INTRODUCTION. Les requérants se plaignent de l’imposition de mesures conservatoires portant sur leurs biens et de ce que, même après qu’une décision de non-lieu eut été rendue en leur faveur, leur demande de mainlevée de cette mesure a été rejetée, au motif qu’une procédure pénale pour détournement de fonds publics engagée contre les dirigeants d’İmarbank était encore pendante devant les tribunaux nationaux.
DEUXIÈME SECTION
AFFAIRE ÇOKBİLGİN ET AYVAZ c. TURQUIE
(Requête no 3625/05)
ARRÊT
STRASBOURG
8 décembre 2020
Cet arrêt est définitif. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire Çokbilgin et Ayvaz c. Turquie,
La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en un comité composé de :
Aleš Pejchal, président,
Egidijus Kūris,
Carlo Ranzoni, juges,
et de Hasan Bakırcı, greffier adjoint de section,
Vu la requête susmentionnée (no 3625/05) dirigée contre la République de Turquie et dont deux ressortissants de cet État, M. Vasıf Soner Çokbilgin et M. Müştak Ayvaz (« les requérants »), ont saisi la Cour le 25 janvier 2005 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »),
Vu la décision de porter à la connaissance du gouvernement turc (« le Gouvernement ») les griefs formulés sur le terrain de l’article 1 du Protocole no 1 et de l’article 6 § 2 de la Convention,
Vu les observations des parties,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 17 novembre 2020,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :
INTRODUCTION
Les requérants se plaignent de l’imposition de mesures conservatoires portant sur leurs biens et de ce que, même après qu’une décision de non-lieu eut été rendue en leur faveur, leur demande de mainlevée de cette mesure a été rejetée, au motif qu’une procédure pénale pour détournement de fonds publics engagée contre les dirigeants d’İmarbank était encore pendante devant les tribunaux nationaux.
EN FAIT
1. Les requérants sont nés respectivement en 1958 et en 1967 et résident à Istanbul. Ils ont été représentés l’un par Me S. Çığgın, avocat à Antalya, et l’autre Me H. Koç, avocat à Istanbul.
2. Le Gouvernement a été représenté par son agent.
I. La genèse de l’affaire
3. En 1984, le groupe Uzan prit le contrôle de Türkiye İmar Bankası T.A.Ş. (« İmarbank »), une banque implantée à Istanbul, qui, après une campagne promettant le plus haut taux d’intérêt sur un certain nombre de placements bancaires, avait essuyé une perte de plusieurs milliards d’euros et n’était plus en mesure d’assurer ses activités.
4. Le 4 juillet 2003, l’Agence de réglementation et de supervision des banques (« l’ARSB ») annonça que, afin de garantir la sécurité et la stabilité du système financier turc, les autorités avaient retiré à İmarbank sa licence bancaire, au motif qu’elle ne s’était pas acquittée de ses obligations et n’avait pas pris les mesures préventives nécessaires dans les délais requis. Privée de ce document, İmarbank ne pouvait plus, en vertu de l’arrêté no 1085 du 3 juillet 2003 portant application de l’article 14 § 3 de la loi no 4389 sur les banques, effectuer d’opérations bancaires ni recevoir de dépôts. L’ARSB précisa que l’administration et le contrôle de la banque avaient été transférés au Fonds de garantie des dépôts d’épargne (Tasarruf Mevduatı Sigorta Fonu, « le Fonds »), en application de l’article 16 § 1 de la loi no 4389.
5. Le même jour et en vertu de la même loi, la première chambre du tribunal de commerce d’Ankara ordonna l’application de mesures conservatoires à l’égard des droits de propriété et de créance des anciens administrateurs d’İmarbank, afin de protéger les intérêts des créanciers, de limiter les pertes et de prévenir tout acte frauduleux (dossier no 2003/827). Ces mesures furent exécutées par le 3e bureau d’exécution d’Ankara (dossiers nos 2003/2671 et 2003/2672).
6. Le 14 août 2003, la 2e chambre du tribunal de police de Şişli émit une ordonnance de mesures conservatoires visant plusieurs personnes.
