DEUXIÈME SECTION
DÉCISION
Requête no 53335/08
LAMBDAISTANBUL LGBTI – ASSOCIATION DE SOLIDARITÉ
contre la Turquie
La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant le 19 janvier 2021 en un comité composé de :
Aleš Pejchal, président,
Egidijus Kūris,
Carlo Ranzoni, juges,
et de Hasan Bakırcı, greffier adjoint de section,
Vu la requête susmentionnée introduite le 22 octobre 2008,
Vu les observations soumises par le gouvernement défendeur et celles présentées en réponse par la requérante,
Après en avoir délibéré, rend la décision suivante :
EN FAIT
1. La requérante est l’association LambdaIstanbul LGBTI Solidarité (LambaIstanbulLezbiyenGeyBiseksüel Travesti TransseksüelKadınveErkeklerArasıDayanışmaDerneği) fondée en 2006 et ayant son siège à Istanbul. Elle a été représentée devant la Cour par Mes F. Söyle et B. Akyüz, avocats exerçant à Istanbul.
2. Le gouvernement turc (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent.
A. Les circonstances de l’espèce
3. Les faits de la cause, tels qu’ils ont été exposés par les parties, peuvent se résumer comme suit.
4. En mars 2008, la préfecture d’Istanbul et les services de police reçurent un courrier électronique d’un particulier qui accusait l’association requérante de prêter ses locaux à la prostitution de personnes présentées comme étant des travestis. Ses dirigeants étaient par ailleurs accusés de marchander les services de ces personnes et de percevoir une rétribution. Sur ce, la police mit en place une surveillance préalable des locaux de l’association requérante. Le procès-verbal de surveillance établit alors mentionne que des personnes, présentées comme étant des personnes travesties, entraient et sortaient souvent de ces locaux.
5. Par suite, la direction de la sûreté saisit le procureur de la République de Beyoğlu (« le procureur de la République ») d’une demande tendant à pouvoir effectuer une perquisition dans les locaux de l’association requérante ce, de jour comme de nuit. Le procureur de la République saisit alors le tribunal correctionnel de garde de Beyoğlu (« le tribunal correctionnel ») d’une demande de perquisition unique, à effectuer de jour comme de nuit, dans les 48 h. Il demanda également à pouvoir fouiller les ordinateurs de l’association requérante et faire copie de leurs contenus. Le tribunal correctionnel fit partiellement droit à cette demande et délivra une autorisation de perquisition unique et diurne, en vertu des articles 116 et 119 du code de procédure pénale, à effectuer dans les 24 h. Il rejeta la demande de fouille concernant les ordinateurs.
6. Au cours de la même journée, des policiers se rendirent dans les locaux de l’association requérante pour effectuer une perquisition. Il ressort du procès-verbal qu’ils établirent alors que celle-ci débuta à 17 h 15, en présence du président, qui fut appelé sur les lieux, et d’une employée de l’association requérante, et qu’aucun élément infractionnel ne fut découvert. La perquisition pris fin à 18 h 30. Les fonctionnaires de la direction des associations, également présents, procédèrent à la saisie-conservation de plusieurs cahiers de l’association parmi lesquels notamment un cahier d’inscription de documents, un cahier de décisions, un cahier d’inventaires, un cahier de dépenses, un cahier de recettes, un cahier d’inscription de membres ainsi qu’un classeur de documents et un livre de compte. Le procès-verbal mentionne en outre qu’il fut demandé au président de l’association si un quelconque dommage ou un dégât avait été causé et que celui-ci répondit par la négative. Ce procès-verbal fut signé par le président et l’employée de l’association requérante.
7. Le 11 avril 2008, la direction de la sûreté informa le procureur de la République qu’aucun élément infractionnel en lien avec les faits reprochés à l’association requérante n’avait été découvert lors de la perquisition.
8. Le jour même, l’association requérante écrivit à la direction départementale des associations pour demander la restitution des documents que ses fonctionnaires avaient saisi, en violation selon elle des articles 121 et 122 du code de procédure pénale.
