AFFAIRE GESTUR JÓNSSON ET RAGNAR HALLDÓR HALL c. ISLANDE (Cour européenne des droits de l’homme) Requêtes nos 68273/14 et 68271/14

PROCÉDURE. Les requérants se plaignent d’avoir été jugés en leur absence par un tribunal de première instance pour atteinte à l’autorité de la justice et soutiennent que la Cour suprême, agissant comme instance d’appel, n’a pas remédié aux violations procédurales qui découlaient de la procédure de première instance. Ils allèguent également qu’ils ont été reconnus coupables d’une infraction qui n’était pas de nature pénale en droit interne, et que la peine qui leur a été infligée n’était pas prévisible.

GRANDE CHAMBRE
AFFAIRE GESTUR JÓNSSON ET RAGNAR HALLDÓR HALLc. ISLANDE
(Requêtes nos 68273/14 et 68271/14)
ARRÊT

Art 6 § 1 (pénal) • Accusation en matière pénale • Pas de détermination d’une « accusation en matière pénale » dans le cadre d’une procédure contre des avocats de la défense pour non-comparution à l’audience de leurs clients • Application des trois critères Engels • 1. Infraction non qualifiée de « pénale » en droit interne • 2. Disposition pertinente concernant spécifiquement les procureurs et avocats • Mesures ordonnées par un tribunal pour sanctionner les comportements déplacés à l’audience s’apparentant généralement à l’exercice de pouvoirs disciplinaires • Nature, pénale ou disciplinaire, de l’infraction en cause peu claire malgré la gravité du manquement aux obligations professionnelles • 3. Comportement non passible d’une peine d’emprisonnement, amendes non convertibles en privation de liberté en cas de non-paiement et sanction non inscrite au casier judiciaire • Gravité de la sanction insuffisante pour la qualifier de « pénale » au sens autonome de l’article 6, malgré le montant des amendes infligées (plus de 6 000 EUR), l’absence d’un plafond légal et la conclusion contraire de la Cour suprême

STRASBOURG
22 décembre 2020

Cet arrêt est définitif. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaireGesturJónssonet Ragnar Halldór Hall c. Islande,

La Cour européenne des droits de l’homme, siégeant en une Grande Chambre composée de :

Ksenija Turković, présidente,

Robert Spano,
Linos-Alexandre Sicilianos,
Angelika Nußberger,
Síofra O’Leary,
Yonko Grozev,
Georgios A. Serghides,
Branko Lubarda,
Georges Ravarani,
Pere Pastor Vilanova,
Alena Poláčková,
Latif Hüseynov,
Jolien Schukking,
Lado Chanturia,
Gilberto Felici,
Darian Pavli,
Raffaele Sabato, juges,
et de Søren Prebensen, greffier adjoint de la Grande Chambre,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil les 9 octobre 2019, 15 juin et22 octobre 2020,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

1. À l’origine de l’affaire se trouvent deux requêtes(nos 68273/14 et 68271/14) dirigées contre la République d’Islande et dont deux ressortissants de cet État, MM. GesturJónsson et Ragnar Halldór Hall (« les requérants »), ont saisi la Cour le 16 octobre 2014 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

2. Les requérants ont été représentés par MeGeirGestsson, avocat à Reykjavik. Le gouvernement islandais (« le Gouvernement ») a été représenté par son agente, MmeRagnhildurHjaltadóttir, Secrétaire permanente du ministre de l’Intérieur.

3. Les requérants se plaignent d’avoir été jugés en leur absence par un tribunal de première instance pour atteinte à l’autorité de la justice et soutiennent que la Cour suprême, agissant comme instance d’appel, n’a pas remédié aux violations procédurales qui découlaient de la procédure de première instance. Ils allèguent également qu’ils ont été reconnus coupables d’une infraction qui n’était pas de nature pénale en droit interne, et que la peine qui leur a été infligée n’était pas prévisible.

4. Les requêtes ont été attribuées à la première section de la Cour (article 52 § 1 du règlement de la Cour – « le règlement »). Les 2 et 3mars2016 respectivement, le président de cette section a décidé de communiquer au Gouvernement les griefs des requérants. Les requêtes ont ensuite été attribuées à la deuxième section de la Cour. Le 30 octobre 2018, une chambre de cette section, composée de Julia Laffranque, Robert Spano, IşılKarakaş, Paul Lemmens, Jon FridrikKjølbro, Stéphanie Mourou-Vikström, Ivana Jelić, juges, et de Stanley Naismith, greffier de section, a rendu un arrêt. La chambre a décidé, à l’unanimité, de joindre les requêtes, elle a conclu à la non‑violation des articles 6 et 7 de la Convention et elle a déclaré irrecevable le grief formulé par les requérants sur le terrain de l’article 2 du Protocole no 7 à la Convention.

5. Le 25 janvier 2019, les requérants ont sollicité le renvoi de l’affaire devant la Grande Chambre en vertu de l’article 43 de la Convention. Le 6 mai 2019, le collège de la Grande Chambre a fait droit à cette demande.

6. La composition de la Grande Chambre a été arrêtée conformément aux dispositions des articles 26 §§ 4 et 5 de la Convention et 24 du règlement.

7. Tant les requérants que le Gouvernement ont déposé des observations écrites sur la recevabilité et sur le fond de l’affaire.

8. Une audience s’est déroulée en public au Palais des droits de l’homme, à Strasbourg, le 9 octobre 2019.

Ont comparu :

– pour le Gouvernement
M. E.K. Hallvarðsson, agent,
Mmes F.R.Þorsteinsdóttir,
G.S.Arnardóttir,
M. Thejll, agentes adjointes ;

– pour les requérants
M. G. Gestsson, conseil,
Mme V.E.Guðmundsdóttir, conseillère.

La Cour a entendu Me G. Gestsson et MmeF. R. Þorsteinsdóttiren leurs déclarations et en leurs réponses aux questions posées par les juges.

EN FAIT

9. Les requérants sont nés respectivement en 1950 et en 1948. Ils résident à Reykjavik, où ils exercent tous deux la profession d’avocat.

10. Le 16 février 2012, Y et Z, ainsi que deux autres personnes, furent inculpés de complicité d’escroquerie et de manipulation du marché boursier. Le 7 mars 2012, en application de l’article 31 de la loi no 88/2008 sur la procédure pénale (« la loi sur la procédure pénale »), le premier requérant fut désigné pour représenter Y et le second requérant pour représenter Z.

11. Le contexte de la procédure pénale dirigée contre Y et Z, énoncé dans l’arrêt rendu dans l’affaire SigurðurEinarsson et autres c. Islande (no 39757/15, §§ 7 et suivants, 4 juin 2019), était celui de la grave crise financière mondiale de 2008, qui a durement touché le secteur financier islandais et abouti, entre autres conséquences, à l’effondrement des plus grandes banques du pays.

12. Le 7 mars 2012, l’acte d’accusation du parquet dirigé contre plusieurs personnes, dont Y et Z, fut déposé auprès du tribunal de district de Reykjavik. Lors d’une audience préliminaire, les inculpés plaidèrent non coupables des charges retenues contre eux. De mars à décembre 2012, au cours de diverses autres audiences préliminaires, le procureur et les requérants, ainsi que les autres avocats de la défense participant à la procédure, soulevèrent à plusieurs reprises des arguments sur différents points, dont les éléments de preuve produits par le parquet, le délai imparti à la défense pour présenter son mémoire et la demande de non-lieu formulée par la défense. La Cour suprême se prononça à trois reprises sur des questions procédurales dans cette affaire.

13. Le 19 décembre 2012, le juge du tribunal de district décida, après avoir consulté le parquet, les requérants et les autres avocats de la défense, que le procès se déroulerait du 11 au 23 avril 2013. Le même jour, le second requérant répondit au courrier électronique envoyé par le juge qu’il était certes raisonnable de fixer la date du procès, mais que l’affaire ne serait pas encore en état aux dates proposées puisque le parquet n’avait pas produit les éléments de preuve demandés ni établi de liste des témoins. Peu après, le juge lui répondit : « Joyeux Noël ! ».

14. Le parquet produisit d’autres éléments de preuve au cours de deux audiences préliminaires qui se tinrent respectivement le 24 janvier et le 7 mars 2013. À l’audience du 7 mars, les requérants et les autres avocats de la défense sollicitèrent un délai pour étudier les éléments de preuve soumis et demandèrent le report du procès, arguant notamment que la production des éléments de preuve n’était pas achevée. Par une décision du même jour, le tribunal de district rejeta leurs demandes.

15. Lors d’une audience préliminaire qui se tint le 21 mars 2013, le parquet et un avocat de la défense produisirent d’autres éléments de preuve. Les requérants et les autres avocats de la défense demandèrent que le parquet leur fournisse certaines preuves écrites. Lors d’une audience préliminaire qui se tint le 25 mars 2013, les requérants et les autres avocats de la défense sollicitèrent à nouveau un report du procès, de six à huit semaines, afin de pouvoir étudier les nouveaux éléments de preuve présentés par le parquet. Le 26 mars 2013, le tribunal de district rejeta ces deux demandes. Les avocats contestèrent cette décision devant la Cour suprême, qui les débouta le 4 avril 2013.

16. Le 8 avril 2013, les requérants adressèrent chacun au juge du tribunal de district chargé de l’affaire une lettre dans laquelle ils déclaraient que, pour des raisons de conscience professionnelle, ils ne pouvaient continuer à assurer la défense de leurs clients. Ils indiquaient notamment qu’ils n’avaient pas été informés du délai fixé pour la remise de leurs mémoires auprès de la Cour suprême avant que celle-ci ne prononçât sa décision le 4 avril 2013, que le parquet avait omis de leur adresser une copie de son mémoire, que la défense n’avait pas bénéficié d’un accès adéquat à certains documents importants, que le parquet avait procédé à des écoutes de conversations téléphoniques qu’ils avaient eues avec leurs clients, et que la procédure dans son ensemble avait porté atteinte à leurs droits garantis par la Constitution, la loi sur la procédure pénale et la Convention. Ils ajoutaient que les droits de leurs clients avaient été si grossièrement bafoués qu’ils se voyaient contraints de renoncer à participer encore à la procédure. Ils précisaient qu’ils en avaient discuté avec leurs clients et que ces derniers approuvaient leur décision. Ils demandaient donc à être relevés de leur mandat d’avocat en application de l’article 21 § 6 de la loi no 77/1998 relative aux avocats.

17. Le même jour, le juge du tribunal de district répondit aux lettres des requérants par une lettre dans laquelle il les informait qu’il refusait de les relever de leur mandat. Se référant à l’article 34 de la loi sur la procédure pénale et à l’article 20 § 1 de la loi relative aux avocats (paragraphes 37-38 ci-dessous), il observait que les requérants avaient accepté leur désignation et qu’ils ne pouvaient pas revenir sur cette acceptation s’il existait un risque que la procédure en fût retardée, ce qui était le cas en l’espèce. Il confirma donc que le procès débuterait le 11 avril 2013, comme il en avait décidé le 19 décembre 2012. Le même jour, les requérants répondirent à cette lettre : répétant les arguments qu’ils avaient précédemment formulés, ils déclarèrent qu’ils n’assisteraient pas au procès le 11 avril 2013. Il ressort du procès-verbal de l’audience du 11 avril 2013 que, dans cette réponse, le premier requérant soutenait qu’il ne pouvait être contraint à exercer ses fonctions d’avocat de la défense contre sa volonté et sa conscience et qu’il réitérait donc sa déclaration antérieure concernant sa décision de cesser d’assurer la défense de son client, et le second requérant déclarait qu’il tenait pour illégale la décision par laquelle le juge avait refusé de le relever de ses fonctions et qu’il s’estimait libéré de ses obligations de défense dans l’affaire.

18. Le 11 avril 2013, Y et Z assistèrent à l’audience programmée, accompagnés de leurs nouveaux avocats. Il y fut constaté que les requérants n’étaient pas présents, et le contenu de leurs différentes communications du 8 avril 2013 fut consigné. Selon le procès-verbal de l’audience, il apparut alors clairement au tribunal que la seule solution était de relever les avocats de la défense de leurs fonctions, malgré le refus du juge président de les autoriser à se retirer. De nouveaux avocats de la défense furent désignés pour Y et Z, et le procès fut reporté à une date indéterminée. Le parquet plaida qu’il était évident qu’en se retirant de l’affaire les requérants avaient eu pour seul objectif de retarder la procédure, et il estima que pareil comportement était contraire à leurs obligations légales. Il demanda donc leur condamnation au paiement d’une amende pour atteinte à l’autorité de la justice.

19. Les requérants portèrent l’affaire devant la Cour suprême. Ils soutenaient, et soutiennent encore devant la Cour, que, selon des informations parues dans la presse, le président avait explicitement rejeté la demande du parquet à ce stade, au motif que les conditions requises pour infliger une amende n’étaient pas satisfaites. Le Gouvernement affirme toutefois que le procès-verbal d’audience n’indique pas si le président a pris position sur ce point.

20. Du 4 au 14 novembre 2013, un procès se tint devant le tribunal de district. Dans l’intervalle, le président s’était retiré de l’affaire et un nouveau juge avait été désigné.

21. Par un jugement du 12 décembre 2013, Y et Z, ainsi que les deux autres accusés, furent déclarés coupables des faits qui leur étaient reprochés. Les honoraires octroyés aux avocats de la défense de l’ensemble des accusés s’élevaient à 88 831 252 couronnes islandaises (ISK), soit environ 559 000 euros (EUR) à l’époque des faits. Sur ce montant, 10 855 750 ISK (environ 68 300 EUR) revenaient au premier requérant, qui se vit également octroyer, conjointement avec le deuxième avocat de la défense, 90 202 ISK (environ 570 EUR) pour les frais engagés. Le tribunal de district accorda au deuxième avocat de la défense 5 898 500 ISK (environ 37 000 EUR) à titre d’honoraires.

Par ailleurs, le tribunal de district infligea à chacun des requérants, sans les avoir entendus, une amende d’un million de couronnesislandaises (environ 6 200 EUR) au titre de l’article 223 § 1 alinéas a) – pour avoir intentionnellement retardé la procédure de manière indue – et d) – pour avoir par leur comportement porté atteinte à l’autorité de la justice – de la loi sur la procédure pénale. Il jugea qu’il ne pouvait faire autrement que d’infliger ces amendes aux requérants, pour les raisons suivantes. Il observa, en particulier, que les requérants s’étaient vu accorder un long délai pour préparer de manière satisfaisante la défense des accusés avant l’audience principale du 11 avril 2013, même si des observations complémentaires avaient été produites dans l’intervalle. Il nota également que la décision des requérants de ne pas assister au procès le 11 avril 2013 avait occasionné un retard inutile dans la procédure et ainsi porté atteinte aux intérêts de leurs clients et des autres accusés. Il estima de surcroît que, le juge ayant rejeté la demande par laquelle les intéressés le priaient de les relever de leurs obligations, ceux-ci avaient adopté, en refusant d’assister à l’audience principale, un comportement qui s’analysait en une atteinte à l’autorité de la justice.

22. Le 13 décembre 2013, les requérants saisirent la Cour suprême d’un recours formé à leur demande par le parquet concernant l’amende qui leur avait été infligée. Ils demandaient à titre principal l’annulation du jugement du tribunal de district dans sa partie relative au prononcé des peines d’amende à leur encontre et, à titre subsidiaire, la réduction du montant des amendes infligées, en cas de rejet par la Cour suprême de leur demande d’annulation.

