KAYA ET BAL c. TURQUIE (Cour européenne des droits de l’homme) Requête no 6992/18

DEUXIÈME SECTION
DÉCISION
Requête no 6992/18
Musa KAYA contre laTurquie
et 3 autres requêtes
(voir liste en annexe)

La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant le 19 janvier 2021 en un comité composé de :

Aleš Pejchal, président,
Egidijus Kūris,
Carlo Ranzoni, juges,
et de Hasan Bakırcı, greffier adjoint de section,

Vu les requêtes susmentionnées introduites aux dates indiquées dans le tableau joint en annexe,

Après en avoir délibéré, rend la décision suivante :

EN FAIT

1. La liste des parties requérantes figure en annexe.

A. Les circonstances de l’espèce

2. Les faits de la cause, tels qu’ils ont été exposés par les requérants, peuvent se résumer comme suit.

3. Les requérants sont détenus dans différentes prisons de Turquie. Ils ont le statut de condamnés. Ils se sont vus opposer de la part de l’administration pénitentiaire un refus d’acheminer vers leurs destinataires respectifs des lettres et/ou télécopies dont les contenus furent estimés gênants en vertu, selon les cas, de l’article 68 § 3 de la loi no 5275 relative à l’exécution des peines et des mesures préventives (« loi no 5275 ») et/ou de l’article 123 du règlement relatif à l’exécution des peines et des mesures préventives (« le règlement »).

4. Copies des lettres/télécopies litigieuses n’ont pas été versées aux dossiers de toutes les affaires pendantes devant la Cour. Certains passages des correspondances en question ont été mentionnés dans les décisions des instances nationales compétentes qui ont été amenées à se prononcer sur leur contenu. Les informations concernant les lettres litigieuses, leur contenu et leurs destinataires respectifs sont décrites ci‑dessous.

1. Les lettres/télécopies litigieuses

a) Requête no 6992/18

5. Le requérant se plaint du refus d’expédition d’une télécopie qu’il avait adressé à la présidence de la chambre des architectes et des ingénieurs de Turquie. Celle-ci comportait les passages suivants :

« Salut, les opérations de massacres débutées par l’AKP au Kurdistan se sont transformées en « massacres en direct », ont dépassé toutes les limites humaines et morales. Il n’est même pas permis de faire entendre la voix d’un parlementaire kurde au parlement qui en direct dit « les tanks détruisent les maisons sur nos têtes, maintenant un mur a été détruit, nous ne pouvons respirer ». Nous avons entamé une grève de la faim pour dire stop à cette horreur. »

b) Requête no 6997/18

6. Le requérant se plaint du refus d’expédition d’une télécopie adressée à une professeure d’université, ancienne membre du CPT. Celle-ci comportait les passages suivants :

« La guerre débutée au Kurdistan il y a trois mois s’est transformée en véritable massacre. Alors que chaque jour des dizaines de civils sont tués par des tanks et des obus, depuis quarante jours avec l’interdiction de sortir dans la rue, les gens ont été emprisonnés en groupe. Le fait que les corps restent dans la rue aux vues des gens et le fait que cette situation perdure pendant des jours, est une forme de torture rarement rencontrée dans l’histoire de l’humanité. Ce que fait le gouvernement turc actuellement c’est tuer par la torture une nation entière, la pousser à l’exode et [vider] le Kurdistan des humains. Pour cela, il utilise les cadavres comme un moyen de torture, ce dont l’humanité n’avait encore pas été témoin. Nous attendons que le CPT élève sa voix contre cette sauvagerie inhumaine. »

c) Requête no 45187/18

7. Le requérant se plaint du non-acheminement d’une lettre adressée au DİSK (confédération des syndicats progressistes), d’une télécopie adressée à l’association des écrivains PEN et d’une télécopie adressée à un particulier, qui aurait été représentant d’un journal.

8. La première correspondance comportait les passages suivants :

« La guerre débutée au Kurdistan a atteint le niveau d’une déportation et d’un massacre. Comme dans toutes les guerres, le poids de cette guerre, ses balles, ses munitions est [soustrait] du pain des indigents, des travailleurs. Votre position et votre attitude en tant que DİSK face à la guerre va être déterminant pour le destin commun des peuples. Comme dire stop à cette guerre n’est pas seulement dire stop à l’exploitation mais également dire stop à la sauvagerie, au génocide, à la déportation et aux crimes contre l’humanité, il y a besoin d’un cri stop plus fort. Il est certain que les travailleurs ont la force et la volonté de mettre un terme à cette attaque fasciste qui massacre (…) »

9. La seconde correspondance comportait les passages suivants :

« (…) les opérations débutées par le gouvernement de l’AKP au Kurdistan ont dépassé la situation de guerre et sont devenues un massacre. Dans des conditions hivernales, les maisons de dizaines de milliers de kurdes ont été rasées par des tanks, des bombes et des bulldozers ; des centaines de milliers de kurdes ont été poussés à l’exode ; des milliers de kurdes ont été tués. Si ce qui se passe ici se passait à Gaza, des millions de personnes se seraient élevées/la société turque avec plaisir regarde « son frère kurde » périr. Dernièrement, un journal pro-gouvernemental a écrit que l’armée turque à Cizre avait dans deux immeubles fusillés 60 blessés. C’est un crime contre l’humanité. C’est une horreur. Cette sauvagerie est une situation qui doit être inscrite au sommet de l’Histoire. Garder le silence face à cette sauvagerie c’est se rendre complice. Je vous invite vous et tous ceux qui se disent humains là où l’humanité est fusillée à donner une voix au nom de l’humanité. »

10. La troisième correspondance contenait les passages suivants :

« Ceux de Talat, pour ne pas vivre de difficultés en interne pendant la guerre ont tué des millions d’arméniens sur les routes de l’exode en les privant de leurs terres. Ceux de Tayip font maintenant exactement la même chose aux kurdes. Quand les arméniens qui 100 ans auparavant, sur les routes de l’exode gémissaient « de l’eau ! », souhaitaient atteindre l’eau qui se trouvait à 100 m, [ils] se retrouvaient face aux canons et à la crosse des soldats de Talat. 100 ans plus tard, les kurdes dans les sous‑sols gémissent « eau eau ! ». Ceux qui tentent de leur faire parvenir une tasse d’eau sont renversés par le canon et la crosse des soldats de Tayip. »

« Lorsque quelqu’un lui dit je t’aime grand homme, ses sentiments s’élèvent au plafond. Peu importe que le sang sur les mains de la personne qui dit cela n’ait pas encore séché, que l’odeur de poudre de son fusil ne soit pas dissipée, que le cadavre de l’enfant qu’il a tué n’ait pas encore été enterré. »

d) Requête no 2468/19

11. Le requérant souhaita envoyer une télécopie à Amnesty International et deux autres télécopies au Président de la République turc. Examinant la première correspondance du requérant en même temps que celles émanant d’autres détenus, la commission de lecture de l’administration pénitentiaire refusa son expédition au motif, qu’en résumé, il était allégué que :

« (…) le peuple kurde est sacrifié à l’aulne des intérêts politiques et économiques des grandes puissances, qu’en raison de ces intérêts il avait été laissé comme une colonie, que depuis une centaine d’années le peuple du Kurdistan subissait un génocide et passait par une acculturation ; depuis plus de 40 ans, l’État turc pratique le génocide du peuple kurde ; dans les années 1990 des milliers de villages ont été brûlés, 17 000 meurtres ont été commis par l’État, le grand État turc a massacré le peuple kurde, a assiégé les villes kurdes, a bombardé les villes avec des tanks, des [tirs depuis] des hélicoptères, a tué des civils, aussi bien des bébés de 15 jours que des personnes âgées de 75 ans, les corps des morts ont été piétinés, les cadavres ont été laissés à pourrir dans les rues, (…) que tout ceci avait été passé sous silence, que le peuple kurde allait être détruit. »