9. Le 14 avril 2008, la direction départementale des associations près la préfecture d’Izmir établit un procès-verbal aux termes duquel tous les documents, sans exception, avaient été restitués à l’association requérante, après avoir été examinés conformément à l’article 19 § 2 de la loi sur les associations et l’article 69 du règlement relatif à la fondation, aux principes et méthodes de travail et de contrôle de la direction du bureau central et provincial des associations près le ministère de l’Intérieur. Ce procès-verbal a été signé par le président de l’association requérante.
10. Le jour même, l’association requérante saisie le tribunal correctionnel d’un recours en opposition et constat d’illégalité de la perquisition effectuée dans ses locaux. Elle fit valoir que la saisie de documents effectuée lors de celle-ci par les agents de la direction des associations, en l’absence d’élément infractionnel découvert, était contraire aux articles 121 et 122 du code de procédure pénale. Elle soutint également qu’il était normal que des personnes travesties et transsexuelles entrent et sortent de ses locaux, compte tenu de son objet. Le tribunal correctionnel rejeta ce recours, estimant la décision de perquisition conforme à la procédure et à la loi. L’association requérante reçue notification de cette décision le 30 avril 2008.
11. Le 29 avril 2008, le procureur de la République prononça un non-lieu à poursuivre au bénéfice de l’association requérante quant aux accusations qui avaient été portées contre elle (paragraphe 4 ci-dessus).
12. Le 5 septembre 2008, l’association requérante saisie le procureur de la République d’une demande tendant à obtenir le dossier d’enquête. Elle dit vouloir engager des poursuites contre les fonctionnaires ayant pris part à la saisie de ses documents, estimant celle-ci contraire à la loi sur les associations. Il ressort d’un courrier du ministère de l’Intérieur du 4 janvier 2019, qu’aucune plainte ne fut déposée.
B. Le droit interne pertinent
13. Les dispositions pertinentes en l’espèce du code de procédure pénale (loi no 5271) concernant les perquisitions et saisies énoncent notamment :
« Fouille concernant le suspect ou l’accusé
Article 116. Dès lors qu’il existe un doute raisonnable que le suspect ou l’accusé peut être arrêté, ou que des preuves du crime peuvent être obtenues, une fouille corporelle et [une perquisition] des biens, du domicile, du lieu de travail ou d’autres lieux lui appartenant peut être conduite. »
(…)
Décision de perquisition
Article 119. (1) Les membres des forces de l’ordre peuvent procéder à une perquisition sur décision du juge ou, lorsqu’un retard est gênant, sur ordre du procureur de la République, [et] dans les cas où le procureur de la République n’est pas joignable, sur ordre écrit du supérieur des forces de l’ordre. Toutefois, une perquisition au domicile, sur le lieu de travail et dans les lieux non-ouverts au public, se fait sur décision du juge ou, lorsqu’un retard est gênant, sur ordre écrit du procureur de la République. Les conclusions de la perquisition effectuée sur ordre écrit du supérieur des forces de l’ordre doivent immédiatement être transmises au procureur de la République.
(2) La décision ou l’ordre de perquisition [comporte] clairement [mention de]:
a) l’acte qui constitue le motif de la perquisition,
b) la personne à fouiller, l’adresse du domicile ou des autres lieux à fouiller ou le bien [concerné],
c) la durée de validité de la décision ou de l’ordre de perquisition.
(3) Le procès-verbal de perquisition doit comporter le nom de ceux qui l’effectuent.
(4) Pour pouvoir effectuer une perquisition dans un domicile, un lieu de travail ou les autres lieux fermés, sans la présence du procureur de la République, il faut la présence du conseil de sages ou de deux voisins.
(5) (…)
(…)
Document à remettre à l’issue de la perquisition
Article 121. (1) À l’issue de la perquisition, la personne qui a fait l’objet de la perquisition reçoit, à sa demande, un document déclarant que la perquisition a été effectuée conformément aux articles 116 et 117 ; et dans le cas prévu à l’article 116, un document mentionnant la nature du comportement objet de l’enquête ou depoursuites et, à sa demande, un cahier comportant la liste des objets saisis ou mis sous protection et, si aucun élément justifiant les soupçons n’a été trouvé, un document mentionnant ce fait lui est remis.
(2) Les documents mentionnés au premier alinéa comprennent également les opinions et allégations de la personne qui s’est vue appliquer la perquisition, en ce qui concerne la propriété du bien saisi.
(3) Une liste complète des biens mis sous protection ou saisis est établie et ces biens sont [mis sous] scellés (…). »
(…)
Sécurisation et saisie de matériels ou de gains
Article 123. (1) Les matériels susceptibles d’être utiles comme moyens de preuve ou les valeurs des biens qui font l’objet d’une confiscation de biens ou de gains sont sécurisés.
(2) Il est possible de saisir ces biens lorsque la personne [qui les détient] ne les remet pas volontairement.
(…)
Compétence pour décider la saisie
Article 127. (1) La saisie peut être effectuée par les membres des forces de l’ordre sur décision du juge, ou lorsqu’attendre est gênant, sur ordre écrit du procureur de la République ; dans les cas où il n’est pas possible de joindre le procureur de la République, sur ordre écrit du supérieur des forces de l’ordre.
(2) L’identité du membre des forces de l’ordre doit figurer sur le procès-verbal de saisie.
(3) Lorsqu’ une saisie a été effectuée sans mandat d’un juge, la saisie est soumise à l’approbation du juge compétent dans un délai de 24 heures. Le juge doit faire connaître sa décision dans les 48 heures suivant l’acte de saisie, faute de quoi la saisie est automatiquement annulée.
(4) La personne dont les biens en sa possession ou les autres valeurs patrimoniales ont été saisis peut à tout moment demander au juge de rendre une ordonnance à ce sujet.
(5) La saisie est notifiée sans délai à la victime, qui a subi un préjudice (…).
(…).
Restitution des objets saisis
Article 131 – (1) L’objet saisi appartenant au suspect, à l’accusé ou aux tiers, qu’il n’est plus nécessaire de conserver au regard de l’enquête et des poursuites, ou dont il est apparu qu’il ne peut faire l’objet d’une confiscation, est restitué sur décision du procureur de la République, du juge ou du tribunal, d’office ou sur requête. Il est possible de former opposition contre les décisions de refus de la demande.
(…). »
14. L’article 141 du code de procédure pénale, sur le recours en indemnisation, dans ses passages pertinents en l’espèce, est quant à lui décrit dans l’affaire Aksoy c. Turquie ((déc.) [comité], no 47585/16, 5 mars 2019).
15. L’article 19 de la loi sur les associations no 5253 du 4 novembre 2004, publiée au journal officiel le 23 novembre 2004, dispose :
« Obligation de présenter une déclaration et de procéder à un audit
Article 19 – Les associations sont tenues de présenter à l’autorité administrative locale, chaque année, avant la fin du mois d’avril, une déclaration concluant leurs activités de recettes et dépenses. Les principes et procédures relatifs à la déclaration sont organisés par règlement.
Le cas échéant, le ministre de l’Intérieur ou l’autorité administrative locale peut vérifier si les associations mènent leurs activités conformément aux objectifs énoncés dans leurs statuts et si les registres et les livres des associations sont tenus conformément ou non à la législation.
Les membres des forces de l’ordre ne peuvent pas être mandatés pour ces contrôles.
Les contrôles effectués par le ministère de l’Intérieur et l’autorité administrative locale ont lieu pendant les heures de travail. Les associations sont informées de ces contrôles au moins vingt-quatre heures avant. Lors de l’audit, tout renseignement, document ou enregistrement requis par les officiers en fonction doivent être montrés ou remis, et leurs demandes d’entrer dans les lieux de direction, les établissements et les extensions, doivent être satisfaites par les responsables de l’association. En cas de détection d’actes criminels lors de l’audit, la situation est immédiatement signalée au procureur de la République et à l’association par l’autorité administrative locale compétente. »
(…). »
16. L’article 69 du règlement relatif à la fondation, aux fonctions, à la procédure et aux principes de fonctionnement et de contrôle du département central et provinciale de la direction des associations près le ministère de l’Intérieur, du 15 octobre 2002, tel que modifié le 4 septembre 2003, énonçait :
« Audit
Le cas échéant, les locaux administratifs, les établissements et toutes leurs extensions, les livres, comptes et transactions des associations peuvent être inspectés par le ministère de l’Intérieur ou par la plus haute autorité administrative du lieu où ils sont situés. Le ministère de l’Intérieur procède à cette inspection par l’intermédiaire des auditeurs d’associations, des inspecteurs de propriétés ou des préfectures. Les plus hauts directeurs locaux le font soit personnellement, soit par l’intermédiaire du fonctionnaire ou des fonctionnaires qu’ils nommeront.
Lors de l’audit, tous renseignements, documents ou enregistrements requis par les officiers en fonction doivent être montrés ou remis, et leurs demandes d’entrer dans les lieux de direction, les établissements et les extensions, doivent être satisfaites par les responsables de l’association.
En cas de détection d’actes criminels lors de l’audit, la situation est immédiatement signalée au procureur de la République par l’autorité administrative locale compétente. »
Ce règlement a été abrogé le 27 avril 2019.
GRIEFS
17. Invoquant l’article 8 de la Convention, l’association requérante se plaint d’avoir fait l’objet d’une perquisition sans motif juridique et de la saisie de ses documents. Elle soutient qu’en raison de ces actes, qu’elle qualifie d’illégaux, les personnes LGBT ont craint de se rendre dans ses locaux.
18. Se fondant sur l’article 11 de la Convention, l’association requérante allègue que la perquisition dont elle fit l’objet et la saisie de ses documents ont perturbé ses activités. Elle allègue que les inquiétudes de ses membres ont augmenté et que ses activités s’en sont trouvées entravées.
19. Invoquant l’article 14, l’association requérante allègue en outre que le motif de la perquisition était discriminatoire en ce qu’il reposait sur le fait que des personnes travesties et transsexuelles entraient et sortaient de ses locaux.
EN DROIT
20. La requérante allègue une violation des articles 8, 11 et 14 de la Convention.
A. Arguments des parties
1. Arguments du Gouvernement
21. Le Gouvernement soutient que l’association requérante ne saurait prétendre avoir qualité de victime et invite la Cour à rejeter ses griefs tirés des articles 8 et 11 de la Convention pour incompétence ratione personae. Il fait valoir qu’aucune poursuite n’a été engagée contre l’association requérante et que le procès-verbal de perquisition indique qu’elle n’a subi aucun dommage. Il argue en outre que l’association requérante n’allègue aucunement une violation de son droit au respect de son domicile au titre de l’article 8. Au regard de l’article 11 de la Convention, le Gouvernement soutient que les documents saisis ont été restitués sept jours après et que l’association requérante ne fut pas empêchée de poursuivre ses activités. Il argue que l’association requérante n’établit en rien dans quelle mesure ses activités auraient été entravées ni que des personnes auraient craint de se rendre dans ses locaux.
22. Le Gouvernement excipe également du non-épuisement des voies de recours internes au regard des articles 8 et 11 de la Convention. Il argue que l’association requérante aurait pu introduire un recours en indemnisation au titre de l’article 141 du code de procédure pénale. Il soutient également qu’elle aurait pu réclamer une indemnisation en vertu des articles 125 § 8 et 129 § 5 de la Constitution.