23. Dans leurs observations devant la Cour suprême, les requérants avançaient premièrement qu’ils avaient été sanctionnés sans avoir eu la possibilité de se défendre contre les arguments du parquet ni avoir été informés de ce que le tribunal avait l’intention de leur infliger une amende. Ils y voyaient une violation à leur égard du droit à un procès équitable protégé par l’article 6 §§ 1 à 3 de la Convention et l’article 70 de la Constitution. Ils soutenaient, deuxièmement, qu’ils s’étaient retirés de l’affaire pour des raisons valables et que les conditions légales requises pour leur infliger une amende n’étaient pas satisfaites.

24. À l’appui de leur premier grief, les requérants plaidaient qu’ils n’avaient à aucun moment été informés que le tribunal de district envisageait de leur infliger une amende et qu’ils n’avaient pas été invités à se défendre devant ce tribunal, ce qui constituait pourtant un élément fondamental du droit à un procès équitable.

25. À l’appui de leur deuxième grief, ils arguaient notamment qu’en les sanctionnant en tant qu’avocats de la défense le tribunal de district avait méconnu la loi sur la procédure pénale, puisqu’au moment où il avait rendu son jugement, ils n’étaient plus avocats de la défense. Ils soutenaient qu’en vertu de l’article 224 de la loi sur la procédure pénale, ils n’auraient pu être sanctionnés pour les faits qui leur avaient été reprochés qu’immédiatement après la commission de l’infraction, en tant qu’« autres parties ». Ils avançaient par ailleurs que ces faits n’avaient pas eu lieu au cours de la procédure et ne relevaient donc pas des cas prévus par la loi sur la procédure pénale, et qu’en tout état de cause leur comportement ne pouvait être qualifié d’atteinte à l’autorité de la justice puisqu’ils n’avaient participé à aucune des audiences tenues par les juges qui leur avaient infligé une amende et qui s’étaient prononcés sur le fond de l’affaire. Ils alléguaient enfin qu’ils avaient agi dans l’intérêt de leurs clients, et que ceux-ci avaient approuvé leur décision.

26. Les requérants produisaient à l’appui de leurs observations devant la Cour suprême des preuves documentaires, notamment des courriers électroniques et des lettres qu’eux-mêmes ainsi que d’autres avocats de la défense avaient échangés avec le parquet et le tribunal de district, une lettre relative à l’accès à certains documents de la procédure principale adressée par le premier requérant et un autre avocat de la défense au procureur ainsi que la réponse de ce dernier, et un article de presse intitulé « Une demande de prolongation rejetée à tort » dont l’auteur affirmait que le juge avait rejeté lors de l’audience du 11 avril 2013 la demande du procureur tendant à ce qu’il leur fût infligé une amende. Ils ne sollicitaient pas l’audition de témoins et ne demandaient pas à être entendus par la Cour suprême.

27. Dans son mémoire du 26 mars 2014, le parquet soutint que c’était à raison que le tribunal de district avait infligé une amende aux requérants. Il soulignait d’abord qu’en vertu de l’article 34 de la loi sur la procédure pénale, il devait être fait droit en principe à la demande par laquelle un avocat de la défense sollicitait l’autorisation de se retirer d’une affaire, mais non lorsqu’il existait un risque d’occasionner un retard dans la procédure, ce qui était le cas en l’espèce. Il estimait par ailleurs qu’en ne se présentant pas à l’audience, au mépris de la décision par laquelle le juge avait refusé de les autoriser à se retirer de l’affaire, les requérants s’étaient conduits d’une manière qui s’analysait clairement en une atteinte à l’autorité de la justice. Il observait également qu’ils avaient agi en qualité d’avocats de la défense pour leurs clients dès le stade de l’enquête menée en amont de la procédure principale en 2009, que l’acte d’accusation dans cette affaire avait été établi le 16 février 2012 et que le tribunal avait été saisi de l’affaire le 7 mars2012. Il relevait aussi que quatorze audiences s’étaient déjà tenues lorsque, plus d’un an après la saisine du tribunal, les requérants avaient demandé à être relevés de leurs fonctions par leur lettre du 8 avril 2013. Dans ces conditions, il considérait comme le tribunal de district que les requérants avaient eu amplement la possibilité de préparer la défense de manière adéquate, même si dans l’intervalle d’autres éléments de preuve avaient été produits.

28. La Cour suprême tint une audience. Elle n’entendit ni les requérants ni aucun témoin.

29. Chacun des requérants était représenté par un avocat. Ils allèguent toutefois qu’en raison du temps limité qui leur fut imparti pour présenter leur cause devant la Cour suprême, chacun de ces deux avocats avança des arguments pour le compte de l’un comme de l’autre.

30. Selon le résumé présenté par le second requérant des plaidoiries faites devant la Cour suprême, les avocats arguèrent notamment que la décision par laquelle un tribunal infligeait des amendes judiciaires était une décision prise d’office sans que les parties y fussent associées, et qu’elle ne pouvait donc pas être annulée et renvoyée devant le tribunal de première instance. Ils plaidèrent qu’il ne pouvait être légitime à ce stade de renvoyer l’affaire au tribunal de district aux fins d’un nouveau procès au motif d’une violation de la loi sur la procédure pénale et de l’article 6 de la Convention, car les délais dans lesquels une amende pouvait être infligée à leurs clients étaient expirés. Ils avancèrent qu’en vertu des articles 223 et 224 de la loi sur la procédure pénale, les requérants ne pouvaient se voir infliger d’amende qu’en tant qu’« avocats de la défense » dans un jugement sur le fond rendu dans le cadre de la procédure pénale dirigée contre leurs clients ou en tant qu’« autres parties » au cours du procès principal tenu dans cette procédure. Ils ajoutèrent, d’une part, que le montant de l’amende qui avait été imposée était dix fois supérieur à celui des amendes prononcées dans des affaires antérieures et, d’autre part, que la loi sur la procédure pénale ne prévoyait pas de montant maximal. Enfin, ils invoquèrent le principe de légalité en droit pénal (article 69 de la Constitution) et le principe de la lexcerta.

31. Par un arrêt du 28 mai 2014, la Cour suprême confirma, par une majorité de trois juges contre deux, le jugement du tribunal de district quant aux amendes infligées aux requérants.

32. Dans son arrêt, la Cour suprême exposa les faits de manière détaillée. Elle mentionna l’obligation faite aux avocats par l’article 20 de la loi relative aux avocats d’accepter toute désignation ou nomination en qualité d’avocat de la défense dans une procédure pénale dès lors qu’ils satisfaisaient aux exigences légales. Elle considéra que les requérants ne pouvaient renoncer à assurer la défense de leurs clients dans une procédure pénale en se fondant sur l’article 21 § 6 de la loi relative aux avocats, étant donné que cette disposition ne s’appliquait qu’aux procédures civiles. Elle jugea qu’en n’assistant pas au procès alors même que le tribunal de district avait rejeté leur demande d’être relevés de leur mandat, les requérants s’étaient conduits d’une manière qui n’était conforme ni au droit ni aux intérêts de leurs clients et des autres accusés, et qu’en renonçant à assurer la défense de leurs clients ils avaient commis une violation grave des obligations que les articles 34 § 1 et 35 § 1 de la loi sur la procédure pénale faisaient peser sur eux. Elle observa que les requérants avaient totalement méconnu les décisions légitimes du juge du tribunal de district, ne laissant à celui-ci pas d’autre choix que de les relever de leur mandat et de désigner d’autres avocats pour assurer la représentation des accusés qui comparaissaient devant lui.

33. L’arrêt contenait encore la motivation suivante :

« Partie V

(…)

Les obligations professionnelles d’un juge comportent les tâches consistant à désigner les avocats de la défense, à déterminer s’ils doivent être relevés de leurs fonctions et à veiller à ce que la procédure suivie dans chaque affaire soit correcte (…) [Les requérants] ont ignoré le rejet opposé par le juge à leur demande d’être relevés de leur mandat et ils n’ont pas assisté à l’audience principale programmée le 11 avril 2013, alors même qu’ils étaient toujours désignés comme avocats de la défense dans l’affaire. La Cour considère comme le tribunal de district que la loi ne les autorisait pas à se comporter de la sorte : ils auraient dû comparaître à l’audience et, le cas échéant, soulever leurs exceptions procédurales devant le tribunal. Leur conduite n’était ni dans l’intérêt de leurs clients, ni dans celui des autres accusés. Par ailleurs, en déclarant, dans les lettres susmentionnées du 8 avril 2013, qu’ils n’étaient plus avocats de la défense dans l’affaire, [les requérants] ont commis un grave manquement aux obligations professionnelles qui leur incombaient en leur qualité d’avocats de la défense dans une affaire pénale (…) Ils ont totalement ignoré les décisions légitimes prises par le juge, ne lui laissant d’autre choix que de les relever de leurs fonctions et de désigner d’autres avocats à leur place. Cela a occasionné un important retard dans l’affaire.

Partie VI

1) [1] Le chapitre XXXV de la loi no 88/2008 contient une disposition relative aux amendes pouvant être infligées pour atteinte à l’autorité de la justice. Le premier point de l’article 222 § 1 dispose qu’un juge, statuant d’office, détermine le montant des amendes, et que celles-ci sont versées au Trésor public, conformément aux règles dudit chapitre. Le deuxième point du même paragraphe précise qu’une procédure spéciale peut être engagée en ce qui concerne les infractions passibles des amendes visées audit chapitre.

2) En vertu de l’article 223 du chapitre XXXV, une amende peut être infligée au procureur, à l’accusé ou à l’avocat pour le comportement énoncé aux alinéas a) à d) de cette disposition. Le fait de retarder intentionnellement une procédure de manière indue (alinéa a)) ou de porter atteinte d’une autre manière à la dignité du tribunal pendant une audience (alinéa d)) relève de cette disposition. Le paragraphe 2 de l’article 223 prévoit la possibilité d’infliger à l’accusé ou à toute autre personne déposant devant le tribunal une amende pour atteinte à l’autorité de la justice. Le paragraphe 3 prévoit la possibilité d’infliger une amende à toute autre personne que celles mentionnées dans les deux premiers paragraphes, en cas de violation d’une interdiction prononcée par le juge relativement aux modalités d’une audience au sens de l’article 11 §§ 1 et 2 de la loi no 88/2008, d’inobservation d’un appel au respect de l’ordre adressé par un juge pendant une audience, ou d’autre comportement déplacé ou indécent. Le paragraphe 4 dispose que si le juge estime qu’il a été commis une atteinte mineure relevant des paragraphes 1 à 3, il peut choisir d’admonester le contrevenant plutôt que de lui infliger une amende. Le paragraphe 1 de l’article 224 dispose que lorsqu’un jugement est rendu dans une affaire où ces dispositions sont appliquées, l’amende prononcée à l’égard du procureur, de l’accusé, de l’avocat de la défense ou du conseiller juridique peut être imposée dans le jugement. Si la procédure se conclut d’une autre manière, les amendes infligées à ces parties sont déterminées par ordonnance. Le paragraphe 2 dispose que les amendes infligées à d’autres parties que celles visées au paragraphe 1 sont imposées par ordonnance dès que l’infraction est commise.

3) Le montant de l’amende pour atteinte à l’autorité de la justice, qui est déterminé conformément au chapitre XXXV de la loi no 88/2008, n’est pas plafonné. [En l’espèce,] les amendes infligées aux [requérants] étaient élevées. Compte tenu de ces deux éléments, il convient d’admettre que les amendes litigieuses sont de nature pénale, comme les parties en ont convenu au cours de la procédure menée devant la Cour suprême.

4) Comme indiqué ci-dessus, la deuxième phrase de l’article 222 § 1 permet au parquet d’engager des poursuites pour des infractions passibles d’amende en vertu de ce chapitre. En vertu des règles générales, les personnes ainsi poursuivies doivent ensuite avoir la possibilité de se défendre. Or tel n’a pas été le cas en l’espèce. D’autre part, comme indiqué ci-dessus, le juge chargé de l’affaire pénale peut également décider d’infliger des amendes en application de la première phrase [de l’article 222 § 1]. En pareilles circonstances, il n’est pas nécessaire que le parquet formule une demande spéciale en ce sens. Il n’y a aucune raison de considérer que la protection accordée [aux requérants] par la loi aurait dû être moindre à raison de l’option retenue lors de l’appréciation de la question de savoir s’il convenait de leur infliger une amende, constitutive d’une peine (article 70 de la Constitution islandaise et article 6 §§ 1 et 3 de [la Convention]) (…)

5) Lorsqu’il est clairement apparu que [les requérants] ne s’acquitteraient pas de leur obligation d’assister au procès, et que le tribunal a envisagé de prononcer des amendes à leur encontre, les intéressés auraient dû être cités à comparaître à une audience spéciale et avoir la possibilité d’être entendus et de présenter leurs arguments, au-delà de ceux qu’ils avaient déjà clairement formulés dans la correspondance qu’ils avaient échangée avec le tribunal de district. Or cela n’a pas été fait. [Les requérants] ont été relevés de leur mandat à l’audience du 11 avril 2013, et la décision de leur infliger une amende a été prise dans un jugement rendu le 12 décembre 2013.

6) Comme indiqué dans la partie V du présent arrêt, le procureur a formé un recours concernant cette partie de l’affaire, à la demande des [requérants], conformément au droit légal des intéressés à un réexamen par une juridiction supérieure, à la suite d’une audience, des amendes que le tribunal de district leur avait infligées. Le droit [des requérants] à se défendre en appel n’a donc été soumis par la loi à aucune limite, et les intéressés ont eu la possibilité de défendre leur position lors de l’audience tenue sur leur affaire, le cas échéant en déposant en personne et en demandant l’audition de témoins (article 205 § 3 [de la loi sur la procédure pénale]) ou en engageant une procédure spéciale avec témoins (article 141 § 1 de la même loi). Au vu de ce qui précède, [la cour conclut que] le fait que le tribunal de district n’ait pas tenu d’audience [sur le cas des requérants] avant de décider de leur infliger une amende n’a pas porté atteinte aux droits des intéressés. Il s’ensuit que la procédure qui a été menée a été conforme à la loi et n’a pas porté atteinte au droit [des requérants] à un procès équitable tel que garanti par l’article 70 § 1 de la Constitution islandaise et par l’article 6 §§ 1 et 3 de [la Convention] (…) (voir les arrêts rendus [par la Cour européenne des droits de l’homme] le 22 mai 1990 dans l’affaire Weber c. Suisse et le 14 novembre 2000 dans l’affaire T. c. Autriche). Ainsi, au vu de la motivation du jugement déféré, il y a lieu de confirmer la décision concernant les amendes infligées [aux requérants].

(…) »

34. La minorité considérait comme la majorité qu’en n’assistant pas au procès tenu dans la procédure pénale dirigée contre leurs clients, les requérants avaient enfreint la loi et manqué à l’obligation qui pesait sur eux en leur qualité d’avocats de la défense. Elle convenait également qu’ils avaient par leur comportement causé un retard dans la procédure et que l’amende qui leur avait été infligée s’analysait en une sanction pénale. Elle observa toutefois ce qui suit :

« Dès qu’il est apparu clairement que [les requérants] n’assisteraient pas au procès, il aurait fallu organiser une audience, conformément aux dispositions du [chapitre XXXV de la loi sur la procédure pénale], et [les] informer des charges retenues contre eux en leur laissant la possibilité de présenter leurs arguments contre la décision de leur infliger une amende. Or cela n’a pas été fait : [les requérants] ont été relevés de leur mandat à l’audience du 11 avril 2013 et de nouveaux avocats de la défense ont été désignés à leur place. La décision de leur infliger une amende a été prise dans le jugement du 12 décembre 2013 alors qu’ils n’étaient plus avocats de la défense, sans qu’ils aient été informés de l’intention de les sanctionner ni qu’il leur ait été permis de présenter leurs arguments quant à la décision de leur imposer une amende et quant au montant de l’amende.

Au vu de ce qui précède, [nous estimons que] la procédure menée devant le tribunal de district a été viciée, mais aucune disposition ne permet de renvoyer cette partie de l’affaire pénale devant le tribunal de district afin qu’il l’examine à nouveau. Compte tenu de ces circonstances (…), la partie du jugement déféré concernant les (…) amendes devrait être annulée. »

LE CADRE ET LA PRATIQUE JURIDIQUES PERTINENTS

I. LE DROIT INTERNE PERTINENT

A. La Constitution islandaise

35. Les dispositions pertinentes de la Constitution islandaise (StjórnarskrálýðveldisinsÍslands) sont libellées comme suit :

Article 69

« Nul ne peut être soumis à une peine sans avoir été déclaré coupable d’un acte constitutif d’une infraction pénale au sens de la loi en vigueur au moment où il a été commis, ou d’un acte totalement analogue à celui-ci. Les sanctions ne peuvent être plus sévères que celles que la loi fixait au moment de la commission de l’infraction. »

Article 70

« 1) Toute personne a droit à un procès équitable tenu dans un délai raisonnable devant un tribunal indépendant et impartial qui décidera, soit des contestations sur ses droits et obligations, soit du bien-fondé de toute accusation en matière pénale dirigée contre elle. Les audiences doivent être publiques, sauf si le juge en décide autrement dans les conditions prévues par la loi aux fins du respect des bonnes mœurs, de l’ordre public ou de la sécurité de l’État ou dans l’intérêt des parties.

2) Toute personne accusée d’une infraction pénale est présumée innocente jusqu’à ce que sa culpabilité ait été établie. »

B. Le code pénal général

36. Les dispositions pertinentes du code pénal général no 19/1940, telles qu’applicables à l’époque des faits de l’espèce, étaient libellées comme suit :

Article 51

« 1) Lors de la détermination du montant de l’amende, il est tenu compte, dans la mesure appropriée, des revenus et du patrimoine de l’accusé, de sa situation financière, de ses obligations envers les personnes à sa charge et des autres facteurs affectant sa capacité de paiement, ainsi que du gain financier ou des économies qui ont résulté ou qui étaient attendus de l’infraction.

2) La décision de convertir une peine d’amende en peine d’emprisonnement (…) ne dépend pas de la capacité financière de l’accusé au sens du paragraphe 1. »

Article 70

« 1) Lors de l’imposition d’une peine, il faut avant tout tenir compte des éléments suivants :

1. L’importance des intérêts contre lesquels l’infraction a été commise.

2. L’ampleur du préjudice causé.

3. Le danger engendré par l’infraction, eu égard notamment au moment, au lieu et aux modalités de la commission des faits.

4. L’âge de l’auteur.

5. Le comportement récent de l’auteur.

6. La force de l’intention de l’auteur.

7. Le but de l’infraction.

8. Le comportement de l’auteur après la commission de l’infraction.

9. La divulgation par l’auteur d’informations ayant apporté une contribution substantielle aux investigations menées sur l’infraction, sur la participation d’autres personnes à l’infraction ou sur d’autres infractions.

2) En cas de pluralité d’auteurs, la peine est, en règle générale, aggravée.

3) Si l’infraction a été commise contre un homme, une femme ou un enfant proche de l’auteur et que cette relation a accru la gravité de l’infraction, la peine est, en règle générale, aggravée. »

C. La loi no 88/2008 sur la procédure pénale (Lögummeðferðsakamála)

37. Les dispositions pertinentes de la loi sur la procédure pénale, telles qu’en vigueur à l’époque des faits, étaient libellées comme suit :

Article 31

« (…)

2) En outre, si une audience principale est tenue en application du chapitre XXV, l’accusé doit se voir attribuer un avocat de la défense, à moins qu’il n’en ait lui-même choisi un conformément à l’article 32 et qu’il ne souhaite pas que le tribunal en désigne un, ou qu’il ne veuille se représenter lui-même (voir l’article 29).

3) S’il estime que l’accusé n’est pas en mesure de protéger suffisamment ses intérêts pendant la procédure judiciaire, le juge peut lui attribuer un avocat de la défense même si l’intéressé n’en a pas fait la demande.

(…) »

Article 34

« 1) Si un accusé demande que la nomination ou la désignation de l’avocat de la défense soit révoquée et qu’un nouvel avocat de la défense soit nommé ou désigné, il doit être fait droit à sa demande à moins qu’il n’existe un risque que cela occasionne un retard dans la procédure.

(…) »

Article 35

« 1) Le rôle de l’avocat de la défense est d’avancer tous les éléments qui pourraient justifier l’acquittement de l’accusé ou jouer en sa faveur, et de protéger les intérêts de l’accusé à tous égards.

(…) »

Article 140

« 1) Lorsque des preuves documentaires sont administrées devant une juridiction islandaise, conformément aux instructions du présent chapitre, les dispositions du chapitre II et des chapitres XVIII à XX s’appliquent s’il y a lieu. Un juge préside à l’administration des preuves documentaires et tranche les questions y relatives.

2) Lorsque des preuves documentaires sont administrées devant une nouvelle juridiction, une partie peut, si les circonstances le justifient, demander que soient administrés devant cette juridiction des documents supplémentaires par rapport à ceux initialement demandés. Il appartient au juge de la juridiction en question de faire droit ou non à cette demande. »

Article 141

« 1) Les dispositions de l’article 140 s’appliquent, s’il y a lieu, lorsque des éléments de preuve sont administrés devant le tribunal de district dans le cadre d’une procédure judiciaire menée devant la Cour suprême.

(…) »

Article 171

« (…)

2) Le stade auquel se trouve la procédure au moment où les dépositions, objections et éléments de preuve sont présentés ne fait pas de différence. »

Article 196

« 1) Dans les limites découlant des autres dispositions de la présente loi, il est possible d’interjeter appel devant la Cour suprême d’un jugement rendu par le tribunal de district afin d’obtenir :

a) le réexamen des peines infligées ;

b) le réexamen des conclusions fondées sur l’interprétation ou l’application des règles de droit ;

c) le réexamen des conclusions fondées sur l’appréciation de la valeur probante des pièces du dossier autres que les dépositions orales faites devant le tribunal de district ;

d) l’annulation du jugement et le renvoi de l’affaire ;

e) la clôture de l’affaire [initialement] soumise à l’examen du tribunal de district.

2) Dans le cadre d’un appel, il est possible également de demander le réexamen des ordonnances et décisions adoptées au cours de la procédure judiciaire menée devant le tribunal de district.

3) Dans le cadre d’un appel formé contre un jugement du tribunal de district pour l’un quelconque des motifs énumérés au premier paragraphe du présent article, il est possible également de demander la révision des conclusions rendues par le tribunal sur une demande formulée en vertu du chapitre XXVI, à condition que ladite demande ait été tranchée au fond et que le réexamen en ait été demandé par son auteur ou par l’accusé. Si le jugement du tribunal de district n’a pas fait l’objet d’un tel appel, l’accusé et l’auteur de la demande peuvent l’un et l’autre faire appel de la décision rendue par le tribunal sur le fond de la demande, conformément aux règles de recours contre les décisions de justice civiles. »

Article 204

« 1) La Cour suprême peut, sans audience préalable, rejeter un appel dont elle est saisie si elle constate que l’introduction [de l’affaire] devant elle est entachée de vices. De même, elle peut annuler un jugement rendu par le tribunal de district si des vices substantiels ont entaché la procédure menée devant ce tribunal (…)

(…) »

Article 205

« (…)

3) Si elle le juge nécessaire, la Cour suprême peut ordonner la présentation orale d’éléments de preuve lorsqu’il y a lieu de penser, compte tenu des circonstances, que cette présentation pourrait avoir une incidence sur l’issue de l’affaire. »

Article 208

« (…)

2) La Cour suprême ne peut réexaminer la conclusion du tribunal de district quant à la valeur probante d’un témoignage oral, à moins d’avoir entendu l’auteur du témoignage ou l’accusé.

3) Dans le cas où la Cour suprême estime que la conclusion du tribunal de district quant à la valeur probante d’un témoignage oral fait devant lui peut être erronée au point d’avoir une incidence substantielle sur l’issue de l’affaire, et où elle-même n’a pas entendu l’accusé ou l’auteur du témoignage, elle peut annuler le jugement du tribunal de district ainsi que la procédure correspondante dans la mesure nécessaire pour que l’audition puisse avoir lieu devant le tribunal de district et que l’affaire puisse être réexaminée. Lorsque le jugement d’un tribunal de district est ainsi annulé, l’affaire est renvoyée devant trois juges du tribunal de district pour un nouveau procès ; ces juges ne peuvent être les mêmes que ceux qui ont précédemment examiné l’affaire. »

38. Dans leur version en vigueur à l’époque des faits, les articles 222 à 224 de la loi sur la procédure pénale, contenus dans le chapitre XXXV de la loi, intitulé « Amendes procédurales », étaient ainsi libellés :

Article 222

« 1) Le juge détermine d’office le montant des amendes conformément aux règles établies dans le présent chapitre ; ces amendes sont versées au Trésor public. Des procédures spéciales peuvent toutefois être engagées pour les infractions passibles d’amendes en vertu du présent chapitre.

2) Si des sanctions supplémentaires sont prévues par d’autres lois pour des infractions relevant des dispositions du présent chapitre, une procédure distincte peut être engagée en vue de l’application éventuelle de ces autres sanctions, indépendamment des décisions rendues quant aux amendes procédurales. »

Article 223

« 1) Le procureur, l’avocat de la défense ou le conseiller juridique peuvent se voir infliger une amende pour avoir :

a) intentionnellement retardé la procédure de manière indue ;

b) enfreint une interdiction visée à l’article 11 §§ 1 ou 2 ;

c) tenu devant le tribunal des propos écrits ou oraux indécents concernant le juge ou les autres parties ;

d) porté atteinte d’une autre manière à la dignité du tribunal par leur comportement à l’audience.

2) L’accusé ou toute autre partie témoignant devant le tribunal peuvent se voir infliger une amende s’ils commettent une infraction visée aux points b), c) ou d) ci‑dessus.

3) Une amende peut être infligée à des parties autres que celles mentionnées aux deux premiers paragraphes du présent article pour violation d’une interdiction visée à l’article 11 §§ 1 ou 2[2], pour inobservation d’un appel au respect de l’ordre adressé par un juge pendant une audience, ou pour tout autre comportement déplacé ou indécent.

4) Si le juge estime qu’il a été commis une infraction relevant des dispositions des trois premiers paragraphes du présent article mais que cette infraction est mineure, il peut décider d’admonester le contrevenant au lieu de lui infliger une amende.

5) La Cour suprême peut infliger une amende au procureur, à l’avocat de la défense ou aux deux pour avoir interjeté appel sans fondement. En outre, le procureur, l’avocat de la défense ou le conseiller juridique peuvent se voir imposer une amende s’ils commettent une négligence grave ou un autre manquement au cours de la procédure menée devant le tribunal de district ou lors de la procédure conduite devant la Cour suprême ou de la préparation de cette procédure. Les dispositions des quatre premiers paragraphes du présent article s’appliquent, en leurs parties pertinentes, aux procédures suivies devant la Cour suprême. »

Article 224

« 1) Les amendes infligées au procureur, à l’accusé, à l’avocat de la défense ou aux conseillers juridiques sont déterminées au moment où un jugement est rendu dans la procédure concernée. Si la procédure se conclut d’une autre manière, les amendes infligées à ces parties sont déterminées par ordonnance.

2) Les amendes infligées à d’autres parties que celles visées au premier paragraphe du présent article sont déterminées par ordonnance dès que l’infraction est commise. »

D. La loi no 91/1991 sur la procédure civile (Lögummeðferðeinkamála)

39. Dans sa version en vigueur à l’époque des faits, le chapitre XXII de la loi sur la procédure civile, intitulé « Amendes procédurales », tel qu’en vigueur à l’époque des faits, était ainsi libellé :

Article 134

« 1) Le juge détermine d’office le montant des amendes conformément aux règles établies dans le présent chapitre ; ces amendes sont versées au Trésor public.

2) Si des sanctions sont également prévues par d’autres lois pour des infractions relevant des dispositions du présent chapitre, elles peuvent être prononcées dans le cadre d’une autre action judiciaire, indépendamment de la décision d’infliger une amende procédurale. »

Article 135

« 1) Les parties peuvent se voir infliger une amende pour avoir :

a) introduit une action inutilement ;

b) placé indûment les parties adverses dans une position où il leur a été nécessaire d’intenter une action ;

c) intentionnellement retardé la procédure de manière indue ;

d) formulé sciemment des demandes, des affirmations ou des objections incorrectes ;

e) tenu devant le tribunal des propos écrits ou oraux inappropriés concernant le juge, la partie adverse, ses représentants ou toute autre personne ;

f) porté atteinte d’une autre manière à la dignité du tribunal par leur comportement à l’audience.

2) Les représentants des parties peuvent se voir infliger une amende s’ils se rendent coupables, seuls ou avec les parties, de l’une des infractions énumérées aux alinéas c) à f) du premier paragraphe.

3) Toute partie témoignant devant le tribunal peut se voir infliger une amende si elle se rend coupable de l’une des infractions énumérées aux alinéas e) et f) du premier paragraphe.

4) Les parties autres que celles visées aux premier, deuxième et troisième paragraphes peuvent se voir infliger une amende pour inobservation d’un appel au respect de l’ordre adressé par un juge, ou pour tout autre comportement outrageux ou indécent.

5) Les parties et/ou leurs représentants peuvent se voir infliger une amende par une instance supérieure pour avoir interjeté appel indûment. »

Article 136

« 1) Si un jugement est rendu dans la procédure concernée, les amendes éventuellement infligées aux parties ou à leurs représentants sont fixées dans ce jugement. Si la procédure se conclut par une décision de rejet, les amendes infligées sont fixées dans cette décision. Si la procédure est abandonnée, une décision spéciale est rendue sur les éventuelles amendes infligées à une partie ou à son ou ses représentants.

2) Les amendes infligées à d’autres personnes sont fixées dans une décision rendue au moment de la commission de l’infraction. »

E. La loi no 77/1998 relative aux avocats (Lögumlögmenn)

Article 20

« 1) Un avocat est tenu d’accepter toute désignation ou nomination en qualité d’avocat de la défense ou de protecteur des droits dans une procédure pénale dès lors qu’il satisfait aux critères généraux de qualification et que la situation n’est pas incompatible avec ses intérêts, ceux de ses proches ou ceux de ses autres clients.

(…) »

Article 21

« (…)

6) Un avocat peut renoncer à tout moment à un mandat qu’il a accepté, mais il a l’obligation de s’assurer que cela ne nuira pas aux intérêts de son client. »

II. La jurisprudence nationale pertinente

40. La jurisprudence nationale pertinente mentionnée par les requérants (paragraphe 105 ci-dessous) peut être résumée comme suit.

A. Affaire no 487/2014 – Le ministère public c. Stefán Karl Kristjánsson (« Stefán Karl Kristjánsson »)

41. Dans cette affaire, le tribunal de district avait infligé une amende à un avocat de la défense pour atteinte à l’autorité de la justice, sur le fondement de l’article 223 § 1 alinéas a) et d) de la loi sur la procédure pénale. Par un arrêt du 31 mars 2015, la Cour suprême a confirmé la peine d’amende, mais en a réduit le montant de 300 000 ISK (environ 2 000 EUR) à 164 762 ISK (environ 1 100 EUR).

