Lacatus c. Suisse (Cour européenne des droits de l’homme)

Note d’information sur la jurisprudence de la Cour 247
Janvier 2021

Lacatus c. Suisse14065/15

Arrêt 19.1.2021 [Section III]

Article 8
Article 8-1
Respect de la vie privée

Amende infligée à une personne rom démunie et vulnérable pour avoir mendié inoffensivement puis emprisonnement pendant cinq jours pour son non-paiement : violation

En fait – La requérante, appartenant à la communauté rom, a été déclarée coupable de mendicité et condamnée à une amende de 500 francs suisses, assortie d’une peine privative de liberté de cinq jours en cas de non‑paiement. Incapable de payer cette somme, elle a exécuté cette peine de prison.

En droit – Article 8 :

a) Applicabilité :

La Cour n’a jamais été amenée à trancher la question de savoir si une personne qui se voit infligée une sanction pour avoir mendié peut se prévaloir de l’article 8.

La dignité humaine, une notion sous-jacente à l’esprit de la Convention, est sérieusement compromise si la personne concernée ne dispose pas de moyens de subsistance suffisants. En mendiant, l’intéressé adopte un mode de vie particulier afin de surmonter une situation inhumaine et précaire. Il convient donc de prendre en compte les spécificités du cas concret, et notamment les réalités économiques et sociales de la personne concernée.

La requérante est extrêmement démunie, analphabète et sans emploi. Elle ne bénéficie pas d’aide sociale et n’est pas soutenue par une tierce personne. La mendicité lui permettait d’acquérir un revenu et d’atténuer sa situation de pauvreté. En interdisant la mendicité de manière générale et en infligeant à la requérante une amende, assortie d’une peine d’emprisonnement pour non-exécution de la peine prononcée, les autorités suisses l’ont empêchée de prendre contact avec d’autres personnes afin d’obtenir une aide qui constitue, pour elle, l’une des possibilités de subvenir à ses besoins élémentaires. Et le droit de s’adresser à autrui pour en obtenir de l’aide, relève de l’essence même des droits protégés par l’article 8.

Conclusion : applicable.

b) Fond :

Il y a eu une ingérence dans l’exercice par la requérante de sa vie privée, prévue par la loi.

La Cour n’exclut pas au regard de l’arrêt du Tribunal fédéral que certaines formes de mendicité, en particulier ses formes agressives, puissent déranger les passants, les résidents et les propriétaires des commerces. Elle considère également comme valable l’argument tiré de la lutte contre le phénomène de l’exploitation des personnes, en particulier des enfants. L’ingérence visait ainsi a priori les buts légitimes de la défense de l’ordre et la protection des droits d’autrui.

La loi applicable ne permet pas une véritable mise en balance des intérêts en jeu et sanctionne la mendicité de manière générale, indépendamment de l’auteur de l’activité poursuivie et de sa vulnérabilité éventuelle, de la nature de la mendicité ou de sa forme agressive ou inoffensive, du lieu où elle est pratiquée ou de l’appartenance ou non de l’accusé à un réseau criminel. Or, la Cour estime pouvoir laisser ouverte la question de savoir si, en dépit de la rigidité de la loi applicable, un juste équilibre aurait en l’espèce néanmoins pu être ménagé entre les intérêts publics de l’État, d’une part, et les intérêts de la requérante, d’autre part. En tout état de cause, l’État défendeur a outrepassé la marge d’appréciation dont il jouissait en l’espèce, et ce pour les raisons qui suivent.

Il n’existe pas de consensus au sein du Conseil de l’Europe par rapport à l’interdiction ou à la restriction de la mendicité. Il y a néanmoins une certaine tendance à la limitation de l’interdiction et une volonté des États de se contenter de protéger efficacement l’ordre public par des mesures administratives. En revanche, une interdiction générale prévue par une disposition pénale, comme celle qui fait l’objet de la présente requête, semble être l’exception. Cet élément constitue un deuxième indice, outre celui tiré de la nature fondamentale de la question en jeu pour l’existence de la requérante, de la marge d’appréciation limitée dont jouissait l’État défendeur en l’espèce.

Quant à l’intérêt privé de la requérante à se livrer aux activités incriminées, la mendicité constituait l’un de ses moyens de survivre. Se trouvant dans une situation de vulnérabilité manifeste, elle avait le droit, inhérent à la dignité humaine, de pouvoir exprimer sa détresse et à essayer de remédier à ses besoins par la mendicité.

Quant à la nature et à la sévérité de la sanction infligée, la peine privative de liberté est une sanction grave. Eu égard à la situation précaire et vulnérable de la requérante, l’imposition d’une peine privative de liberté, qui peut alourdir encore davantage la détresse et la vulnérabilité d’un individu, était pour elle presque automatique et quasiment inévitable.

Une telle mesure doit être justifiée par de solides motifs d’intérêt public, qui n’étaient pas réunis.

Tout en reconnaissant l’importance de lutter contre la traite des êtres humains et l’exploitation des enfants, et l’obligation des États parties à la Convention de protéger les victimes, la Cour doute que la pénalisation des victimes de ces réseaux soit une mesure efficace. À cet égard, dans son rapport concernant la Suisse publié en 2019, le groupe d’experts sur la lutte contre la traite des êtres humains (GRETA) a estimé que l’incrimination de la mendicité met les victimes de mendicité forcée dans une situation de grande vulnérabilité. Il a en outre « exhort[é] les autorités suisses à se conformer à l’article 26 de la Convention sur la lutte contre la traite des êtres humains en adoptant une disposition qui prévoit la possibilité de ne pas sanctionner les victimes de la traite pour avoir pris part à des activités illicites lorsqu’elles y ont été contraintes (…) ». Par ailleurs, le Gouvernement ne fait pas valoir que la requérante appartiendrait à un tel réseau criminel ou qu’elle serait autrement victime des activités criminelles d’autrui, et aucun élément du dossier ne le laisse penser.

Quant à l’intérêt public des autorités à imposer la mesure litigieuse pour la protection des droits des passants, résidents ou propriétaires des commerces, il ne semble pas que les autorités aient reproché à la requérante de s’être livrée à des formes de mendicité agressives ou intrusives, ou que des plaintes aient été déposées contre l’intéressée auprès de la police par des tierces personnes. En tout état de cause, pour la Rapporteuse spéciale des Nations unies sur l’extrême pauvreté et les droits de l’homme, la motivation de rendre la pauvreté moins visible dans une ville et d’attirer des investissements n’est pas légitime au regard des droits de l’homme, contrairement à ce que semble alléguer le Gouvernement.

Enfin, la Cour n’est pas en mesure de souscrire à l’argument du Tribunal fédéral selon lequel des mesures moins restrictives n’auraient pas permis d’atteindre le même résultat ou un résultat comparable. La majorité des États membres du Conseil de l’Europe prévoit des restrictions plus nuancées que l’interdiction générale. De plus, même si l’État dispose d’une certaine marge d’appréciation en la matière, le respect de l’article 8 aurait exigé que les tribunaux internes se livrent à un examen approfondi de la situation concrète de l’espèce.

Compte tenu de ce qui précède, la sanction infligée à la requérante ne constituait une mesure proportionnée ni au but de la lutte contre la criminalité organisée, ni à celui visant la protection des droits des passants, résidents et propriétaires des commerces. La mesure par laquelle la requérante, qui est une personne extrêmement vulnérable, a été punie pour ses actes dans une situation où elle n’avait très vraisemblablement pas d’autres moyens de subsistance et, dès lors, pas d’autres choix que la mendicité pour survivre, a atteint sa dignité humaine et l’essence même des droits protégés par l’article 8. Dès lors, l’État défendeur a outrepassé la marge d’appréciation dont il jouissait en l’espèce.

Partant, l’ingérence n’était pas « nécessaire dans une société démocratique ».

Conclusion : violation (unanimité).

Article 41 : 922 EUR pour préjudice moral.

Dernière mise à jour le février 11, 2021 par loisdumonde

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