AFFAIRE DRONIC c. RÉPUBLIQUE DE MOLDOVA (Cour européenne des droits de l’homme) Requête no 28650/05

INTRODUCTION. La présente affaire concerne la non-exécution d’une décision définitive ordonnant la restitution d’une maison.

DEUXIÈME SECTION
AFFAIRE DRONIC c. RÉPUBLIQUE DE MOLDOVA
(Requête no 28650/05)
ARRÊT
(Fond)
STRASBOURG
16 février 2021

Cet arrêt est définitif. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Dronic c. République de Moldova,

La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en un comité composé de :

Branko Lubarda, président,
Valeriu Griţco,
Pauliine Koskelo, juges,
et de Hasan Bakırcı, greffier adjointde section,

Vu :

la requête (no 28650/05) dirigée contre la République de Moldova et dont un ressortissant de cet État, M. Constantin Dronic (« le requérant ») a saisi la Cour en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention ») le 27 juillet 2005,

la décision de porter à la connaissance du gouvernement moldave (« le Gouvernement ») les griefs concernant la non-exécution d’une décision définitive,

les observations des parties,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 26 janvier 2021,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

INTRODUCTION

1. La présente affaire concerne la non-exécution d’une décision définitive ordonnant la restitution d’une maison.

EN FAIT

2. Le requérant est né en 1949 et réside à Chișinău.

3. Le Gouvernement a été représenté par son agent.

4. En 1949, les autorités soviétiques confisquèrent la maison appartenant aux parents du requérant. Sa famille ainsi que lui-même furent déportés en Sibérie.

5. Le 8 décembre 1992, le parlement moldave adopta la loi no 1225 sur la réhabilitation des victimes des répressions politiques. Elle ouvrait le droit à la restitution des propriétés nationalisées pendant le régime soviétique.

6. À une date non spécifiée, le requérant engagea, sur le fondement de cette loi, une action en restitution des biens confisqués à sa famille.

7. Par une décision du 9 décembre 1999, la cour d’appel de la République de Moldova accueillit l’action et ordonna à l’autorité locale compétente la restitution de la maison. Cette décision acquit force de chose jugée.

8. Par la suite, le requérant demanda l’exécution de la décision. Eu égard au fait que la maison était habitée par deux familles, il engagea une action aux fins d’obtenir leur expulsion.

9. Par une décision définitive du 16 juillet 2002, la cour d’appel de la République de Moldova confirma le jugement de l’instance inférieure ordonnant l’expulsion des familles en question. Il était précisé que l’expulsion devait intervenir après l’attribution de logements alternatifs à ces familles.

10. Au moment des dernières observations des parties, la décision du 9 décembre 1999 n’était toujours pas exécutée.

LE CADRE JURIDIQUE INTERNE PERTINENT

11. Les dispositions pertinentes en l’espèce de la loi no 1225 sur la réhabilitation des victimes des répressions politiques sont résumées dans l’arrêt pilote Olaru et autres c. Moldova (nos 476/07 et 3 autres, § 27, 28 juillet 2009).

EN DROIT

I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 § 1 DE LA CONVENTION et de L’ARTICLE 1 du protocole no 1

12. Le requérant allègue que l’inexécution des décisions définitives rendues en sa faveur a enfreint son droit d’accès à un tribunal, garanti par l’article 6 § 1 de la Convention, ainsi que son droit au respect de ses biens, tel que prévu par l’article 1 du Protocole no 1. Ces dispositions dans leurs passages pertinents en l’espèce sont ainsi libellées :

Article 6 § 1 de la Convention

« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement (…), par un tribunal (…), qui décidera (…), des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil (…) »

Article 1 du Protocole no1 à la Convention

« Toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens (…) »

A. La déclaration unilatérale du gouvernement défendeur

13. Par une lettre du 2 juin 2008, le Gouvernement a soumis une déclaration unilatérale par laquelle il invitait la Cour à rayer la requête du rôle en vertu de l’article 37 de la Convention.