23. Le Gouvernement soutient ensuite que la requête est manifestement mal fondée, l’association requérante se contentant de se référer aux articles de la Convention sans étayer ses allégations par des explications (Trofimchuk c. Ukraine (déc.), no 4241/03, 28 octobre 2010 et Baillard c. France (déc.), no 51575/99, 26 mars 2002). Il fait notamment valoir qu’elle se contente de dire que certains documents saisis relèvent de la vie privée sans apporter de précision à cet égard. Il soutient par ailleurs que l’association requérante ne se plaint pas d’une violation de son droit au respect de son domicile mais seulement de la saisie de documents. Si la Cour venait tout de même à se prononcer sur ce point, le Gouvernement affirme que la perquisition litigieuse était prévue par la loi et poursuivait le but légitime de protection de la morale publique et de la prévention des crimes. Lors de la perquisition, le président de l’association et un membre étaient présents lesquels signèrent le procès-verbal de perquisition mentionnant l’absence de dommage subi. Les instances nationales ont par ailleurs satisfait à leur obligation de soumettre des arguments pertinents et suffisants pour la perquisition. Faute de conséquences de la perquisition en question, le Gouvernement conclut que l’ingérence était proportionnée au but légitime poursuivi et ne saurait emporter violation de l’article 8.
24. Le Gouvernement soutient par ailleurs que n’est pas en cause en l’espèce une ingérence dans le droit au respect de la liberté d’association, la perquisition contestée ayant été nécessaire à l’établissement de la vérité dans le cadre des investigations pénales menées. Rien ne viendrait par ailleurs établir que les inquiétudes des membres de l’association auraient augmenté. L’association requérante aurait par ailleurs poursuivi ses activités pendant et après les investigations en question. Au demeurant, à supposer que la Cour considère qu’en l’espèce est en cause une ingérence, celle-ci répondait à un besoin social impérieux. Les limites de la perquisition étaient clairement définies par un tribunal indépendant et seuls les documents pertinents ont été saisis, puis restitués.
25. Enfin, le Gouvernement soutient que l’association requérante n’a soumis aucun élément venant établir que la perquisition et la saisie litigieuses auraient été fondées sur le fait que des personnes soutenant les droits des personnes LGBT, entraient et sortaient de ses locaux. Les allégations de l’association requérante à cet égard seraient abstraites, spéculatives et manifestement mal fondées. Pour le Gouvernement, l’association requérante n’a pas souffert de discrimination dans la jouissance des droits garantis par la Convention. Il souligne que le procureur était tenu d’apporter une réponse à une dénonciation et d’initier une enquête : la perquisition aurait été menée dans ce contexte, sans discrimination.
2. Arguments de l’association requérante
26. Se prononçant sur l’exception préliminaire du Gouvernement concernant le non-épuisement des voies de recours internes au titre de l’article 11 de la Convention, l’association requérante soutient que les instances nationales ayant conclu à l’absence de négligence, une action en indemnisation aurait été vouée à l’échec. Elle argue par ailleurs que le recours administratif en indemnisation n’était pas une voie de recours à épuiser.
27. L’association requérante affirme en outre que ses membres n’ont pu se rendre dans ses locaux pendant un temps considérable après la perquisition litigieuse, les personnes qui s’identifient comme étant LGBT craignant la police. Ces personnes seraient par ailleurs devenues encore plus anxieuses avec la saisie des documents contenant des informations concernant ses membres de sorte que ses activités auraient diminué. Cela lui aurait causé un dommage irréparable et elle aurait été obligée de déménager. L’association requérante allègue de plus qu’il y a une forte possibilité que les informations contenues dans les documents saisis (noms, emails, numéros de téléphone et adresses des membres de l’association) aient été copiées. Cette seule éventualité constitue selon elle une violation de l’article 8 de la Convention. Pour elle, même si la perquisition était fondée sur une décision de justice, aucun élément ne venait établir les fausses accusations portées contre elle et rien ne justifiait la saisie des documents lui appartenant. Elle argue en outre que la décision de justice portait uniquement autorisation de perquisition et non de saisie.