12. Les deux télécopies, adressées au Président de la République énonçaient notamment :

« (…) les gangs de Daesh à Suruç (…) ont assassiné des civils (…) votre discours visant les kurdes prépare un socle psychologique pour les attaques (…) votre façon de dominer la politique avec votre égo personnel (…) nous vous tenons responsables des attaques. En cas de non-renoncement à cette attitude et cette ligne, les responsables de ce qui va nécessairement advenir seront le président et le gouvernement de l’AKP (…) alors que les corps des femmes et des enfants sont à terre, le fait que vous ne vous absteniez pas de propos haineux (…) votre relation secrète avec Daesh (…) les responsables du massacre sont ceux qui présentent un socle à ces attaques (…) nous n’oublierons jamais. »

2. Procédure devant les instances nationales

13. Les requérants ont saisi les instances nationales compétentes d’un recours contre les décisions de l’administration pénitentiaire les concernant.

14. Les instances judiciaires compétentes (juge de l’exécution et cour d’assises) ont rejeté ces recours considérant que les décisions litigieuses étaient conformes à la procédure et à la loi. Parmi les motifs exposés par ces instances figuraient, selon les cas, le fait que les lettres examinées contenaient : – des informations fausses, mensongères et/ou de nature injurieuse, – et/ou des propos relatifs à une instruction d’une organisation terroriste, – et/ou des propos mensongers, insultants et de nature à cibler les personnes, – et/ou à susciter la panique des personnes et des institutions, –et/ou étaient de nature à inciter au séparatisme, – et/ou tendaient à pousser le peuple à l’hostilité et à la haine. Dans certains cas, le juge de l’exécution s’est directement référé à l’article 8 de la Convention et aux principes en découlant.

15. La Cour constitutionnelle, qui admit les requérants au bénéfice de l’aide juridictionnelle, rejeta leurs recours contre ces décisions judiciaires en estimant notamment, selon les cas, qu’il n’y avait pas d’ingérence dans les droits et libertés fondamentaux garantis par la Constitution ou que l’ingérence n’était pas constitutive d’une violation de la Constitution ; en tenant compte pour ce faire, selon les cas, et après un exercice de mise en balance des différents droits et intérêts en présence au regard de la jurisprudence de la Cour et/ou de sa propre jurisprudence, respectivement, des nécessités de la réhabilitation de condamnés pour terrorisme au regard de lettres louant les activités terroristes, de la sécurité dans la prison ou de la discipline, des nécessités de la défense de l’ordre et de la prévention des infractions pénales.

B. Le droit et la pratique internes pertinents

16. Le droit interne pertinent est décrit dans l’affaire Mehmet Nuri Özen et autres c. Turquie (nos 15672/08 et 10 autres, 11 janvier 2011, §§ 30-33).

17. Le 13 novembre 2019, le Comité des Ministres du Conseil de l’Europe adopta (lors de la 1360e réunion des Délégués des Ministres, la Résolution CM/ResDH(2019)306 relatif à l’exécution des arrêts de la Cour dans 13 affaires contre la Turquie relatives au contrôle de la correspondance des détenus[1]. Dans cette résolution, le Comité des ministres déclare que le gouvernement turc « a rempli ses fonctions en vertu de l’article 46, paragraphe 2, de la Convention dans ces affaires », et décide d’en clore l’examen. La résolution renvoie au bilan d’action révisé (document DH‑DD(2019)479-rev) fourni par le Gouvernement, qui indique les mesures adoptées afin d’exécuter les arrêts, dont notamment les suivantes :

“ (…)

III. General measures

A. Correspondence in general

(…)

20. At the outset, in accordance with the current legislation if the reading commission of the prison considers that the content of the correspondence is inconvenient it refers the correspondence to the disciplinary commission within 24 hours maximum. The commission examines the letter. If it decides not to send or hand over the letter in view of its content it informs the prisoner (Article 123 of the Regulation and 68 of the Law no 5275). The prisoner can lodge an appeal against this decision with the Enforcement Court within the deadline (15 and 30 days) set forth in Article 5 of the Law no 4675 on Enforcement Courts. The Enforcement Court has to deliver its decision in seven days. The Enforcement Court should take the opinion of the Prosecution Office and if it deems necessary it can make further investigations in accordance with Article 6 of the same Law. The applicant may also lodge an appeal against the decision of the Enforcement Court with the Assize Court.

(…)

22. Namely; according to Article 68/3 of the Law no 5275, intervention with prisoners’ correspondence is allowed only in exceptional circumstances. The said Article provides that the letters, faxes and telegrams addressed to the prisoners are not delivered to them if they pose a threat to order and security in the prison, single out serving officials as targets, permit communication between terrorist or criminal organisations, contain false or misleading information likely to cause panic in individuals or institutions, or contain threats or insults. In the same vein, similar materials prepared by prisoners shall not be sent to theaddressee.

23. In addition, the wording of Article 91/3 of the current Prisons Regulation is similar in this regard.

24. With respect to the destruction of the letters, according to Article 147 of the former Regulation, Disciplinary Commission had the authority to destroy or censor the letters. However, Article 123 of the current Prisons Regulation does not grant such a right to prison authorities. If the content of the letter is found to be inconvenient by Disciplinary Commission, the prisoner can object to this decision before the Enforcement Judge.”

If the letter is found to be partly inconvenient, only the relevant part is censored. If the letter is found to be totally inconvenient, it is not handed over or sent. However, in any event the letter cannot be destroyed by prison authorities. Such letters are kept by prison authorities in order to be used in possible national and international judicial proceedings.

(…)

F. Individual application before the Constitutional Court

60. The authorities would like to note that the CC’s case law is in line with the Convention standards regarding correspondence of the prisoners. For instance, in the cases of Murat Türk (Appl. No. 2016/2826, final on. 20/09/2018)1 and Keyfo Başak (Appl. No. 2015/17258, final on. 20/09/2018)the CC held that the prison authorities’interferences with the letters sent to the applicant were excessive in a democratic society as its content did not endanger safety of the public or include false information that could cause panic through individuals or institutions. The CC also held that the negative consequences of the violations should be redressed. In this respect, the letters in question were delivered to the applicants.

61. The CC also found in some cases, notably in Vechettin Tok (Application no: 2015/17131, final on 20.09.2018), CumaliKarsu (Application no: 2014/971, final on 19.4.2017) and Veysel Kaplan (Application no: 2013/1830, final on 18.11.2015) cases that interference with the letters sent by the prisoners were unjustified on the grounds that excessive, disproportionate and not necessary in a democratic society as its content did not endanger safety of the public or include false information that could cause panic throughindividuals or institutions.

62. In the KahramanGüvenç (2) (Application No: 2013/2260, final on 4.2.2016) the CC concluded that the interference with the letter sent to a publisher by the prisoner was not proportionate on account of lack of adequate reasoning for such interference. The CC referred to the Silver v. United Kingdom (5947/72) and Fazıl Ahmet Tamer v. Turkey (6289/02) in its decision. The CC also ordered negative consequences to be redressed.

63. In the ZeyniArat (Application no: 2013/3951, final on. 18.2.2016) the CC found that the applicant’s letter to another convicted prisoner was not sent on the grounds that it aimed to communicate between members of terrorist organizations and to honor terrorists. This court found a violation on account of the fact that the reasoning of the decision of the authorities was not adequate and such interference was not proportionate and necessary in a democratic society. The CC also ordered negative consequences to be redressed.

64. In the in the cases of Musa Kaya (4) (Application no: 2013/3828 final on. 1.12.2015) and Musa Kaya (3) (Application no: 2013/2350, final on 14.10.2015) the applicant complained that his letters to a newspaper were not sent by the prison authorities. The CC concluded in these cases that the grounds of the interferences had not been explained in detail in the decisions and such interferences were disproportionate. Therefore, there was a violation of the right to correspondence.

(…)”

GRIEFS

18. Invoquant les articles 8 et 10 de la Convention, les requérants se plaignent du non-acheminement de leur correspondance. Dans le cadre de la requête no 2468/19, se fondant sur les mêmes faits, le requérant invoque également une violation des articles 6, 13, 14 et 17 de la Convention.

