. Cependant, eu égard notamment au fait que le processus décisionnel suivi en l’occurrence était très lacunaire et n’offrait pas les garanties indispensables au statut du requérant comme magistrat et président d’une association de magistrats, elle estime que les restrictions litigieuses apportées à l’exercice par le requérant du droit à la liberté d’expression protégé par l’article 10 de la Convention ne s’accompagnaient pas de garanties effectives et adéquates contre les abus (voir, dans le même sens, Baka, précité, § 174).

153. À la lumière de ce qui précède, la Cour conclut qu’il y a eu violation de l’article 10 de la Convention.

IV. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 8 DE LA CONVENTION

154. Le requérant soutient que la non-destruction des enregistrements des écoutes téléphoniques était illégale. Il dit à cet égard que ces enregistrements ont été conservés dans le dossier et que leurs copies ont été détruites. Il soutient également que ces enregistrements ont été divulgués à la presse et qu’il avait été transféré en dehors d’Ankara à la suite de l’imposition d’une sanction sans voir respecter ses garanties liées à son statut de magistrat ou ses exigences familiales. Il invoque l’article 8 de la Convention, qui est ainsi libellé :

« 1. Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de sa correspondance.

2. Il ne peut y avoir ingérence d’une autorité publique dans l’exercice de ce droit que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu’elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire à la sécurité nationale, à la sûreté publique, au bien‑être économique du pays, à la défense de l’ordre et à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d’autrui. »

155. Le Gouvernement soutient que l’essence du grief du requérant tiré de l’article 8 de la Convention concerne une prétendue violation du droit au respect de la vie privée à raison de l’utilisation, dans le cadre de l’enquête disciplinaire, des enregistrements des conversations téléphoniques de l’intéressé, qui avait été mis sur écoute pendant l’enquête pénale. Il estime, en premier lieu, que le requérant n’a pas la qualité de victime au sens de l’article 34 de la Convention. À cet égard, il indique ce qui suit : même si, dans sa décision du 19 juillet 2011, la seconde chambre du CSJP s’est basée, entre autres, sur les enregistrements des écoutes téléphoniques, l’assemblée plénière du CSJP a réexaminé les charges portées contre le requérant à la suite d’une objection de celui-ci ; dans sa décision, cette dernière formation a jugé que le contenu des conversations téléphoniques n’était pas de nature et de gravité à justifier l’infliction d’une sanction disciplinaire et, en conséquence, elle a décidé de ne pas imposer une telle sanction au requérant pour les actes fondés sur les écoutes téléphoniques. Le Gouvernement considère, en second lieu, que l’intéressé n’a pas épuisé les voies de recours internes. À ses yeux, le requérant aurait pu introduire une action en réparation des dommages prétendument subis à raison des écoutes téléphoniques en question.

156. Le requérant n’a pas formulé d’observations sur ces points.

157. La Cour note d’emblée que le requérant ne se plaint pas explicitement de la surveillance de ses communications téléphoniques ni de la législation applicable en la matière. Pour autant que le grief du requérant peut être compris comme visant l’imposition d’une sanction disciplinaire à raison de l’utilisation, selon lui irrégulière, des enregistrements des écoutes téléphoniques et les conséquences de cette mesure, il convient de souligner qu’il ressort de la décision du 6 juin 2012 adoptée par l’assemblée plénière du CSJP que ces enregistrements n’ont pas donné lieu à l’imposition d’une sanction disciplinaire à son égard (paragraphe 18 ci-dessus). Par ailleurs, s’agissant de l’allégation du requérant selon laquelle ces enregistrements ont été divulgués à la presse, la Cour observe que l’intéressé n’a fourni aucun élément de nature à étayer ce grief. Il en va de même pour ce qui est des conséquences alléguées de ladite mesure. La Cour estime toutefois que, dans les circonstances de la présente affaire, il n’est pas nécessaire de s’attarder sur cette partie du grief pour le motif suivant.