7. À différentes dates, le tribunal de police de Şişli rendit plusieurs ordonnances de mesures conservatoires, en application de l’article provisoire 2 de la loi no 4969, à l’égard des personnes visées au paragraphe 2 de cette disposition.
8. Les mesures conservatoires ainsi ordonnées comprenaient la suspension des droits et créances – y compris les droits sur le contenu des coffres-forts détenus auprès des banques, des sociétés financières non bancaires et d’autres personnes morales – des personnes concernées, la perte totale ou partielle du droit de jouissance de ces personnes sur leurs biens et d’autres créances et droits réels, la saisie de différents biens, titres, espèces et autres avoirs, et leur remise à une autorité de paiement, ainsi que l’imposition de mesures supplémentaires sur les droits et créances. Elles visaient les membres et le président du conseil d’administration, les membres et le président du comité de crédit, le directeur général, les directeurs généraux adjoints et les directeurs de succursales d’İmarbank, les autres employés de la banque dont la signature engageait cet établissement et qui, directement ou indirectement, individuellement ou conjointement, en assuraient la gestion et le contrôle, ainsi que les conjoints et enfants de toutes ces personnes.
En vertu de l’article provisoire 2 § 2 de la loi no 4969, ces mesures s’appliquaient aussi aux individus agissant au nom et pour le compte des personnes susmentionnées ainsi qu’à ceux qui avaient acquis des fonds, des biens ou des droits au nom et pour le compte de ces personnes.
Elles ne portaient que sur la différence entre le montant des dépôts d’épargne assurés qu’İmarbank avait déclaré aux autorités compétentes et le montant réel de ces dépôts.
9. À la suite du transfert au Fonds de la gestion et du contrôle d’İmarbank, plusieurs plaintes pénales furent déposées contre les administrateurs et les actionnaires majoritaires de la banque. Vingt-cinq enquêtes pénales furent ouvertes pour des faits constitutifs d’infractions réprimées par l’ancienne loi no 4389, la nouvelle loi bancaire no 5411 et le code pénal.
10. Le 3 décembre 2003, une procédure pénale (dossier no 2004/1) fut ouverte devant la 8e chambre de la cour d’assises d’Istanbul contre les administrateurs et les actionnaires majoritaires d’İmarbank pour association de malfaiteurs (aux fins de détournement de fonds et de fraude), infraction réprimée par l’article 223 de la loi no 4389.
11. Le 24 décembre 2003, dans le cadre de son mandat légal, le Fonds décida de procéder au recouvrement des créances détenues par le Trésor public à l’égard d’İmarbank, en vertu de la loi no 6183 sur les procédures de recouvrement des créances publiques. Le montant de ces créances fut évalué à plus de sept milliards de livres turques (7 552 995 710,63 TRY, soit plus de sept billiards d’anciennes livres turques : 7 552 995 710 632 930 TRL) – plus de quatre milliards d’euros (4 284 172 000 EUR environ) à l’époque des faits.
12. Par la suite, des poursuites judiciaires furent engagées contre plusieurs personnes physiques et morales sur le fondement des articles 14, 15 et 16 de la loi no 4389 et des dispositions de la loi no 6183, en vue du recouvrement desdites créances publiques. Dans ce contexte, le 7 janvier 2004, le Fonds demanda au procureur de la République de Şişli d’engager des poursuites pénales, pour détournement de fonds et complicité de détournement de fonds, contre plusieurs personnes morales et physiques – dont les requérants – visées par l’ordonnance de mesures conservatoires qui avait été émise par le tribunal de police de Şişli, en application de l’article 2 provisoire de la loi no 4969.
13. Le 21 janvier 2004, le procureur de la République de Şişli rendit une décision de non-lieu pour insuffisance de preuves. Il y tenait le raisonnement suivant. Il notait que les infractions et leurs auteurs avaient certes été concrètement déterminés dans un rapport établi le 22 septembre 2003 à l’issue d’une enquête d’audit technique, mais que ce rapport ne renfermait aucun élément démontrant que les personnes visées par les mesures conservatoires eussent participé au détournement allégué ou indiquant que la responsabilité pénale de ces personnes fût engagée. Il soulignait que, la loi no 4969 étant entrée en vigueur après la date de commission de l’infraction alléguée et n’ayant pour but que la réparation du préjudice causé par la commission d’une infraction, il n’était pas possible de considérer comme « mises en cause » les personnes physiques et morales concernées par les ordonnances prononcées sur le fondement de l’article provisoire 2 § 2 de cette loi. Enfin, il notait que ces personnes ne pouvaient être accusées sur la seule base de leurs fonctions et qu’en toute hypothèse, il n’avait jamais été allégué qu’elles eussent participé au détournement de fonds en question.
Il notait par ailleurs que, en dehors des motifs exposés dans la demande de mise en accusation, le dossier ne comportait aucun élément susceptible de permettre l’ouverture d’une procédure pénale à l’égard des personnes visées par les ordonnances de mesures conservatoires.
Enfin, il joignait à sa décision une liste de personnes à l’égard desquelles il serait éventuellement possible d’engager des poursuites. Figuraient sur cette liste les principaux dirigeants du groupe Uzan et d’İmarbank (K.U., Y.U. et H.U.), mais non les requérants.
14. Le Fonds forma opposition contre la décision de non-lieu du 21 janvier 2004. Le 10 mai 2004, la cour d’assises de Beyoğlu rejeta cette opposition.
15. Par ailleurs, à la suite de l’ouverture de la procédure pénale principale devant la 8e chambre de la cour d’assises d’Istanbul, les dossiers relatifs aux ordonnances de mesures conservatoires émises par le tribunal de police de Şişli furent joints au dossier correspondant (no 2004/1).
16. Le 8 juin 2005, la 2e chambre du tribunal de commerce d’Istanbul prononça la faillite d’İmarbank, en application de l’article 16 § 1 de la loi no 4389 (dossier no 2004/132).
17. Le 21 février 2006, la 8e chambre de la cour d’assises d’Istanbul statua sur les accusations portées contre vingt-trois des personnes mises en cause. K.U., Y.U. et H.U. étant absents, elle disjoignit leur affaire de l’affaire principale.
Elle décida également de maintenir les mesures conservatoires qui avaient été imposées à l’égard des personnes mises en cause – dans le cas des personnes acquittées jusqu’au moment où l’arrêt serait devenu définitif, dans le cas des personnes condamnées jusqu’au moment où il serait devenu définitif et où les créances détenues par le Fonds auraient été recouvrées, dans le cas de K.U., Y.U. et H.U. jusqu’au moment où elle statuerait au fond sur leur affaire.
18. Le 26 janvier 2007, la 7e chambre de la Cour de cassation confirma l’arrêt du 21 février 2006, qui devint ainsi définitif.
19. Plusieurs autres procédures pénales et administratives furent par ailleurs ouvertes à l’égard de différentes personnes physiques et morales, dont les requérants.
20. Dans ce contexte, en vertu de la législation bancaire, le Fonds procéda au paiement des sommes dues au titre des dépôts assurés aux épargnants. Ainsi, la différence entre le montant de l’épargne assurée qui avait été déclaré par İmarbank et le montant effectif des dépôts d’épargne devint créance publique.
II. Les procédures pénales dirigées contre les requérants
21. À l’époque des faits, Vasıf Soner Çokbilgin (« le premier requérant ») était directeur général de la société anonyme Telsim mobil telekomünikasyon (« Telsim »), une société de téléphonie mobile appartenant à la société anonyme Uzan Holding, et directeur de la société anonyme Star TV Hizmetleri, une chaîne de télévision privée appartenant également à Uzan Holding. Müştak Ayvaz (« le second requérant ») était membre du conseil d’administration de Star TV Hizmetleri.
22. Le 6 octobre 2003, la 2e chambre du tribunal de police de Şişli émit une ordonnance de mesures conservatoires à l’égard des requérants, en application de l’article 2 provisoire de la loi no 4969. Ces mesures portaient sur un montant total de plus de six milliards d’anciennes livres turques (6 422 762 298 TRL), soit presque quatre milliards d’euros (environ 3 916 318 870 EUR) à l’époque des faits.
