Gestur Jónsson et Ragnar Halldór Hall c. Islande [GC] (Cour européenne des droits de l’homme)

Note d’information sur la jurisprudence de la Cour 246
Décembre 2020

Gestur Jónsson et Ragnar Halldór Hall c. Islande [GC]68271/14 et 68273/14

Arrêt 22.12.2020 [GC]

Article 6
Procédure pénale
Article 6-1
Accusation en matière pénale

Caractère non pénal, malgré l’absence de plafond légal pour ce genre de sanction, d’une amende de 6 200 EUR, non convertible en une peine d’emprisonnement, infligée à des avocats pour non-comparution à une audience : irrecevable

En fait – Les requérants sont avocats. Au cours d’un procès pénal où ils défendaient les accusés (et avec l’accord de ceux-ci), ils  demandèrent au tribunal à être révoqués, mais le tribunal refusa. Lors de l’audience de jugement des accusés, défendus par un nouvel avocat, ils ne comparurent pas. En leur absence, le tribunal les condamna alors à une amende d’environ 6 200 EUR chacun pour outrage à l’autorité de la justice et comportement dilatoire. Les intéressés saisirent en vain la Cour suprême.

Par un arrêt du 30 octobre 2018 (voir la Note d’information 222), une chambre de la Cour a conclu, à l’unanimité, à la non-violation des articles 6 § 1 et 7. L’affaire a été renvoyée devant la Grande Chambre à la demande des requérants.

En droit – Article 6 § 1 : Le gouvernement islandais a invité la Grande Chambre à conclure que l’article 6 est inapplicable en l’espèce sous son volet pénal. Il convient de le déterminer en appliquant les trois critères Engel.

a)  Le premier critère : la qualification juridique de l’infraction en droit interne

Il ne ressort pas de la motivation de la Cour suprême que celle-ci ait jugé que la catégorie d’infraction reprochée aux requérants était qualifiée de pénale en droit interne. L’infraction en question était prévue au chapitre intitulé « Amendes procédurales » de la loi sur la procédure pénale et non par une disposition du code pénal général ou du droit pénal spécial découlant d’autres lois. Ces dispositions sont d’ailleurs très similaires à celles contenues dans la loi sur la procédure civile. L’examen d’un comportement tel que celui en cause se faisait généralement sans que le parquet ne doive intervenir et il appartenait au tribunal siégeant dans l’affaire d’infliger l’amende d’office.

Il n’a donc pas été démontré que l’infraction était qualifiée de « pénale » en droit interne. Le premier critère Engel est toutefois d’un poids relatif et ne sert que de point de départ.

b)  Le deuxième critère : la nature de l’infraction

L’amende infligée à l’un et l’autre requérant répondait à une infraction prévue par une disposition qui concernait une catégorie spécifique de personnes ayant une qualité particulière : « procureur, avocat de la défense ou conseiller juridique ». Elle ne s’appliquait apparemment pas au-delà du cercle des personnes visées. Il incombait à la juridiction devant laquelle avait eu lieu l’écart de conduite de rechercher d’office si celui-ci relevait de la disposition pertinente.

La Cour a souvent rappelé que le statut spécifique des avocats leur fait occuper une position centrale dans l’administration de la justice et que de ce rôle particulier découlent un certain nombre d’obligations. Il convient également de tenir compte du fait que des règles juridiques habilitant un tribunal à réprimer les comportements déplacés qui surviennent devant lui sont monnaie courante dans les États contractants et que pareilles normes dérivent du pouvoir, indispensable à toute juridiction, d’assurer le déroulement correct et discipliné des procédures dont elle a la charge. Les mesures ordonnées de la sorte par les tribunaux se rapprochent plus de l’exercice de prérogatives disciplinaires que de l’imposition de peines du chef d’infractions pénales.

La Cour suprême a jugé que le refus délibéré des requérants de comparaître à l’audience qui avait été programmée était constitutif d’un manquement grave aux obligations professionnelles qui pesaient sur eux en leur qualité d’avocats de la défense dans une procédure pénale. Elle a considéré qu’en ignorant totalement les décisions légitimes du juge, et en ne laissant ainsi à ce dernier pas d’autre choix que de les relever de leur mandat et de désigner d’autres avocats à leur place, ils avaient causé un important retard dans l’affaire. Si elle a admis que les requérants s’étaient vu infliger une amende pénale, la Cour suprême n’a toutefois pas expressément motivé cette conclusion par la nature de la conduite des intéressés.