28. Pour étayer ses dires, l’association requérante fait en outre valoir qu’à l’époque litigieuse une action avait été intentée contre elle en vue de sa fermeture et que la perquisition litigieuse était un moyen de pression. Elle soutient qu’homophobie et transphobie existent en Turquie y compris parmi les fonctionnaires. Elle soutient que les personnes LGBT en Turquie seraient victimes de discrimination et de violences, et argue que les instances nationales participent de cette violence. Le Gouvernement mène selon elle une campagne visant à supprimer la visibilité des personnes LGBT dans son ensemble et la législation aurait été durcie en ce sens. Ainsi, onze ans après les faits, une législation défavorable aurait été adoptée et de nombreuses activités interdites aux personnes LGBT, parmi lesquelles la marche des fiertés. Elle joint à cet égard des documents relatifs à l’interdiction de certaines activités (datant de 2016 – 2019).
B. Appréciation de la Cour
29. À titre liminaire, la Cour rappelle que l’objet d’une affaire devant elle demeure délimitée par les faits tels qu’exposés par le requérant. Si la Cour venait à se prononcer sur la base des faits non visés par le grief, elle statuerait au-delà de l’objet de l’affaire et outrepasserait sa compétence en tranchant des questions qui ne lui auraient pas été « soumises », au sens de l’article 32 de la Convention (Radomilja et autres c. Croatie [GC], nos 37685/10 et 22768/12, § 123, 20 mars 2018). Il va sans dire que la Cour ne peut recourir au principe jura novitcuria pour rendre un arrêt où elle statuerait au-delà (ultra petita) ou en dehors (extra petita) de ce qui lui a été soumis (ibidem § 125).Dès lors, l’objet d’une affaire « soumise » à la Cour dans l’exercice du droit de recours individuel est délimité par le grief soumis par le requérant. La Cour ne peut pas se prononcer sur la base de faits non visés par le grief car cela reviendrait à statuer au-delà de l’objet de l’affaire ou, autrement dit, à trancher des questions qui ne lui auraient pas été « soumises » au sens de l’article 32 de la Convention (idem, § 126).
30. C’est en se fondant sur ces considérations que la Cour examinera les circonstances de l’espèce. À cet égard, elle relève que, pour étayer leurs allégations, les avocats de l’association requérante se réfèrent à des faits et des évènements non visés par les griefs soumis à la Cour dans le formulaire de requête et qui, pour certains, leurs sont postérieurs de plusieurs années (paragraphe 28 ci-dessus). Au vu des principes jurisprudentiels susmentionnés, la Cour souligne cependant qu’elle limitera son appréciation aux seuls faits dont il est tiré griefs, à savoir la perquisition et la saisie effectuées dans les locaux de la requérante et ses incidences éventuelles au regard des droits garantis par les articles 8, 11 et 14 de la Convention.
31. À cet égard, la Cour rappelle avoir déjà jugé qu’une association n’est pas totalement privée de la protection de l’article 8 de la Convention par le seul fait qu’elle est une personne morale (Association pour l’intégration européenne et les droits de l’homme et Ekimdjiev c. Bulgarie, no 62540/00, § 59, 28 juin 2007).Certes, il est permis de douter que, étant une telle personne, l’association requérante puisse avoir une « vie privée » au sens de cette disposition (comparer avec Scientologie KircheDeutschland c. Allemagne, no 34614/96, décision de la Commission du 7 avril 1997, et Herbecq et l’Association « Ligue des droits de l’homme » c. Belgique, nos 32200/96 et 32201/96, décision de la Commission du 14 janvier 1998). Cela étant, dans les circonstances spécifiques de la présente affaire, la Cour estime qu’il ne s’impose pas de trancher cette question car, à supposer même que l’article 8 soit applicable, la requête est en tout état de cause manifestement mal fondée, pour les raisons exposées ci-dessous (paragraphes 32-36). Pour ces mêmes raisons, la Cour estime par ailleurs qu’il n’est pas nécessaire de se prononcer séparément sur chacune des exceptions préliminaires soulevées par le Gouvernement.
