X et Y c. Roumanie (Cour européenne des droits de l’homme)

Note d’information sur la jurisprudence de la Cour 247
Janvier 2021

X et Y c. Roumanie2145/16 et 20607/16

Arrêt 19.1.2021 [Section IV]

Article 8
Obligations positives
Article 8-1
Respect de la vie privée

Refus des autorités nationales de reconnaître l’identité masculine de personnes transgenres faute d’une intervention chirurgicale de conversion sexuelle : violation

En fait – Les requérants, personnes transgenres, ont vu leurs demandes tendant à la rectification sur leurs documents d’identité des mentions concernant leur sexe, leur prénom et leur code numérique personnel, rejetées par les autorités administratives et judiciaires au motif que, pour justifier d’une telle demande, le demandeur doit établir avoir subi une intervention chirurgicale de conversion sexuelle.

En droit – Article 8 :

a) Applicabilité :

Le droit au respect de la vie privée englobe l’identification sexuelle comme un aspect de l’identité personnelle. Cela concerne tous les individus, y compris les personnes transgenres, comme les requérants, qu’elles souhaitent ou non commencer un traitement de conversion sexuelle agréé par les autorités. L’article 8 se trouve donc applicable dans la présente affaire sous son volet relatif à « la vie privée » concernant les demandes faites par les requérants auprès des juridictions nationales afin de faire modifier les registres d’état civil en raison de leur réassignation sexuelle.

Conclusion : applicable.

b) Fond :

La question principale est celle de savoir si le dispositif réglementaire en place et les décisions prises à l’égard des requérants permettent de constater que l’État s’est acquitté de son obligation positive de respecter leur vie privée.

i. Sur l’existence d’un cadre légal approprié pour la reconnaissance juridique de la réassignation de genre

La loi roumaine ne consacre pas de procédure spécifique aux demandes de reconnaissance juridique de la réassignation sexuelle, comme tel est le cas en Italie. Cependant, le droit existant a permis à des personnes transgenres d’obtenir, par la voie judiciaire, la reconnaissance de leur réassignation sexuelle et la modification de leur état civil. Ainsi, il y avait en droit roumain une base légale qui permettait d’introduire des actions en justice afin de faire examiner en substance des demandes relatives à la réassignation sexuelle.

Toutefois des difficultés sont rencontrées par les tribunaux nationaux appelés à trancher des questions sensibles et en évolution continue. Des exemples de décisions montrent des hésitations quant à la procédure à suivre pour la reconnaissance de la réassignation sexuelle, ainsi qu’au tribunal compétent ou à la partie défenderesse contre laquelle l’action doit être dirigée. De plus, pour ce qui est des conditions à remplir pour obtenir la reconnaissance juridique de la réassignation sexuelle et la modification de l’état civil, une jurisprudence divergente s’est développée quant à l’exigence d’une intervention chirurgicale de conversion sexuelle préalable, à tout le moins à l’époque des actions des requérants. Ainsi, il apparaît que certains tribunaux ont considéré que les dispositions législatives exigeaient impérativement une décision préalable autorisant une intervention chirurgicale sur les organes génitaux, et d’autres non.

Ainsi le cadre légal roumain en matière de reconnaissance juridique du genre n’était pas clair et, dès lors, prévisible.

ii. Sur l’exigence d’une intervention chirurgicale de conversion sexuelle avant la modification de l’état civil

Les tribunaux internes ont constaté que les requérants étaient transgenres sur la base d’informations détaillées relatives à leur état psychologique et médical ainsi qu’à leur mode de vie social. Ils ont notamment constaté que les requérants avaient subi un traitement hormonal et qu’avant ou au cours des procédures, ils avaient subi des mastectomies. Ils ont toutefois refusé de reconnaître la réassignation sexuelle ou d’autoriser la modification de la mention du sexe et d’autres données sur les registres civils au motif que les intéressés n’avaient pas effectué d’interventions chirurgicales de conversion sexuelle sur leurs organes génitaux. Les tribunaux ont ainsi considéré que le principe de l’autodétermination n’était pas suffisant pour faire droit aux demandes de conversion sexuelle dont ils avaient été saisis.

Or, les requérants ne souhaitaient pas subir de telles interventions avant la reconnaissance juridique de leur réassignation sexuelle, et dans ce seul but, et invoquaient en substance leur droit à l’autodétermination. En cela, la présente affaire diffère de la situation des requérants dans les affaires récentes S.V. c. Italie et Y.T. c. Bulgarie, dans lesquelles les requérants souhaitaient subir de telles interventions chirurgicales pour, selon eux, achever le processus de conversion sexuelle. En revanche, elle se rapproche de la situation des requérants dans l’affaire A.P., Garçon et Nicot, dans laquelle la reconnaissance de la réassignation sexuelle était assujettie à la réalisation d’une opération ou d’un traitement stérilisant que les intéressés ne souhaitaient pas subir. Dans cette dernière affaire, la Cour était partie du principe qu’à l’époque des faits, c’était le droit positif français qui imposait cette condition.

Contrairement à l’affaire A.P., Garçon et Nicot, les requérants de la présente affaire n’insistent pas particulièrement sur l’aspect stérilisant de l’intervention exigée, bien qu’ils reconnaissent qu’elle peut aboutir à un tel résultat. Mais tout comme l’opération ou le traitement stérilisant, l’intervention chirurgicale de conversion sexuelle sur les organes génitaux que les tribunaux roumains exigeaient des requérants, qui ne souhaitaient pas la subir, touche manifestement à l’intégrité physique des intéressés. Or, dans le contexte français, la Cour a déjà jugé que toute ambiguïté dans les procédures de reconnaissance juridique du genre est problématique dès lors que l’intégrité physique de la personne est en jeu sur le terrain de l’article 8.

À cet égard, une jurisprudence divergente s’est développée quant à l’exigence d’une intervention chirurgicale de conversion sexuelle préalable, à tout le moins à l’époque des actions des requérants. En outre, le droit interne ne prévoyait pas l’exigence de subir une opération de conversion sexuelle pour obtenir la reconnaissance juridique du genre, exigence qui a néanmoins justifié le rejet de leurs demandes.

Ensuite, dans le cadre des procédures engagées par les requérants, les tribunaux n’ont aucunement étayé leur raisonnement quant à la nature exacte de l’intérêt général exigeant de ne pas permettre le changement juridique du sexe, et n’ont pas réalisé, dans le respect de la marge d’appréciation accordée, aussi étroite soit-elle, un exercice de mise en balance de cet intérêt avec le droit des requérants à la reconnaissance de leur identité sexuelle. Dans ces conditions, la Cour ne peut déceler quelles sont les raisons d’intérêt général ayant conduit au refus de mettre en adéquation l’identité sexuelle des requérants et la mention correspondant à celle-ci sur les registres civils. Et les raisons d’intérêt général évoquées par le Gouvernement ne l’ont été que pour justifier la nécessité d’une décision de justice et donc le caractère judiciaire de la procédure, et non pour justifier l’exigence d’une opération de conversion sexuelle. Dès lors, ces motifs ne sauraient pallier l’omission des tribunaux nationaux.

La Cour voit là une rigidité de raisonnement sur la reconnaissance de l’identité sexuelle des requérants qui a placé ces derniers, pendant une période déraisonnable et continue, dans une situation troublante leur inspirant des sentiments de vulnérabilité, d’humiliation et d’anxiété. En effet, tout comme dans l’affaire A.P., Garçon et Nicot, les tribunaux nationaux ont mis les requérants, qui ne souhaitaient pas une intervention chirurgicale de conversion sexuelle, devant un dilemme insoluble : soit subir malgré eux cette intervention, et renoncer au plein exercice de leur droit au respect de leur intégrité physique, qui relève notamment du droit au respect de la vie privée, mais aussi de l’article 3 de la Convention ; soit renoncer à la reconnaissance de leur identité sexuelle qui relève également du droit au respect de la vie privée. Elle voit là une rupture du juste équilibre que les États parties sont tenus de maintenir entre l’intérêt général et les intérêts des personnes concernées.

En outre, le nombre d’États membres du Conseil de l’Europe qui exigent une intervention chirurgicale de conversion sexuelle comme condition préalable à la reconnaissance juridique de l’identité de genre ne cesse de diminuer. En 2020, vingt-six États ne l’exigent plus.

Ainsi, le refus des autorités internes de reconnaître juridiquement la réassignation sexuelle des requérants faute d’une intervention chirurgicale de conversion sexuelle, a porté une atteinte injustifiée au droit des requérants au respect de leur vie privée.

iii. Conclusion :

Partant, il y a eu une absence d’une procédure claire et prévisible de reconnaissance juridique de l’identité de genre permettant le changement de sexe, et donc de nom ou de code numérique personnel, dans les documents officiels, de manière rapide, transparente et accessible. De plus, le refus des autorités nationales de reconnaître l’identité masculine des requérants faute d’une intervention chirurgicale de conversion sexuelle a conduit en l’occurrence à une rupture du juste équilibre que l’État est tenu de maintenir entre l’intérêt général et les intérêts des requérants.

Conclusion : violation (unanimité).

Article 41 : 1 153 EUR pour dommage matériel au deuxième requérant ; 7 500 EUR pour préjudice moral à chacun des deux requérants.

(Voir aussi A.P., Garçon et Nicot c. France, 79885/12 et al., 6 avril 2017, Résumé juridique ; S.V. c. Italie, 55216/08, 11 octobre 2018, Résumé juridique ; Y.T. c. Bulgarie, 41701/16, 9 juillet 2020, Résumé juridique)

Dernière mise à jour le février 11, 2021 par loisdumonde

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *