AFFAIRE ȘTEFĂNESCU ET AUTRES c. ROUMANIE (Cour européenne des droits de l’homme) Requêtes nos 6800/05 et 11714/08

INTRODUCTION. Les requêtes portent sur l’impossibilité pour les requérants de jouir de leur droit de propriété, reconnu par les juridictions nationales, sur des immeubles nationalisés par l’État pendant le régime communiste, ces biens ayant été vendus par l’État à leurs locataires.

QUATRIÈME SECTION
AFFAIRE ȘTEFĂNESCU ET AUTRES c. ROUMANIE
(Requêtes nos 6800/05 et 11714/08)
ARRÊT
STRASBOURG
12 janvier 2021

Cet arrêt est définitif. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Ștefănescu et autres c. Roumanie,

La Cour européenne des droits de l’homme (quatrième section), siégeant en un comité composé de :

Tim Eicke, président,
Faris Vehabović,
Pere Pastor Vilanova, juges,
et de Ilse Freiwirth, greffière adjointede section,

Vu :

les requêtes (nos 6800/05 et 11714/08) dirigées contre la Roumanie dont la Cour a été saisie en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention ») aux dates indiquées dans le tableau joint en annexe,

la décision de porter à la connaissance du gouvernement roumain (« le Gouvernement ») les requêtes pour ce qui est du grief fondé sur l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention,

les observations des parties,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 8 décembre 2020,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

INTRODUCTION

1. Les requêtes portent sur l’impossibilité pour les requérants de jouir de leur droit de propriété, reconnu par les juridictions nationales, sur des immeubles nationalisés par l’État pendant le régime communiste, ces biens ayant été vendus par l’État à leurs locataires.

EN FAIT

2. La liste des requérants et les détails des requêtes figurent dans le tableau joint en annexe.

3. Le Gouvernement a été représenté par ses agentes, Mme C. Brumar et, en dernier lieu, Mme O.F. Ezer, du ministère des Affaires étrangères.

4. Les circonstances factuelles et juridiques de l’affaire sont similaires à celles exposées par les requérants dans l’arrêt Străin et autres c. Roumanie (no 57001/00, §§ 5‑18, CEDH 2005‑VII), par les requérants M. et Mme Rodan dans l’affaire Preda et autres c. Roumanie (nos 9584/02 et 7 autres, §§35-41, 29 avril 2014) et par les requérants dans l’arrêt Ana Ionescu et autres c. Roumanie (nos 19788/03 et 18 autres, §§ 6-7, 26 février 2019).

5. Les requérants ont obtenu des décisions judiciaires définitives constatant que la nationalisation par l’ancien régime communiste de leurs biens était illégale et qu’ils n’avaient jamais cessé d’être les propriétaires légitimes de ces biens. Bien que leurs titres de propriété n’aient pas été contestés, les requérants n’ont jamais recouvré la possession de leurs biens immeubles, l’État les ayant vendus à des tiers. Les requérants n’ont pas été indemnisés pour la perte de leurs biens.

LE CADRE JURIDIQUE ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS

6. Le droit et la pratique internes concernant les biens immeubles nationalisés illégalement puis vendus par l’État à des tiers ont été présentés dans les arrêts Brumărescu c. Roumanie ([GC], no 28342/95, §§ 34‑35, CEDH 1999‑VII), Străin et autres (précité, §§ 19‑23), Maria Atanasiu et autres c. Roumanie (nos 30767/05 et 33800/06, §§ 44‑76, 12 octobre 2010), Preda et autres, précité, §§ 68‑74) et Dickmann et Gion c. Roumanie (nos 10346/03 et 10893/04, §§ 52‑58, 24 octobre 2017).

EN DROIT

I. JONCTION DES REQUÊTES

7. Eu égard à la similarité de l’objet des requêtes, la Cour juge opportun de les examiner ensemble dans un arrêt unique.

II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 1 DU Protocole no 1 À LA CONVENTION

8. Les requérants allèguent que l’impossibilité dans laquelle ils se trouvent de récupérer la possession de leurs biens nationalisés illégalement ou d’obtenir une indemnisation à cet égard malgré les décisions de justice reconnaissant leurs droits de propriété sur ces biens, emporte violation de leur droit au respect de leurs biens, garanti par l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention, ainsi libellé :

« Toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens. Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d’utilité publique et dans les conditions prévues par la loi et les principes généraux du droit international.