EN DROIT

19. Compte tenu de la similitude des requêtes quant aux faits et aux griefs, la Cour décide de joindre celles-ci.

A. Sur la violation alléguée de l’article 8 de la Convention

20. Les requérants allèguent une violation des articles 8 et 10 de la Convention, en raison du non-acheminement de leur correspondance. À cet égard, la Cour rappelle qu’en matière de correspondance, le droit à la liberté d’expression se trouve protégé par l’article 8 de la Convention (Silver et autres c. Royaume-Uni, 25 mars 1983, § 107, série A no 61 et Fazıl Ahmet Tamer c. Turquie, no 6289/02, § 33, 5 décembre 2006).

Elle considère donc qu’il y a lieu d’examiner ce grief des requérants sous l’angle de cet article, ainsi libellé en ses parties pertinentes :

« 1. Toute personne a droit au respect (…) de sa correspondance. »

21. En l’espèce, la Cour considère par ailleurs qu’il faut tout d’abord déterminer si le grief des requérants est recevable au regard de l’article 35 de la Convention, tel que modifié par le Protocole no 14 (entré en vigueur le 1er juin 2010). Ce Protocole a introduit un nouveau critère de recevabilité à l’article 35, dont les passages pertinents sont ainsi libellés :

« 3. La Cour déclare irrecevable toute requête individuelle introduite en application de l’article 34 lorsqu’elle estime :

(…)

b) que le requérant n’a subi aucun préjudice important, sauf si le respect des droits de l’homme garantis par la Convention et ses Protocoles exige un examen de la requête au fond et à condition de ne rejeter pour ce motif aucune affaire qui n’a pas été dûment examinée par un tribunal interne ».

22. La Cour rappelle que ce critère vise, à long terme, à lui permettre de trancher plus rapidement les affaires ne méritant pas d’être examinées au fond et ainsi de se concentrer sur sa mission première qui est de garantir la protection juridique des droits de l’homme au niveau européen (rapport explicatif du Protocole no 14, §§ 39 et 77-79). Les Hautes Parties contractantes ont en effet clairement souhaité que la Cour consacre plus de temps aux affaires qui justifient un examen au fond, que ce soit du point de vue de l’intérêt juridique du requérant individuel ou de celui plus général du droit de la Convention et de l’ordre public européen auquel celle-ci participe (rapport explicatif, § 77). Les Hautes Parties contractantes ont par ailleurs invité la Cour à donner plein effet au nouveau critère de recevabilité et à envisager d’autres possibilités d’appliquer le principe de minimis non curatpraetor (Plan d’action adopté lors de la Conférence de haut niveau sur l’avenir de la Cour européenne des droits de l’homme, Interlaken, 19 février 2010, § 9 c)).

1. Sur le point de savoir si les requérants ont subi un préjudice important

23. La Cour rappelle tout d’abord les principes développés dans sa jurisprudence concernant ce critère de recevabilité (Korolev c. Russie (déc.), no 25551/05, CEDH 2010, et Giusti c. Italie, no 13175/03, §§ 24-36, 18 octobre 2011). Elle examinera la présente affaire à la lumière de ces principes.

24. À cet égard, elle souligne que la notion de « préjudice important » renvoie à l’idée que la violation d’un droit quelle que soit la réalité d’un point de vue strictement juridique, doit atteindre un minimum de gravité pour justifier un examen par une juridiction internationale (Korolev, décision précitée). Afin de vérifier si la violation d’un droit atteint un tel seuil, il y a lieu de prendre en compte notamment les éléments suivants : la nature du droit prétendument violé, la gravité de l’incidence de la violation alléguée dans l’exercice d’un droit et/ou les conséquences éventuelles de la violation sur la situation personnelle du requérant. Dans l’évaluation de ces conséquences, la Cour examinera en particulier l’enjeu de la procédure nationale ou son issue. Enfin, la gravité d’une violation doit être appréciée compte tenu à la fois de la perception subjective du requérant et de l’enjeu objectif d’une affaire donnée. Une violation de la Convention peut également avoir trait à une question de principe décisive et causer ainsi un préjudice important sans pour autant avoir lésé un intérêt patrimonial (ibidem).