42. La procédure principale dans laquelle l’intéressé était avocat de la défense portait sur une accusation de vente et de culture de plants de cannabis.

43. La Cour suprême a considéré en particulier que l’amende encourue n’était pas plafonnée et que compte tenu du montant que l’avocat avait été condamné à verser, l’amende qui lui avait été infligée pouvait s’analyser en une sanction de nature pénale. Elle a estimé que le fait que l’affaire n’avait pas donné lieu à une audience distincte devant le tribunal de district avant que celui-ci n’adoptât sa décision n’emportait pas violation du principe du procès équitable étant donné que le droit pour l’avocat de présenter sa défense en appel n’était soumis par la loi à aucune restriction et que l’intéressé avait pu exposer tous ses arguments devant elle.

44. Considérant par ailleurs qu’en manquant à deux reprises à se présenter à l’audience du tribunal de district alors que les dates lui en avaient été notifiées et en ne s’assurant pas qu’une autre personne compétente y assisterait à sa place, l’avocat avait manqué aux obligations qui lui incombaient en sa qualité d’avocat de la défense et inutilement retardé la procédure, elle a conclu également que la décision d’admonester l’intéressé prise par le tribunal de district sur le fondement de l’article223§ 4 de la loi sur la procédure pénale était justifiée. Elle a jugé qu’en n’assistant pas à la procédure principale dans laquelle il devait assurer la défense de son client, l’avocat avait porté atteinte à l’autorité de la justice, et que, dès lors, c’était à bon droit que le tribunal de district avait décidé de lui infliger une amende sur le fondement de l’article 223 § 1 alinéas a) et d).

B. Autres affaires tranchées par la Cour suprême concernant des amendes pour atteinte à l’autorité de la justice

1. Arrêt de 1954, p. 603

45. Dans une procédure pénale concernant des infractions aux dispositions applicables à la vente d’alcool, l’avocat de la défense s’était vu infliger une amende pour avoir tenu dans ses observations écrites au tribunal de district des propos déplacés à l’égard, notamment, de certains témoins. La Cour suprême a porté à 500 ISK (l’équivalent d’environ 18 271 ISK, soit approximativement 119EUR, de mai 2014[3]) l’amende de 200 ISK qu’avait infligée le tribunal de district sur le fondement de l’article 160 de la loi no 27/1951 sur la procédure pénale, alors en vigueur. L’amende était susceptible d’être convertie en une peine d’emprisonnement de quatre jours si elle n’était pas payée dans un délai de quatre semaines.

2. Arrêt de 1958, p. 602

46. Dans une procédure pénale concernant des infractions routières, l’avocat de la défense s’était vu infliger une amende pour avoir tenu dans ses observations écrites au tribunal de district des propos très déplacés et offensants à l’égard des policiers qui avaient témoigné dans l’affaire et du juge qui présidait la formation de jugement. La Cour suprême a confirmé cette amende de 500 ISK (l’équivalent d’environ 14 266ISK, soit approximativement 93 EUR, de mai 2014) imposée sur le fondement de l’article 160, cf. article 159, de la loi no 27/1951 sur la procédure pénale, alors en vigueur.

3. Arrêt no 42/1959, p. 634

47. Dans une procédure civile de divorce, les propos tenus par un avocat à l’égard de l’une des parties dans ses observations écrites avaient été jugés offensants, et le tribunal de district les avait déclarés nuls et non avenus. La Cour suprême a infligé de surcroît à l’avocat une amende de 500 ISK (l’équivalent d’environ 14 358 ISK, soit approximativement 93 EUR, de mai 2014), sur le fondement de l’article 188 § 5 de la loi no 85/1936 sur la procédure civile, alors en vigueur ; l’amende était susceptible d’être convertie en une peine d’emprisonnement de deux jours si elle n’était pas payée dans un délai de quatre semaines.

4. Arrêt no 86/1959, p. 289

48. Dans une affaire pénale concernant des infractions routières, l’accusé avait été déclaré coupable d’avoir tenu dans ses observations écrites des propos offensants et injustement accusatoires à l’égard des enquêteurs. Ces propos ont été déclarés nuls et non avenus et une amende de 400 ISK (l’équivalent d’environ 11 457 ISK, soit approximativement 74 EUR, de mai 2014) a été prononcée, sur le fondement de l’article 160, cf. article 159, de la loi no 27/1951 sur la procédure pénale, alors en vigueur ; l’amende était susceptible d’être convertie en une peine d’emprisonnement de trois jours si elle n’était pas payée dans un délai de quatre semaines.

5. Arrêt de 1975, p. 989

49. Dans une affaire civile concernant une dette, l’appelant s’est vu infliger une amende de 5 000 ISK (l’équivalent d’environ 13 539ISK, soit approximativement 88 EUR, de mai 2014) pour avoir saisi la Cour suprême d’un appel totalement inutile. L’amende, prononcée sur le fondement de l’article 188 §§ 1 et 2 de la loi no 85/1936 sur la procédure civile et de l’article 58 de la loi no 75/1973 sur la Cour suprême, alors en vigueur, était susceptible d’être convertie en une peine de deux jours d’emprisonnement si elle n’était pas payée dans un délai de quatre semaines.

6. Arrêt no 318/2004

50. Dans une affaire pénale concernant des coups et blessures, l’avocat de la défense avait ignoré les instructions du juge, interrompu à plusieurs reprises les témoins et le juge, prêté au juge certains propos et interrompu l’interrogation des témoins par le procureur. Le tribunal de district, jugeant que l’avocat s’était comporté de manière répréhensible et avait fait montre à son égard d’un manque de respect exceptionnel, lui avait infligé une amende d’un montant de 40 000 ISK (l’équivalent d’environ 70 293ISK, soit approximativement 494 EUR, de mai 2014) sur le fondement de l’article11§ 1, cf. article 11 § 3, de la loi no 19/1991 sur la procédure pénale, alors en vigueur. La Cour suprême a confirmé cette amende.

7. Arrêt no 352/2010

51. Dans un litige civil entre voisins, il avait été jugé que le demandeur avait insulté à la fois le défendeur, en l’accusant de vol dans l’assignation à comparaître, et le premier président, en l’accusant de violation du code judiciaire. La demande du défendeur tendant à ce que ces propos soient déclarés nuls et non avenus avait été rejetée pour des motifs de forme mais l’auteur des propos s’était vu infliger une amende de 80 000 ISK (l’équivalent d’environ 92 945ISK, soit approximativement 521 EUR, de mai 2014), sur le fondement de l’article 135 e) de la loi no 91/1991 sur la procédure civile. La Cour suprême a confirmé cette amende.

8. Arrêt no 292/2012

52. Dans une affaire civile concernant une indemnisation pour violences, l’avocat du défendeur avait imité la victime et s’en était moqué. Le tribunal de district lui avait infligé, pour comportement déplacé au prétoire, une amende de 100 000 ISK (l’équivalent d’environ 104 464ISK, soit approximativement 582 EUR, de mai 2014), sur le fondement de l’article 135 f) de la loi no 91/1991 sur la procédure civile. La Cour suprême a confirmé cette amende.

9. Arrêt no 710/2012

53. Dans une affaire concernant des coups et blessures particulièrement graves, la décision du tribunal de district portant sur le placement en détention provisoire de l’accusé avait fait l’objet d’un appel devant la Cour suprême. En l’absence de nouveaux faits ou éléments de preuve et compte tenu des avertissements qu’elle avait déjà formulés relativement à l’inutilité de contester devant elle des décisions relevant d’une jurisprudence constante, la Cour suprême a jugé qu’il s’agissait d’un appel totalement inutile et elle a infligé à l’avocat de la défense une amende de 100 000 ISK (l’équivalent d’environ 104 812ISK, soit approximativement 612 EUR, de mai 2014) sur le fondement de l’article 223 § 5 de la loi no 88/2008 sur la procédure pénale.

III. ÉLÉMENTS PERTINENTS DE DROIT COMPARÉ

54. La Cour a jugé approprié de mener une étude comparée sur le droit interne des États membres relatif à l’infliction de sanctions en cas de comportement obstructionniste de représentants en justice.

55. L’étude porte sur le droit interne de quarante-trois États parties à la Convention (Albanie, Allemagne, Andorre, Arménie, Autriche, Azerbaïdjan, Belgique, Bosnie-Herzégovine, Croatie, Danemark, Espagne, Estonie, Finlande, France, Géorgie, Grèce, Hongrie, Irlande, Italie, Lettonie, Liechtenstein, Lituanie, Luxembourg, Macédoine du Nord, Malte, Moldova, Monaco, Monténégro, Norvège, Pays-Bas, Pologne, Portugal, République tchèque, Roumanie, Royaume-Uni, Russie, Saint-Marin, Serbie, Slovaquie, Slovénie, Suède, Suisse et Ukraine).

56. Il apparaît que la possibilité de sanctionner un avocat de la défense à raison de son absence lors d’une audience programmée dans une procédure pénale existe dans quarante et un des États membres étudiés (les deux exceptions étant la Macédoine du Nord et Saint Marin, où aucune sanction n’est possible).

57. Quant à la compétence pour sanctionner une telle absence, elle appartient aux tribunaux dans vingt‑sept des États membres étudiés, ainsi qu’au barreau compétent ou à un autre organe de contrôle spécialisé similaire dans trente-trois États membres. Dans certains de ces pays, la sanction peut être prononcée à la fois par un tribunal et par le barreau.

58. Dans vingt-trois États membres, les juridictions compétentes (dans la même procédure ou dans une procédure distincte) peuvent sanctionner pareille absence par une amende.

59. Dans la majorité de ces systèmes (vingt États membres), un montant maximal est prévu par la loi pour les amendes qui peuvent être infligées dans ce contexte. Deux États membres (Irlande et Norvège) ne prévoient aucun plafond légal, même si des limites sont fixées dans ces pays par d’autres sources, par exemple par la jurisprudence. Au Royaume-Uni, aucun plafond légal n’existe pour les amendes prononcées dans le cadre d’une procédure conduite devant les cours d’appel ou les crown courts mais il en existe pour les procédures menées devant les magistrates’ courts.

60. Le barreau ou d’autres organes de contrôle spécialisés similaires peuvent infliger une amende à titre de sanction dans l’ordre juridique de dix-sept États membres. Dans certains de ces États, l’amende peut être prononcée à la fois par un tribunal et par le barreau. Dans la majorité de ces systèmes (quinze États membres), ces amendes sont plafonnées. Dans l’ordre juridique d’un État membre (Suisse), il n’y a aucun plafond. Dans un autre État membre (Irlande), un montant maximal est prévu pour les solicitors mais non pour les barristers.

EN DROIT

I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 § 1 DE LA CONVENTION

61. Les requérants se plaignent que le tribunal de district de Reykjavik les ait jugés et condamnés en leur absence. Ils voient là une violation de l’article 6 §§ 1 à 3 de la Convention. Ils soutiennent par ailleurs que la Cour suprême n’a pas remédié aux vices qui ont entaché la procédure menée devant le tribunal de district, et qu’au regard du droit interne, elle ne pouvait pas le faire.

62. L’article 6 de la Convention est ainsi libellé :

« 1. Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement, publiquement et dans un délai raisonnable, par un tribunal indépendant et impartial, établi par la loi, qui décidera, soit des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil, soit du bien-fondé de toute accusation en matière pénale dirigée contre elle.Le jugement doit être rendu publiquement, mais l’accès de la salle d’audience peut être interdit à la presse et au public pendant la totalité ou une partie du procès dans l’intérêt de la moralité, de l’ordre public ou de la sécurité nationale dans une société démocratique, lorsque les intérêts des mineurs ou la protection de la vie privée des parties au procès l’exigent, ou dans la mesure jugée strictement nécessaire par le tribunal, lorsque dans des circonstances spéciales la publicité serait de nature à porter atteinte aux intérêts de la justice.

2. Toute personne accusée d’une infraction est présumée innocente jusqu’à ce que sa culpabilité ait été légalement établie.

3. Tout accusé a droit notamment à :

a) être informé, dans le plus court délai, dans une langue qu’il comprend et d’une manière détaillée, de la nature et de la cause de l’accusation portée contre lui ;

b) disposer du temps et des facilités nécessaires à la préparation de sa défense ;

c) se défendre lui-même ou avoir l’assistance d’un défenseur de son choix et, s’il n’a pas les moyens de rémunérer un défenseur, pouvoir être assisté gratuitement par un avocat d’office, lorsque les intérêts de la justice l’exigent ;

d) interroger ou faire interroger les témoins à charge et obtenir la convocation et l’interrogation des témoins à décharge dans les mêmes conditions que les témoins à charge ;

e) se faire assister gratuitement d’un interprète, s’il ne comprend pas ou ne parle pas la langue employée à l’audience. »

Sur l’applicabilité de l’article 6 de la Convention

1. L’arrêt de la chambre

63. La chambre a jugé l’article 6 applicable en l’espèce sous son volet pénal. Elle a souligné qu’en droit islandais, les règles relatives à l’infliction d’amendes sont énoncées dans la loi sur la procédure pénale. Elle a relevé que le droit interne ne prévoyait aucun montant maximal pour les amendes judiciaires et que dans le cas présent, le montant de l’amende infligée était élevé.

64. La chambre a également attaché de l’importance au fait que la Cour suprême avait jugé que l’amende infligée aux requérants s’analysait en une sanction pénale, et que cela ne faisait pas controverse entre les parties. Compte tenu en particulier du premier critère Engel, c’est-à-dire de la qualification juridique de l’infraction en droit interne (Engeletautresc. Pays-Bas, 8 juin 1976, §§ 82-83, série A no 22), elle a estimé qu’il n’y avait pas de raison de parvenir sur ce point à une conclusion différente de celle de la Cour suprême.

2. Thèses des parties

a) Les requérants

65. Les requérants soutiennent que l’article 6 est applicable en l’espèce sous son volet pénal compte tenu notamment du fait que la loi sur la procédure pénale, qui régit la question examinée, s’applique exclusivement en matière pénale et non en matière civile. Ils font valoir qu’on leur a appliqué des dispositions de procédure pénale, à savoir les articles 198 § 1, 199 § 2 et 200 § 1 de la loi sur la procédure pénale, selon lesquels les amendes pour atteinte à l’autorité de la justice prononcées en première instance doivent atteindre un certain montant pour qu’il soit possible de les contester devant la Cour suprême, et qu’en pareil cas l’appel doit être formé auprès du parquet.

66. Ils soulignent également que la Cour suprême a estimé que l’amende qui leur avait été infligée était de « nature » pénale, d’une part parce que le montant n’en était pas plafonné par la loi et d’autre part parce que la somme qu’ils avaient l’un et l’autre été condamnés à verser était élevée.

67. Ils citent enfin des affaires dans lesquelles la Cour a jugé l’article 6 applicable sous son volet pénal (Weber c. Suisse, 22 mai 1990, série A no 177, et T. c. Autriche, no 27783/95, CEDH 2000‑XII), ainsi que l’arrêt rendu au niveau interne dans l’affaire Stefán Karl Kristjánsson(paragraphes 41 et suivants ci‑dessus).

b) Le Gouvernement

68. Devant la chambre, le Gouvernement était parti du principe que l’article 6 était applicable aux faits de l’espèce sous son volet pénal. Cependant, dans son mémoire adressé à la Grande Chambre, il est revenu sur cette position et a invité la Cour à conclure que l’article 6 est inapplicable en l’espèce sous son volet pénal. À cet égard, il soutient que la Cour suprême n’a pas spécifiquement examiné le point de savoir si les critères Engel étaient remplis (paragraphe 75 ci-dessous).