Les dispositions précédentes ne portent pas atteinte au droit que possèdent les États de mettre en vigueur les lois qu’ils jugent nécessaires pour réglementer l’usage des biens conformément à l’intérêt général ou pour assurer le paiement des impôts ou d’autres contributions ou des amendes. »

A. Sur la recevabilité

9. Le Gouvernement excipe de l’irrecevabilité des requêtes pour non‑épuisement des voies de recours internes en raison des recours internes relatifs à la loi no 10/2001 et à la loi no 165/2013.

10. La Cour rappelle qu’elle a déjà examiné et rejeté des exceptions similaires concernant le non-épuisement des voies de recours internes relatives à la loi no 10/2001 et à la loi no 165/2013 (Străin et autres, §§ 54‑56, Preda et autres, §§ 133 et 141, Dickmann et Gion, §§ 72 et 78, et Ana Ionescu et autres, § 23, tous précités).

11. Elle constate que le Gouvernement n’a avancé aucun fait ou argument nouveau susceptible de la persuader de parvenir à une conclusion différente quant à la recevabilité de ce grief. Partant, elle considère qu’il y a lieu de rejeter l’exception qu’il soulève à cet égard.

12. Constatant que le grief n’est pas manifestement mal fondé ni irrecevable pour un autre motif visé à l’article 35 de la Convention, elle le déclare recevable.

B. Sur le fond

13. Les requérants soutiennent que l’impossibilité dans laquelle ils se trouvent encore, à ce jour, de récupérer la possession de leurs biens ou, à défaut, de recevoir une compensation pour la perte de ces biens porte atteinte à leur droit au respect de leurs biens.

14. Le Gouvernementsoutient pour sa part que les requérants auraient dû suivre la procédure prévue par les lois de restitution et modifiée par la loi no 165/2013.

15. La Cour note qu’en l’espèce, tout comme les requérants dans l’affaire Străin et autres, précitée, ou comme M. et MmeRodan dans l’affaire Preda et autres, précitée, les requérants ont obtenu des décisions définitives reconnaissant avec effet rétroactif l’illégalité de la nationalisation par l’État de leurs biens immeubles et le droit de propriété des requérants sur les biens en question. À ce jour, ces décisions n’ont été ni contestées ni annulées. Pourtant, les requérants n’ont pas pu récupérer la possession des biens indiqués dans le tableau joint en annexe ni obtenir réparation pour cette privation de propriété.

16. La Cour rappelle qu’elle a déjà jugé que l’impossibilité pour un justiciable de récupérer la possession de ses biens malgré l’adoption d’une décision de justice définitive reconnaissant son droit de propriété sur les biens en question constituait une privation au sens de la deuxième phrase du premier paragraphe de l’article 1 du Protocole no 1, et que, en l’absence d’indemnisation, une telle privation imposait à l’intéressé une charge disproportionnée et excessive emportant violation de son droit au respect de ses biens, garanti par l’article 1 du Protocole no 1 (Preda et autres, §§ 146 et 148‑149, Dickmann et Gion, §§ 103‑104, et Ana Ionescu et autres, § 27‑30, tous précités).

17. Elle constate que le Gouvernement n’a avancé aucun fait ni argument susceptible de la persuader de parvenir à une conclusion différente dans la présente affaire.

18. Les considérations qui précèdent suffisent pour permettre à la Cour de conclure à la violation de l’article 1 du Protocole no 1.

III. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

19. Aux termes de l’article 41 de la Convention :

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

A. La requête no 6800/05

20. Les requérantes demandent 60 000 euros (EUR) au titre du préjudicematériel et 10 000 EUR au titre du préjudice moral.

21. Le Gouvernement a communiqué des commentaires en réponse.

1. Dommage matériel

22. Un arrêt constatant une violation entraîne pour l’État défendeur l’obligation juridique de mettre un terme à la violation et d’en effacer les conséquences de manière à rétablir autant que faire se peut la situation antérieure (Iatridis c. Grèce (satisfaction équitable) [GC], no 31107/96, § 32, CEDH 2000‑XI, et Guiso-Gallisay c. Italie (satisfaction équitable) [GC], no 58858/00, § 90, 22 décembre 2009).

23. Dans les circonstances de la présente affaire, elle considère que la restitution du bien immeuble en cause placerait autant que possible les requérantes dans une situation équivalente à celle dans laquelle elles se seraient trouvées s’il n’y avait pas eu violation de l’article 1 du Protocole no 1.