23. Le 21 janvier 2004, le procureur de la République de Şişli rendit une décision de non-lieu à l’égard des requérants (paragraphe 14 ci-dessus). Le 5 février, le Fonds forma opposition contre cette décision. Le 10 mai, la cour d’assises de Beyoğlu rejeta le recours du Fonds et confirma la décision de non-lieu.
24. À une date non précisée, se prévalant de la décision de non-lieu rendue en leur faveur le 21 janvier 2004 (paragraphes 14‑15 ci-dessus), les requérants introduisirent devant le tribunal de grande instance de Şişli une demande de mainlevée des mesures conservatoires imposées sur leurs biens.
25. Le tribunal se déclara incompétent ratione materiae et indiqua que la 8e chambre de la cour d’assises d’Istanbul était la seule juridiction compétente pour connaître de la demande des requérants, celle-ci concernant l’affaire İmarbank.
26. Le 13 août 2004, se prévalant de la décision de non-lieu rendue en leur faveur le 21 janvier 2004, les requérants introduisirent devant la 8e chambre de la cour d’assises d’Istanbul leur demande de mainlevée des mesures conservatoires imposées sur leurs biens. La 8e chambre rejeta leur demande au motif qu’une procédure pénale concernant les autres personnes mises en examen dans le cadre de la même information judiciaire était en cours.
27. Les requérants formèrent un recours contre le rejet de leur demande. Le 24 août 2004, la première chambre de la cour d’assises d’Istanbul rejeta ce recours.
A. Le premier requérant
28. Le 19 février 2004, une perquisition fut effectuée au domicile de C.U. en vertu d’un mandat émis la veille par le procureur de la République de Beykoz. Les enquêteurs découvrirent des cartes SIM prépayées de la marque Telsim qui étaient censées se trouver dans le dépôt de cette société.
Le parquet de Küçükçekmece ouvrit alors une enquête pénale. À la suite de cette enquête, le premier requérant et cinq autres personnes furent traduits devant le tribunal pénal de première instance de Küçükçekmece pour abus de confiance.
Le 15 juin 2009, le tribunal condamna cinq de ces six accusés, dont le premier requérant, à une peine d’emprisonnement de trois ans et six mois.
Les parties n’ont pas informé la Cour de la suite de cette affaire.
29. Le 15 avril 2010, la 7e chambre de la cour d’assises d’Istanbul acquitta le premier requérant des chefs d’association de malfaiteurs, faux et usage de faux.
30. Le 16 mai 2016, la 8e chambre de la cour d’assises d’Istanbul acquitta le premier requérant du chef de détournement de fonds.
B. Le second requérant
31. Le 15 avril 2010, la 7e chambre de la cour d’assises d’Istanbul déclara le second requérant coupable d’association de malfaiteurs, faux et usage de faux. En vertu de l’article 23 du code de procédure pénale, elle suspendit le prononcé du verdict. Le 3 septembre 2015, elle raya l’affaire du rôle, le délai légal de cinq ans étant écoulé.
Par ailleurs, la cour d’assises déclara le second requérant non coupable des chefs de corruption.
III. Les procédures administratives dirigées contre les requérants
A. Le premier requérant
32. Les 1er mars et 23 novembre 2004, le Fonds envoya au premier requérant, en application de l’article 14 § 3 de la loi no 4389 et des dispositions de la loi no 6183, un avis de mise en recouvrement et un commandement de payer, afin de recouvrer les créances détenues par le Trésor public sur İmarbank. Le montant total du paiement dont le requérant et les autres personnes concernées étaient solidairement débiteurs s’élevait à 7 552 995 710,63 TRL (environ 4 602 678 000 EUR à l’époque des faits).
33. À différentes dates, le premier requérant saisit le tribunal administratif d’Istanbul de recours en annulation de l’avis de mise en recouvrement et du commandement de payer.
34. Le 9 décembre 2009, après plusieurs arrêts du tribunal administratif d’Istanbul et du Conseil d’État, l’avis de mise en recouvrement et le commandement de payer furent définitivement annulés (les détails de procédures similaires sont exposés dans l’arrêt Uzan et autres c. Turquie, nos 19620/05 et 3 autres, §§ 81‑162, 5 mars 2019).
B. Le second requérant
35. Les 1er mars et 23 septembre 2004, le Fonds envoya au second requérant, en application de l’article 14 § 3 de la loi no 4389 et des dispositions de la loi no 6183, un avis de mise en recouvrement et un commandement de payer, afin de recouvrer les créances détenues par le Trésor public sur İmarbank. Le montant total du paiement dont le requérant et les autres personnes concernées étaient solidairement débiteurs s’élevait à 7 552 995 710,63 TRL (environ 4 602 678 000 EUR à l’époque des faits).
36. À différentes dates, le second requérant saisit le tribunal administratif d’Istanbul de recours en annulation de l’avis de mise en recouvrement et du commandement de payer.
37. Le 4 mars 2011, après plusieurs arrêts du tribunal administratif d’Istanbul et du Conseil d’État, l’avis de mise en recouvrement et le commandement de payer furent définitivement annulés (les détails de procédures similaires sont exposés dans l’arrêt Uzan et autres, précité, §§ 81‑162).
38. Par une lettre du 24 novembre 2016, le Gouvernement a informé la Cour que les mesures conservatoires visant les requérants étaient toujours en vigueur. Depuis cette date, les parties n’ont pas porté à la connaissance de la Cour d’autres informations sur l’évolution de la situation des requérants.
LE CADRE JURIDIQUE ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS
39. Le droit et la pratique internes pertinents en l’espèce sont décrits en détail dans les arrêts Uzan et autres, précité, §§ 163‑168, Uzan et autres c. Turquie (satisfaction équitable), nos 19620/05 et 3 autres, § 23, 5 décembre 2019, Gümrükçüler et autres c. Turquie (satisfaction équitable), no 9580/03, §§ 20‑25, 7 février 2017, et Kaynar et autres c. Turquie, nos 21104/06 et 2 autres, §§ 23‑24, 7 mai 2019.
EN DROIT
I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 1 DU PROTOCOLE No 1 À LA CONVENTION
40. Les requérants invoquent les articles 3, 6, 13 et 14 de la Convention et l’article 1 du Protocole no 1. Ils plaident essentiellement qu’en maintenant les mesures conservatoires concernant leur patrimoine, les autorités violent leur droit au respect de leurs biens. Ils soutiennent aussi que ces mesures sont illégales, contraires au principe de la présomption d’innocence et discriminatoires, et qu’elles doivent être considérées comme un traitement dégradant. Ils se plaignent de ne pas avoir été entendus par la juridiction qui les a ordonnées et estiment que la cour d’assises n’a pas dûment répondu à leurs arguments. Ils soutiennent par ailleurs que les faits qui ont donné lieu à l’information judiciaire ouverte à leur égard étaient antérieurs à l’entrée en vigueur de la loi sur le fondement de laquelle les mesures conservatoires ont été ordonnées. Enfin, ils se plaignent de ne pas avoir disposé d’un recours effectif en droit interne.
La Cour rappelle qu’en vertu du principe jura novit curia, elle n’est pas tenue par les moyens de droit avancés par les requérants sur le terrain de la Convention et de ses Protocoles, et elle peut décider de la qualification juridique à donner aux faits d’un grief en examinant celui-ci sous l’angle d’articles ou de dispositions de la Convention autres que ceux invoqués devant elle (Radomilja et autres c. Croatie [GC], nos 37685/10 et 22768/12, § 126, 20 mars 2018). En l’espèce, elle estime qu’il convient d’examiner les griefs sous l’angle du seul article 1 du Protocole no 1 à la Convention, qui est ainsi libellé :
« Toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens. Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d’utilité publique et dans les conditions prévues par la loi et les principes généraux du droit international.