Malgré la gravité du manquement aux obligations professionnelles reproché aux requérants, la nature, pénale ou disciplinaire, des infractions dont ceux-ci ont été reconnus coupables n’est pas claire. Il est donc nécessaire d’examiner la question sous l’angle du troisième critère.

c)  Le troisième critère : la nature et le degré de gravité de la peine

Si la Cour suprême n’a pas expressément considéré que l’infraction en question était qualifiée de « pénale » en droit interne (premier critère Engel) ni que la nature de la conduite des requérants justifiait qu’elle fût qualifiée de « pénale » (deuxième critère), elle a estimé que les amendes infligées étaient « de nature pénale », ce qui semble renvoyer au troisième critère. Elle a tenu compte de ce que, d’une part, le montant de l’amende n’était « pas plafonné » dans les dispositions relatives à l’atteinte à l’autorité de la justice et, d’autre part, le montant de l’amende infligée aux requérants en l’espèce était, selon elle, « élevé ». Jugeant que l’article 6 était applicable sous son volet pénal, elle s’est ensuite attachée à examiner la question du respect de cette disposition.

Cela étant, la Cour procède à son propre examen lorsqu’il s’agit d’interpréter l’étendue de la notion de « matière pénale » au sens autonome de l’article 6. Pour autant, rien n’interdit aux États contractants d’adopter une interprétation plus large garantissant une protection renforcée des droits et libertés en question dans leurs ordres juridiques internes respectifs.

En particulier, le type de comportement pour lequel les requérants ont été condamnés ne pouvait pas être sanctionné par une peine d’emprisonnement, ce qui était en revanche le cas dans les affaires antérieures où l’article 6 a été jugé applicable relativement à une atteinte à l’autorité de la justice, notamment à raison du troisième critère (Kyprianou et Zaicevs). Par ailleurs, les amendes en cause ne pouvaient être converties en privation de liberté en cas de non-paiement, ce qui avait en revanche été une considération importante dans d’autres affaires. En outre, dans le cas d’espèce, les amendes prononcées n’ont pas été inscrites au casier judiciaire des requérants.

De l’avis de la Cour, le montant – certes élevé – des amendes infligées et l’absence de plafond légal ne permettent pas à eux seuls de considérer que la nature et la gravité de la sanction la font relever de la sphère « pénale » au sens autonome de l’article 6 (voir Müller-Hartburg c. Autriche, 47195/06, 19 février 2013, où, même s’il était d’effet punitif, le montant de l’amende encourue – environ 36 000 EUR – n’était pas suffisamment sévère pour faire tomber l’infraction dans le domaine « pénal » ; et, dans le même sens, Ramos Nunes de Carvalho e Sá c. Portugal [GC], 55391/13 et 2 autres, 6 novembre 2018, où la peine maximale encourue était de quatre-vingt-dix jours-amende et où le requérant s’était vu infliger vingt jours-amende, qui correspondraient à 43 750 EUR ; comparer aussi avec l’échelle des peines en cause dans les affaires Mamidakis c. Grèce, 35533/04, 11 janvier 2007, Grande Stevens et autres c. Italie, 18640/10 et 4 autres, 4 mars 2014, et Produkcija Plus Storitveno podjetje d.o.o. c. Slovénie, 47072/15, 23 octobre 2018, où la Cour a estimé que les sanctions en cause étaient de nature pénale).

d)  Conclusion générale

La procédure en question ne concernait pas le bien-fondé d’une « accusation en matière pénale » au sens de l’article 6 et le volet pénal de cette disposition ne s’y appliquait pas. Il s’ensuit que le grief des requérants est incompatible ratione materiae avec les dispositions de la Convention.

Conclusion : irrecevable.

Au vu de ce qui précède, la Cour dit également que le grief formulé sous l’angle de l’article 7 est incompatible ratione materiae, pour des raisons de cohérence dans l’interprétation de la Convention, et le déclare irrecevable.

(Voir aussi Engel et autres c. Pays-Bas, 5100/71 et autres, 8 juin 1976 ; Kyprianou c. Chypre [GC], 73797/01, 15 décembre 2005, Note d’information 82 ; Zaicevs c. Lettonie, 65022/01, 31 juillet 2007, Note d’information 99)

Dernière mise à jour le décembre 29, 2020 par loisdumonde

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