SKOROBOGATOV c. RUSSIE (Cour européenne des droits de l’homme) Requête no 76598/14

TROISIÈME SECTION
DÉCISION
Requête no 76598/14
Ilya Igorevich SKOROBOGATOV
contre la Russie

La Cour européenne des droits de l’homme (troisième section), siégeant le 19 janvier 2021 en un comité composé de :

Georges Ravarani, président,
Darian Pavli,
Anja Seibert-Fohr, juges,
et d’Olga Chernishova, greffière adjointe de section,

Vu la requête susmentionnée, introduite le 28 novembre 2014,

Vu les observations soumises par le gouvernement défendeur et celles présentées en réponse par le requérant,

Après en avoir délibéré, rend la décision suivante :

EN FAIT

1. Le requérant, M. Ilya Igorevitch Skorobogatov, est un ressortissant russe né en 1986 et résidant à Saint-Pétersbourg. Il a été représenté devant la Cour par Me Y. Zoubanova, avocate à Saint-Pétersbourg.

2. Le gouvernement russe (« le Gouvernement ») a été représenté initialement par M. G. Matiouchkine, ancien représentant de la Fédération de Russie auprès de la Cour européenne des droits de l’homme, puis par M. M. Galperine, son représentant actuel.

A. Les circonstances de l’espèce

3. Les faits de la cause, tels qu’ils ont été exposés par les parties, peuvent se résumer comme suit.

4. En 2008, le père du requérant, I.S., vendit son appartement à Mme M. Le 29 septembre 2009, il quitta son domicile. Il est porté disparu depuis cette date, sans que son décès ait été officiellement établi. Estimant être l’unique héritier d’I.S., le requérant intenta en justice contre ce dernier et Mme M. une action en résolution de la vente pour vice de consentement d’I.S.

5. Le 15 décembre 2010, le tribunal du district Primorski de Saint‑Pétersbourg rejeta son action pour défaut manifeste de fondement. Se référant à un article précis du code civil, il indiqua que seule la partie contractante lésée ou, le cas échéant, son héritier après le décès de cette dernière, pouvait le saisir. Or il observa qu’en l’espèce le requérant avait introduit son action non en qualité d’héritier d’I.S. mais pour lui-même, ce qu’il ne pouvait pas faire du vivant de son père. Il ajouta que le contrat contesté ne portait pas atteinte aux intérêts du requérant, l’éventuel futur héritier d’I.S., le futur de cujus.

6. Le tribunal ajouta qu’en cas de décès d’I.S. le requérant aurait le droit, en tant qu’héritier lésé, de contester le contrat de vente.

7. Le 17 mai 2011, la cour de la ville de Saint-Pétersbourg confirma le jugement en appel. Il considéra en particulier que la loi en vigueur ne prévoyait pas la défense des intérêts d’héritiers potentiels. Le plaignant aurait le droit de succéder à I.S. au moment de l’ouverture de la succession à condition qu’il soit appelé à succéder.

8. Le 10 janvier 2013, le requérant se vit délivrer, sur la base d’une expertise génétique du corps qui avait été effectuée le 26 décembre 2012, le certificat du décès de son père.

9. Début 2013, le requérant, qui revendiquait la qualité d’héritier lésé sans pour autant obtenir un acte de notoriété, forma une nouvelle action en justice. Il y demandait, entre autres, d’annuler la vente immobilière de l’appartement pour vice de consentement.

10. Saisi de cette demande, le tribunal du district Primorski constata l’objection de la partie défenderesse, Mme M. qui s’était opposée à l’examen de cette demande, identique, à son avis, à celle examinée en 2010. Par une décision avant dire droit du 10 avril 2014, le tribunal mit fin à l’instance dans la partie concernant la demande de résolution du contrat de vente au motif qu’il y avait entre les deux procédures identité de parties, d’objet et de cause, s’appuyant sur l’autorité de la chose jugée qui s’attachait au jugement du 15 décembre 2010 (paragraphe 5 ci-dessus). Il estima que le requérant n’avait fait qu’introduire une demande identique à celle déjà examinée en la complétant par de nouvelles preuves, ce qu’il jugea ne pouvoir être accepté.