14. Par une lettre du 1er octobre 2008, le requérant a informé la Cour qu’il n’était pas satisfait des termes de la déclaration unilatérale, notamment en raison du montant, insuffisant à ses yeux, du dédommagement proposé par le Gouvernement.

15. La Cour rappelle qu’un arrêt constatant une violation entraîne pour l’État défendeur l’obligation juridique de mettre un terme à la violation et d’en effacer les conséquences de manière à rétablir autant que faire se peut la situation antérieure à celle-ci (Ex-roi de Grèce et autres c. Grèce [GC] (satisfaction équitable), no 25701/94, § 72, 28 novembre 2002). Elle a décidé que la même approche devait être suivie lorsqu’un gouvernement cherchait à obtenir la radiation d’une requête du rôle par le biais d’une déclaration unilatérale (Pavlovici c. République de Moldova, no 5711/03, § 25, 30 janvier 2018).

16. En l’espèce, la Cour observe que la décision du 9 décembre 1999 reste inexécutée à ce jour et le Gouvernement ne fait état d’aucune mesure concrète tendant à son exécution. Elle note également que la compensation offerte ne couvre que partiellement les dommages subis par le requérant.

17. À la lumière de ce qui précède, la Cour estime que la déclaration du Gouvernement ne lui offre pas une base suffisante pour constater qu’il ne se justifie plus de poursuivre l’examen de l’affaire.

18. Compte tenu de cela, la Cour rejette la demande du Gouvernement tendant à la radiation de la requête du rôle, en application de l’article 37§ 1 c) de la Convention. Il lui incombe dès lors de poursuivre l’examen de la recevabilité et du fond de l’affaire.

B. Sur la recevabilité

19. Dans ses observations complémentaires et sur la satisfaction équitable, le Gouvernement excipe du non-épuisement des voies de recours internes. Il soutient que le requérant aurait dû engager une procédure d’exécution forcée ainsi qu’exercer le recours interne introduit après l’adoption de l’arrêt pilote Olaru, précité.

20. La Cour rappelle qu’aux termes de l’article 55 de son règlement, si la Partie contractante défenderesse entend soulever une exception d’irrecevabilité, elle doit le faire, pour autant que la nature de l’exception et les circonstances le permettent, dans ses observations écrites ou orales sur la recevabilité de la requête (voir, parmi beaucoup d’autres, Khlaifia et autres c. Italie [GC], no 16483/12, § 52, 15 décembre 2016, et Merabishvilic. Géorgie [GC], no72508/13, § 214, 28 novembre 2017).

21. Cependant, elle estime qu’il n’est pas nécessaire de trancher la question de savoir si le Gouvernement est forclos à soulever son exception. À supposer même que tel n’est pas le cas, elle juge que les arguments qu’il avance ne sauraient être accueillis.

22. D’une part, la Cour rappelle sa jurisprudence bien établie selon laquelle il n’est pas opportun de demander à une personne, qui a obtenu une créance contre l’État à l’issue d’une procédure judiciaire, de devoir par la suite engager une procédure d’exécution forcée afin d’obtenir satisfaction (voir, parmi beaucoup d’autres, Metaxas c. Grèce, no 8415/02, § 19, 27 mai 2004, et Arnaboldi c. Italie, no 43422/07, § 52, 14 mars 2019).

23. D’autre part, elle rappelle avoir tranché que les personnes ayant introduit leurs requêtes avant l’adoption de l’arrêt pilote Olaru n’étaient pas tenues d’épuiser la nouvelle voie de recours que l’État devait mettre en place (Olaru, précité, § 61). Or, la présente requête a été déposée avant l’arrêt pilote en question.

24. Partant, la Cour rejette l’exception soulevée par le Gouvernement.

25. Constatant par ailleurs que la requête n’est pas manifestement mal fondée ni irrecevable pour un autre motif visé à l’article 35 de la Convention, la Cour la déclare recevable.

C. Sur le fond

26. La Cour note que, à ce jour, les décisions définitives du 9 décembre 1999 et du 16 juillet 2002 ordonnant aux autorités de restituer la maison au requérant ne sont toujours pas exécutées. Elle rappelle qu’une autorité étatique ne peut invoquer l’absence de fonds et de logements de substitution pour expliquer la non-exécution d’un jugement (voir, parmi beaucoup d’autres, Prodan c. Moldova, no 49806/99, § 53, CEDH 2004‑III (extraits), et Cristea c. République de Moldova, no 35098/12, § 46, 12 février 2019).

27. La Cour rappelle également sa position, exprimée à maintes reprises dans des affaires ayant trait au défaut d’exécution, selon laquelle l’impossibilité, pour un créancier, de faire exécuter intégralement, et dans un délai raisonnable, une décision rendue en sa faveur constitue une violation dans son chef du « droit à un tribunal » consacré par l’article 6 § 1 de la Convention, ainsi que du droit à la libre jouissance de ses biens garanti par l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention (Prodan, précité, §§ 56 et 62).

28. À la lumière des circonstances de l’espèce, la Cour ne voit aucune raison de parvenir à une conclusion différente dans la présente affaire. Partant, elle estime qu’il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention et de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention en raison de l’omission des autorités d’exécuter, dans un délai raisonnable, le jugement définitif rendu en faveur du requérant.

II. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

29. Aux termes de l’article 41 de la Convention :

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

A. Dommage

30. Le requérant demande 276 300 euros (EUR) au titre du préjudice matériel qu’il estime avoir subi. Cette somme correspondrait à la valeur de la maison et du terrain sur lequel celle-ci est située, ainsi qu’aux intérêts moratoires. Le requérant demande en outre 50 000 EUR pour dommage moral.

31. Le Gouvernement soutient que le requérant n’a pas étayé ses prétentions. Alternativement, il argue que les sommes réclamées sont excessives.

32. Eu égard aux circonstances de l’affaire, la Cour estime que la question de l’application de l’article 41, pour ce qui est du préjudice matériel, n’est pas en état d’être tranchée. Elle décide donc de la réserver et de fixer la procédure ultérieure en tenant compte de l’éventualité d’un accord entre le Gouvernement et la partie requérante. À cette fin, la Cour accorde aux parties un délai de trois mois à partir de la date du présent arrêt.

33. En revanche, la Cour considère que le requérant a forcément subi un dommage moral en raison des violations constatées ci-dessus. Statuant en équité, elle lui alloue 3 600 EUR, plus tout montant pouvant être dû sur cette somme à titre d’impôt.

B. Frais et dépens

34. Le requérant réclame 2 500 EUR au titre des frais et dépens qu’il a engagés dans le cadre de la procédure menée devant la Cour.

35. Le Gouvernement conteste cette prétention.

36. Compte tenu des documents en sa possession et de sa jurisprudence, la Cour juge raisonnable d’allouer au requérant la somme de 1 000 EUR tous frais confondus.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1. Rejette la demande du Gouvernement tendant à la radiation de la requête du rôle ;

2. Déclare la requête recevable ;

3. Dit qu’il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention et de l’article 1 du Protocole no 1 ;

4. Dit que la question de l’application de l’article 41 de la Convention ne se trouve pas en état pour le dommage matériel ; en conséquence,

a) la réserve,

b) invite le Gouvernement et la partie requérante à lui adresser par écrit, dans les trois mois, leurs observations sur ladite question et notamment à lui donner connaissance de tout accord auquel ils pourraient aboutir,

c) réserve la procédure ultérieure et délègue au président le soin de la fixer au besoin ;

5. Dit

a) que l’État défendeur doit verser au requérant, dans un délai de trois mois, les sommes suivantes, à convertir dans la monnaie de l’État défendeurau taux applicable à la date du règlement :

i. 3 600 EUR (trois mille six cents euros), plus tout montant pouvant être dû sur cette somme à titre d’impôt, pour dommage moral,

ii. 1 000 EUR (mille euros), plus tout montant pouvant être dû sur cette somme par le requérant à titre d’impôt, pour frais et dépens,

b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

6. Rejette le surplus de la demande de satisfaction équitable.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 16 février 2021, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

Hasan Bakırcı                                  Branko Lubarda
Greffier adjoint                                       Président

Dernière mise à jour le février 17, 2021 par loisdumonde

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