Les dispositions précédentes ne portent pas atteinte au droit que possèdent les États de mettre en vigueur les lois qu’ils jugent nécessaires pour réglementer l’usage des biens conformément à l’intérêt général ou pour assurer le paiement des impôts ou d’autres contributions ou des amendes. »
41. Le Gouvernement conteste la thèse des requérants.
A. Sur la recevabilité
42. Le Gouvernement ne soulève aucune exception d’irrecevabilité.
43. Constatant que la requête n’est pas manifestement mal fondée au sens de l’article 35 § 3 de la Convention et qu’elle ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour la déclare recevable.
B. Sur le fond
44. Les requérants se plaignent d’être privés de tous leurs droits sur leurs biens depuis très longtemps par l’application des mesures conservatoires.
Le premier requérant estime que les procédures pénales menées devant la cour d’assises ne concernaient aucunement le droit bancaire. Il argue que si tel avait été le cas, ces procédures se seraient déroulées devant la 8e chambre de la cour d’assises. Il souligne par ailleurs que la procédure menée devant la 7e chambre de la cour d’assises s’est soldée par un acquittement et que toutes les procédures administratives dont il a fait l’objet ont été tranchées en sa faveur.
Le second requérant estime lui aussi que la procédure pénale menée devant la 7e chambre de la cour d’assises ne portait pas sur des questions bancaires. Il soutient qu’il n’a d’ailleurs pas été condamné formellement, le prononcé du verdict ayant été suspendu. À ses yeux, faire l’objet de mesures conservatoires revient à être mort puisqu’on est alors privé de tous ses droits sur ses biens.
45. Le Gouvernement soutient pour sa part que la Convention ne garantit pas un droit à acquérir des biens, et qu’un requérant ne peut se plaindre d’une violation de l’article 1 du Protocole no 1 que pour autant que les décisions attaquées se rapportent à ses « biens » au sens de cette disposition. Il argue que l’article 1 du Protocole no 1 s’applique uniquement aux biens existants et qu’un revenu futur ne peut être considéré comme un « bien » que s’il a déjà été gagné ou s’il fait l’objet d’une créance certaine. Il affirme que les ordonnances de mesures conservatoires en cause n’ont pas privé les requérants de leurs biens mais les ont seulement empêchés de les utiliser, et qu’elles avaient pour finalité de permettre aux autorités de contrôler l’utilisation de ces biens. Il considère donc que l’ingérence litigieuse était légitime au regard du second alinéa de l’article 1 du Protocole no 1.
Il ajoute que le Fonds a agi dans le cadre de son mandat légal et non dans le but de priver les requérants de leurs biens, et que les ordonnances de mesures conservatoires en cause avaient une base légale en droit national, poursuivaient un but légitime et n’étaient pas disproportionnées par rapport à ce but (on trouvera aux paragraphes 185 à 188 de l’arrêt Uzan et autres, précité, une version détaillée des observations soumises par le Gouvernement dans un cas similaire).
46. Il soutient qu’il y a des motifs raisonnables de penser que les requérants ont agi au nom des personnes accusées dans l’affaire pénale principale et/ou qu’ils ont pu acquérir illégalement des sommes d’argent, des biens ou des droits pour leur propre compte.
47. Dans ses observations supplémentaires, versées au dossier le 11 mai 2011, il expose en détail les procédures pénales et administratives dirigées contre les requérants (paragraphes 16 et suivants ci-dessus).
48. Par ailleurs, dans ses observations du 5 septembre 2019, il s’oppose à l’examen de la requête par un comité de trois juges. Il estime en effet que la question soulevée par l’affaire ne fait pas déjà l’objet d’une jurisprudence bien établie de la Cour. Il expose à cet égard que les mesures conservatoires imposées par la 8e chambre de la cour d’assises d’Istanbul sur les biens des requérants sont toujours en vigueur, que le second requérant a été condamné le 15 avril 2010 pour association de malfaiteurs, faux et usage de faux, et que ce jugement est devenu définitif après épuisement de toutes les voies de recours.