11. Le 29 mai 2014, la cour de Saint-Pétersbourg confirma cette décision en appel. La cour releva qu’une demande identique avait été tranchée auparavant par la justice. Elle considéra que malgré la formulation différente de son objet la nouvelle demande était identique à la précédente. Le 12 septembre et le 17 décembre 2014, la cour de Saint-Pétersbourg et de la Cour suprême de Russie, siégeant en formation de juges uniques, rejetèrent des pourvois en cassation formés par le requérant.

12. Dans ses observations, le Gouvernement informa la Cour quant aux décisions de justice rendues ultérieurement.

13. Entre-temps, le 28 avril 2014, le requérant avait complété sa demande, y ajoutant des griefs visant à lui faire reconnaître la qualité d’héritier d’I.S., à faire déclarer nuls les testaments rédigés par ce dernier au profit de ses associés, ainsi qu’à faire déclarer nulles certaines procurations qu’I.S. avait délivrées de son vivant au profit de ces mêmes personnes.

14. Le 12 mars 2015, le tribunal du district Primorski de Saint‑Pétersbourg rejeta ces griefs. Le tribunal établit, entre autres, que le requérant avait laissé passer le délai pour accepter la succession et qu’il n’y avait aucun motif valable pour rétablir ce délai. Il jugea en conséquence que le requérant n’avait pas la qualité d’héritier d’I.S.

15. Le 24 juin 2015, la cour de Saint-Pétersbourg confirma la décision en appel, soulignant que le requérant n’avait pas qualité pour agir en justice en tant qu’héritier lésé.

B. Le droit et la pratique internes pertinents

16. Selon l’article 61 du code de procédure civile, les points tranchés par un jugement ayant acquis force de chose jugée s’imposent au juge saisi d’une nouvelle contestation entre les mêmes parties ; ils ne peuvent faire de nouveau l’objet ni de preuves ni de contestations.

17. Selon le paragraphe 2 de l’article 209 dudit code, une fois que le jugement est devenu définitif les parties n’ont plus le droit de saisir de nouveau la justice de la même contestation, ni de remettre en question les faits établis par le jugement.

18. Selon l’alinéa 3 de l’article 220 dudit code, applicable à tout moment de la procédure judiciaire, le tribunal met fin à l’instance s’il constate l’existence d’une décision entre les mêmes parties qui a le même objet et la même cause[1].

GRIEF

19. Invoquant l’article 6 § 1 de la Convention, le requérant se plaint que son action en nullité de la vente immobilière de son père n’ait pas été examinée au fond, alors que la décision antérieure lui avait reconnu le droit de ressaisir la justice en qualité d’héritier une fois le décès du de cujus établi. Il estime que ce refus d’examen opposé par les tribunaux s’analyse en une violation de son droit d’accès à un tribunal.

EN DROIT

Sur la violation de l’article 6 § 1 de la Convention

20. Le requérant se plaint que sa demande judiciaire visant à l’annulation du contrat de vente conclu par son père et Mme M. n’ait pas été examinée au fond par le tribunal. Il y voit une atteinte à son droit d’accès à un tribunal. Il invoque l’article 6 § 1 de la Convention qui, dans sa partie pertinente, est ainsi libellé :

« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement (…) par un tribunal (…), qui décidera (…) des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil (…) »

1. Thèses des parties

21. Le Gouvernement marque son désaccord. Il affirme que le 15 décembre 2010 le tribunal du district Primorski a statué sur la première demande du requérant et l’a rejetée. Il considère donc que le litige a été tranché. Il indique que le tribunal a donné les trois motifs suivants : a) le requérant n’était pas partie au contrat de vente, b) il n’était pas non plus la personne autorisée, en vertu du code civil russe, à contester ce contrat pour vice de consentement de l’une des parties, et c) il n’était pas héritier de son père. Le Gouvernement souligne que la loi en vigueur ne prévoit pas la protection des droits futurs, par exemple des droits et intérêts des héritiers futurs. Il rappelle que la seconde tentative d’obtention de la résolution du contrat de vente, entreprise par le requérant après le décès d’I.S., s’est heurtée au refus par le tribunal, à raison de l’autorité de la chose jugée qui s’attachait à la première décision, de statuer sur le fond de l’action. Le Gouvernement souligne que le tribunal y a vu une triple identité de l’action.