32. La Cour souligne ainsi que dans le cadre de la lutte contre la criminalité, les États peuvent estimer nécessaire de recourir à certaines mesures, telles que les visites domiciliaires et les saisies, pour établir la preuve matérielle des délits et en poursuivre le cas échéant les auteurs. Cela étant, il faut que leur législation et leur pratique en la matière offrent des garanties adéquates et suffisantes contre les abus (voir, notamment, Klass et autres c. Allemagne, arrêt du 6 septembre 1978, série A no 28, p. 23, § 50, et Miailhe c. France (no 1), arrêt du 25 février 1993, série A no 256‑C, pp. 89‑90, § 37). En l’espèce, la Cour relève que la perquisition litigieuse, décidée suite à une dénonciation d’infraction, était prévue par la loi no 5271 et poursuivait un but légitime au sens de l’article 8 § 2 de la Convention, à savoir la prévention des infractions pénales. Elle a été ordonnée par un juge et visait à recueillir des éléments de preuves au regard des allégations portées contre les dirigeants de l’association requérante quant à leur participation à des activités illégales. Quant aux conditions dans lesquelles la perquisition se déroula, le procès-verbal de perquisition indique que celle‑ci a débuté à 17 h 15 pour prendre fin à 18 h 30, qu’elle avait été effectuée en présence du président de l’association et d’une employée de celle-ci, ainsi que de policiers et deux fonctionnaires de la direction des associations, et qu’aucun dégât ni dommage ne fut causé. Il ne ressort pas des documents versés au dossier que l’association requérante ait contesté, ultérieurement, la véracité de ce procès-verbal devant les instances judicaires.
33. En l’espèce, rien ne laisse supposer que la perquisition ne représentait pas un moyen raisonnablement proportionné à la poursuite du but légitime visé. La Cour relève en particulier que l’association requérante a pu former un recours judiciaire contre la perquisition litigieuse et faire valoir ses arguments. Aucune poursuite pénale ne fut diligentée à la suite de cette perquisition et tous les documents saisis par les fonctionnaires de la direction des associations furent restitués à l’association requérante (paragraphe 9 ci-dessus). Rien ne vient par ailleurs étayer les allégations de l’association requérante quant à de supposés copies des documents saisis, ni quant à leurs contenus et, au demeurant l’association requérante n’a aucunement soulevé cette question devant les instances nationales, ni en son nom personnel ni en celui de ses membres, dont les données personnelles auraient pu être concernées. Au demeurant, seuls les particuliers dont les données étaient mentionnées sur ces documents pourraient se trouver affecter à cet égard, et non l’association requérante elle-même, qui agit devant la Cour en son nom personnel uniquement. De plus, l’association requérante n’apparaît pas non plus avoir intenté une action contre les fonctionnaires de la direction des associations dont elle met en cause le comportement (paragraphe 12 ci-dessus).
34. Au vu des pièces du dossier et des informations fournies par les parties, la Cour observe par ailleurs que l’association requérante n’étaye en rien la mesure dans laquelle ses activités associatives auraient été effectivement affectées ou entravées par la perquisition litigieuse, comme elle le soutient. Hormis ses dires, formulés de façon générale, l’association requérante ne soumet aucun document ni aucune information précise à même d’étayer ou d’illustrer que les personnes LGBT auraient cessé de se rendre dans ses locaux, que le nombre de ses adhérents auraient diminué, qu’elle aurait dû reporter certaines de ses activités ou que son déménagement serait lié d’une quelconque manière, à la perquisition litigieuse. Eu égard à la formulation générale et au caractère non étayé de cette partie de la requête, il convient donc de la rejeter comme étant manifestement mal fondée.
35. Enfin, eu égard aux conclusions ci-dessus et ne disposant d’aucun élément venant suffisamment étayer les allégations de l’association requérante quant à un traitement discriminatoire en l’espèce, il convient également de rejeter ce grief tiré de l’article 14 de la Convention comme étant manifestement mal fondé.
Par ces motifs, la Cour, à l’unanimité,
Déclare la requête irrecevable.
Fait en français puis communiqué par écrit le 11 février 2021.
Hasan Bakırcı Aleš Pejchal
Greffier adjoint Président
Dernière mise à jour le février 11, 2021 par loisdumonde
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