158. La Cour observe, à la lecture du formulaire de requête, que le requérant a formulé son grief tiré de l’article 8 de la Convention de manière assez générale. En effet, l’intéressé soutient que la non‑destruction des enregistrements des écoutes téléphoniques était illégale. La Cour note que, dans ses observations sur la recevabilité et sur le fond de la requête, le Gouvernement a précisé que : « l’essence du grief du requérant porte sur une violation alléguée [du droit au respect de la] vie privée du requérant en raison du fait que les enregistrements de ses conversations téléphoniques, [réalisés lors de l’enquête pénale], ont été utilisés dans le cadre de l’enquête administrative ».

159. À la lumière des critères développés dans sa jurisprudence sur la notion de grief (Radomilja et autres c. Croatie ([GC], nos 37685/10 et 22768/12, §§ 110-127, 20 mars 2018), la Cour peut admettre que le grief du requérant concerne également l’utilisation des enregistrements de ses conversations téléphoniques, réalisés lors de l’enquête pénale, en dehors du but pour lequel les données obtenues avaient été collectées. Pour ce faire, elle tient compte non seulement de la manière dont ce grief a été présenté dans le formulaire de la requête et des faits dénoncés (ibidem, § 120), mais également de la qualification donnée par le Gouvernement à ce grief.

160. Par conséquent, pour autant que le grief du requérant peut se comprendre comme visant l’utilisation, dans le cadre de l’enquête disciplinaire, des enregistrements de ses conversations téléphoniques, réalisés pendant l’enquête pénale, et des données obtenues par ce biais, la Cour rappelle que la présente affaire est similaire à l’affaire Karabeyoğlu, précitée. Dans cette affaire, s’agissant de la voie d’indemnisation évoquée par le Gouvernement, elle rappelle avoir rejeté une exception similaire tirée du non-épuisement des voies de recours internes (ibidem, § 60) et avoir conclu que la mise sur écoute des lignes téléphoniques du requérant avait constitué une « ingérence d’une autorité publique » au sens de l’article 8 § 2 de la Convention (ibidem, § 76). Partant, la Cour rejette, en l’espèce, les exceptions du Gouvernement tirées du non‑épuisement des voies de recours internes et de l’absence de qualité de victime du requérant. Constatant en outre que cette partie du grief n’est pas manifestement mal fondée au sens de l’article 35 § 3 de la Convention et qu’elle ne se heurte par ailleurs à aucun motif d’irrecevabilité, elle la déclare recevable.

161. Pour ce qui est du fond de ce grief, la Cour rappelle que, toujours dans l’affaire Karabeyoğlu, précitée, elle a conclu à la violation de l’article 8 de la Convention, en considérant que les éléments obtenus par l’interception de communications téléphoniques dans le cadre d’une procédure pénale avaient été utilisés aux fins de l’enquête disciplinaire et que cette ingérence n’était pas « prévue par la loi », au sens de l’article 8 § 2 de la Convention (ibidem, § 119). Ayant examiné la présente affaire à la lumière des principes définis dans sa jurisprudence susmentionnée, la Cour considère que le Gouvernement n’a fourni aucun fait ni argument pouvant mener à une conclusion différente en l’occurrence. En effet, elle observe en l’espèce que, si, selon une lettre du 31 décembre 2009, le procureur de la République d’Istanbul chargé de l’enquête a adressé au requérant une note d’information sur le non-lieu et sur la destruction des éléments recueillis lors de la surveillance (paragraphe 33 ci-dessus), une copie de ces éléments est sans conteste restée entre les mains des inspecteurs judiciaires, qui ont utilisé ces données dans le cadre de l’enquête disciplinaire ouverte contre l’intéressé. Comme la Cour l’a observé dans l’affaire précitée, l’utilisation de ces données en dehors du but pour lequel celles-ci avaient été collectées n’était pas conforme à la législation nationale (ibidem, § 117).

Partant, la Cour conclut à la violation de l’article 8 de la Convention quant à l’utilisation, dans le cadre de l’enquête disciplinaire menée contre le requérant, des renseignements obtenus par le biais de sa mise sur écoute téléphonique.

V. SUR LES AUTRES GRIEFS

162. Sur le terrain de l’article 13 de la Convention, le requérant se plaint de l’absence de contrôle juridictionnel sur la procédure disciplinaire. Sur le terrain de l’article 14, le requérant se plaint que les investigations pénale (soldée par un non-lieu) et disciplinaire aient été menées en raison de sa qualité de président de l’association de magistrats Yarsav.