69. Pour ce qui est du premier critère, à savoir la qualification juridique de l’infraction en droit islandais, il souligne que le chapitre XXXV de la loi sur la procédure pénale, intitulé « Amendes procédurales », contient des règles de procédure spécifiques, qui ont selon lui très peu en commun avec la législation pénale. Il argue que ce chapitre traite uniquement des infractions portant atteinte au bon ordre des procédures judiciaires, et que les comportements inappropriés à caractère plus grave peuvent constituer une infraction pénale en vertu des règles pertinentes du code pénal général no 19/1940.

70. Il soutient que plusieurs éléments indiquent que les dispositions du chapitre XXXV ne doivent pas être rangées dans la catégorie des dispositions relevant du droit pénal – qu’il s’agisse du droit pénal général énoncé dans le code pénal général ou du droit pénal spécial découlant d’autres lois – mais sont en réalité très similaires à celles du chapitre XXII de la loi sur la procédure civile. Ainsi, lorsque sont commis des actes tels que ceux décrits au chapitre XXII, il appartiendrait en général au tribunal siégeant dans l’affaire d’examiner d’office, sans aucune démarche du ministère public, la question de savoir s’il y a eu infraction au sens de ce chapitre. De plus, les amendes infligées en vertu du chapitre XXXV ne seraient pas inscrites au casier judiciaire et il ne serait pas possible, en l’absence de décision judiciaire à cet effet, de les convertir en peine d’emprisonnement. La situation serait donc différente de celle de l’affaire Ravnsborg c. Suède (arrêt du 23 mars 1994, série A no 283‑B), dans laquelle l’amende que le requérant s’était vu infliger en vertu du code de procédure pénale suédois pour atteinte au bon ordre des procédures judiciaires aurait été convertible en peine d’emprisonnement.

71. Pour ce qui est de la nature de l’infraction, c’est-à-dire du deuxième critère Engel, le Gouvernement souligne que seuls le procureur, un avocat de la défense ou un conseiller juridique peuvent se voir infliger une amende en vertu de l’article 223 § 1 de la loi sur la procédure pénale, et que cette disposition ne vise donc pas une catégorie générale de personnes. Il indique qu’il incombe à la juridiction devant laquelle a eu lieu l’écart de conduite de rechercher d’office si celui-ci relève des dispositions du chapitre XXXV de la loi sur la procédure pénale.

72. En ce qui concerne le troisième des critères Engel, le Gouvernement soutient que les amendes infligées en l’espèce sont certes plus élevées que celles qui l’ont été dans des décisions antérieures, mais que leur montant doit être examiné au regard de l’importance de la procédure dirigée contre les clients des requérants. Il indique sur ce point que les honoraires de défense octroyés dans l’affaire jugée par le tribunal de district s’élevaient à 559 000 EUR environ, et que les frais de justice sont rarement aussi élevés, sauf dans des affaires qui, comme le cas d’espèce, sont survenues dans le contexte exceptionnel de la crise financière mondiale de 2008.

3. Appréciation de la Cour

a) Observations liminaires

73. La Cour observe qu’il n’est pas allégué que des « droits et obligations de caractère civil » des requérants se trouvent en cause. Il s’agit uniquement de savoir si la procédure litigieuse concernait une « accusation en matière pénale » dirigée contre eux, au sens de l’article 6. La Cour suprême a conclu que les amendes infligées aux requérants étaient de « nature » pénale (paragraphe 33, partie VI, 3), ci‑dessus) et, devant la chambre, les intéressés ont soutenu que l’article 6 était applicable sous son volet pénal, ce que le Gouvernement n’a pas contesté. Comme indiqué ci‑dessus, le Gouvernement est ensuite revenu sur sa position sur ce point et il a demandé à la Grande Chambre de juger l’article6 inapplicable.

74. Le contenu et la portée de l’« affaire » renvoyée devant elle sont délimités par la décision de la chambre quant à la recevabilité, ce qui signifie que les parties de la requête qu’elle ne peut pas examiner sont cellesque la chambre a déclarées irrecevables (voir, par exemple, Ilnseherc. Allemagne [GC], nos10211/12 et 27505/14, § 100, 4décembre2018, Blečić c. Croatie [GC], no 59532/00, § 65, CEDH 2006‑III, et Ilias et Ahmed c. Hongrie [GC], no47287/15, § 173, 21 novembre 2019, et les références qui y sont citées). La question de savoir si l’article 6 est applicable en l’espèce relève donc clairement de l’« affaire » renvoyée devant la Grande Chambre, laquelle va par conséquent l’examiner.

b) Les principes généraux

75. La Cour rappelle que l’appréciation de l’applicabilité de l’article 6 sous son volet pénal repose sur trois critères, couramment dénommés « critères Engel » (Engel et autres, précité, § 82). Le premier de ces critères est la qualification juridique de l’infraction en droit interne, le deuxième la nature même de l’infraction et le troisième le degré de sévérité de la sanction que risque de subir l’intéressé (voir, pour un exemple récent, Ramos Nunes de Carvalho e Sá c. Portugal [GC], nos55391/13 et 2 autres, § 122, 6 novembre 2018). Sur ce dernier point, la Cour a également pris en compte la nature de la peine (voir, par exemple, Öztürk c.Allemagne, 21 février 1984, § 50, série A no 73, Weber, précité, § 34, et Ravnsborg, précité, § 35).

76. Pour ce qui est de l’autonomie de la notion de « matière pénale », il convient de rappeler que la Convention permet sans nul doute aux États, dans l’accomplissement de leur rôle de gardiens de l’intérêt public, de maintenir ou établir une distinction entre droit pénal et droit disciplinaire ainsi que d’en fixer le tracé, mais seulement sous certaines conditions. Elle les laisse libres d’ériger en infraction pénale une action ou omission ne constituant pas l’exercice normal de l’un des droits qu’elle protège. Cela ressort, spécialement, de l’article 7. Pareil choix, qui a pour effet de rendre applicables les articles 6 et 7, échappe en principe au contrôle de la Cour, alors que le choix inverse, lui, obéit à des règles plus strictes. Si les États contractants pouvaient à leur guise qualifier une infraction de disciplinaire plutôt que de pénale, ou poursuivre l’auteur d’une infraction « mixte » sur le plan disciplinaire de préférence à la voie pénale, le jeu des clauses fondamentales des articles6 et 7 se trouverait subordonné à la volonté souveraine des États. Une latitude aussi étendue risquerait de conduire à des résultats incompatibles avec l’objet et le but de la Convention. La Cour a donc compétence pour s’assurer, sur le terrain de l’article 6 et en dehors même des articles 17 et 18, que le disciplinaire n’empiète pas indûment sur le pénal (Engel, précité, § 81).

77. Ainsi, pour ce qui est du premier critère susmentionné, la Cour se penchera sur la question de savoir si le ou les textes définissant l’infraction en cause ressortissent ou non au droit pénal d’après la technique juridique de l’État défendeur. Il y a lieu d’examiner ensuite, eu égard à l’objet et au but de l’article 6, au sens ordinaire de ses termes, et au droit des États contractants, la nature de l’infraction ainsi que la nature et le degré de gravité de la sanction que risquait de subir l’intéressé (Öztürk, précité, § 50).

78. Les deuxième et troisième critères sont alternatifs et pas nécessairement cumulatifs.Cela n’empêche pas l’adoption d’une approche cumulative si l’analyse séparée de chaque critère ne permet pas d’aboutir à une conclusion claire quant à l’existence d’une accusation en matière pénale (voir, entre autres références, Jussila c. Finlande [GC], no 73053/01, §§ 30‑31, CEDH 2006-XIV, Ezeh et Connors c. Royaume‑Uni [GC], nos 39665/98 et 40086/98, § 82, CEDH 2003-X, et Ramos Nunes de Carvalho e Sá, précité, § 122). Le fait qu’une personne n’encourt pas une peine d’emprisonnement n’est pas en lui-même déterminant aux fins de l’applicabilité du volet pénal de l’article 6 de la Convention car, comme la Cour l’a souligné à maintes reprises, la faiblesse relative de l’enjeu ne saurait ôter à une infraction son caractère pénal intrinsèque (Ramos Nunes de Carvalho e Sá, précité, §122).

79. La Cour s’est penchée dans différentes affaires sur l’applicabilité de l’article 6 sous son volet pénal à des procédures concernant une atteinte à l’autorité de la justice ou des fautes commises par des professionnels du droit. Le poids accordé à ces trois différents critères est fonction des faits de chaque espèce.

80. Dans certaines de ces affaires, elle a conclu à l’inapplicabilité de l’article 6 sous son volet pénal au motif que les critères Engel n’étaient pas réunis. En ce qui concerne le premier critère, elle a par exemple attaché de l’importance au fait que la sanction pécuniaire infligée était prévue par certaines dispositions du code de procédure pénale, ou de la loi sur l’organisation judiciaire combinée avec le code de procédure civile, et non par des prescriptions du code pénal, au fait que, alors que l’affaire était qualifiée de pénale en vertu du code pénal, le code de procédure pénale prévoyait une procédure distincte, ou encore au fait que la peine en cause n’avait pas été inscrite au casier judiciaire (Putz c. Autriche, 22 février 1996, § 32, Recueil des arrêts et décisions 1996‑I ; voir, de même, Ravnsborg, précité, § 33, et Žugić c. Croatie, no 3699/08, § 65, 31 mai 2011). Dans une affaire, elle a tenu compte de ce que la sanction pécuniaire qui avait été infligée reposait sur une loi interne relative aux sanctions disciplinaires qui conférait aux autorités administratives et judiciaires la prérogative de maintenir l’ordre dans le cadre des procédures menées devant elles (Kubli c. Suisse (déc.), no 50364/99, 21 février 2002).

81. Dans plusieurs affaires, elle a conclu que le deuxième critère n’était pas satisfait compte tenu de ce que, d’une part, l’infraction en cause était de nature disciplinaire et, d’autre part, la compétence pour la sanctionner dérivait du « pouvoir, indispensable à toute juridiction, d’assurer le déroulement correct et discipliné des procédures dont elle a la charge » (Ravnsborg, précité,§ 34, Putz, précité, §33, Kubli, précitée, Balyuk c. Ukraine (déc.), no17696/02, 6 septembre 2005, et Žugić, précité, § 66).

82. Appliquant le troisième critère, elle a conclu que l’affaire ne relevait pas de la sphère « pénale » compte tenu notamment du fait que le montant de l’amende infligée n’était pas élevé (Ravnsborg, précité, § 35, Kubli, précitée, Balyuk, précitée) ou correspondait au minimum prévu par le droit interne (Žugić, précité, § 68), du fait que, même si le montant de l’amende encourue (environ 36 000 EUR) était tel qu’il y avait lieu de considérer qu’il revêtait un effet punitif, la sévérité de la sanction ne faisait pas en elle-même tomber l’infraction dans le domaine pénal (Müller‑Hartburg c. Autriche, no 47195/06, § 47, 19 février 2013, et Ramos Nunes de Carvalho e Sá, précité, § 127), du fait qu’un montant maximal était prévu par le droit interne (Ravnsborg, précité, § 35), du fait que les amendes infligées n’étaient pas inscrites au casier judiciaire et que le juge ne pouvait les convertir en peine d’emprisonnement qu’en cas de non‑paiement (Ravnsborg, précité, § 35, et Putz, précité, § 37), du fait que les décisions litigieuses étaient susceptibles de recours (ibidem), ou encore du fait que l’amende ne pouvait être convertie en peine d’emprisonnement que dans des circonstances précises et à condition que l’intéressé ait été cité à comparaître à une audience tenue dans le cadre d’une procédure distincte (Ravnsborg, précité, § 35).

83. Dans d’autres affaires concernant une atteinte à l’autorité de la justice, la Cour a jugé que l’article 6 était applicable sous son volet pénal.

Dans l’affaire Kyprianou, elle a estimé que les trois critères Engel étaient réunis. L’infraction était qualifiée de pénale en droit interne, elle ne se limitait pas à la qualité d’avocat du requérant, la peine maximum encourue était un mois d’emprisonnement et la peine réellement infligée à l’intéressé était cinq jours de prison (Kyprianou c. Chypre, no 73797/01, § 31, 27 janvier 2004).

Dans l’affaire Zaicevs (arrêt précité), la Cour a jugé remplis les deuxième et troisième critères, mais non le premier. Concernant le deuxième critère, elle a estimé que l’affaire était sensiblement différente des affaires Ravnsborg et Putz(arrêts précités), où elle avait jugé l’article 6 inapplicable : elle a observé que les sanctions disciplinaires ont en général pour but d’assurer le respect par les membres de tel ou tel groupe de règles de comportement propres au groupe en question, et que tel n’était pas le cas des sanctions en cause en l’espèce. Si en règle générale les dispositions régissant les incidents d’audience et les sanctions applicables sur-le-champ par le juge figurent dans les lois procédurales ou les lois d’organisation judiciaire, dans cette affaire la disposition applicable à l’infraction d’outrage au tribunal était incluse dans un texte législatif de portée générale. Il ressortait par ailleurs du libellé de cette disposition qu’elle ne visait pas seulement les parties au procès et les personnes ayant un statut procédural déterminé mais que n’importe quelle « autre personne » pouvait également être sanctionnée pour outrage au tribunal à raison de son comportement en dehors d’une audience. Examinant enfin l’affaire au regard du troisième critère Engel, la Cour a comparé les circonstances de la cause avec celles des affaires Ravnsborg (arrêt précité) et Putz (arrêt précité), et pris en considération l’affaire T. c. Autriche, arrêt précité, §§ 63‑67. Elle a observé que la mesure privative de liberté infligée au requérant ne constituait pas une mesure alternative visant à remplacer une amende impayée mais qu’il s’agissait d’une peine prononcée à titre principal. Elle a également relevé que l’intéressé, passible d’une sanction maximum de quinze jours de privation de liberté, avait été condamné à trois jours de détention. Elle a conclu qu’une telle sanction était suffisamment grave pour relever de la sphère « pénale ».

Dans l’affaire T. c. Autriche (arrêt précité), où l’amende maximum encourue était de 400 000 schillings autrichiens (ATS,soit approximativement 30 000 EUR) et l’amende infligée s’élevait à 30 000 ATS (environ 2 000 EUR), la Cour a également conclu, eu égard au caractère punitif et au montant élevé de la sanction ainsi qu’à la possibilité de la convertir en peine d’emprisonnement sans la garantie d’une audience, que l’enjeu pour le requérant était suffisamment important pour que l’infraction en cause soit qualifiée de « pénale » au sens de l’article 6 §1.

c) Application de ces principes au cas d’espèce

i) Le premier critère : la qualification juridique de l’infraction en droit interne

84. Dans l’affaire examinée en l’espèce, la Cour suprême islandaise a conclu que l’amende infligée aux requérants était de « nature » pénale compte tenu de ce que, d’une part, les dispositions applicables aux atteintes à l’autorité de la justice ne plafonnaient pas expressément les amendes encourues et, d’autre part, les amendes infligées en l’espèce étaient d’un montant élevé. Il ne ressort pas de cette motivation qu’elle ait ainsi jugé que les infractions en question étaient qualifiées de pénales en droit interne. Selon le Gouvernement, les dispositions du droit islandais définissant ces infractions ne relèvent pas du droit pénal.

