AFFAIRE CARAMAN c. RÉPUBLIQUE DE MOLDOVA (Cour européenne des droits de l’homme) Requête no 49937/08

INTRODUCTION. L’affaire porte sur la motivation alléguée insuffisante des décisions rendues par les juridictions civiles. Elle soulève notamment des questions sur le terrain de l’article 6 § 1 de la Convention.

DEUXIÈME SECTION
AFFAIRE CARAMAN c. RÉPUBLIQUE DE MOLDOVA
(Requête no 49937/08)
ARRÊT
STRASBOURG
16 février 2021

Cet arrêt est définitif. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Caraman c. République de Moldova,

La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en un comité composé de :

Branko Lubarda, président,
Valeriu Griţco,
Pauliine Koskelo, juges,
et de Hasan Bakırcı, greffier adjointde section,

Vu :

la requête (no 49937/08) dirigée contre la République de Moldova et dont deux ressortissants de cet État, Mme Valentina Caraman et M. Leustin Caraman (« les requérants ») ont saisi la Cour en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention ») le 26 août 2008,

la décision de porter la requête à la connaissance du gouvernement moldave (« le Gouvernement »),

les observations des parties,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 26 janvier 2021,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

INTRODUCTION

1. L’affaire porte sur la motivation alléguée insuffisante des décisions rendues par les juridictions civiles. Elle soulève notamment des questions sur le terrain de l’article 6 § 1 de la Convention.

EN FAIT

2. Les requérants sont nés en 1948 et résident à Chișinău. Ils sont représentés par Me V. Gandrabur, avocat.

3. Le Gouvernement a été représenté par son agent, M. L. Apostol.

4. En 1990, les autorités locales de Chișinău attribuèrent aux requérants un logement social et leur délivra un bon d’attribution (bon de repartiție) en vertu duquel ils pouvaient s’y installer.

5. Par une décision du 15 octobre 1998, la mairie de Chișinău leur attribua un autre logement social et abrogea la décision de 1990. Par la suite, les intéressés se virent délivrer un bon d’attribution pour le nouveau logement.

6. Le 23 mars 2000, le conseil municipal de Chișinău annula la décision de 1998 au motif que, en mai 1998, le second logement avait déjà été transmis dans la propriété de la banque V.

7. En 2001, un particulier, S., acquit la propriété du premier logement.

8. Le 23 janvier 2002, la mairie de Chișinău intenta une action à l’encontre des requérants et de S. aux fins d’obtenir l’annulation du second bon d’attribution, l’expulsion des requérants du second logement, et l’annulation du droit de propriété de S. sur le premier logement ainsi que son expulsion de ce logement en vue d’y installer les requérants.

9. Par la suite, la banque V. engagea elle aussi une action en expulsion des requérants du second logement. Quant à lui, S. introduisit une action reconventionnelle en annulation du premier bon de répartition, arguant qu’il était un acquéreur de bonne foi.

10. Par un jugement du 17 juillet 2006, le tribunal de Rîșcani (Chișinău) accueillit partiellement l’action de la mairie, annula le second bon d’attribution et expulsa les requérants du second logement. En même temps, il confirma le droit de propriété de S. sur le premier logement et refusa de l’expulser. Enfin, le tribunal accueillit intégralement l’action de S. et annula le premier bon d’attribution.

11. Les requérants interjetèrent appel. Ils arguaient que l’action de la mairie était tardive au motif du non-respect du délai de trois ans, prévu à l’article 51 du code des logements. Ils soutenaient également que, en application de l’article 104 § 2 de ce code, ils pouvaient être expulsés seulement si un logement alternatif leur était fourni.

12. Par un arrêt du 21 juin 2007, la cour d’appel de Chișinău rejeta l’appel comme mal fondé. Elle ne se prononça pas sur l’exception de tardivité soulevée par les requérants. Elle considéra que l’article 104 § 2 du code des logements ne pouvait pas être appliqué en l’espèce au motif que le premier logement n’était pas disponible et que les autorités locales ne disposaient pas d’un logement alternatif.

13. Les requérants formèrent un recours dans lequel ils réitérèrent leurs arguments.

14. Le 27 février 2008, la Cour suprême de justice fit siennes les conclusions des instances inférieures et confirma leurs décisions.

LE CADRE JURIDIQUE ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS

15. Les dispositions pertinentes en l’espèce du code des logements de la République soviétique socialiste moldave du 3 juin 1983, en vigueur jusqu’au 29 novembre 2015, se lisaient comme suit :

Article 50. Le bon d’attribution du logement

« En vertu de la décision d’attribuer le logement (…), [l’autorité locale] délivre au citoyen le bon d’attribution, qui est l’unique fondement pour l’installation dans le logement alloué. (…) »

Article 51. Les motifs et la procédure d’annulation du bon d’attribution

« (…)

Le bon d’attribution peut être déclaré nul dans les trois ans à partir de la date de sa délivrance. (…) »

Article 104. Les conséquences de l’annulation d’un bon d’attribution

« 1. Lorsque le bon d’attribution est déclaré nul en raison des actions illégales des personnes qui en bénéficient, elles doivent être expulsées sans leur fournir un autre logement. (…)

2. Lorsque le bon d’attribution est déclaré nul pour d’autres motifs, les personnes inscrites sur ce bon doivent être expulsées avec l’attribution du logement occupé antérieurement ou d’un autre logement. »

EN DROIT

I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 § 1 DE LA CONVENTION

16. Les requérants se plaignent que les tribunaux nationaux n’ont pas examiné leur moyen tiré de la tardivité de l’action de la mairie de Chișinău. Ils invoquent l’article 6 § 1 de la Convention, qui est ainsi libellé :

« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement (…) par un tribunal (…), qui décidera (…) des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil (…) »

A. Sur la recevabilité

17. Le Gouvernement soutient que, devant les juridictions internes, les requérants n’ont pas invoqué la forclusion du droit d’agir de la mairie de Chișinău.

18. Les requérants affirment avoir énoncé une telle exception dans le cadre de la procédure interne.

19. La Cour estime que l’assertion du Gouvernement s’analyse en une exception de non-épuisement des voies de recours internes. Elle remarque qu’il ressort de l’appel interjeté par les requérants, ainsi que de leur recours devant la Cour suprême de justice, que ceux-ci ont formulé de manière expresse un moyen tiré de la tardiveté de l’action de la mairie de Chișinău. Les éléments dont elle dispose ne lui permettent pas de conclure, et il ne ressort pas des décisions rendues en l’espèce par les tribunaux nationaux, que le moyen en question a été soulevé en méconnaissance des normes procédurales applicables en l’espèce. Partant, la Cour rejette l’exception du Gouvernement.

20. Constatant par ailleurs que ce grief n’est pas manifestement mal fondé ni irrecevable pour un autre motif visé à l’article 35 de la Convention, la Cour le déclare recevable.

B. Sur le fond

21. Les requérants arguent que les juridictions internes n’ont pas suffisamment motivé leurs décisions en ce qu’elles auraient ignoré leur argument fondé sur le non-respect par la mairie de Chișinău du délai de prescription pour ester en justice.

22. Le Gouvernement conteste cette thèse.

23. La Cour rappelle que l’article 6 § 1 de la Convention implique, à la charge du « tribunal », l’obligation de se livrer à un examen effectif des moyens, arguments et offres de preuve des parties (voir, parmi beaucoup d’autres, Perez c. France [GC], no 47287/99, § 80, CEDH 2004‑I, et Loupas c. Grèce, no 21268/16, § 37, 20 juin 2019). Elle rappelle également sa jurisprudence constante selon laquelle cet article oblige en outre les tribunaux à motiver leurs décisions. L’étendue du devoir de motivation peut varier selon la nature de la décision et doit s’analyser à la lumière des circonstances de chaque espèce. Sans exiger une réponse détaillée à chaque argument du plaignant, cette obligation présuppose que la partie à une procédure judiciaire puisse s’attendre à une réponse spécifique et explicite aux moyens décisifs pour l’issue de la procédure en cause (voir, parmi beaucoup d’autres, Paixão Moreira Sá Fernandes c. Portugal, no 78108/14, § 71, 25 février 2020 et les affaires qui y sont citées).

24. En l’espèce, la Cour observe d’emblée que, compte tenu des circonstances de l’espèce, le respect du délai de prescription était une des questions essentielles qui devaient être tranchées par les juges nationaux et que ce point avait une incidence décisive sur l’issue de l’affaire (comparer avec Ruiz Torija c. Espagne, 9 décembre 1994, § 30, série A no 303-A). Si les tribunaux l’avaient jugé fondé, ils auraient dû nécessairement rejeter l’action de la mairie de Chișinău dirigée contre les requérants. À ce titre, elle rappelle que le respect des critères de recevabilité pour introduire un recours est un aspect important du droit à un procès équitable (Dacia S.R.L. c. Moldova, no 3052/04, § 75, 18 mars 2008, et Nichifor c. République de Moldova, no 52205/10, § 28, 20 septembre 2016).