A. Sur l’article 13 de la Convention

163. Sur le terrain de l’article 13 de la Convention, la Cour observe que le requérant se plaint de l’absence de contrôle juridictionnel sur la procédure disciplinaire. Elle note tout d’abord que ce grief se confond avec celui que le requérant tire de l’article 6 § 1. De toute manière, elle rappelle que l’article 6 constitue une lexspecialis par rapport à l’article 13, les exigences du second se trouvant comprises dans celles, plus strictes, du premier (voir, par exemple, Baka, précité, § 181). Compte tenu des conclusions auxquelles elle est parvenue sur le terrain de l’article 6 § 1 de la Convention (paragraphe 105 ci-dessus), elle juge que le grief tiré de l’article 13 ne soulève pas de question distincte (voir, par exemple, Oleksandr Volkov, précité, § 189).

En conséquence, la Cour conclut qu’il n’y a pas lieu d’examiner séparément la recevabilité ni le bien-fondé du grief tiré de l’article 13 de la Convention combiné avec l’article 10.

B. Sur l’article 14 de la Convention

164. Sur le terrain de cette disposition, le requérant se plaint que les investigations pénale (soldée par un non-lieu) et disciplinaire aient été menées en raison de sa qualité de président de l’association de magistrats Yarsav.

Or, la Cour ne voit aucun élément donnant à penser que les poursuites dirigées contre le requérant aient été engagées en tout ou en partie pour un motif discriminatoire visé par cette disposition. Elle constate par ailleurs que le requérant n’est pas en mesure de fournir une quelconque explication à l’appui de ses allégations.

Il s’ensuit que ce grief est manifestement mal fondé et qu’il doit être rejeté, en application de l’article 35 §§ 3 a) et 4 de la Convention.

VI. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

165. Aux termes de l’article 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

166. La Cour note que le requérant a indiqué dans son formulaire de requête qu’il souhaitait obtenir une réparation pécuniaire au titre du préjudice moral qu’il estimait avoir subi pour les violations de la Convention

167. La Cour rappelle que, dans la lettre qu’elle a adressée au représentant du requérant au stade de la communication, elle a clairement précisé que l’indication, donnée à un stade antérieur de la procédure, des souhaits du requérant au titre de la satisfaction équitable ne compense pas l’omission de formuler une « demande » à cet effet dans les observations. Par conséquent, à la lumière des principes généraux applicables en l’occurrence, cités dans l’arrêt Nagmetov c. Russie ([GC], no 35589/08, §§ 57-61, 30 mars 2017), et de sa pratique établie en la matière, elle estime que l’indication d’un souhait du requérant d’obtenir une éventuelle réparation pécuniaire au stade initial et non contentieux de la procédure devant elle ne s’analyse pas en une « demande » au sens de l’article 60 de son règlement. De plus, elle note qu’il n’est pas contesté qu’aucune « demande » de satisfaction équitable n’a été formulée au stade de la communication, dans le cadre de la procédure devant la chambre depuis 2019. Partant, il n’y a pas lieu d’octroyer de somme à ce titre au requérant.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1. Déclare les griefs concernant les articles 6 § 1, 8 et 10 de la Convention recevables ;

2. Déclare le grief concernant 14 de la Convention irrecevable ;

3. Dit qu’il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention relativement au droit à un tribunal ;

4. Dit qu’il n’y a pas lieu d’examiner les autres griefs formulés sur le terrain de l’article 6 § 1 de la Convention ;

5. Dit qu’il y a eu violation de l’article 10 de la Convention ;

6. Dit qu’il y a eu violation de l’article 8 de la Convention ;

7. Dit qu’il n’y a pas lieu d’examiner séparément la recevabilité ni le bien‑fondé du grief tiré de l’article 13 de la Convention ;

8. Rejette la demande de satisfaction équitable.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 9 mars 2021, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

Stanley Naismith                            Jon Fridrik Kjølbro
Greffier                                                Président

Dernière mise à jour le mars 9, 2021 par loisdumonde

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