25. La Cour rappelle ensuite qu’un certain contrôle de la correspondance des détenus est acceptable et ne se heurte pas en soi à la Convention, eu égard aux exigences normales et raisonnables de l’emprisonnement (Campbell c. Royaume-Uni, 25 mars 1992, § 45, série A no 233). Pour mesurer le degré tolérable de pareil contrôle d’une manière générale, il ne faut pourtant pas oublier que la possibilité d’écrire et de recevoir des lettres représente parfois, pour le détenu, le seul lien avec le monde extérieur (ibidem).

26. Dans les circonstances de la présente affaire, la Cour estime que pour apprécier si les requérants ont subi un préjudice important, il convient de prendre en compte la nature des correspondances en cause. À cet égard, elle observe que les courriers litigieux étaient adressés à différents destinataires, sans liens avec les requérants, et contenaient des considérations générales formulées par les requérants notamment quant aux opérations militaires turques et aux instances politiques nationales (voir paragraphes 5-12 ci-dessus). La Cour peut convenir, qu’en ce sens leur contenu et donc leur non-acheminement pouvait concerner une question de principe pour les requérants. Bien que pertinent, cet élément est néanmoins insuffisant pour amener la Cour à conclure que les intéressés ont en l’espèce, subi un préjudice important.En effet, l’impression subjective d’un requérant quant aux conséquences des violations alléguées doit pouvoir être justifiée par des motifs objectifs (Korolev,décision précitée). Or, la Cour ne décèle pas de justifications semblables en l’espèce.

27. En effet, elle observe que les requérants demeurent libres de correspondre. N’est aucunement en cause une pratique des établissements pénitentiaires qui consisteraient à les empêcher d’envoyer ou de recevoir des lettres. Aucune restriction ne leur est imposée quant au nombre de lettres qu’ils pourraient envoyer ni quant à leurs destinataires. Par ailleurs, en l’espèce, n’est aucunement en cause une correspondance des requérants avec des proches (cercle familial ou social). Il ne s’agit pas non plus de courriers par lesquels les requérants auraient cherché à attirer l’attention d’autorités publiques, d’associations ou d’organes de presse par exemple, sur leurs situations personnelles, leurs conditions de détention, les traitements dont ils auraient fait l’objet ou dont ils auraient été témoins. Il ne s’agit pas davantage de courriers destinés à un avocat. À cet égard, la Cour rappelle en effet que la correspondance avec un avocat, qu’elle qu’en soit la finalité jouit d’un statut privilégié en vertu de l’article 8 de la Convention, ce d’autant plus lorsque cette correspondance constitue un préalable à l’exercice d’un droit de recours pour dénoncer des traitements subis en cours de détention (Ekinci et Akalın c. Turquie, no 77097/01, § 47, 30 janvier 2007).

28. Dans les circonstances de la présente affaire, et sans que les exemples énumérés ci-dessus (paragraphe 27) puissent s’entendre comme une typologie exhaustive des cas où un requérant pourrait se trouver affecté personnellement, de manière importante, du non-acheminement de sa correspondance, la Cour estime que les faits dénoncés par les requérants dans le cas présent, n’ont pas eu de conséquences sur leur situation personnelle telles qu’ils puissent se prévaloir d’un préjudice important du fait de la violation alléguée.

2. Sur le point de savoir si le respect des droits de l’homme garantis par la Convention et ses Protocoles exige un examen de la requête au fond

29. La Cour souligne s’être déjà maintes fois prononcée, y compris dans des affaires dirigées contre la Turquie, en ce qui concerne le grief tiré de la méconnaissance du droit au respect de la correspondance des détenus, avoir ainsi définit les principes jurisprudentiels s’imposant aux États et vérifié le respect par ces derniers de leurs obligations à cet égard (entre autres, Silver et autres, précité ; Mehmet Nuri Özen et autres c. Turquie, nos 15672/08 et 10 autres, 11 janvier 2011). Un examen au fond de la présente affaire n’apporterait pas de nouvel élément à ce sujet.