25. La Cour estime donc que le moyen des requérants tiré de la tardiveté de l’action exigeait une réponse spécifique et explicite. Les tribunaux nationaux sont cependant restés en défaut de le faire et il est impossible de savoir s’ils ont simplement négligé ce moyen ou bien ont voulu le rejeter et, dans cette dernière hypothèse, pour quelles raisons (comparer avec Ruiz Torija, précité, § 30,Lebedinschi c. République de Moldova, no 41971/11, § 35, 16 juin 2015, Nichifor c. République de Moldova, no 52205/10, § 30, 20 septembre 2016, et Covalenco c. République de Moldova, no 72164/14, § 26, 16 juin 2020).

26. Les considérations qui précèdent sont suffisantes pour permettre à la Cour de conclure que la procédure interne n’a pas été équitable.

27. Partant, il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention.

II. SUR LES AUTRES VIOLATIONS ALLÉGUÉES DE LA CONVENTION

28. Invoquant les articles 6 et 13 de la Convention et l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention, les requérants se plaignent en outre que leur expulsion sans l’octroi d’un logement alternatif était contraire au droit interne et que cela a porté atteinte à leur droit au logement ainsi qu’à leur droit au respect de leur biens.

29. Compte tenu de l’ensemble des faits de la cause, des arguments des parties, ainsi que de ses conclusions opérées ci-dessus sur le terrain de l’article 6 de la Convention quant à l’absence d’une motivation suffisante des décisions internes, la Cour estime qu’il ne s’impose pas de statuer séparément sur la recevabilité et le fond des autres griefs soulevés par les requérants (pour une approche similaire voir Eze c. Roumanie, no 80529/13, § 65, 21 juin 2016, et Michał Korgul c. Pologne, no 36140/11, § 59, 21 mars 2017).

III. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

30. Aux termes de l’article 41 de la Convention :

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

31. Les requérants demandent 100 000 euros (EUR) pour le préjudice matériel qu’ils estiment avoir subi. Cette somme correspondrait au prix moyen d’un appartement à Chișinău équivalent à celui dont ils ont été expulsés. Ils réclament également 150 000 EUR pour le préjudice moral qu’ils disent avoir subi. Enfin, ils demandent 1 500 EUR au titre des frais et dépens, sans en fournir des justificatifs.

32. Le Gouvernement soutient qu’il n’y a pas de lien de causalité entre le préjudice matériel réclamé et les violations alléguées, et que, de surcroît, la prétention formulée à ce titre n’est pas étayée. Il plaide également que les montants demandés pour dommage moral et frais et dépens sont excessifs.

33. La Cour ne saurait spéculer sur l’issue de la procédure interne si la violation de l’article 6 § 1 de la Convention n’avait pas eu lieu. Elle relève surtout que le litige interne portait sur le droit d’utiliser un logement social et non pas sur la pleine propriété à l’égard de ce logement. Elle conclut donc à l’absence d’un lien de causalité entre la violation constatée et le préjudice matériel allégué. Partant, elle rejette la demande des requérants à ce titre. À ce sujet, elle relève toutefois que le droit moldave prévoit de manière explicite qu’un arrêt de la Cour concluant à une violation de la Convention ou de ses Protocoles constitue une cause spécifique de réouverture d’une procédure (Covalenco, précité, § 33). Il appartient maintenant aux requérants d’utiliser cette opportunité.

34. Quant au dommage moral,la Cour considère que les requérants ont dû subir un préjudice en raison de la violation constatée ci-dessus. Statuant en équité, la Cour leur octroie 3 600 EUR à ce titre, plus tout montant pouvant être dû sur cette somme à titre d’impôt.

35. Pour ce qui est enfin des frais et dépens et compte tenu des documents en sa possession, la Cour rejette la demande formulée par les requérants.

36. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1. Déclare recevable le grief tiré de l’article 6 § 1 de la Convention relatif à la motivation des décisions internes ;

2. Dit qu’il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention ;

3. Dit qu’il n’y a pas lieu d’examiner la recevabilité et le bien-fondé des autres griefs ;

4. Dit

a) que l’État défendeur doit verser aux requérants, dans un délai de trois mois la somme de 3 600 EUR (trois mille six cents euros), plus tout montant pouvant être dû sur cette somme à titre d’impôt, pour dommage moral,à convertir ans la monnaie de l’État défendeurau taux applicable à la date du règlement,

b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ce montant sera à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

5. Rejette le surplus de la demande de satisfaction équitable.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 16 février 2021, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

Hasan Bakırcı                               Branko Lubarda
Greffier adjoint                                 Président

Dernière mise à jour le février 17, 2021 par loisdumonde

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