Tout d’abord l’infraction en question était prévue au chapitre XXXV, intitulé « Amendes procédurales », de la loi sur la procédure pénale et non par une disposition du code pénal général ou du droit pénal spécial découlant d’autres lois (Putz, précité, § 32, et Žugić, précité, § 65). Ces dispositions sont d’ailleurs très similaires à celles contenues dans le chapitre XXII de la loi sur la procédure civile (paragraphe 39 ci-dessus). La Cour constate que, même si la deuxième phrase de l’article 222 §1 de la loi sur la procédure pénale prévoyait qu’une procédure spéciale pouvait être engagée pour atteinte à l’autorité de la justice, en règle générale, l’examen d’un comportement tel que celui décrit au chapitre XXXV de cette loi se faisait,comme l’a observé le Gouvernement, sans que le parquet ne doive intervenir : il appartenait au tribunal siégeant dans l’affaire d’infliger l’amende d’office (première phrase de l’article 222 § 1).

Cela étant, il n’a pas été démontré que l’infraction en question était qualifiée de « pénale » en droit interne.

85. Le premier critère Engel est toutefois d’un poids relatif et ne sert que de point de départ (Weber, précité, § 31, et A. Menarini Diagnostics S.r.l. c. Italie, no 43509/08, § 39, 27 septembre 2011).

ii) Le deuxième critère : la nature de l’infraction

86. Pour ce qui est du deuxième critère, qui est un facteur de plus grand poids (Engel, § 82, et Öztürk, § 52, tous deux précités), la Cour observe que l’amende infligée aux requérants était fondée sur l’article 223 § 1, alinéas a) – avoir « intentionnellement retardé la procédure de manière indue » – et d) – avoir « porté atteinte d’une autre manière à la dignité du tribunal par leur comportement à l’audience ». En vertu de l’article 223 § 2, le comportement décrit à l’article 223 § 1 d) pouvait également être sanctionné lorsqu’il était le fait d’un accusé ou d’une autre partie témoignant devant le tribunal. Cette disposition pouvait donc concerner toute personne amenée à participer à une procédure judiciaire – élément que la Cour a interprété, dans des affaires antérieures, comme militant en faveur de la reconnaissance de la nature « pénale » de l’infraction aux fins de l’article 6 de la Convention (voir, par exemple, les arrêts Kyprianou et Zaicevs, précités).

87. Il convient toutefois de relever que l’amende infligée à l’un et l’autre requérant répondait à une infraction prévue par l’article 223 § 1, disposition qui concernait une catégorie spécifique de personnes ayant une qualité particulière : « procureur, avocat de la défense ou conseiller juridique » (paragraphe 38 ci-dessus). Contrairement à l’alinéa d), l’alinéa a), qui a ici été combiné au précédent, ne s’appliquait apparemment pas au-delà du cercle des personnes visées par l’article 223 § 1. Il incombait à la juridiction devant laquelle avait eu lieu l’écart de conduite de rechercher d’office si celui-ci relevait de l’article 223 § 1.

88. Dans ce contexte, il importe de noter que la Cour a souvent rappelé que le statut spécifique des avocats, intermédiaires entre les justiciables et les tribunaux, leur fait occuper une position centrale dans l’administration de la justice, et qu’elle a souligné que, pour croire en l’administration de la justice, le public doit également avoir confiance en la capacité des avocats à représenter effectivement les justiciables (voir, mutatis mutandis, Kyprianou c. Chypre [GC], no 73797/01, § 173, CEDH 2005‑XIII, et Correia de Matos c. Portugal [GC], no 56402/12, § 139, 4 avril 2018). De même, « [du] rôle particulier des avocats, professionnels indépendants, dans l’administration de la justice, découlent un certain nombre d’obligations, notamment dans leur conduite, qui doit être empreinte de discrétion, d’honnêteté et de dignité » (ibidem, § 140).

89. Il convient également de tenir compte du fait que des règles juridiques habilitant un tribunal à sanctionner les comportements déplacés qui peuvent survenir au cours des procédures menées devant lui sont monnaie courante dans les systèmes juridiques des États contractants. Pareilles normes et sanctions dérivent du pouvoir, indispensable à toute juridiction, d’assurer le déroulement correct et discipliné des procédures dont elle a la charge. Les mesures ordonnées de la sorte par les tribunaux se rapprochent plus de l’exercice de prérogatives disciplinaires que de l’imposition d’une peine réprimant la commission d’une infraction pénale. Bien entendu, les États sont libres d’englober dans le champ du droit pénal ce qui constitue à leurs yeux des exemples plus graves de conduite inconvenante (Ravnsborg, précité, § 34).

90. Dans les circonstances concrètes de l’espèce, la Cour suprême a jugé que le refus délibéré des requérants de comparaître à l’audience qui avait été programmée était constitutif d’un manquement grave aux obligations professionnelles qui pesaient sur eux en leur qualité d’avocats de la défense dans une procédure pénale. Elle a considéré qu’en ignorant totalement les décisions légitimes du juge, et en ne laissant ainsi à ce dernier pas d’autre choix que de les relever de leur mandat et de désigner d’autres avocats à leur place, ils avaient causé un important retard dans l’affaire. Si elle a admis que les requérants s’étaient vu infliger une amende pénale, elle n’a toutefois pas expressément motivé cette conclusion par la nature de la conduite des intéressés (paragraphe 33, partie V, ci-dessus).

91. Dans ce contexte, malgré la gravité du manquement aux obligations professionnelles reproché aux requérants, la nature, pénale ou disciplinaire, des infractions dont ceux-ci ont été reconnus coupables n’est pas claire. Il est donc nécessaire d’examiner la question sous l’angle du troisième critère, à savoir la nature et le degré de gravité de la peine que les requérants risquaient de se voir infliger.

iii. Le troisième critère : la nature et le degré de gravité de la peine

92. Si la Cour suprême n’a pas expressément considéré que l’infraction en question était qualifiée de « pénale » en droit interne (premier critère Engel) ni que la nature de la conduite des requérants justifiait qu’elle fût qualifiée de « pénale » (deuxième critère), elle a estimé que les amendes infligées étaient « de nature pénale », ce qui semble renvoyer au troisième critère. Comme indiqué ci-dessus, elle a tenu compte, pour parvenir à cette conclusion, de ce que, d’une part, le montant de l’amende n’était « pas plafonné » dans les dispositions relatives à l’atteinte à l’autorité de la justice et, d’autre part, le montant de l’amende infligée aux requérants en l’espèce – environ 6 200 EUR – était, selon elle, « élevé ». Dans ces conditions, elle n’a vu aucune raison de considérer que la protection accordée aux requérants par la loi aurait dû être moindre quant à la possibilité qui leur était ouverte de se défendre eux-mêmes. Jugeant que l’article 6 était applicable sous son volet pénal, elle s’est ensuite attachée à examiner la question du respect de cette disposition.

93. Cela étant, eu égard aux considérations exposées aux paragraphes 76 et 77 ci-dessus, la Cour procède à son propre examen lorsqu’il s’agit d’interpréter l’étendue de la notion de « matière pénale » au sens autonome de l’article 6 de la Convention, comme elle est appelée à le faire lorsqu’elle examine les deuxième et troisième critères Engel, (articles 19 et 32 de la Convention). Pour autant, rien n’interdit aux États contractants d’adopter une interprétation plus large garantissant une protection renforcée des droits et libertés en question dans leurs ordres juridiques internes respectifs (article 53 de la Convention).

94. En l’espèce, la Cour observe, en particulier, que le type de comportement pour lequel les requérants ont été condamnés ne pouvait pas être sanctionné par une peine d’emprisonnement, ce qui était en revanche le cas dans les affaires antérieures où l’article 6 a été jugé applicable relativement à une atteinte à l’autorité de la justice, notamment à raison de la nature et de la gravité de la sanction (Kyprianou et Zaicevs, tous deux précités).

95. Par ailleurs, les amendes en cause ne pouvaient être converties en privation de liberté en cas de non-paiement, ce qui était en revanche le cas dans les affaires Ravnsborg et Putz (arrêts précités). Dans ces deux affaires, l’existence d’une telle possibilité, soumise à certaines garanties d’équité du procès (paragraphe 82 ci-dessus), a été jugée importante mais non suffisante dans les circonstances de l’espèce pour rendre applicable l’article 6 sous son volet pénal. La Cour observe également que, dans l’affaire T. c. Autriche (arrêt précité), ce sont le caractère punitif et le montant élevé de la sanction ainsi que la possibilité de la convertir en peine d’emprisonnement sans la garantie d’une audience qui l’ont amenée à considérer que la question examinée relevait de la sphère « pénale ». Dans la présente affaire en revanche, pareille possibilité n’existait pas. En outre, dans le cas d’espèce, les amendes prononcées n’ont pas été inscrites au casier judiciaire des requérants (paragraphe 80 ci‑dessus).

96. De l’avis de la Cour, le montant– certes élevé – des amendes infligées et l’absence de plafond légal ne permettent pas à eux seuls de considérer que la nature et la gravité de la sanction la font relever de la sphère « pénale » au sens autonome de l’article 6 (voir à cet égard Müller‑Hartburg, précité, § 47, où, même s’il était d’effet punitif, le montant de l’amende encourue – environ 36 000 EUR – n’était pas suffisamment sévère pour faire tomber l’infraction dans le domaine « pénal » ; et, dans le même sens, Ramos Nunes de Carvalho e Sá, précité, §§ 25, 71, 126, 217, où la peine maximale encourue était de quatre-vingt-dix jours‑amende et où le requérant s’était vu infliger vingt jours-amende, qui correspondraient à 43 750 EUR ; comparer aussi avec l’échelle des peines en cause dans les affaires Mamidakis c. Grèce, no35533/04, § 21, 11janvier2007, Grande Stevenset autres c. Italie, nos18640/10 et 4autres, §99, 4 mars 2014, et Produkcija Plus Storitvenopodjetjed.o.o. c. Slovénie, no 47072/15, §§ 10 et 45, 23 octobre 2018, où la Cour a estimé que les sanctions en cause étaient de nature pénale).

97. Au vu de ce qui précède, la Cour considère que la nature et le degré de gravité de la sanction ne sauraient faire tomber l’infraction en cause dans le domaine pénal au sens de l’article 6 § 1 de la Convention.

iv. Conclusion

98. Eu égard aux considérations qui précèdent, la Cour estime que la procédure en cause ne concernait pas le bien-fondé d’une « accusation en matière pénale » au sens de l’article 6 de la Convention et que le volet pénal de cette disposition n’y est pas applicable. Il s’ensuit que le grief des requérants est incompatible ratione materiae avec les dispositions de la Convention. La Cour rappelle également qu’en vertu de l’article 35 §4 de la Convention, elle peut « à tout stade de la procédure » rejeter une requête qu’elle considère comme irrecevable et que, par conséquent, la Grande Chambre peut, sous réserve des dispositions de l’article 55 du règlement de la Cour, revenir sur la décision par laquelle la requête a été déclarée recevable (voir, par exemple, Ilias et Ahmed, précité, §§ 80 et 250, et la jurisprudence qui y est citée). Ainsi, elle estime que cette partie de la requête doit être déclarée irrecevable en application de l’article 35 §§ 3 a) et 4.

II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 7 DE LA CONVENTION

99. Les requérants soutiennent qu’ils ont été sanctionnés pour une conduite tenue alors qu’ils n’étaient plus « avocats de la défense », et que le montant de l’amende qui leur a été infligée n’était pas prévisible. Ils voient là une violation de l’article 7 de la Convention. Cette disposition est ainsi libellée :

« 1. Nul ne peut être condamné pour une action ou une omission qui, au moment où elle a été commise, ne constituait pas une infraction d’après le droit national ou international.De même il n’est infligé aucune peine plus forte que celle qui était applicable au moment où l’infraction a été commise.

2. Le présent article ne portera pas atteinte au jugement et à la punition d’une personne coupable d’une action ou d’une omission qui, au moment où elle a été commise, était criminelle d’après les principes généraux de droit reconnus par les nations civilisées. »

A. L’arrêt de la chambre

100. La chambre a jugé qu’il ressortait clairement de l’arrêt de la Cour suprême que l’article 223 § 1 alinéas a) et d) avait été appliqué en l’espèce.Elle a estimé que le libellé de l’article 223 n’excluait pas qu’un avocat de la défense qui avait été remplacé ou qui avait renoncé à défendre son client se voie infliger une amende.Elle a donc considéré que l’interprétation du droit interne qu’avaient faite les juridictions nationales n’était pas contraire à la substance même de l’infraction en question.

101. Concernant le second aspect du grief des requérants, à savoir l’imprévisibilité de la gravité des amendes infligées, la chambre a considéré que le seul fait qu’une disposition de droit interne ne prévoie pas le montant maximal d’une amende n’était pas contraire, en lui-même, aux exigences de l’article 7.Étant donné que le cas d’espèce était la première affaire de ce type et qu’on ne saurait interpréter l’article 7 de la Convention comme proscrivant la clarification graduelle des règles de la responsabilité pénale par l’interprétation judiciaire d’une affaire à l’autre, elle a jugé que le montant de l’amende infligée aux requérants n’était pas imprévisible.

B. Thèses des parties

1. Les requérants

102. Les requérants soutiennent qu’ils ont été jugés coupables de faits qui ne constituaient pas une infraction pénale en droit interne. Ils plaident qu’au moment où l’atteinte à l’autorité de la justice qui leur a été reprochée aurait été commise, à savoir lors de l’audience tenue le 11 avril 2013 devant le tribunal de district, ils avaient été relevés de leurs obligations et n’étaient plus « avocats de la défense », au sens de l’article 223 § 1 de la loi sur la procédure pénale. Selon eux, cette disposition ne s’applique qu’à un comportement actif adopté pendant une audience, et non à une situation, comme celle de l’espèce, où l’avocat ne s’est pas présenté à l’audience.

103. Les requérants soutiennent également que la peine qui leur a été infligée, à savoir une amende d’un million de couronnes chacun (soit environ 6 200 EUR à l’époque des faits), n’était pas prévisible. Ils arguent à cet égard que le droit applicable ne prévoyait pas de fourchette pour le montant de l’amende encourue et que la somme qu’ils ont été condamnés à payer était hors de proportion avec le montant des amendes prononcées dans des affaires similaires tranchées par la Cour suprême.

104. Dans leurs observations écrites devant la Grande Chambre, les requérants soulignent que la loi doit définir clairement les infractions et les peines qui les répriment (ils citent l’arrêt Del Río Prada c. Espagne [GC], no 42750/09, § 79, CEDH 2013). Ils plaident en particulier que le fait que les amendes encourues n’étaient pas plafonnées en droit interne a contribué à l’imprévisibilité de la peine et ainsi accru l’obligation pour les juridictions islandaises de veiller à ce que le montant des amendes prononcées ne s’écarte pas radicalement de celui fixé dans des affaires antérieures.

105. Les requérants soulignent également que l’amende qui leur a été infligée était dix fois plus élevée que l’amende la plus forte jamais prononcée dans l’histoire judiciaire de l’Islande pour atteinte à l’autorité de la justice. Ils citent neuf décisions de justice internes rendues entre 1954 et 2012, dans lesquelles les amendes prononcées pour atteinte à l’autorité de la justice vont de 400 ISK à 100 000 ISK (l’équivalent en mai 2014 de 74 à 681 EUR, voir les paragraphes 45 et suivants ci‑dessus), et ils indiquent que même si une augmentation progressive du montant des amendes peut être observée au fil du temps, ces montants sont toujours restés cohérents et n’ont jamais été arbitraires. Dans ce contexte, ils mentionnent l’affaire Stefán Karl Kristjánsson, dans laquelle l’accusé, un avocat de la défense, avait négligé d’assister à trois audiences et avait finalement été condamné à une amende de 50 000 ISK seulement (environ 340 EUR à l’époque).