24. À défaut d’une telle restitution, l’État défendeur se doit de verser aux requérantes, pour dommage matériel, un montant correspondant à sa valeur actuelle (Preda et autres, précité, § 163, et Ana Ionescu et autres, précité, §§ 38‑39).

25. La Cour note qu’il y a un large écart entre l’estimation faite par les requérantes de la valeur de leur propriété et celle avancée par le Gouvernement. Au vu des informations, y compris les documents soumis par les parties, dont elle dispose quant aux prix de l’immobilier sur le marché local, et de sa jurisprudence constante dans des affaires similaires (Ana Ionescu et autres, précité, § 42, avec les références qui y sont citées), elle estime raisonnable et équitable, aux fins de l’article 41 de la Convention, d’accorder aux requérantes 59 000 EUR pour dommage matériel.

2. Dommage moral

26. La Cour considère que la grave ingérence qui a été portée dans le droit des requérantes au respect de leurs biens ne peut être compensée de manière adéquate par le simple constat d’une violation de l’article 1 du Protocole no 1. Statuant en équité, conformément à l’article 41 de la Convention, elle décide d’allouer aux requérantes 5 000 EUR pour dommage moral.

3. Frais et dépens

27. Les requérantes ne demandent pas le remboursement de leurs frais et dépens. En conséquence, la Cour ne leur alloue aucune somme à ce titre.

4. Intérêts moratoires

28. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

B. La requête no 11714/08

29. La Cour note que bien qu’invités au stade de la communication de la requête, par la lettre transmise aux requérants le 9 avril 2018 et à leur représentant le 25 août 2020, à présenter une demande de satisfaction équitable, les intéressés n’ont pas formulé une telle demande. En effet, dans leurs réponses envoyées à la Cour, ils n’ont ni exposé ni chiffré leurs éventuelles prétentions au titre du préjudice matériel et moral ni demandé le remboursement des frais et dépens (Nagmetov c. Russie [GC], no 35589/08, § 67, 30 mars 2017). En conséquence, la Cour ne leur alloue aucune somme à ces titres.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1. Décide de joindre les requêtes ;

2. Déclare les requêtes recevables ;

3. Dit qu’il y a eu violation de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention ;

4. Dit, concernant la requête no 6800/05,

a) que l’État défendeur doit restituer aux requérantes, dans les trois mois suivant la notification de cet arrêt, l’immeuble litigieux ;

b) qu’à défaut, l’État défendeur doit verser aux requérantes,dans le même délai de trois mois, 59 000 EUR (cinquante-neuf mille euros), plus tout montant pouvant être dû sur ces sommes à titre d’impôt, pour dommage matériel ;

c) qu’en toute hypothèse, l’État défendeur doit verser aux requérantes,dans le même délai de trois mois, 5 000 EUR (cinq mille euros), plus tout montant pouvant être dû sur cette somme à titre d’impôt, pour dommage moral ;

d) que les sommes ainsi indiquées seront à convertir dans la monnaie de l’État défendeur au taux applicable à la date du règlement ;

e) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

5. Rejette le surplus de la demande de satisfaction équitable de la requête no 6800/05.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 12 janvier 2021, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

Ilse Freiwirth                                          Tim Eicke
Greffière adjointe                                     Président

____________

ANNEXE

No Numéro et date d’introduction de la requête Requérant
Année de naissance
Lieu de résidence
Nationalité
Représenté par Immeuble concerné Décision interne reconnaissant le droit des requérants sur l’immeuble Décision interne reconnaissant le droit de propriété des tiers sur l’immeuble
1. 6800/05
7/02/2005
Speranța ȘTEFĂNESCU
1932
Ploiești
roumaine
Ștefania Speranța CURELEA
1968
Ploiești
roumaine
Appartement no 7A situé au no 11, rue Blănari, Bucarest Jugement définitif du 21 septembre 2004 de la Haute Cour de Cassation et Justice Jugement définitif du 21 septembre 2004 de la Haute Cour de Cassation et Justice
2. 11714/08
5/03/2008
Ion Virgil PANTEA
1946
Mount Dora
Etats-Unis
roumaine
Cornelia PANTEA
1948
Mount Dora
Etats-Unis
roumaine
Dumitru Beiu Immeuble situé au no 16, rue Remetea, Bucarest Jugement définitif du 8 janvier 1999 du tribunal de première instance de Bucarest Arrêt définitif du 11 octobre 2007 de la cour d’appel de Bucarest

Dernière mise à jour le janvier 12, 2021 par loisdumonde

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *