INTRODUCTION. La présente affaire concerne la non-convocation alléguée de la société requérante à l’audience tenue par l’instance d’appel.
DEUXIÈME SECTION
AFFAIRE NORD-UNIVERSAL S.R.L. c. RÉPUBLIQUE DE MOLDOVA
(Requête no 29096/06)
ARRÊT
STRASBOURG
16 février 2021
Cet arrêt est définitif. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire Nord-Universal S.R.L. c. République de Moldova,
La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en un comité composé de :
Branko Lubarda, président,
Valeriu Griţco,
Pauliine Koskelo, juges,
et de Hasan Bakırcı, greffier adjointde section,
Vu :
la requête (no 29096/06) dirigée contre la République de Moldova et dont la société Nord-Universal S.R.L. (« la société requérante ») a saisi la Cour en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention ») le 24 juin 2006,
la décision de porter à la connaissance du gouvernement moldave (« le Gouvernement ») le grief tiré de l’article 6 § 1 de la Convention concernant la non-convocation devant la Cour suprême de justice,
les observations des parties,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 26 janvier 2021,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :
INTRODUCTION
1. La présente affaire concerne la non-convocation alléguée de la société requérante à l’audience tenue par l’instance d’appel.
EN FAIT
2. La requérante est une société à responsabilité limitée de droit moldave et a son siège à Chişinău. Elle est représentée par Me V. Zama, avocat à Chişinău.
3. Le Gouvernement a été représenté par son agent.
4. Par une décision du 29 avril 2005, l’Inspectorat fiscal d’État enjoignit à la société requérante de verser à l’État, entre autres, 11 760 MDL (722 EUR selon le taux de change en vigueur à l’époque) au titre de la taxe sur la valeur ajoutée impayée, 1 319 MDL (81 EUR selon le même taux) d’intérêts moratoires et 3 984 MDL (245 EUR selon le même taux) d’amende. Il invoquait notamment le fait que la société requérante avait attribué aux déductions fiscales les sommes figurant sur une fausse facture fiscale délivrée par la société L.
5. Le 24 juin 2005, la société requérante engagea une action devant les juges administratifs afin de contester la légalité de cette décision. Elle arguait principalement qu’elle était un contribuable de bonne foi et que la faute était imputable à son fournisseur, la société L.
6. Par un arrêt du 27 octobre 2005 et après avoir entendu les parties en audience publique, la cour d’appel de Chişinău rejeta l’action comme étant mal fondée. Elle relevait qu’une fausse facture fiscale, délivrée par un fournisseur, ne donnait pas droit aux déductions indiquées par la société requérante.
7. Le 10 novembre 2005, cette dernière forma un recours. Elle invoquait le caractère illégal du rapport d’expertise ayant établi le faux et soutenait que ce rapport ne pouvait pas être accueilli comme preuve. Elle se plaignait également de ne pas avoir pu poser des questions à l’expert. Enfin, elle réitérait ses arguments invoqués devant la première instance.
8. Par une décision définitive du 11 janvier 2006, la Cour suprême rejeta le recours comme étant mal fondé. Elle notait avoir entendu le représentant de l’administration fiscale. Elle précisait également que la société requérante, bien que dûment convoquée, ne s’était pas présentée à l’audience. Quant au fond, la Haute juridiction relevait que le faux avait été prouvé par le rapport d’expertise en question et confirmait au demeurant les conclusions de l’instance inférieure.
9. Selon la société requérante, la Cour suprême de justice ne la cita pas à comparaitre.
EN DROIT
I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 § 1 DE LA CONVENTION
10. Invoquant l’article 6 § 1 de la Convention, la société requérante se plaint d’une absence de convocation à l’audience tenue par la Cour suprême de justice. Les passages pertinents de cette disposition sont ainsi libellés :
« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement, publiquement (…) par un tribunal (…) qui décidera (…) du bien-fondé de toute accusation en matière pénale dirigée contre elle. »
A. Sur la recevabilité
11. Constatant que ce grief n’est pas manifestement mal fondé ni irrecevable pour un autre motif visé à l’article 35 de la Convention, la Cour le déclare recevable.