22. Le Gouvernement soutient que le requérant n’a pas subi d’atteinte à son droit d’accès à un tribunal, le tribunal du district Primorski ayant tranché ce même litige par la décision du 15 décembre 2010, revêtue de l’autorité de la chose jugée. L’introduction ultérieure par l’intéressé d’une demande qualifiée d’identique par le tribunal ne saurait donc, de l’avis du Gouvernement, être considérée comme une atteinte au droit à un tribunal, dans la mesure où elle se heurterait à un autre principe consacré par l’article 6 de la Convention, à savoir le respect de la sécurité juridique, qui protégerait notamment le droit de la partie opposée au litige à ce que la décision rendue en sa faveur ne soit pas remise en cause.

23. En ce qui concerne enfin la phrase de la décision du 15 décembre 2010 par laquelle le tribunal a décidé que, en cas de décès d’I.S., le requérant aurait le droit de contester le contrat de vente en qualité d’héritier lésé, le Gouvernement estime qu’elle a une portée purement informative. Conformément à l’article 165 du code de procédure civile, le tribunal aurait simplement renseigné le requérant sur les droits et obligations procéduraux des parties.

24. Le requérant rétorque que sa demande introduite en 2014 n’a pas été examinée au fond, et que son droit d’accès à un tribunal a donc été méconnu. Il expose qu’il avait introduit cette nouvelle demande en se revendiquant héritier de son père, et que, contrairement au motif retenu par les juridictions nationales, cette demande n’était donc pas identique à celle examinée en 2010. Il explique à cet égard que la décision du 15 décembre 2010 comportait une phrase disant qu’en cas de décès d’I.S. il aurait le droit de contester le contrat de vente en qualité d’héritier lésé (paragraphe 6 ci‑dessus). Il considère que cette phrase engageait le tribunal à se ressaisir de la contestation si les circonstances s’y prêtaient.

2. Appréciation de la Cour

a) Les principes généraux

25. Le droit à un procès équitable, garanti par l’article 6 § 1 de la Convention, doit s’interpréter à la lumière du principe de la prééminence du droit, qui exige l’existence d’une voie judiciaire effective permettant de revendiquer les droits civils (Al-Dulimi et Montana Management Inc.c. Suisse [GC], no 5809/08, § 126, 21 juin 2016). Chaque justiciable a droit à ce qu’un tribunal connaisse de toute contestation relative à ses droits et obligations de caractère civil (voir, parmi d’autres, Howald Moor et autres c. Suisse, nos 52067/10 et 41072/11, § 70, 11 mars 2014, etGolder c. Royaume-Uni, 21 février 1975, § 36, série A no 18).

26. Toutefois, le droit d’accès à un tribunal n’est pas absolu : il se prête à des limitations implicitement admises, car il appelle de par sa nature même une réglementation par l’État, lequel jouit à cet égard d’une certaine marge d’appréciation. Cela étant, ces limitations ne sauraient restreindre l’accès ouvert à un justiciable d’une manière ou à un point tels que son droit à un tribunal s’en trouve atteint dans sa substance même. En outre, les limitations appliquées ne se concilient avec l’article 6 § 1 de la Convention que si elles poursuivent un but légitime et s’il existe un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé (Al-Dulimi et Montana Management Inc., précité, § 129, et Stubbings et autres c. Royaume-Uni, 22 octobre 1996, § 50, Recueil des arrêts et décisions1996‑IV).

27. La Cour rappelle le principe fondamental selon lequel c’est aux autorités nationales, notamment aux tribunaux, qu’il appartient d’interpréter et d’appliquer le droit interne. La Cour ne peut dès lors mettre en cause l’appréciation des autorités internes quant à des erreurs de droit prétendument commises que lorsque celles-ci sont arbitraires ou manifestement déraisonnables (voir, dans ce sens, Anheuser-Busch Inc. c. Portugal [GC], no 73049/01, §§ 85‑86, CEDH 2007‑I).

28. Enfin, la Cour rappelle que l’État jouit d’une marge d’appréciation très ample quand il a à concilier des intérêts opposés, tel le droit à un tribunal d’une personne et le droit à la sécurité juridique d’une autre personne (Sanofi Pasteur c. France, no 25137/16, §§ 56‑58, 13 février 2020).

b) Application au cas d’espèce

29. La Cour constate qu’il ne prête pas à controverse entre les parties que le refus d’examiner la seconde demande introduite en 2013 portant la résolution du contrat de vente s’analyse en une limitation du droit du requérant d’accès à un tribunal.