2. Le Gouvernement

106. Le Gouvernement soutient qu’il n’y a pas eu violation de l’article 7 de la Convention en l’espèce. Il argue que la condition de la prévisibilité se trouve satisfaite lorsque le justiciable peut savoir, à partir du libellé de la disposition pertinente et, au besoin, à l’aide de l’interprétation des tribunaux et d’un avis juridique éclairé, quels actes et omissions sont propres à engager sa responsabilité pénale. Il affirme qu’en l’espèce, l’infraction pour laquelle les requérants se sont vu infliger une amende était clairement prévue par une disposition de loi, à savoir l’article 223 de la loi sur la procédure pénale, et que les requérants, des avocats très expérimentés, étaient en mesure de la prévoir.

107. Il précise que même si les requérants n’ont pas assisté à l’audience du 11 avril 2013, ils étaient toujours les avocats de la défense désignés dans l’affaire, au sens de l’article 223 § 1 de la loi sur la procédure pénale, au moment où l’infraction qui leur a été reprochée a été commise. Il soutient que, dès lors, le critère établi par cette disposition – être « avocat de la défense » – était rempli en l’espèce. Quant au type d’infraction commise dans la présente affaire, il argue que l’article 223 § 1 d) n’exclut pas les cas où le comportement répréhensible consiste en une omission, telle que le fait de ne pas assister à une audience.

108. En ce qui concerne le montant de l’amende, le Gouvernement souscrit à la position de la chambre (paragraphe 101 ci-dessus). Il plaide que la sévérité de la peine était justifiée par l’ampleur et l’importance de la procédure dans laquelle les requérants représentaient la défense et par la gravité de leur comportement.

109. Il avance également qu’il appartenait aux juridictions internes de fixer le montant des amendes à infliger, et qu’en l’espèce, c’était la première fois qu’elles étaient appelées à appliquer la disposition pertinente à des faits tels que ceux de la présente affaire, ce qu’elles ont fait selon lui de telle manière que la peine prononcée est restée cohérente avec la substance de l’infraction.

110. Il expose que l’expérience de la vie judiciaire islandaise montre que les avocats respectent les tribunaux et se comportent en conséquence, ce qui explique selon lui que la Cour suprême ait rendu très peu d’arrêts concernant des amendes judiciaires infligées pour atteinte à l’autorité de la justice entre 1954 et 2014. Il observe que sur ces six décennies, elle n’a eu à connaître que de deux affaires portant sur le manquement d’un avocat à son obligation d’assister à l’audience principale, à savoir l’affaire Stefán Karl Kristjánssonc. Islande (paragraphes 41-44 ci‑dessus) et celle des requérants. Il précise que la première se distingue de la seconde en ce que l’absence n’y avait pas été délibérée mais était due, selon l’intéressé, à une erreur.

111. Le Gouvernement souligne enfin que la procédure pénale dans laquelle les requérants agissaient en qualité d’avocats de la défense était complexe et impliquait plusieurs personnes qui étaient accusées de faits graves et qui risquaient plusieurs années d’emprisonnement. Il estime que, dans ces conditions, les requérants étaient en mesure de prévoir que les amendes qui leur seraient infligées seraient plus élevées que dans les affaires antérieures.

C. Appréciation de la Cour

112. La Cour a déjà constaté que la procédure en question ne concernait pas le bien-fondé d’une « accusation en matière pénale » au sens de l’article 6 de la Convention et que le volet pénal de cette disposition ne s’y appliquait pas. Dans ces circonstances et dans un souci de cohérence de l’interprétation de la Convention considérée globalement, la Cour estime que les amendes contestées sur le terrain de l’article 7 ne peuvent être qualifiées de « peine » au sens de cette disposition (Kafkaris c. Chypre [GC], no 21906/04, §§ 137-142, CEDH 2008, Del Río Prada, précité, § 81, et Ilnseher c. Allemagne [GC], précité, § 203), laquelle n’est dès lors pas applicable.

113. Dans ce contexte, et compte tenu de la conclusion exposée au paragraphe 98 ci‑dessus, la Cour estime que cette partie de la requête est elle aussi incompatible ratione materiae avec les dispositions de la Convention et doit donc de même être déclarée irrecevable en application de l’article 35 §§ 3 a) et 4.

PAR CES MOTIFS, LA COUR,

1. Dit, à la majorité, que la requête est incompatible ratione materiae avec les dispositions de la Convention et, par conséquent, la déclare irrecevable.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 22 décembre 2020, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.1} {signature_p_2}

Søren Prebensen Ksenija Turković
Adjoint au Greffier Présidente

Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l’exposé des opinions séparées suivantes :

– opinion concordante du juge Spano ;

– opinion concordante de la juge Turković ;

– opinion dissidente des juges Sicilianos, Ravarani et Serghides ;

K.T.U.
S.C.P

OPINION CONCORDANTE DU JUGE SPANO

(Traduction)

1. Dans son opinion concordante jointe à l’arrêt Dickson c. Royaume‑Uni ([GC], no 44362/04, CEDH 2007‑V), le juge Bratza formulait l’avis suivant : « [l]e Protocole no 11 à la Convention, qui a instauré la Cour permanente de Strasbourg, contient une disposition bien peu satisfaisante : il prévoit qu’un juge national qui a déjà été partie à un arrêt de chambre dans une affaire dirigée contre son État est non seulement autorisé mais, en pratique, invité à siéger et à voter de nouveau si l’affaire est déférée à la Grande Chambre ». Auparavant, dans son opinion partiellement dissidente jointe à l’arrêt Kyprianou c. Chypre ([GC], no 73797/01, CEDH 2005-XIII), le juge Costa avait qualifié la situation du juge national en pareilles circonstances de « déconcertante », ce juge devant décider s’il doit s’en tenir à son opinion initiale sur l’affaire ou s’il doit « infléchir, voire renverser [cette] opinion, la réflexion aidant ».

2. Lorsque l’affaire a déjà fait l’objet d’un débat approfondi devant la chambre et que ni information ni moyen nouveaux n’ont été présentés à la Grande Chambre, le juge national, très logiquement, en reste d’ordinaire à son opinion première, comme l’a souligné le juge Bratza dans son opinion jointe à l’arrêt Dickson (précité), quoique sans nécessairement reprendre le raisonnement particulier qui l’y avait conduit au sein de la chambre. Lorsqu’une affaire est renvoyée devant la Grande Chambre et que des moyens sont présentés pour la première fois devant elle, il incombe davantage au juge national d’examiner à nouveau la question à la lumière des arguments des parties devant la Grande Chambre.

3. Dans la présente affaire, la question de l’applicabilité du volet pénal de l’article 6 § 1 de la Convention aux griefs des requérants n’avait pas été contestée devant la chambre, puisque le Gouvernement n’avait invoqué aucun argument contre la position des requérants sur ce point (paragraphe 73 du présent arrêt de la Grande Chambre). Tout en considérant que cette question était limite, j’avais donc, tout bien pesé, souscrit à la conclusion de la chambre selon laquelle, au vu de la motivation de la Cour suprême islandaise et de la position des parties sur ce point, le volet pénal de cette disposition était applicable. Devant la Grande Chambre, le Gouvernement a toutefois expressément soulevé une exception d’inapplicabilité du volet pénal de l’article 6 § 1, et la question a été pleinement discutée par les deux parties. Il convient de préciser que le Gouvernement n’était pas forclos à soulever, pour la première fois devant la Grande Chambre, une exception d’irrecevabilité des griefs des requérants fondée sur ce moyen, en ce qu’il s’agit d’une question touchant à la compétence ratione materiae de la Cour (contrairement à l’exception de non‑épuisement des voies de recours internes au titre de l’article 55 du règlement de la Cour ; paragraphe 98 de l’arrêt).

4. Ayant maintenant bénéficié d’une argumentation complète et des plaidoiries des parties devant la Grande Chambre, j’en suis arrivé à la conclusion qu’il existe des arguments juridiques plus solides en faveur de l’inapplicabilité de la disposition en question. Je souscris donc à la décision de la Cour de déclarer les griefs des requérants incompatibles ratione materiae tant avec l’article 6 § 1 qu’avec l’article 7, en application de l’article 35 §§ 3 a) et4 de la Convention.

 

OPINION CONCORDANTE DE LA JUGE TURKOVIĆ

(Traduction)

1. Je partage l’avis des juges ayant exprimé une opinion dissidente selon laquelle si la Grande Chambre avait jugé les critères Engel remplis dans le cas d’espèce, les deux questions soulevées sous l’angle de l’article 7 de la Convention auraient présenté un intérêt réel. Premièrement, une disposition qui définit une infraction et un type de sanction mais ne fixe pas de peine maximale est-elle conforme à l’exigence de lexcerta qui découle de l’article 7 de la Convention ? Deuxièmement, la sanction effectivement infligée dans le cas d’espèce, fondée sur une disposition de ce type, était‑elle prévisible ? La Cour n’a jusqu’à présent pas eu l’occasion de se prononcer sur ces questions. Puisque la chambre n’a traité cet important problème que brièvement, en un seul paragraphe, sans aucune analyse approfondie (GesturJónsson et Ragnar Halldór Hall c. Islande, nos 68271/14 et 68273/14, § 94, 30 octobre 2018), et que la Grande Chambre n’a pas eu l’occasion de l’aborder, je voudrais simplement signaler les principes qui, selon moi, devraient guider la Cour si elle devait statuer sur ces questions compliquées.

2. Ces deux principes, nullumcrimen sine lege, qui porte sur le caractère punissable du comportement reproché, et nullapoena sine lege, qui traite de la légalité de la peine ou de la sanction elle-même, sont au cœur du principe de légalité et reposent sur les mêmes exigences : nullumcrimen, nullapoena sine lege certa, stricta, et praevia (Del Río Prada c. Espagne [GC], no 42750/09, § 91, CEDH 2013). Certaines distinctions entre ces deux principes peuvent toutefois revêtir une certaine importance lors de l’interprétation de ces exigences et, pour cette raison, une transposition directe et dénuée de toute critique des principes généraux élaborés dans la jurisprudence de la Cour concernant l’exigence nullumcrimen à l’exigence nullapoena n’est pas toujours justifiée. S’il est parfaitement sensé d’admettre que les dispositions définissant des infractions pénales, aussi claires soient-elles, nécessitent inévitablement une interprétation judiciaire, l’élucidation des points douteux et une clarification graduelle cohérente avec la substance de l’infraction, de sorte que dans la définition de l’infraction seule la plus grande clarté possible peut être requise (Vasiliauskas c. Lituanie [GC], no 35343/05, § 155, CEDH 2015, et les références qui y sont citées), il n’en va pas de même pour la détermination de la peine maximale où une clarté et une précision plus grandes sont à la fois possibles et réalisables. La peine maximale peut en effet être fixée par la loi avec une clarté absolue[4]. La question est de savoir si l’absence de peine maximale est conforme à l’article 7 de la Convention.

3. En effet, dans la plupart des systèmes juridiques, l’exigence de lexcertaest interprétée comme imposant que pour être précise, définie et claire, c’est-à-dire certaine et non ambiguë, la loi doit définir à la fois le type de sanction qu’un juge peut infliger à un condamné (par exemple, emprisonnement, amende, travail d’intérêt général) et la sévérité maximale de la peine encourue pour les différentes infractions (degré de sanction). Elle suppose également que le droit des sanctions distingue entre différentes formes de participation à la conduite délictueuse, telles que la commission, la tentative ou la complicité, ainsi qu’entre différents degrés de responsabilité pénale, tels que l’intention, l’imprudence ou la négligence avec laquelle une infraction est commise, et selon que l’infraction est consommée ou inachevée. La majorité des États, qu’ils appartiennent à un système de droit civil ou de commonlaw, adoptent une telle approche dans leur droit interne. Cette approche englobe en principe la pratique de la définition d’une peine maximale précise pour chaque infraction pénale[5].

4. Sous l’angle du principe de légalité, la détermination d’une peine maximale revêt quatre fonctions essentielles. Premièrement, limiter le pouvoir d’appréciation du juge dans la détermination de la sanction infligée à l’auteur d’une infraction et fixer des limites claires aux mesures que l’État peut légalement prendre à l’encontre de l’auteur d’une infraction pour punir ou réhabiliter un condamné. Deuxièmement, aviser de manière équitable les délinquants potentiels de la peine la plus lourde à laquelle ils s’exposent s’ils commettent une infraction donnée. Ces deux aspects découlent du principe de la prééminence du droit dont les éléments essentiels sont la transparence et la prédictibilité ou, dans le langage de la Cour, la prévisibilité (Žaja c. Croatie, no 37462/09, § 93, 4 octobre 2016). Troisièmement, indiquer la gravité relative de l’infraction par rapport à d’autres infractions pénales, c’est-à-dire classer les infractions en fonction de leur degré de gravité. Quatrièmement, prévoir un « espace » adéquat pour condamner les pires exemples de l’infraction. Ces deux derniers aspects découlent du principe de proportionnalité ou de juste sanction (juste châtiment) qui exige que la sanction soit adaptée à l’infraction, que les sanctions excessives soient limitées et qu’une sanction de même sévérité soit infligée à tout comportement aussi répréhensible. Pour fixer le niveau de la peine maximale, l’accent doit être mis sur la gravité relative de chaque infraction par rapport aux autres infractions, laquelle est mesurée au regard du préjudice causé ou encouru du fait du comportement incriminé, et sur la culpabilité de l’auteur dans la commission de l’infraction. L’élaboration d’un cadre cohérent de sanctions maximales pour toutes les infractions dans un système juridique donné, qui garantit en fin de compte l’égalité de tous devant la loi, est une tâche intrinsèquement difficile qui peut difficilement être accomplie par une évolution progressive des tribunaux statuant sur des affaires individuelles.

5. Afin de permettre aux juges de déterminer de manière adéquate la proportionnalité dans les affaires individuelles qu’ils ont à trancher, les limites dans lesquelles ils peuvent agir, en particulier la peine maximale, devraient être fixées à l’avance de manière claire et non ambiguë. La peine maximale fournit un guide législatif aux juges quant à la gravité relative d’une infraction, sans pour autant transgresser la séparation des pouvoirs en entrant dans le domaine de l’administration de la justice, qui en matière pénale est du ressort exclusif des tribunaux. Le pouvoir législatif se contente d’énoncer la règle générale et l’application de cette règle incombe aux tribunaux. Le juge est libre d’exercer son pouvoir d’appréciation dans le prononcé de la peine, en choisissant la nature et le degré de cette peine dans la fourchette prévue par la loi. La peine maximale n’est que l’un des éléments que le juge doit prendre en considération pour individualiser la peine dans une affaire donnée. Parmi les autres éléments figurent les pratiques actuelles en matière de détermination de la peine (les peines effectivement prononcées pour des exemples passés de l’infraction), la nature et la gravité de l’infraction, le niveau de responsabilité et de culpabilité morale de l’auteur de l’infraction, la personnalité antérieure de ce dernier et toute circonstance aggravante ou atténuante. Ces autres éléments pourraient toutefois difficilement être appliqués de manière adéquate si la marge de manœuvre dont disposaient les juges pour les appliquer n’était pas déterminée clairement et précisément à l’avance. En outre, ce n’est qu’avec une peine maximale clairement définie que les autorités peuvent se conformer aux exigences de la lexpraevia, en interdisant l’application rétroactive de la loi la plus sévère et en déterminant quelle disposition est la plus clémente (Del Río Prada, précité, §§ 112 et 114).

6. En bref, exiger une clarté absolue en fixant à l’avance la peine maximale protège les droits des accusés et leur intérêt à la sécurité juridique, et permet de garantir la justice, l’égalité de traitement et la cohérence des peines prononcées. En outre, déterminer clairement et précisément à l’avance la peine maximale et, plus généralement, appliquer le principe nullapoena sine lege, non seulement limite un pouvoir discrétionnaire injustifié du juge mais préserve aussi l’indépendance du pouvoir judiciaire et, ainsi, son autorité, de même que l’intégrité de la justice pénale en évitant que la peine prononcée ne soit influencée par l’actualité, des réactions instantanées de l’opinion publique, des préjugés ou des pressions politiques réelles ou perçues. À long terme, une politique cohérente de détermination des peines et une uniformité dans le prononcé des peines préservent la confiance du public dans les poursuites pénales et le système judiciaire.

 

OPINION DISSIDENTE COMMUNE AUXJUGESSICILIANOS, RAVARANI ET SERGHIDES

(Traduction)

1. Nous regrettons de ne pouvoir souscrire à la conclusion de la majorité quant à l’inapplicabilité au cas d’espèce de l’article 6 de la Convention sous son volet pénal.

2. L’arrêt de la chambre. La chambre a fondé son arrêt sur l’applicabilité du volet pénal de l’article 6 et finalement conclu à la non-violation de cette disposition. Elle a observé que le droit interne ne fixait aucun montant maximum pour les amendes judiciaires et que les amendes infligées en l’espèce étaient d’un montant élevé. Elle a également attaché de l’importance à la conclusion de la Cour suprême selon laquelle l’amende infligée aux requérants s’analysait en une sanction pénale, et au fait que cette conclusion n’était pas contestée par les parties.

3. S’il est vrai que l’applicabilité de l’article 6 n’avait pas été contestée par le gouvernement islandais devant la chambre, celle-ci aurait tout de même pu examiner d’office cette question en ce qu’elle portait sur l’applicabilité ratione materiae de la Convention[6].

4. Les conclusions de la majorité. Dans le mémoire qu’il a adressé à la Grande Chambre, le Gouvernement, se référant aux critères Engel, a argué que l’article 6 était inapplicable sous son volet pénal et qu’aucun des trois critères n’était réuni.

5. La majorité a souscrit à la position du Gouvernement au fond, estimant que même si l’application des deux premiers critères Engel (la qualification en droit interne et la nature de l’infraction) ne permettait pas de tirer de conclusion, le troisième critère (la gravité de la sanction) n’était en aucun cas satisfait.

6. Une autre histoire peut être racontée. Il est vrai que ce raisonnement n’est pas sans mérite et qu’il peut être suivi. Dans la présente affaire, où il n’y a pas de vérité absolue, une histoire totalement différente aurait toutefois également pu être racontée de manière convaincante. L’application des critères Engel n’est pas une science exacte, tout dépend de l’endroit où l’on place l’accent.

7. Les paragraphes qui suivent visent à montrer qu’une application raisonnable des critères Engel, sans en étendre excessivement le sens, aurait pu également – et aurait dû – mener au constat de la nature pénale des amendes infligées aux requérants et de l’applicabilité de l’article 6.

8. Le premier critère Engel. L’arrêt souligne que « la Convention permet sans nul doute aux États (…) de maintenir ou établir une distinction entre droit pénal et droit disciplinaire ainsi que d’en fixer le tracé » et « les laisse libres d’ériger en infraction pénale une action ou omission ne constituant pas l’exercice normal de l’un des droits qu’elle protège » (paragraphe 76 de l’arrêt). Il ajoute que « [p]areil choix (…) échappe en principe au contrôle de la Cour » (ibidem), alors que le choix inverse, c’est-à-dire le fait de qualifier une infraction de disciplinaire, obéit bien évidemment à des règles plus strictes, sans quoi le jeu des clauses fondamentales des articles6 et 7 se trouverait subordonné à la volonté souveraine des États, ce qui serait incompatible avec l’objet et le but de la Convention. La Cour veut s’assurer que « le disciplinaire n’empiète pas indûment sur le pénal ». L’arrêt précise même que « rien n’interdit aux États contractants d’adopter une interprétation plus large garantissant une protection renforcée des droits et libertés en question dans leurs ordres juridiques internes respectifs (article53 de la Convention) » (paragraphe 93 de l’arrêt).

9. La philosophie sur laquelle s’appuie l’approche de la Cour semble ainsi claire : aucune ingérence si le droit interne qualifie une infraction de pénale, mais un contrôle plus strict s’il la qualifie de disciplinaire. Cela est parfaitement logique pour préserver l’effectivité de la protection découlant de l’article 6 : en cas de doute, la mise en balance doit aller dans le sens de l’applicabilité de cette disposition[7].

10. Étant donné que le droit islandais tel qu’interprété, par voie d’autorité, par la Cour suprême islandaise qualifiait l’infraction en cause de pénale, il est pour le moins surprenant de lire, dans les développements ultérieurs, que la Cour « se penchera sur la question de savoir si le ou les textes définissant l’infraction en cause ressortissent ou non au droit pénal d’après la technique juridique de l’État défendeur » (paragraphe 77 de l’arrêt). Plus loin, l’arrêt revient sur la question et réitère que « la Cour procède à son propre examen lorsqu’il s’agit d’interpréter l’étendue de la notion de « matière pénale » au sens autonome de l’article6 de la Convention ».

11. Jusqu’à présent, la Cour ne remettait en cause la qualification d’une infraction que lorsque celle-ci était qualifiée de non pénale en droit interne. Il est déconcertant de constater qu’elle se livre dans la présente affaire à l’exercice opposé. Ce qui est cette fois remis en question, c’est la qualification pénale donnée à une infraction par le droit interne tel qu’interprété, par voie d’autorité, par la plus haute juridiction du pays concerné.

12. La jurisprudence de la Cour citée par la majorité, sans aucune exception, se réfère à des situations où la nature pénale de la sanction infligée au requérant était contestée par le gouvernement national. Plus frappant encore, dans tous les arrêts mentionnés à l’appui de l’affirmation selon laquelle le premier des critères Engel est d’un poids relatif et ne sert que de point de départ (paragraphe 85 de l’arrêt), la Cour a finalement déclaré l’article 6 applicable. Le « poids relatif » attaché au droit interne l’a donc amenée à s’écarter du droit national qui qualifiait une sanction de non pénale. Dans la présente affaire, c’est la situation inverse qui se produit.

13. Il n’est pas opportun – voire contraire à l’article 53 de la Convention – d’accorder en fin de compte à l’équité de la procédure une protection inférieure à celle que les autorités nationales étaient prêtes à apporter.

14. Le deuxième critère Engel. Pour ce qui est de la nature même de l’infraction, les requérants se sont vu infliger une amende pour atteinte à l’autorité de la justice. Dans la partie de l’arrêt consacrée aux principes généraux, il est fait référence à différents arrêts et décisions dans lesquels la Cour a conclu que le deuxième critère n’était pas rempli au motif que l’infraction en cause n’était pas prévue par le code pénal mais par d’autres lois, telles que le code de procédure pénale, ou qu’elle était de nature disciplinaire et dérivait du pouvoir, indispensable à toute juridiction, d’assurer le déroulement correct et discipliné des procédures dont elle a la charge (paragraphe 81 de l’arrêt). Se référant au droit interne applicable, la majorité, tout en reconnaissant que le droit relatif aux atteintes à l’autorité de la justice « pouvait donc concerner toute personne amenée à participer à une procédure judiciaire » (paragraphe 86 de l’arrêt), observe toutefois que l’amende infligée aux requérants répondait à une infraction prévue par une disposition qui concernait « une catégorie spécifique de personnes ayant une qualité particulière : « procureur, avocat de la défense ou conseiller juridique » ». Elle souligne que les avocats occupent une position centrale dans l’administration de la justice et que le public doit avoir confiance en leur capacité à représenter effectivement les justiciables. Elle ajoute que les normes et sanctions relatives aux atteintes à l’autorité de la justice dérivent du pouvoir, indispensable à toute juridiction, d’assurer le déroulement correct et discipliné des procédures dont elle a la charge et que les mesures ordonnées de la sorte « se rapprochent plus de l’exercice de prérogatives disciplinaires que de l’imposition d’une peine réprimant la commission d’une infraction pénale » (paragraphes 86-89 de l’arrêt).

15. La majorité ajoute toutefois une réserve importante qui renvoie l’ensemble du problème au premier critère, en déclarant que « [b]ien entendu, les États sont libres d’englober dans le champ du droit pénal ce qui constitue à leurs yeux des exemples plus graves de conduite inconvenante » (paragraphe 89 in fine de l’arrêt). La Cour suprême ayant considéré que le comportement des requérants était « constitutif d’un manquement grave aux obligations professionnelles qui pesaient sur eux », la majorité aurait dû, ou au moins aurait pu, souscrire simplement à la conclusion de la haute juridiction interne selon laquelle le comportement en question était de nature pénale (paragraphe 90 de l’arrêt).

16. La conclusion de la majorité relative au deuxième critère est toutefois peu convaincante : affirmant de manière très ambiguë que « [s]i elle a admis que les requérants s’étaient vu infliger une amende pénale, [la Cour suprême] n’a toutefois pas expressément motivé cette conclusion par la nature de la conduite des intéressés » (paragraphe 90 de l’arrêt), l’arrêt conclut que « malgré la gravité du manquement aux obligations professionnelles reproché aux requérants, la nature, pénale ou disciplinaire, des infractions dont ceux-ci ont été reconnus coupables n’est pas claire » (paragraphe 91 de l’arrêt).

17. Après avoir souligné que les États sont libres d’englober dans le champ du droit pénal ce qui constitue à leurs yeux des exemples plus graves de conduite inconvenante et que le comportement des requérants s’analysait en un manquement grave aux obligations professionnelles qui pesaient sur eux, il aurait été beaucoup plus simple et direct de conclure, comme l’a fait la Cour suprême, que l’infraction pour laquelle les intéressés avaient été sanctionnés était de nature pénale.

18. Le troisième critère Engel. Pour ce qui est de la gravité de la sanction, la majorité se réfère à une série d’éléments tirés de la jurisprudence de la Cour, tels que la possibilité d’encourir une peine d’emprisonnement, de voir l’amende infligée convertie en privation de liberté ou inscrite au casier judiciaire, aucun de ces éléments n’étant présent dans le cas d’espèce. Elle admet, par ailleurs, que l’amende infligée – environ 6 200 EUR – était élevée et qu’aucun montant maximum n’était fixé par la loi, mais estime que ces éléments « ne permettent pas à eux seuls de considérer que la nature et la gravité de la sanction la font relever de la sphère « pénale » au sens autonome de l’article6 » (paragraphe 96 de l’arrêt).

19. Malheureusement, la motivation relative au troisième critère n’est pas plus convaincante que celle concernant les deux premiers. Il aurait fallu –une fois encore – tenir compte du raisonnement de la Cour suprême qui avait jugé « élevé » le montant de l’amende infligée et souligné l’absence de plafond expressément prévu par la loi. Il ressort de la jurisprudence islandaise, exposée aux paragraphes 45 et suivants de l’arrêt, que l’amende infligée aux requérants était dix fois plus élevée que les amendes prononcées dans des affaires antérieures. L’amende litigieuse était donc élevée non seulement en termes absolus mais aussi, plus important, en termes relatifs, et présentait sans aucun doute un caractère dissuasif, voire spécifiquement punitif.

20. Il est par ailleurs important de répéter que pour décider si une condamnation relève du domaine pénal ou non, il ne suffit pas de prendre en considération le montant de l’amende effectivement infligée, mais aussi l’absence de plafond prévu par le droit interne. La majorité l’admet au paragraphe 82 de l’arrêt[8]. En l’espèce, aucun montant maximum n’était prévu par la loi.

21. La Grande Chambre aurait donc dû parvenir à la conclusion que l’article 6 était applicable sous son volet pénal, et elle aurait pu le faire aisément.

22. Les conséquences de l’inapplicabilité de l’article 6. Il ne faut jamais oublier ce que signifie ne pas être placé sous la protection de l’article 6 : être tout simplement privé des garanties du procès équitable. On peut en particulier le voir dans le domaine de la procédure disciplinaire, mais pas uniquement. Des intérêts considérables peuvent être en jeu et de telles procédures peuvent aboutir à des sanctions extrêmement lourdes. On peut perdre son emploi[9], subir une baisse de salaire ou une interdiction de promotion[10], voire un placement aux arrêts[11]. La perspective de ne pas bénéficier des garanties d’un procès équitable (contradictoire, devant un juge indépendant et impartial, etc.) n’est pas des plus engageantes…

23. Une occasion manquée. En jugeant l’article 6 inapplicable, la Grande Chambre s’est abstenue d’examiner la question réellement intéressante dans cette affaire, celle du respect des exigences de l’article 7 de la Convention, et plus précisément de la légalité de la peine infligée aux requérants en l’absence de tout montant maximum expressément fixé par la loi.

___________

[1] La numérotation des paragraphes a été insérée dans ce texte afin de permettre des renvois.
[2] L’article 11 de la loi sur la procédure pénale concerne les mesures spéciales adoptées par le juge pour l’audience. Il prévoit une interdiction générale des enregistrements audio et de la prise de photographies pendant l’audience ainsi que la possibilité de déroger à cette interdiction dans des circonstances particulières (paragraphe 1). Le deuxième paragraphe de cette disposition donne au juge la possibilité d’interdire la divulgation d’informations relatives aux événements survenus dans le cadre des procédures tenues à huis clos.
[3] Mai 2014 est le mois où la Cour suprême a rendu son arrêt dans la présente affaire.
[4] Il n’en va pas forcément de même pour les autres éléments déterminant la peine, tels que les circonstances aggravantes et atténuantes. Une clarification graduelle peut dans ce cas être justifiée (Alimuçaj c. Albanie, no 20134/05, §§ 154-162, 7 février 2012).
[5] Cela a été confirmé par un rapport de recherche interne élaboré dans le cadre de la présente affaire. Voir aussi William A. Shabas, An Introduction to the International Criminal Court,p. 162, (2001),etLe procureur c. Tadić, affaire no IT-94-1-A et IT‑94‑1‑Abis, arrêts, opinion séparée du juge Cassese, paragraphe 4 (26 janvier 2000).
[6] Voir, parmi beaucoup d’autres, Trubić c. Croatie (déc.), no 44887/10, 2 octobre 2012.
[7] Il est frappant de lire, au paragraphe 19 du Guide sur l’article 6 (volet pénal) publié sur le site de la Cour (Hudoc) que « [l]e premier critère est d’un poids relatif et ne sert que de point de départ. Ce qui est décisif, c’est de savoir si le droit interne classe ou non une infraction parmi les infractions pénales. À défaut d’un tel classement, la Cour regardera ce qu’il y a derrière la classification nationale en examinant la réalité substantielle de la procédure en question. »
[8] À propos de l’arrêt Ravnsborg c. Suède, 23 mars 1994, § 35, série A no 283‑B, où l’existence d’un plafond a été l’un des éléments pris en compte pour conclure que l’amende infligée n’était pas de nature pénale.
[9] Moullet c. France (déc.), no 27521/04, 13 septembre 2007.
[10] R.S c Allemagne (déc.), no 19600/15, 28 mars 2017.
[11] Engel et autres c. Pays-Bas, 8 juin 1976, série A no 22.

Dernière mise à jour le décembre 29, 2020 par loisdumonde

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