B. Sur le fond
12. La société requérante allègue avoir été privée de la possibilité de plaider et défendre raisonnablement sa cause. Elle soutient que, selon le droit interne applicable en l’espèce, elle devait être convoquée à l’audience devant la Cour suprême de justice et que rien dans le dossier ne montre qu’elle a reçu une citation à comparaître. Elle argue également que les moyens soulevés devant la Haute juridiction concernaient des questions de fait et de droit et que, dès lors, sa participation à l’audience en appel était nécessaire aux fins de l’équité de la procédure.
13. Le Gouvernement retorque que la société requérante a été convoquée à l’audience de la Cour suprême de justice du 11 janvier 2006. Il fournit copie d’une lettre du 12 décembre 2005 envoyée par cette dernière à la société requérante l’informant de la date de l’audience. Il avance également que, dans son recours, la société requérante n’a fait que réitérer ses arguments formulés devant la première instance et qu’elle a eu donc la possibilité d’être entendue par les juges. Il soutient enfin que la Cour suprême de justice s’est prononcée plutôt sur la recevabilité du recours de la société requérante et non pas sur le fond de l’affaire, et que, dans ces conditions, l’absence de cette dernière de l’audience litigieuse n’avait pas nui à l’équité de la procédure.
14. La Cour note d’emblée que, compte tenu du fait qu’une amende fiscale à caractère préventif et répressif a été infligée à la société requérante, l’article 6 § 1 de la Convention trouve à s’appliquer en l’espèce dans son volet pénal (Jussila c. Finlande [GC], no 73053/01, §§ 36-38, CEDH 2006‑XIV, et A et B c. Norvège [GC], nos 24130/11 et 29758/11, § 139, 15 novembre 2016). Elle remarque par ailleurs que l’applicabilité de cette disposition au cas d’espèce n’est pas contestée par le Gouvernement.
15. La Cour relève ensuite qu’elle ne saurait accueillir l’argument de ce dernier selon lequel la société requérante a été convoquée à l’audience tenue par la Cour suprême de justice (paragraphe 13 ci-dessus). À ce titre, elle rappelle avoir déjà eu l’occasion de constater que, s’agissant des convocations aux audiences, les juridictions moldaves n’acceptaient pas comme preuve suffisante l’envoi d’une lettre par le tribunal et qu’elles exigeaient une preuve que la lettre de convocation était bien parvenue au destinataire (Russu c. Moldova, no 7413/05, § 24, 13 novembre 2008). Elle estime que rien dans la présente affaire ne lui permet de s’écarter de cette conclusion. En l’absence de toute preuve que la lettre du 12 décembre 2005 mentionnée par le Gouvernement a été reçue par la société requérante, elle considère donc qu’il n’a pas été établi que cette dernière a été citée en bonne et due forme à l’audience du 11 janvier 2006 (ibidem, § 25).
16. Il appartient à présent à la Cour de trancher la question de savoir si la présence de la société requérante à cette audience était nécessaire aux fins de l’équité de la procédure. À ce titre, elle renvoie aux principes généraux relatifs au droit à l’audience tels qu’énoncés dans l’arrêt Covalenco c. République de Moldova (no 72164/14, §§ 19-23, 16 juin 2020).