30. La Cour estime que cette limitation poursuivait un but légitime car visait le respect de l’autorité de la chose jugée. Ce dernier principe s’oppose à ce que la justice réexamine les litiges déjà tranchés par elle (Bacso c. Roumanie, no 9293/03, § 36, 4 novembre 2008).

31. Les parties sont en désaccord sur la proportionnalité de la mesure litigieuse. Le requérant présente deux objections. En premier lieu, il considère donc que sa seconde demande ne se heurtait pas à l’autorité de la chose jugée de la décision du 15 décembre 2010, car il n’y avait pas, à son avis, de triple identité entre ces demandes. Cette conclusion des juridictions nationales était, selon le requérant, erronée. En second lieu, le requérant attache de l’importance à la phrase prononcée par le tribunal du district Primorski dans sa décision du 15 décembre 2010, phrase selon laquelle il pourrait ressaisir la justice ultérieurement. Il indique que cette indication du tribunal Primorski, donnée en 2010, n’a pas été respectée en 2014. Le Gouvernement soutient le contraire.

32. En ce qui concerne le premier argument, selon lequel les juridictions internes ont fait une application erronée de la loi nationale, la Cour rappelle que, sauf cas d’arbitraire manifeste, elle ne doit pas prendre le contre-pied des conclusions de la justice nationale. Or elle considère que l’on ne se peut parler en l’espèce d’arbitraire manifeste. En effet, les tribunaux ont établi qu’il y avait identité des demandes, considérant que toutes deux avaient le même objet (la résolution d’un contrat de vente) et la même cause (un vice du consentement), qu’elles étaient dirigées contre la même personne (Mme M.) et qu’elles avaient été introduites par la même personne (le requérant ; paragraphes 5 et 9‑10 ci-dessus). Il est vrai que l’autorité de la chose jugée ne peut pas être opposée lorsque des événements postérieurs sont venus modifier la situation reconnue en justice. En l’espèce, toutefois, les juridictions nationales ont conclu que dans les deux cas le requérant, qui n’a jamais été reconnu comme héritier du de cujus (voir, paragraphes 5, 7, 10 et 11 ci-dessus), avait agi en la même qualité. La Cour estime que ce raisonnement du tribunal de district n’est ni manifestement déraisonnable ni dépourvu de base légale.

33. En ce qui concerne le second argument, la Cour constate que le requérant attache de l’importance à une phrase particulière de la décision du 15 décembre 2010 (paragraphe 6 ci-dessus). Or si le requérant confère à cette phrase une valeur de chose jugée propre à lier le tribunal et à l’obliger à connaître d’une nouvelle demande si certaines conditions se trouvent réunies, le Gouvernement n’y voit qu’une information donnée au requérant relativement à ses droits (paragraphe 23 ci-dessus).

34. La Cour considère que la phrase contestée ne conférait au requérant le droit de ressaisir le tribunal d’une demande relative à ses droits successoraux que si les deux conditions mentionnées par cette phrase soient réunies, à savoir, le décès d’I.S. et la qualité d’héritier du requérant. La Cour relève que cette dernière condition n’a pas été réunie, le requérant n’étant jamais reconnu héritier du de cujus.

35. Enfin, la Cour observe que le droit du requérant à voir son litige tranché par un tribunal n’a pas été atteint dans sa substance même, puisque sa demande relative à la déclaration de la vente immobilière entre son père et Mme M. a été examinée au fond par une décision du 15 décembre 2010 (paragraphe 5 ci-dessus). La Cour considère que l’examen d’une demande identique au fond aurait porté atteinte aux intérêts concurrents de la partie défenderesse dans le litige, notamment à son droit à la sécurité juridique.

36. Compte tenu de ce qui précède, la Cour conclut que le grief relatif à l’accès à un tribunal est manifestement mal fondé, au sens de l’article 35 § 3 a), et qu’il doit être rejeté, en application de l’article 35 § 4 de la Convention.

Par ces motifs, la Cour, à l’unanimité,

Déclare la requête irrecevable.

Fait en français puis communiqué par écrit le 11 février 2021.

Olga Chernishova                                  Georges Ravarani
Greffière adjointe                                       Président

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[1] En russe, « le fondement ».

Dernière mise à jour le février 11, 2021 par loisdumonde

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