49. La Cour rappelle qu’elle a déjà eu l’occasion de se prononcer, dans l’arrêt Uzan et autres (précité, §§ 189‑216), sur des griefs identiques à ceux formulés en l’espèce par les requérants, et qu’elle a alors conclu à la violation de l’article 1 du Protocole no 1. Dans le cas présent, ayant examiné les griefs des requérants à la lumière de l’affaire Uzan et autres, elle ne décèle aucun fait, aucun argument ni aucune circonstance particulière susceptibles de la mener à une conclusion différente.
50. Elle constate, au vu des dernières informations versées au dossier par le Gouvernement, que le seul élément qui distingue le cas d’espèce de l’affaire Uzan et autres est le fait que l’un des requérants – Müştak Ayvaz – a été déclaré coupable, par la 7e chambre de la cour d’assises d’Istanbul, d’association de malfaiteurs, faux et usage de faux.
À ce sujet, elle note tout d’abord que cette condamnation n’a pas de lien avec l’affaire İmarbank, et qu’il ressort des informations versées au dossier par le requérant concerné que, le délai légal ayant expiré, l’affaire correspondante a été rayée du rôle de la juridiction nationale.
Elle observe ensuite que le dossier ne renferme aucun élément de nature à démontrer que les requérants aient eu une quelconque responsabilité dans l’affaire qui se trouve à l’origine des créances publiques pour le recouvrement desquelles les mesures conservatoires restent appliquées.
51. Ainsi, la situation des requérants de la présente affaire est quasi identique à celle des requérants de l’affaire Uzan et autres, notamment Nimet Hülya Talu et Bilge Doğru – voire plus grave, les restrictions en cause en l’espèce étant appliquées depuis plus de dix-sept ans et demeurant en vigueur.
52. En ce qui concerne par ailleurs la gravité de la charge imposée aux requérants, la Cour juge également pertinents, d’une part, le caractère automatique, généralisé et inflexible des restrictions, qui n’ont pas fait l’objet d’un contrôle individuel régulier, et, d’autre part, l’absence dans le dossier d’éléments qui laisseraient à penser que les requérants pourraient avoir été impliqués dans une quelconque fraude.
De plus, aucun élément du dossier ne permet de dire que le recouvrement de créances publiques – d’un montant, certes, de plus de quatre milliards d’euros – méritât en l’espèce une meilleure protection que le droit des requérants au respect de leurs biens.
53. En outre, la Cour estime qu’il convient de ne pas négliger l’importance des obligations procédurales qui découlent de l’article 1 du Protocole no 1. Dans l’arrêt Uzan et autres, précité, elle a fait le constat suivant :
« (…) la Cour estime que l’imposition et le maintien automatique des mesures conservatoires [portant] sur les biens des requérants en application des lois susmentionnées, justifiés (…) par le seul fait de l’existence d’un lien de parenté avec les dirigeants de la banque (…) s’accordent mal avec [les] principes [énoncés dans sa jurisprudence en matière d’obligations procédurales] puisqu’ils ne permettent pas au juge d’évaluer quels sont les instruments les plus adaptés aux circonstances spécifiques de l’espèce ni, plus généralement, d’effectuer une mise en balance entre le but légitime sous-jacent et les droits des intéressés touchés par ladite sanction. De plus, les requérants n’ayant pas été parties à la procédure pénale principale, ils n’ont bénéficié d’aucune des garanties procédurales (…) » (ibidem, §§ 214‑215, et la jurisprudence qui y est citée)
54. Compte tenu de ce qui précède, la Cour conclut que les autorités turques n’ont pas ménagé un « juste équilibre » entre les impératifs de l’intérêt général et les exigences de la protection du droit des requérants au respect de leurs biens. Partant, il y a eu violation de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention.
II. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
55. Aux termes de l’article 41 de la Convention :
« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »
A. Dommage
56. Dans ses observations du 4 janvier 2011, le premier requérant réclame 2 100 000 euros (EUR) au titre du dommage matériel qu’il estime avoir subi. Il explique que cette somme correspond à la rémunération qu’il aurait perçue en sept ans en tant que directeur général de Telsim et directeur de Star TV Hizmetler.