17. Se tournant vers les circonstances de l’espèce, elle fait remarquer que la Cour suprême de justice, en tant qu’instance d’appel, avait la plénitude de juridiction et que celle-ci a examiné des points de fait et de droit. Elle observe surtout que la société requérante a soulevé un nouveau moyen devant cette juridiction tiré de l’irrecevabilité de la principale preuve, à savoir le rapport d’expertise ayant établi le faux. Elle constate que, à la différence de la première instance, la Cour suprême de justice s’est prononcée de manière expresse sur cet élément de preuve décisif et que celle-ci a opéré ainsi une nouvelle analyse des faits. La Cour attache également une importance au fait que, pour parvenir à ses conclusions, la Cour suprême de justice a entendu la partie adverse. Dans ces conditions, elle estime que la Haute juridiction ne pouvait pas, pour des motifs d’équité de la procédure, décider des questions soulevées devant elle sans entendre en personne le représentant de la société requérante (comparer avec Ziliberberg c. Moldova, no 61821/00, § 41, 1er février 2005, et Russu, précité, § 27).
18. Les considérations qui précèdent sont suffisantes pour permettre à la Cour de conclure que l’équité de la procédure n’a pas été respectée en l’espèce.
19. Partant, il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention.
II. SUR LES AUTRES VIOLATIONS ALLÉGUÉES DE LA CONVENTION
20. Invoquant l’article 6 § 1 de la Convention, la société requérante se plaint également que les tribunaux internes ont examiné l’affaire d’une manière superficielle, sans tenir compte des dispositions légales matérielles et procédurales et sans motiver suffisamment leurs décisions.
21. Invoquant en outre l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention, elle allègue avoir subi en l’espèce une atteinte disproportionnée à son droit au respect de ses biens.
22. La Cour note que, dans ses observations sur la recevabilité et le bien‑fondé de l’affaire, la société requérante a fait savoir qu’elle ne souhaitait plus poursuivre l’examen des présents griefs.
23. La Cour estime que rien ne fait obstacle à ce qu’elle accepte la position de la société requérante. En l’absence de circonstances particulières touchant au respect des droits garantis par la Convention et ses Protocoles, elle considère donc qu’il ne se justifie plus de poursuivre l’examen de cette partie de la requête, au sens de l’article 37 § 1 a) de la Convention.
Il y a donc lieu de la rayer du rôle.
III. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
24. Aux termes de l’article 41 de la Convention :
« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »
25. La société requérante demande 5 000 euros (EUR) pour le dommage moral qu’elle estime avoir subi. Elle réclame également 1 100 EUR au titre des frais et dépens qu’elle dit avoir engagés dans le cadre de la procédure menée devant la Cour. Ce dernier montant correspondrait aux honoraires de son représentant pour onze heures de travail à raison de 100 EUR l’heure. Elle fournit un décompte horaire détaillé.
26. Le Gouvernement conteste ces prétentions.
27. La Cour considère que la société requérante a dû subir un préjudice certain en raison de la violation constatée ci-dessus. Statuant en équité, elle lui accorde 3 600 EUR pour dommage moral, plus tout montant pouvant être dû sur cette somme à titre d’impôt.
28. Quant aux frais et dépens, elle juge raisonnable d’allouer à la société requérante la somme que celle-ci demande pour la procédure menée devant elle, plus tout montant pouvant être dû sur cette somme par l’intéressée à titre d’impôt.
29. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,
1. Déclare le grief tiré de l’article 6 de la Convention relatif à la non‑convocation à l’audience tenue par la Cour suprême de justice recevable ;
2. Décide de rayer du rôle le surplus de la requête ;
3. Dit qu’il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention ;
4. Dit
a) que l’État défendeur doit verser à la société requérante, dans un délai de trois mois les sommes suivantes,à convertir dans la monnaie de l’État défendeur au taux applicable à la date du règlement :
i. 3 600 EUR (trois mille six cents euros), plus tout montant pouvant être dû sur cette somme à titre d’impôt, pour dommage moral,
ii. 1 100 EUR (mille cent euros), plus tout montant pouvant être dû sur cette somme par la société requérante à titre d’impôt, pour frais et dépens,
b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;
5. Rejette le surplus de la demande de satisfaction équitable.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 16 février 2021, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Hasan Bakırcı Branko Lubarda
Greffier adjoint Président
Dernière mise à jour le février 17, 2021 par loisdumonde
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