30. La Cour conclut en conséquence que le respect des droits de l’homme garantis par la Convention et ses Protocoles n’exige pas un examen des requêtes au fond.

3. Sur le point de savoir si l’affaire a été dûment examiné par un tribunal interne

31. L’article 35 § 3 b) n’autorise pas le rejet d’une requête sur la base du nouveau critère de recevabilité, si l’affaire n’a pas été dûment examinée par un tribunal interne. Qualifiée par les rédacteurs de seconde clause de sauvegarde (rapport explicatif, § 82), cette disposition vise à garantir quetoute affaire fera l’objet d’un examen juridictionnel, soit sur le plan national, soit sur le plan européen ; autrement dit, il s’agit d’éviter le déni de justice. Cette clause se concilie également avec le principe de subsidiarité, tel qu’il ressort surtout de l’article 13 de la Convention, qui exige l’existence au niveau national d’un recours effectif permettant de se plaindre d’une violation (Korolev, décision précitée).

32. En l’espèce, la Cour observe que les requérants ont pu présenter leurs arguments devant les instances judiciaires nationales, qui les ont rejetés par des décisions motivées qui n’apparaissent ni arbitraires ni manifestement déraisonnables compte tenus de la marge d’appréciation dont jouissent les États en la matière. La Cour constitutionnelle, qui a admis les requérants au bénéfice de l’aide juridictionnelle, procéda par ailleurs, en tant que juridiction suprême, à une ultime appréciation de la conformité de ces décisions avec les droits et les libertés garantis par la Constitution. Dans ces conditions, on ne saurait parler de déni de justice. La Cour conclut donc que la cause des requérants a été dûment examinée par un tribunal interne au sens de l’article 35 § 3 b) de la Convention.

4. Conclusion

33. À la lumière de ce qui précède, la Cour considère que ce grief doit être déclaré irrecevable pour absence de préjudice important en application de l’article 35 § 3 b) de la Convention, tel qu’amendé par le Protocole no 14.

B. Sur les autres griefs invoqués

34. Eu égard à la formulation générale et au caractère non étayé du restant des griefs, la Cour estime qu’il convient également de les rejeter comme étant manifestement mal fondés.

Par ces motifs, la Cour, à l’unanimité,

Décide de joindre les requêtes ;

Déclare les requêtes irrecevables.

Fait en français puis communiqué par écrit le 11 février 2021.

Hasan Bakırcı                                    Aleš Pejchal
Greffier adjoint                                      Président

______________

ANNEXE

No Requête No Nom de l’affaire Introduite le Requérant
Année de naissance
Lieu de résidence
Nationalité
1 6992/18 Kaya c. Turquie 19/01/2018 Musa KAYA
1973
Balıkesir
turc
2 6997/18 Kaya c. Turquie 19/01/2018 Musa KAYA
1973
Balıkesir
turc
3 45197/18 Kaya c. Turquie 26/02/2018 Musa KAYA
1973
Balıkesir
turc
4 2468/19 Bal c. Turquie 11/12/2018 Naif BAL
1972
Bolu
turc

[1] Akar c. Turquie (no 28505/04, 21 juin 2011), Ali Güzelc. Turquie (no 43955/02, 21 octobre 2008), Ali Koç c. Turquie (no 39862/02, 5 juin 2007), Çalan et autres c. Turquie (n° 53658/07 et autres, 14 avril 2015), Kapçak c. Turquie (n° 22190/05, 22 septembre 2009), Koç et autres c. Turquie (n° 38327/04, 30 septembre 2008), Mehmet Nuri Özen et autres c. Turquie (n° 15672/08, 11 janvier 2011), Mehmet Nuri Özen c. Turquie (n° 37619/05, 2 février 2010), Nakçi c. Turquie (n° 25886/04, 20 septembre 2008), Özkartal c. Turquie (n° 4287/04, 24 juin 2008), Reyan c. Turquie (no 2) (n° 60123/00, 23 septembre 2008), Tan c. Turquie (n° 9460/03, 3 juillet 2007) et Tur c. Turquie (n° 13692/03, 11 juin 2013).

Dernière mise à jour le février 11, 2021 par loisdumonde

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