Il sollicite également 200 000 EUR pour dommage moral.
57. Dans ses observations du 9 septembre 2010, le second requérant réclame 420 000 EUR. Il explique que cette somme correspond à la rémunération qu’il aurait perçue en sept ans en tant que membre du conseil d’administration de Star TV Hizmetler, à savoir 840 000 anciennes livres turques (TRL).
Il sollicite également 100 000 EUR pour dommage moral.
58. Le Gouvernement conteste l’ensemble de ces demandes et invite la Cour à rejeter les prétentions formulées par les requérants.
59. La Cour rappelle qu’elle a déjà eu l’occasion de se prononcer, dans l’arrêt Uzan et autres c. Turquie (satisfaction équitable), nos 19620/05 et 3 autres, §§ 27‑39, 5 décembre 2019, sur des demandes identiques à celles présentées ici par les requérants, et qu’elle a alors décidé de rayer du rôle la partie de l’affaire relative à l’article 41 de la Convention pour autant qu’elle concernait les demandes d’indemnisation pour dommage matériel et moral. Ayant examiné les demandes des requérants de la présente affaire à la lumière de l’arrêt Uzan et autres, précité, la Cour ne décèle aucun fait, aucun argument ni aucune circonstance particulière susceptibles de la mener à une conclusion différente en l’espèce.
60. En conclusion, il y a lieu de rayer du rôle la partie de la requête relative à la question de l’application de l’article 41 de la Convention, pour autant qu’elle concerne la demande d’indemnisation pour dommages matériel et moral à raison de la violation de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention.
B. Frais et dépens
61. Le premier requérant ne formule aucune demande à ce titre.
62. Le second requérant réclame 50 510 TRL au titre des frais et dépens engagés dans le cadre des procédures menées devant les juridictions internes et devant la Cour entre 2004 et 2010. Il soumet à titre de justificatifs des reçus émis par son avocat.
Date | Montant en TRL | Équivalent en EUR à l’époque des faits |
21 octobre 2004 | 1 770 | 950 |
3 mai 2007 | 5 900 | 3 225 |
10 octobre 2007 | 2 360 | 1 420 |
2 novembre 2007 | 3 540 | 2 080 |
3 décembre 2007 | 3 540 | 2 060 |
7 janvier 2008 | 3 540 | 2 070 |
12 février 2008 | 2 360 | 1 340 |
12 mars 2008 | 2 360 | 1 260 |
6 mai 2008 | 3 540 | 1 835 |
8 septembre 2008 | 2 360 | 1 365 |
12 novembre 2008 | 3 540 | 1 745 |
7 janvier 2009 | 2 360 | 1 150 |
9 mars 2009 | 3 540 | 1 565 |
14 juillet 2009 | 3 540 | 1 655 |
20 janvier 2010 | 3 540 | 1 720 |
16 juin 2010 | 2 360 | 1 235 |
TOTAL | 50 150 | 26 675 |
63. Le Gouvernement invite la Cour à rejeter cette prétention.
64. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. En l’espèce, compte tenu des documents dont elle dispose et de sa jurisprudence, la Cour estime raisonnable d’accorder au second requérant la somme 12 500 EUR.
C. Intérêts moratoires
65. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,
1. Déclare la requête recevable ;
2. Dit qu’il y a eu violation de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention ;
3. Décide de rayer du rôle la partie de la requête relative à la question de l’application de l’article 41 de la Convention, pour autant qu’elle concerne la demande d’indemnisation du dommage matériel et moral découlant selon les requérants de la violation de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention ;
4. Dit
a) que l’État défendeur doit verser à Müştak Ayvaz, au titre des frais et dépens, dans un délai de trois mois, 12 500 EUR (douze mille cinq cents euros), à convertir dans la monnaie de l’État défendeur ;
b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ce montant sera à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;
5. Rejette le surplus de la demande de satisfaction équitable.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 8 décembre 2020, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Hasan Bakırcı Aleš Pejchal
Greffier adjoint Président
Dernière mise à jour le décembre 8, 2020 par loisdumonde
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